CHAPITRE X

Le récit de l’employé

 

Mma Ramotswe décida que le moment était venu de s’occuper de l’Agence No 1 des Dames Détectives. Transférer le contenu de l’ancien bureau jusqu’aux nouveaux locaux, à l’arrière du Tlokweng Road Speedy Motors, ne prit guère de temps. Le mobilier ne se composait que d’une armoire, de quelques plateaux métalliques où l’on empilait les papiers avant de les classer, de la vieille théière avec ses trois tasses ébréchées et, bien sûr, de la machine à écrire offerte par Mr. J.L.B. Matekoni, qui réintégrait à présent ses pénates. Tout cela fut chargé tant bien que mal à l’arrière de la petite fourgonnette blanche par les deux apprentis, après un semblant de résistance, vu que ce genre de tâche ne faisait pas partie de leur travail. En réalité, ils étaient prêts à obéir à n’importe quel ordre pour satisfaire Mma Makutsi, à qui il suffisait de siffler pour voir aussitôt surgir dans son bureau l’un des deux garçons, venu s’informer de ses désirs.

Cette dévotion surprenait Mma Ramotswe et elle se demandait d’où provenait l’emprise qu’exerçait Mma Makutsi sur les deux jeunes hommes. Mma Makutsi n’était pas une beauté au sens conventionnel du terme. Elle avait la peau trop sombre pour les goûts modernes, pensait Mma Ramotswe, et les crèmes éclaircissantes qu’elle appliquait avaient fait des dégâts. Et puis, il y avait ses cheveux, qu’elle nattait généralement, mais d’une drôle de façon. Enfin restaient ses lunettes, bien sûr, avec leurs verres si larges qu’ils auraient pu, de l’avis de Mma Ramotswe, servir à deux personnes. Pourtant, voilà que cette femme, que l’on n’aurait jamais eu l’idée de sélectionner pour participer à un concours de beauté, se faisait obéir au doigt et à l’œil par deux jeunes gens réputés difficiles. Cela laissait perplexe.

Il se pouvait, certes, qu’il y eût autre chose que la simple apparence physique derrière cet état de fait. Mma Makutsi n’était pas une jolie fille, mais elle possédait une forte personnalité et les garçons ne semblaient pas s’y tromper. Les reines de beauté étaient souvent dénuées de caractère et les hommes s’en lassaient sans doute, au bout d’un moment. Les redoutables compétitions que l’on organisait – les concours de Miss Love ou Miss Industrie du Bétail – amenaient sous les feux de la rampe les filles les plus insipides. Ces filles insipides se creusaient alors la cervelle pour se prononcer sur toutes sortes de problèmes et – ce que Mma Ramotswe ne parvenait absolument pas à comprendre – on les écoutait souvent.

Elle savait que les deux garçons suivaient de près ce genre de concours, car elle les avait entendus les commenter. À présent, toutefois, leur préoccupation majeure semblait consister à faire bonne impression sur Mma Makutsi et à la flatter. L’un d’eux avait même essayé de l’embrasser et s’était vu repousser avec une indignation amusée.

— Depuis quand un mécanicien embrasse-t-il son patron ? avait lancé Mma Makutsi. Retourne travailler, avant que je te botte les fesses avec mon bâton.

Les apprentis avaient expédié le déménagement en deux temps, trois mouvements, chargeant tout le contenu de l’agence en une demi-heure à peine. Puis, tandis qu’ils restaient à l’arrière pour maintenir le classeur en place, l’Agence No 1 des Dames Détectives tout entière, pancarte comprise, s’était mise en route vers ses nouveaux locaux. Ce fut un moment très triste, et Mma Ramotswe comme Mma Makutsi étaient au bord des larmes lorsqu’elles refermèrent pour la dernière fois la porte d’entrée.

— Nous ne faisons que déménager, Mma, remarqua Mma Makutsi, soucieuse de réconforter son employeur. Ce n’est pas comme si nous mettions la clé sous la porte.

