CHAPITRE III
Les affaires du garage
Mma Ramotswe roulait en direction du Tlokweng Road Speedy Motors. Elle avait résolu de soulager sa conscience en parlant sans détour à Mr. J.L.B. Matekoni. Elle reconnaissait avoir usé d’une autorité qui ne lui appartenait pas en nommant Mma Makutsi directrice adjointe du garage – elle n’eût pas apprécié du tout qu’il se permette de telles libertés avec son personnel à elle – et n’avait d’autre choix que de lui raconter exactement ce qui s’était passé. Il avait bon cœur et même s’il avait toujours considéré Mma Makutsi comme un luxe que Mma Ramotswe ne pouvait s’octroyer, il comprendrait certainement l’importance que revêtait pour cette femme le titre qu’elle portait. Et puis, quelle différence cela faisait-il qu’on la qualifie de directrice adjointe, du moment qu’elle accomplissait les tâches que l’on attendait d’elle ? Seulement, il y avait aussi le problème de l’augmentation de salaire. Là, les choses s’annonçaient plus délicates…
Cet après-midi-là, Mma Ramotswe se dirigeait donc vers le Tlokweng Road Speedy Motors au volant de la petite fourgonnette blanche réparée par Mr. J.L.B. Matekoni. Le véhicule roulait parfaitement depuis que celui-ci y avait consacré une bonne partie de son temps libre. Il avait remplacé la plupart des pièces par d’autres, neuves, qu’il avait commandées à l’étranger. Il y avait par exemple un nouveau carburateur et un système de freins complet et flambant neuf. Il suffisait désormais à Mma Ramotswe d’effleurer la pédale du frein pour que la fourgonnette pile net. Auparavant, à l’époque où Mr. J.L.B. Matekoni ne témoignait pas autant d’intérêt au véhicule, Mma Ramotswe devait pomper sur la pédale trois ou quatre fois pour seulement commencer à ralentir.
— Je pense que je n’emboutirai plus jamais de voitures, déclara-t-elle, pleine de reconnaissance, la première fois qu’elle essaya les freins. Je pourrai m’arrêter au moment exact où j’en aurai envie.
Mr. J.L.B. Matekoni parut alarmé.
— Il est extrêmement important d’avoir de bons freins, affirma-t-il. Il ne faudra plus laisser les tiens atteindre un tel état de délabrement, à l’avenir. Tu n’auras qu’à m’en parler et je ferai en sorte qu’ils t’obéissent au doigt et à l’œil.
— C’est promis, répondit Mma Ramotswe.
Même si elle adorait sa petite fourgonnette blanche, qui l’avait toujours servie fidèlement, elle ne portait aux voitures qu’un intérêt limité. Elle avait peine à comprendre pourquoi les gens passaient leur temps à rêver d’une Mercedes Benz, alors qu’il existait tant d’autres véhicules aptes à les mener à destination en toute sécurité, sans pour autant coûter les yeux de la tête. Ce goût des voitures était une caractéristique masculine, pensait-elle. Elle le voyait se développer chez les petits garçons, qui affectionnaient les modèles miniatures, et il ne disparaissait plus jamais. Qu’est-ce que les hommes leur trouvaient de si passionnant ? Les voitures n’étaient après tout que des machines, de sorte que l’on pouvait imaginer, pourquoi pas, que les messieurs portent le même intérêt aux lave-linge ou aux fers à repasser, par exemple. Or, ce n’était pas le cas du tout. Jamais on n’entendait les hommes discuter entre eux de machines à laver.
Elle s’arrêta devant le garage Tlokweng Road Speedy Motors et descendit de la petite fourgonnette blanche. Par l’étroite fenêtre qui donnait sur la cour, elle vit que le bureau était désert, ce qui signifiait que Mr. J.L.B. Matekoni se trouvait probablement sous une voiture, dans l’atelier, ou en train de superviser le travail de ses difficiles apprentis, s’efforçant de leur inculquer quelque délicate notion de mécanique. Il avait avoué à Mma Ramotswe le désespoir que lui inspiraient les deux garçons, qui semblaient incapables de progresser, et elle avait compati. Il n’était pas facile de persuader les jeunes de la nécessité de travailler : ils attendaient que tout leur arrive sur un plateau. Aucun ne semblait comprendre que tout ce qu’on avait aujourd’hui au Botswana – et l’on avait beaucoup – avait été acquis au prix de dur labeur et d’abnégation. Le Botswana n’avait jamais rien emprunté à personne, ni ployé sous les dettes comme tant de pays d’Afrique. On avait économisé et dépensé l’argent avec parcimonie : chaque centime, chaque thebe, avait été comptabilisé et rien n’était passé dans les poches d’hommes politiques malhonnêtes. Nous pouvons être fiers de notre pays, songeait Mma Ramotswe, et je le suis. Je suis fière de ce qu’a fait mon père, Obed Ramotswe. Je suis fière de Seretse Khama, de la nouvelle nation qu’il a bâtie à partir d’une région que les Britanniques n’avaient fait qu’ignorer. Peut-être ces derniers ne se sont-ils guère souciés de nous à l’époque, pensait-elle, mais à présent, ils savent de quoi nous sommes capables et ils nous admirent pour cela. Elle se souvenait d’un discours prononcé par l’ambassadeur américain : « Nous saluons le peuple du Botswana pour tout ce qu’il a réalisé. » Ces mots l’avaient emplie d’orgueil. Elle savait qu’au-delà des mers les habitants de ces pays lointains et un peu terrifiants tenaient le Botswana en haute estime.
C’était bien d’être africain. Certes, il se passait des choses terribles sur ce continent, des choses qui amenaient la honte et le désespoir lorsqu’on les méditait, mais elles n’étaient pas tout. Aussi profondes fussent les souffrances des peuples de l’Afrique, aussi déchirants la cruauté et le chaos apportés par les soldats – de petits garçons auxquels on avait confié des armes, en vérité –, il restait en Afrique d’innombrables sujets de fierté. La bonté humaine, par exemple. Et l’aptitude au sourire. Et l’art et la musique.
Elle contourna le bâtiment pour pénétrer dans l’atelier. Il y avait deux voitures à l’intérieur, l’une élevée sur le pont de graissage, l’autre garée le long d’un mur, sa batterie reliée à un petit chargeur posé près de la roue avant. Plusieurs pièces gisaient au sol – dont un vieux tuyau d’échappement et une autre qu’elle ne reconnut pas – et une boîte à outils était ouverte sous la voiture placée sur le pont. Toutefois, on ne voyait pas trace de Mr. J.L.B. Matekoni.
Ce fut seulement quand l’un d’eux se redressa que Mma Ramotswe remarqua la présence des apprentis. Ils s’étaient installés à même le sol, adossés à un tonneau d’huile vide, pour disputer une partie de cailloux. À présent, le plus grand, dont elle n’avait jamais pu retenir le nom, était debout et s’essuyait les mains sur sa combinaison crasseuse.
— B’jour, Mma, dit-il. Il n’est pas là. Le patron. Il est rentré chez lui.
Il lui sourit d’une façon qu’elle trouva vaguement offensante. C’était un sourire de connivence, qu’on l’imaginait adresser à une fille dans une boîte de nuit. Elle connaissait ces jeunes gens. Mr. J.L.B. Matekoni lui avait dit qu’ils ne pensaient qu’aux filles et elle le croyait sans peine. Le plus navrant, c’était de savoir qu’il existait des centaines de filles susceptibles de s’intéresser à eux, à ces garçons aux cheveux gominés et au sourire étincelant.
— Pourquoi est-il parti aussi tôt ? interrogea-t-elle. Le travail est terminé ? C’est pour cela que vous êtes assis, tous les deux ?
L’apprenti sourit. Il avait, songea-t-elle, l’air de quelqu’un qui sait quelque chose, et elle se demanda de quoi il pouvait bien s’agir. À moins que ce ne fût un simple sentiment de supériorité, cette condescendance qu’il adoptait sans doute toujours vis-à-vis des femmes ?
— Non, répondit-il avec un coup d’œil à son ami. Ce n’est pas fini du tout. On a encore pas mal de choses à faire sur la voiture qui est là-haut.
Il désignait le pont de graissage d’un geste négligent.
L’autre apprenti choisit ce moment pour se lever. Il venait de manger et il lui restait des traces de farine autour de la bouche. Que penseraient les filles de cela ? s’interrogea Mma Ramotswe avec malice. Elle l’imagina se lançant à la conquête d’une fille sans rien savoir de ce nuage blanc qui lui entourait les lèvres. Certes, c’était un beau garçon, mais avec cette poudre blanche sur le visage, il déclencherait davantage le rire que de vifs battements de cœur.
— Le patron nous laisse souvent seuls ces derniers temps, expliqua le second apprenti. Parfois, il part à deux heures. Il nous laisse faire tout le boulot.