— Je sais, répondit Mma Ramotswe en contemplant, pour la dernière fois peut-être, la vue sur les toits de la ville et les cimes des robiniers. Mais j’ai été très heureuse ici.

Nous sommes toujours en activité. Oui, mais tout juste. Ces derniers jours, avec cette somme de bouleversements et ces listes sans fin, Mma Ramotswe avait consacré bien peu de temps aux affaires de l’agence. En fait, en y réfléchissant bien, elle n’y avait pas consacré de temps du tout. Hormis l’importante enquête en attente, rien d’autre n’était rentré depuis longtemps, même s’il ne faisait aucun doute que cet état de fait changerait tôt ou tard. À l’Homme d’État, elle pourrait réclamer des honoraires proportionnels au temps passé, mais pour cela, il faudrait obtenir un résultat. Bien sûr, elle enverrait une note même si elle revenait bredouille, mais elle avait toujours répugné à réclamer de l’argent pour les enquêtes infructueuses. Peut-être devrait-elle s’obliger à le faire dans le cas de l’Homme d’État, car il était riche et pouvait payer sans problème. Il devait être très facile, songea-t-elle, de diriger une agence de détectives réservée aux nantis, l’Agence No 1 des Détectives pour Riches, car on n’éprouverait aucun scrupule à réclamer les honoraires. Toutefois, ce n’était pas le cas et elle doutait qu’une activité de ce type pût la rendre heureuse. Mma Ramotswe aimait venir en aide à tous, quel que fût leur niveau social. Elle en avait déjà été de sa poche sur plus d’une affaire, simplement parce qu’elle ne pouvait refuser de voler au secours d’un individu dans le besoin. Telle est ma vocation, se répétait-elle. Je dois aider tous ceux qui me sollicitent. C’est mon devoir : assister les gens qui rencontrent des problèmes dans leur existence. Non qu’elle pût tout faire : l’Afrique était remplie de gens qui avaient besoin d’aide et il fallait tracer des limites. On ne pouvait pas aider tout le monde, mais on pouvait au moins soutenir ceux qui entraient dans notre vie. Ce principe permettait de s’occuper de la souffrance dont on était témoin. Une souffrance qui devenait aussitôt la nôtre. D’autres personnes, ailleurs, devaient quant à elles s’occuper des souffrances qu’elles rencontraient de leur côté.

 

Mais que faire, ici et maintenant, avec les problèmes de l’agence ? Mma Ramotswe résolut de remanier sa liste de priorités, afin de placer l’affaire de l’Homme d’État en première position. Cela signifiait qu’il fallait débuter sur-le-champ, et quel meilleur point de départ que le père de l’épouse suspecte ? Il y avait plusieurs raisons à ce choix, la plus importante étant que s’il existait réellement un complot pour supprimer le frère de l’Homme d’État, ce n’était sans doute pas une idée de la femme elle-même, mais de son père. Mma Ramotswe était convaincue que les gens qui commettaient des méfaits très graves passaient très rarement à l’acte de leur propre chef. On trouvait en général un complice dans l’ombre, prêt à tirer un bénéfice du délit, ou sollicité pour apporter un soutien moral au coupable. Dans ce cas, le complice le plus probable était donc le père de l’épouse. Si, comme l’avait laissé entendre l’Homme d’État, ce monsieur avait conscience de l’ascension sociale générée par le mariage, et s’en réjouissait, il devait être ambitieux. Par conséquent, il estimait sans doute nécessaire de se débarrasser du gendre afin de mettre la main sur une part substantielle des richesses familiales par l’intermédiaire de sa fille. Plus Mma Ramotswe y réfléchissait, plus il lui semblait plausible que la tentative d’empoisonnement fût une idée du fonctionnaire.