— Seulement, ça pose un léger problème, intervint l’autre. C’est que nous, on ne peut pas tout faire. On se débrouille pas mal avec les voitures, c’est vrai, mais on n’a pas encore tout appris, vous comprenez…
Mma Ramotswe se tourna vers la voiture sur le pont. C’était l’un de ces vieux breaks français si appréciés dans certaines régions de l’Afrique.
— Tenez, celle-ci, par exemple, reprit l’apprenti. Elle fait plein de fumée par le pot d’échappement. Un nuage énorme, à chaque fois. Ça veut dire que le joint de culasse est parti et que le liquide de refroidissement passe dans le cylindre. Ce qui entraîne donc de la fumée. Et en plus, ça siffle.
— Soit, dit Mma Ramotswe. Alors pourquoi ne le réparez-vous pas ? Mr. J.L.B. Matekoni ne peut pas vous tenir la main sans arrêt, vous savez.
Le plus jeune des garçons fit la moue.
— Vous croyez que c’est facile, Mma ? Vous croyez que c’est facile ? Vous avez déjà essayé de retirer la tête de cylindre d’une Peugeot ? Vous avez déjà essayé, Mma ?
Mma Ramotswe esquissa un geste apaisant.
— Je ne vous critique pas, assura-t-elle. Pourquoi ne demandez-vous pas à Mr. J.L.B. Matekoni de vous expliquer la marche à suivre ?
L’aîné des apprentis s’irrita.
— Je suis bien d’accord avec vous, Mma. Mais le problème, c’est qu’il ne veut pas. Et après, il repart chez lui et il nous laisse nous débrouiller avec les clients. Les clients n’aiment pas ça. Ils débarquent ici et ils nous disent : « Mais où est ma voiture ? Comment voulez-vous que je me déplace, moi, si vous mettez des jours et des jours à la réparer ? Est-ce qu’il faut que je marche, comme les gens qui n’ont pas de voiture ? » Voilà ce qu’ils nous disent, Mma.
Mma Ramotswe réfléchit. Il semblait incroyable que Mr. J.L.B. Matekoni, d’ordinaire si consciencieux, laisse ce genre d’incidents se produire dans son propre garage. Lui qui avait bâti sa réputation sur le sérieux et la rapidité des réparations ! Si une personne n’était pas satisfaite du travail, elle était invitée à rapporter sa voiture : Mr. J.L.B. Matekoni s’engageait à tout recommencer sans rien faire payer. Il avait toujours travaillé de cette façon, aussi était-il inconcevable qu’il laisse un véhicule sur le pont, aux bons soins de ces deux apprentis qui semblaient si peu connaître les moteurs et dont nul ne jurerait qu’ils ne bâcleraient pas la besogne.
Elle s’adressa à l’aîné des apprentis, résolue à en avoir le cœur net.
— Si je comprends bien, reprit-elle d’un ton plus doux, tu es en train de me dire que Mr. J.L.B. Matekoni ne se soucie pas de ces voitures ?
Le jeune homme la regarda droit dans les yeux, avec une fixité qu’elle jugea indécente. S’il avait la moindre notion de ce que sont les bonnes manières, pensa-t-elle, il n’oserait même pas établir un contact visuel avec moi. Il baisserait le regard pour me parler, comme il convient à un jeune face à un adulte.
— Oui, répondit simplement l’apprenti. Depuis dix jours à peu près, Mr. J.L.B. Matekoni a l’air d’avoir perdu son intérêt pour le garage. D’ailleurs, il m’a dit hier qu’il allait sûrement partir dans son village et qu’il me laisserait comme responsable. Il a dit que je n’aurais qu’à faire de mon mieux.
Mma Ramotswe prit une profonde inspiration. Elle savait que le garçon disait la vérité, mais c’était une vérité qu’elle avait le plus grand mal à accepter.
— Et puis, il y a autre chose, poursuivit l’apprenti en s’essuyant les mains sur un chiffon noir de cambouis. Ça fait deux mois qu’il ne paye plus les fournisseurs. Il y en a un qui a appelé l’autre jour, une fois où il était parti tôt, et c’est moi qui ai pris le téléphone. Pas vrai, Siletsi ?
L’autre confirma d’un hochement de tête.
— Enfin, bref. Le type a dit que de toute façon, si on ne payait pas dans les dix jours, ils arrêteraient de nous fournir les pièces détachées. Il m’a dit de répéter ça à Mr. J.L.B. Matekoni et de lui faire comprendre qu’il ne fallait pas traîner. C’est ce qu’il a dit. Que c’était à moi de parler au patron. C’est ce qu’il m’a demandé de faire.