Elle imaginait sans peine ses pensées, tandis que, assis derrière son petit bureau du ministère, il méditait sur le pouvoir et l’autorité qui l’entouraient et auxquels il n’avait pas accès. Comme il devait être humiliant pour un individu de sa condition de voir passer l’Homme d’État en voiture de fonction, cet Homme d’État qui était, en fait, le beau-frère de sa propre fille ! Comme il devait être difficile de ne pas jouir de cette reconnaissance à laquelle il estimait avoir droit ! Pour cela, toutefois, il eût fallu que plus de gens connaissent les liens qui l’unissaient à cette prestigieuse famille. S’il héritait de l’argent et du bétail – ou sa fille, ce qui revenait au même –, il pourrait abandonner son poste avilissant de petit fonctionnaire et mener l’existence d’un riche propriétaire terrien. Lui qui, pour le moment, ne possédait pas la moindre bête, aurait du bétail à ne plus savoir qu’en faire. Lui qui devait économiser sur tout pour se payer un simple voyage à Francistown chaque année, pourrait manger de la viande tous les jours et boire de la Lion Lager avec ses amis le vendredi soir, et il offrirait des tournées générales à tour de bras. Or, entre ce bonheur et lui se dressait un tout petit cœur qui battait. Il suffisait de réduire ce cœur au silence pour que son existence fût transformée.

L’Homme d’État avait donné le nom de jeune fille de l’épouse à Mma Ramotswe et avait indiqué que le père aimait déjeuner à l’ombre des arbres qui se dressaient devant le ministère. Elle détenait donc toutes les informations nécessaires pour trouver le fonctionnaire : son nom, et son arbre.

— Je vais démarrer cette nouvelle enquête, annonça-t-elle à Mma Makutsi alors qu’elles se trouvaient toutes deux dans leur nouveau bureau. Vous, vous êtes occupée avec le garage. Moi, je vais reprendre mon métier de détective.

— D’accord, répondit Mma Makutsi. Tenir un garage est une activité très prenante. Je pense que je continuerai à être bien occupée.

— Je suis heureuse de constater que les apprentis travaillent dur, déclara Mma Ramotswe. Ils vous mangent dans la main, à ce que je vois.

Mma Makutsi esquissa un sourire de conspiratrice.

— Ils sont un peu bêtes, répondit-elle. Mais nous autres femmes, nous avons l’habitude de traiter avec les hommes bêtes.

— Je vois ça, fit Mma Ramotswe. Vous avez dû avoir beaucoup de petits amis, Mma. Ces garçons ont l’air de vous apprécier.

Mma Makutsi secoua la tête.

— Je n’ai pratiquement pas eu de petits amis. Je ne m’explique pas le comportement de ces garçons vis-à-vis de moi, alors que Gaborone compte tant de jolies filles.

— Vous vous sous-estimez, Mma, affirma Mma Ramotswe. Il est évident que les hommes vous trouvent séduisante.

Mma Makutsi s’illumina.

— Vous croyez ? interrogea-t-elle.

— Oui, répondit Mma Ramotswe. Certaines femmes deviennent plus attirantes en vieillissant. J’ai remarqué cela. Alors que les jolies jeunes filles, les reines de beauté, perdent de leur attrait avec l’âge, les autres en gagnent, au contraire. C’est un phénomène très intéressant.

Mma Makutsi resta pensive. Elle ajusta ses lunettes et Mma Ramotswe surprit un regard furtif en direction du reflet dans la vitre. Elle n’était pas tout à fait convaincue de ce qu’elle venait de dire, mais même si c’était faux, elle serait heureuse que cela pût avoir un effet positif sur son assistante. Mma Makutsi ne perdait rien à être admirée de ces deux garçons sans cervelle, au contraire, tant qu’elle n’avait pas de liaison avec eux ; et, de toute évidence, une telle éventualité restait hautement improbable – du moins, pour le moment.

Elle laissa Mma Makutsi dans le bureau et partit au volant de sa petite fourgonnette blanche. Il était midi et demi. Le trajet prendrait dix minutes, ce qui lui donnerait le temps de trouver une place de stationnement et de marcher jusqu’au ministère pour se mettre en quête du père de l’épouse, Mr. Kgosi Sipoleli, fonctionnaire de l’État et, si ses intuitions se révélaient fondées, meurtrier en puissance.

Elle gara la petite fourgonnette blanche derrière l’église catholique, car la ville était noire de monde et elle n’espérait guère trouver une place plus proche. Il faudrait marcher – pas trop longtemps –, mais cela ne la gênait pas, car elle croiserait ainsi des connaissances et, comme elle disposait de quelques bonnes minutes d’avance, elle pourrait bavarder en chemin.

Elle ne fut pas déçue. À peine avait-elle tourné au coin de la rue qu’elle rencontra Mma Gloria Bopedi, la mère de Chemba Bopedi, une ancienne camarade de classe de Mma Ramotswe à Mochudi. Chemba avait épousé Pilot Matanyani, qui venait d’être nommé directeur d’école à Selibi-Phikwe. Elle avait sept enfants, dont l’aîné était champion de sprint du Botswana en catégorie minimes.

— Comment va votre très rapide petit-fils, Mma ? s’enquit Mma Ramotswe.

La vieille femme sourit. Il ne lui restait que quelques dents, remarqua Mma Ramotswe, et il eût sans doute été judicieux de les faire arracher, afin de poser un dentier complet.

— Ah, pour être rapide, il est rapide, celui-là ! s’exclama Mma Bopedi. Et il en fait, des bêtises… D’ailleurs, s’il a appris à courir si vite, c’est parce qu’il a tout le temps besoin de se sauver ! Voilà pourquoi il est rapide comme ça.

— Eh bien, commenta Mma Ramotswe, il en est ressorti quelque chose de positif. Peut-être le verrons-nous un jour courir pour le Botswana aux Jeux olympiques. Il prouvera au monde que les meilleurs coureurs à pied ne viennent pas tous du Kenya.

Une fois de plus, elle réfléchit au bien-fondé de son affirmation. La vérité, dans ce domaine, c’était que les meilleurs coureurs provenaient bel et bien du Kenya, où l’on était grand avec de longues jambes, ce qui rendait particulièrement apte à la course. Les Batswana, au contraire, étaient pour la plupart trapus, ce qui convenait parfaitement pour s’occuper du bétail, mais ne disposait guère à l’athlétisme. En fait, on ne trouvait pas d’excellents coureurs en Afrique méridionale, hormis peut-être chez les Zoulous ou les Swazis, qui produisaient parfois un athlète capable de s’imposer sur la piste, comme le célèbre coureur swazi Richard « Concorde » Mavuso.

Bien sûr, les Boers possédaient d’indéniables talents de sportifs. Ils produisaient ces hommes très forts aux cuisses musclées et au cou épais qui évoquaient les vaches brahmin. Ils jouaient au rugby et semblaient se débrouiller dans ce sport, même s’ils n’étaient pas les meilleurs. Pour sa part, Mma Ramotswe préférait de loin les Motswana, qui n’avaient sans doute pas la carrure de ces rugbymen ni la rapidité des coureurs kenyans, mais qui, en revanche, se révélaient fiables et futés.

— Vous ne trouvez pas, Mma ? demanda-t-elle à Mma Bopedi.

— Je ne trouve pas quoi, Mma ? s’enquit Mma Bopedi.

Mma Ramotswe s’aperçut qu’elle avait intégré son interlocutrice à sa rêverie et elle lui présenta des excuses.

— J’étais en train de penser à nos hommes, expliqua-t-elle.

Mma Bopedi leva un sourcil.

— Oh, c’est vrai, Mma ? Eh bien, pour vous dire la vérité, cela m’arrive aussi d’y penser de temps en temps. Oh, pas très souvent, mais quelquefois. Je sais ce que c’est.

Mma Ramotswe dit au revoir à Mma Bopedi et poursuivit son chemin. Devant la boutique de l’opticien, elle s’arrêta auprès de Mr. Motheti Pilai qui, immobile, regardait le ciel.

— Dumela, Rra3, lança-t-elle, courtoise. Vous allez bien ?

Mr. Pilai abaissa la tête.