— Et tu l’as écouté ? s’enquit Mma Ramotswe.
— Évidemment. J’ai dit au patron : « Il faut que je vous dise un truc, Rra. Juste un truc. » Et puis, je lui ai expliqué.
Mma Ramotswe examina son interlocuteur. À n’en pas douter, celui-ci se complaisait dans le rôle d’employé modèle qu’il était en train de jouer, un rôle, suspectait-elle, qu’il expérimentait pour la première fois.
— Et alors ? Comment a-t-il réagi ?
L’apprenti renifla, puis s’essuya le nez d’un revers de main.
— Il a dit qu’il allait essayer de s’occuper du problème. C’est ce qu’il a dit. Mais vous savez ce que je crois, moi ? Vous savez ce que je crois qu’il se passe, Mma ?
Mma Ramotswe l’interrogea du regard.
— Je crois que son garage, Mr. J.L.B. Matekoni n’en a plus rien à faire. À mon avis, il en a marre. J’ai l’impression qu’il ne demande qu’à nous le laisser. Comme ça, il pourra partir planter des melons dans son village. Il se fait vieux, Mma. Il a eu son compte.
Mma Ramotswe demeura bouche bée. L’effronterie d’une telle suggestion la sidérait : voilà que ce… que ce bon à rien, connu pour son habitude de harceler les filles qui passaient devant le garage, cet apprenti que Mr. J.L.B. Matekoni avait vu un jour utiliser un marteau sur un moteur, se permettait d’affirmer que Mr. J.L.B. Matekoni était prêt à s’en remettre totalement à lui !
Il lui fallut près d’une minute pour recouvrer son calme.
— Vois-tu, mon garçon, je te trouve extrêmement insolent, répliqua-t-elle enfin. Mr. J.L.B. Matekoni n’a pas perdu son intérêt pour le garage. Et puis, ce n’est pas un vieil homme. Il a un peu plus de quarante ans, ce qui est loin d’être un âge avancé, quoi que tu en penses. Et pour finir, mets-toi bien dans la tête qu’il n’a pas la moindre intention de vous laisser à tous les deux la responsabilité du garage. Sinon, autant mettre la clé sous la porte. Est-ce que tu m’as bien comprise ?
Le plus âgé des apprentis se tourna vers son ami pour quémander un soutien, mais l’autre fixa obstinément le sol.
— J’ai compris, Mma. Je m’excuse.
— C’est le moins que tu puisses faire, rétorqua Mma Ramotswe. Et maintenant, j’ai une information pour toi. Mr. J.L.B. Matekoni vient de nommer une personne au poste de directeur adjoint du garage. Cette personne arrivera très bientôt. Alors vous avez intérêt à bien vous tenir, tous les deux.
Ces remarques produisirent l’effet escompté sur l’apprenti, qui laissa tomber son chiffon et adressa un nouveau regard angoissé à son compagnon.
— Quand est-ce qu’il commence ? s’enquit-il d’une voix nerveuse.
— La semaine prochaine, répondit Mma Ramotswe. Et ce n’est pas « il », mais « elle ».
— Quoi ? C’est une femme ?
— Oui, fit Mma Ramotswe en tournant les talons. C’est une femme, elle s’appelle Mma Makutsi et elle est extrêmement stricte avec les apprentis. Soyez sûrs que vous n’aurez plus beaucoup l’occasion de jouer aux cailloux. Vous avez bien compris ?
Les deux apprentis hochèrent sombrement la tête.
— Bon. Maintenant, vous allez tâcher de me réparer cette voiture ! enchaîna Mma Ramotswe. Je reviens dans deux heures pour voir où vous en êtes.
Elle retourna à sa fourgonnette et grimpa sur le siège. Elle était parvenue à paraître déterminée pour donner ses instructions aux apprentis, mais en son for intérieur, elle était loin de ressentir la même fermeté. À vrai dire, elle éprouvait une inquiétude extrême. D’après son expérience, quand une personne commençait à se comporter d’une façon qui ne lui ressemblait pas, c’était très mauvais signe. Mr. J.L.B. Matekoni possédait une grande conscience professionnelle et lorsqu’on était doté d’une personnalité comme la sienne, on ne laissait pas tomber ses clients sans une excellente raison. Mais quelle était cette raison ? Avait-elle un lien avec leur prochain mariage ? Avait-il changé d’avis ? Cherchait-il à se dérober ?