— Mma Ramotswe ! s’exclama-t-il. Je vous en prie, laissez-moi vous regarder. On vient de me donner ces nouvelles lunettes et je vois clair pour la première fois depuis très longtemps. Oh, c’est merveilleux ! J’avais oublié ce que c’était que de bien voir. Et voilà que vous arrivez, Mma. Vous êtes très belle, très grosse.

— Merci, Rra.

Il remonta ses lunettes sur son nez.

— Ma femme n’arrêtait pas de me dire que j’avais besoin de nouvelles lunettes, mais j’avais peur de venir ici. Je n’aime pas du tout cette machine qui vous envoie de la lumière dans les yeux. Je n’aime pas non plus celle qui vous souffle de l’air dans les orbites. Alors je repoussais sans arrêt ce moment. J’étais idiot.

— Ce n’est pas bien de remettre à plus tard les choses que l’on a à faire, commenta Mma Ramotswe en songeant à l’enquête de l’Homme d’État.

— Oh, je sais, répondit Mr. Pilai. Mais le problème, c’est que même quand on sait ce qu’il faut faire, on ne le fait pas toujours.

— Oui, c’est très étonnant. Mais c’est vrai. C’est comme si vous aviez deux personnes en vous. La première dit : Fais ceci. L’autre dit : Fais cela. Mais ces deux voix se trouvent à l’intérieur de la même personne.

Mr. Pilai dévisagea Mma Ramotswe.

— Il fait très chaud aujourd’hui, dit-il.

Elle acquiesça et chacun retourna à ses affaires. Elle ne s’arrêterait plus, résolut-elle. Il était presque une heure et elle voulait se laisser le temps de localiser Mr. Sipoleli, afin d’avoir avec lui la conversation qui marquerait l’ouverture de l’enquête.

 

Elle repéra l’arbre sans peine. Il s’élevait à une courte distance de l’entrée principale du ministère, majestueux acacia dont le feuillage dispensait un cercle d’ombre sur le sol poussiéreux. Tout près du tronc, plusieurs pierres étaient disposées de façon stratégique, sièges confortables pour quiconque souhaitait se reposer sous l’arbre ou observer l’animation de Gaborone. En cet instant, à une heure moins cinq précises, les pierres étaient inoccupées.

Mma Ramotswe choisit la plus grosse d’entre elles et s’installa. Elle avait apporté un thermos de thé, deux tasses en aluminium et quatre épais sandwiches au corned-beef. Elle prit l’une des tasses et la remplit de thé rouge. Puis elle s’adossa au tronc et attendit. Il était fort agréable de se trouver là, à l’ombre, une tasse de thé à la main, à regarder passer les gens. Personne ne faisait attention à elle, car il n’y avait rien de plus normal que de voir une femme bien bâtie assise sous un arbre.

Peu après une heure dix, alors que Mma Ramotswe avait terminé son thé et se trouvait sur le point de s’assoupir, une silhouette émergea devant le ministère et se dirigea vers l’arbre. Mma Ramotswe s’éveilla en sursaut. Elle était en service à présent et elle devait tout faire pour engager la conversation avec Mr. Sipoleli, pour peu que, comme elle le supposait, le personnage qui approchait fût bien lui.

L’homme portait un pantalon bleu soigneusement repassé, une chemisette blanche et une cravate marron foncé. C’était exactement la tenue que l’on attendait d’un petit fonctionnaire de l’État au grade de secrétaire. Comme pour confirmer ce diagnostic, Mma Ramotswe remarqua plusieurs stylos-billes accrochés à la poche-poitrine de la chemise. C’était manifestement l’uniforme du fonctionnaire débutant, même s’il était porté par un homme qui approchait la cinquantaine. Il s’agissait donc d’un employé qui en était resté au point où il avait commencé et n’irait pas plus loin.

Mma Ramotswe lui sourit.

— Bonjour, Rra, dit-elle. Il fait chaud aujourd’hui, hein ? C’est pour cela que je me suis installée sous cet arbre. Avec cette chaleur, c’est vraiment le meilleur endroit pour se reposer.