Mma Makutsi verrouilla la porte de l’Agence No 1 des Dames Détectives. Mma Ramotswe était partie au garage s’entretenir avec Mr. J.L.B. Matekoni, la laissant finir de dactylographier les lettres et les porter à la poste. Mma Ramotswe aurait pu lui en demander dix fois plus, elle n’aurait pas trouvé cela excessif, tant sa joie était grande depuis qu’elle avait appris sa promotion et son augmentation de salaire. On était jeudi et demain serait jour de paie. On resterait encore à l’ancien tarif, mais il fallait fêter cela, songea-t-elle, peut-être en achetant un beignet sur le chemin du retour. Tous les soirs, Mma Makutsi passait devant un vendeur de beignets et autres délices frites dont l’odeur, à chaque fois, lui mettait l’eau à la bouche. Le problème, c’était l’argent, bien sûr. Un gros beignet ne coûtait pas moins de deux pula, un plaisir onéreux lorsqu’on songeait au prix du repas du soir, qu’il fallait ajouter. La vie était chère à Gaborone : chaque chose semblait coûter deux fois plus que dans le village natal de Mma Makutsi. À la campagne, elle pouvait tenir assez longtemps avec dix pula. Ici, à Gaborone, elle avait l’impression que les billets de dix pula lui fondaient dans la main.
Mma Makutsi louait une chambre dans la cour d’une maison particulière sur Lobatse Road. Cette chambre occupait la moitié d’une petite construction de parpaing ; elle donnait sur la clôture arrière et sur une allée sinueuse où traînaient toujours des chiens décharnés. Ceux-ci n’avaient pas de liens solides avec leurs maîtres, qui vivaient dans les maisons environnantes. Ils leur préféraient apparemment la compagnie de congénères, car ils passaient le plus clair de leur temps à errer par groupes de deux ou trois. Pourtant, quelqu’un devait les nourrir, mais à intervalles irréguliers, car leur cage thoracique transparaissait sous la peau et ils semblaient chercher en permanence des poubelles à piller. Certaines fois, si Mma Makutsi laissait la porte ouverte, l’un d’eux entrait et levait vers elle un regard triste et affamé, jusqu’au moment où elle le chassait. Ces visites lui semblaient une indignité plus grande encore que celles des poules qui, à l’agence, se permettaient de pénétrer dans le bureau pour venir picorer jusqu’à ses pieds.
Elle s’acheta un beignet et prit le temps de le déguster. Elle se lécha ensuite les doigts un à un pour ne rien perdre de la délicieuse gourmandise. Puis, une fois sa faim apaisée, elle prit le chemin de la maison. Elle aurait pu rentrer en minibus, un mode de transport assez bon marché, mais elle aimait se promener dans la fraîcheur du soir et, en général, rien ne la pressait. Elle se demanda comment allait son frère aujourd’hui, s’il avait passé une bonne journée ou si, au contraire, les quintes de toux l’avaient épuisé. Ces derniers jours, quoiqu’il restât très faible, il lui avait paru plutôt mieux ; elle avait même pu jouir de deux nuits de sommeil ininterrompu.
Il était venu vivre chez elle deux mois auparavant, après avoir effectué le long voyage en bus. Elle était allée l’attendre au terminus, près de la gare, et, l’espace d’un instant, elle l’avait contemplé sans le reconnaître. Elle gardait le souvenir d’un garçon bien bâti et même plutôt corpulent. L’homme qu’elle voyait à présent se tenait voûté et sa chemise battait les flancs de son torse maigre. Lorsqu’elle avait compris que c’était lui, elle avait couru à sa rencontre et lui avait saisi la main, ce qui lui avait fait un choc, car celle-ci était chaude et sèche, avec une peau toute craquelée. Elle s’était emparée de la valise qu’il avait tenté sans succès de soulever lui-même et l’avait entraîné vers le minibus qui faisait la navette jusqu’à Lobatse Road.
Ensuite, il s’était installé chez elle, dormant sur une natte qu’elle avait placée à une extrémité de la chambre. Elle avait tendu une corde entre deux murs afin d’y suspendre un rideau, soucieuse de lui procurer un peu d’intimité et le sentiment d’être chez lui, mais elle entendait chaque râle de sa respiration sifflante et était souvent réveillée par les sons indistincts qu’il produisait dans son sommeil.