Le nouveau venu hocha la tête.

— Oui, fit-il. Je viens toujours m’asseoir ici.

Mma Ramotswe affecta la surprise.

— Ah bon ? J’espère que je ne suis pas sur votre pierre, Rra. Je l’ai vue ici et il n’y avait personne dessus.

Il esquissa un geste d’impatience.

— Ma pierre ? Eh bien oui, en fait, il se trouve que c’est ma pierre. C’est là que je m’assois toujours. Mais évidemment, c’est un lieu public et tout le monde a le droit de s’y mettre…

Mma Ramotswe se leva.

— Ah, mais non, Rra ! Vous devez prendre cette pierre. Je vais m’asseoir sur celle d’à côté.

— Non, Mma, s’empressa-t-il de répondre d’un ton plus amène. Je ne veux pas vous déranger. Je peux très bien m’asseoir sur l’autre.

— Pas du tout. Asseyez-vous ici. C’est votre pierre. Jamais je ne me serais permis de m’y installer si j’avais su qu’une autre personne en avait l’habitude. Je peux m’asseoir à côté, cette pierre a l’air très bien elle aussi. Prenez votre place.

— Non, répliqua-t-il, catégorique. Revenez là où vous étiez, Mma. Moi, je peux m’y asseoir tous les jours. Pas vous. Je vais me mettre sur l’autre.

Mma Ramotswe s’exécuta, non sans manifester de l’embarras, tandis que Mr. Sipoleli prenait place sur la pierre voisine.

— J’étais en train de boire du thé, Rra, reprit-elle. Mais j’en ai suffisamment pour deux. J’aimerais que vous en acceptiez une tasse, puisque je vous ai pris votre pierre.

Mr. Sipoleli sourit.

— Vous êtes bien gentille, Mma. J’adore le thé. J’en bois toute la journée au bureau. Je suis fonctionnaire, voyez-vous.

— Ah bon ? fit Mma Ramotswe. C’est un bon travail. Vous devez être quelqu’un d’important.

Mr. Sipoleli se mit à rire.

— Oh, non ! Je ne suis pas important du tout. Je ne suis qu’un subalterne. Mais cela me convient tout à fait. Il y a des gens diplômés qui sont recrutés au même grade que moi. Pour ma part, je n’ai que mon certificat de Cambridge, c’est tout. Je trouve que je m’en suis bien sorti.

Mma Ramotswe remplit les tasses. Ce qu’elle venait d’entendre la surprenait : elle s’attendait à rencontrer une personne très différente, un petit fonctionnaire gonflé de son importance et soucieux d’acquérir un meilleur statut. Au contraire, elle avait en face d’elle un homme qui semblait satisfait de son sort.

— Ne pourriez-vous pas obtenir une promotion, Rra ? demanda-t-elle. Ce ne serait pas possible de gravir encore un ou deux échelons ?

Mr. Sipoleli réfléchit soigneusement à la question.

— Je pense que oui, répondit-il au bout d’un long moment. Le problème, c’est qu’il me faudrait consacrer beaucoup de temps à lécher les bottes de mes supérieurs. Et puis, je serais obligé de toujours dire ce qu’il faut, et de faire des rapports défavorables sur mes subalternes. Ce n’est pas du tout mon genre. Voyez-vous, je ne suis pas quelqu’un d’ambitieux. Je suis très content d’être là où je suis, vraiment.

La main de Mma Ramotswe vacilla lorsqu’elle passa la tasse à son compagnon. Elle ne s’attendait pas du tout à un tel discours. Soudain, les conseils de Clovis Andersen lui revinrent en mémoire. Ne démarrez jamais une enquête avec des idées préconçues, écrivait celui-ci. N’estimez jamais à l’avance qui est qui et ce qui se passe. Cela peut vous entraîner sur une fausse piste.

Elle décida de lui offrir l’un des sandwiches qu’elle sortit de son sac en plastique. Il accepta de bon cœur, mais choisit le plus petit. Autre indication, pensa-t-elle, de sa modestie. Le Mr. Sipoleli qu’elle avait imaginé aurait pris le plus gros sans la moindre hésitation.

— Avez-vous de la famille à Gaborone, Rra ? interrogea-t-elle d’un ton innocent.

Mr. Sipoleli avala sa bouchée de corned-beef avant de répondre.

— J’ai trois filles, expliqua-t-il. Une qui travaille comme infirmière à l’hôpital Princess Marina, l’autre qui vit à Molepolole. Et puis, il y a mon aînée, qui était très douée à l’école et qui est allée à l’université. Nous sommes très fiers d’elle.

— Elle habite Gaborone ? s’enquit Mma Ramotswe en lui tendant un autre sandwich.

— Non, répondit-il. Elle vit ailleurs. Elle s’est mariée avec un jeune homme qu’elle a rencontré pendant ses études. Ils vivent à la campagne. Assez loin.

— Et alors, ce gendre que vous avez, poursuivit Mma Ramotswe. Qu’en pensez-vous ? Est-il gentil avec elle ?

— Oui, acquiesça Mr. Sipoleli. C’est quelqu’un de bien. Ils sont très heureux et j’espère qu’ils auront beaucoup d’enfants. J’ai hâte de devenir grand-père.

Mma Ramotswe réfléchit, avant de reprendre :

— Ce qui est bien quand on voit ses enfants se marier, c’est de penser qu’ils pourront s’occuper de nous quand on sera vieux.

Mr. Sipoleli sourit.

— Vous devez avoir raison. Mais dans mon cas, ma femme et moi, nous avons d’autres projets. Nous avons envie de retourner à Mahalapye. J’ai un peu de bétail là-bas – oh, pas beaucoup ! – et des terres. Nous y serons heureux. C’est tout ce que nous souhaitons.

Mma Ramotswe garda le silence. Cet homme manifestement bon ne mentait pas, c’était évident. Il avait été absurde de soupçonner qu’il était à l’origine d’un complot visant à supprimer son gendre et elle se sentait honteuse. Pour dissimuler sa confusion, elle lui proposa une autre tasse de thé, qu’il accepta avec reconnaissance. Puis, après quinze minutes de conversation supplémentaires sur les nouvelles du jour, elle se leva, épousseta sa jupe et le remercia d’avoir partagé sa pause-déjeuner avec elle. Elle avait découvert ce qu’elle voulait savoir, du moins au sujet de cet homme. Toutefois, la rencontre avec le père suscitait des doutes sur ses hypothèses concernant la fille. Si celle-ci ressemblait à son père, elle ne pouvait être une empoisonneuse. Cet homme bon et sans prétentions aurait-il pu élever une fille capable de fomenter de tels projets ? Et si la réponse était oui ? Il arrivait que de bons parents mettent au monde de mauvais enfants. Il ne fallait pas être grand clerc pour le constater. Pourtant, cela restait improbable, ce qui signifiait que la deuxième étape de l’enquête nécessiterait un esprit nettement plus ouvert que celui qui avait caractérisé la première.

J’ai appris une leçon, songea Mma Ramotswe en regagnant la petite fourgonnette blanche.

Plongée dans ses pensées, elle ne remarqua pas Mr. Pilai, toujours au même endroit devant la boutique de l’opticien, les yeux fixés sur les branches d’un arbre au-dessus de sa tête.

— J’ai pensé à ce que vous m’avez dit, Mma, lança-t-il lorsqu’elle parvint à sa hauteur. C’est une remarque qui donne à réfléchir.

— Oui, répondit Mma Ramotswe après un instant de surprise. Et j’ai bien peur de ne pas avoir de réponse. J’avoue que je ne sais pas.

Mr. Pilai secoua la tête.

— Dans ce cas, il va falloir y réfléchir encore, conclut-il.

— Oui, approuva Mma Ramotswe. C’est ce que nous allons faire.