— Tu es vraiment gentille de me prendre chez toi, lui avait-il dit. J’ai de la chance d’avoir une sœur comme toi.
Elle avait protesté, affirmant que cela ne la dérangeait pas, que, bien au contraire, elle était heureuse de l’avoir auprès d’elle et qu’il pourrait même rester une fois qu’il serait rétabli et aurait trouvé un travail à Gaborone. Elle savait toutefois que ce jour n’arriverait pas. Il en était conscient lui aussi, sans aucun doute, mais ils ne le disaient ni l’un ni l’autre et ne parlaient jamais non plus de cette cruelle maladie qui allait mettre fin à sa vie, peu à peu, comme la sécheresse consume inexorablement un paysage.
Cette fois, elle rentrait avec une bonne nouvelle à annoncer. Il s’intéressait à ce qui se passait à l’agence et, chaque soir, il voulait connaître tous les détails de la journée de sa sœur. Il n’avait jamais vu Mma Ramotswe – Mma Makutsi tenait à ce qu’elle ne sût rien –, mais il se la représentait de façon très nette et demandait toujours de ses nouvelles.
— Peut-être que je ferai un jour sa connaissance, disait-il. Je pourrai alors la remercier de ce qu’elle a fait pour ma sœur. Sans elle, tu ne serais jamais devenue assistante-détective.
— C’est une personne généreuse.
— Je sais. Je l’imagine très bien, avec son bon sourire et ses grosses joues. Je l’imagine buvant le thé avec toi. Cela me rend heureux rien que d’y penser.
Mma Makutsi regretta soudain de ne pas avoir songé à lui rapporter un beignet ; mais il n’avait guère d’appétit et c’eût été du gaspillage. Il disait que sa bouche lui faisait mal. Et puis, la toux l’empêchait de manger beaucoup. Aussi ne prenait-il généralement que quelques cuillerées de la soupe qu’elle préparait sur le petit réchaud à pétrole, et même là, il éprouvait des difficultés à garder la nourriture.
Il y avait quelqu’un d’autre dans la chambre lorsqu’elle arriva. Elle entendit une voix étrangère et, l’espace d’un instant, elle redouta qu’une chose terrible ne se fût produite durant son absence. Quand elle entra, toutefois, elle vit que le rideau était ouvert et aperçut une femme assise sur un tabouret pliant près de la natte. L’étrangère se leva et se tourna vers elle dès qu’elle entendit la porte s’ouvrir.
— Je suis infirmière à l’hospice anglican, déclara-t-elle. Je suis venue voir votre frère. Je m’appelle sœur Baleje.
Elle avait un sourire plein de bonté et Mma Makutsi la prit tout de suite en sympathie.
— C’est gentil à vous, répondit-elle. Je vous ai écrit cette lettre pour que vous sachiez qu’il n’allait pas bien.
L’infirmière hocha la tête.
— Vous avez eu raison. Nous pourrons venir lui rendre visite de temps en temps. Si c’est nécessaire, nous lui apporterons à manger. Nous ferons notre possible pour vous aider, même si cela ne représente pas grand-chose. Nous pouvons lui donner des remèdes. Ils ne sont pas très puissants, mais ils le soulageront peut-être un peu.
Mma Makutsi la remercia, puis regarda son frère.
— C’est surtout la toux qui le gêne, expliqua-t-elle. C’est le plus pénible, je crois.
— Ce n’est pas facile, répondit l’infirmière.
Elle se rassit sur le tabouret et prit la main du malade.
— Il faut essayer de boire davantage d’eau, Richard, reprit-elle. Vous ne devez pas attendre d’avoir trop soif pour boire.
Il ouvrit les yeux et la contempla, mais ne dit rien. Il n’avait pas bien compris ce qu’elle faisait là, mais pensait qu’il devait s’agir d’une amie de sa sœur, ou d’une voisine.
L’infirmière se tourna vers Mma Makutsi et lui fit signe de s’asseoir sur le sol à côté d’eux. Puis, tenant toujours la main du frère, elle lui caressa la joue.
— Seigneur Jésus qui nous soutenez dans nos souffrances, murmura-t-elle, penchez-vous sur ce pauvre homme et ayez pitié de lui. Donnez de la gaieté à ses jours. Faites qu’il se réjouisse d’avoir une sœur comme celle-ci, une sœur qui prend soin de lui dans la maladie. Et amenez la paix dans son cœur.
Mma Makutsi ferma les yeux et posa la main sur l’épaule de l’infirmière, puis chacun garda le silence.