CHAPITRE V

L’Homme d’État

 

Le lendemain matin, Mma Ramotswe se trouvait à l’Agence No 1 des Dames Détectives quand Mma Makutsi arriva. Cela se produisait rarement : en règle générale, Mma Makutsi avait déjà ouvert le courrier et préparé le thé lorsque Mma Ramotswe s’installait au volant de sa petite fourgonnette blanche pour partir au travail. Toutefois, la journée s’annonçait difficile et il fallait dresser une liste de tout ce qu’il y avait à faire.

— Vous êtes bien matinale, Mma, fit remarquer Mma Makutsi en entrant. Quelque chose ne va pas ?

Mma Ramotswe réfléchit. À vrai dire, il n’y avait pas grand-chose qui allait, mais comme elle ne tenait pas à décourager Mma Makutsi, elle s’efforça de faire bonne figure.

— Non, pas vraiment, répondit-elle. Seulement, il faut commencer à préparer le déménagement. Et puis, il devient urgent que vous alliez mettre un peu d’ordre au garage. Mr. J.L.B. Matekoni ne se sent pas très en forme et il est possible qu’il s’absente quelque temps. Cela signifie que vous serez non seulement directrice adjointe, mais carrément directrice par intérim. C’est votre nouveau titre à compter de ce matin.

Mma Makutsi afficha un sourire rayonnant.

— Je ferai de mon mieux au poste de directrice par intérim, assura-t-elle. Je vous promets de ne pas vous décevoir.

— Mais je suis sûre que vous ne me décevrez pas ! s’exclama Mma Ramotswe. Je connais votre efficacité professionnelle.

Durant une heure, elles travaillèrent côte à côte en silence. Mma Ramotswe établit sa liste de choses à faire, puis barra certaines lignes pour en ajouter d’autres. Cette heure matinale représentait le meilleur moment pour l’action, surtout à la saison chaude. À cette époque de l’année, avant l’arrivée des pluies, la température grimpait à mesure que les heures s’égrenaient, jusqu’au moment où le ciel prenait une teinte blanche. Dans la fraîcheur du matin, lorsque le soleil se contentait de réchauffer les corps et que l’air était vif, toutes les activités semblaient possibles. Plus tard, dans la pleine chaleur du jour, la léthargie s’emparait des corps et des esprits. Il était facile de réfléchir le matin – de dresser des listes de tâches, par exemple. L’après-midi, en revanche, on ne pouvait qu’attendre patiemment la fin du jour et la dissipation de la chaleur. C’était l’un des défauts du Botswana, pensait Mma Ramotswe. Elle savait qu’elle vivait dans le pays parfait – tous les Batswana savaient cela –, mais ce pays se fût révélé plus parfait encore si l’on avait trouvé un moyen de rafraîchir les trois mois chauds.

À neuf heures, Mma Makutsi prépara du thé rouge pour Mma Ramotswe et du thé ordinaire pour elle-même. Elle avait tenté de s’accoutumer au thé rouge, l’avalant avec loyauté durant ses premiers mois à l’agence, mais avait fini par abdiquer, avouant qu’elle n’en aimait pas du tout le goût. Depuis, il y avait toujours deux théières : une pour elle et l’autre pour Mma Ramotswe.

— Il est beaucoup trop fort, expliqua-t-elle. Et je trouve qu’il a… une odeur de rat.

— Mais pas du tout ! protesta Mma Ramotswe. Ce thé est destiné aux vrais amateurs. Le thé ordinaire convient à tout le monde.

Le travail cessa dès que le thé fut servi. Cette pause du matin donnait traditionnellement l’occasion de se tenir au courant des derniers bruits qui circulaient en ville, sans aborder les grandes questions. Mma Makutsi demanda des nouvelles de Mr. J.L.B. Matekoni et eut droit à un bref compte rendu de la rencontre infructueuse qui avait eu lieu.

— On dirait qu’il ne s’intéresse plus à rien, expliqua Mma Ramotswe. J’aurais pu lui dire que sa maison flambait, je crois qu’il ne se serait pas inquiété. C’est très étrange.

— J’ai déjà vu des gens dans cet état, affirma Mma Makutsi. J’ai même une cousine qui a été envoyée à l’hôpital de Lobatse pour cela. Je suis allée lui rendre visite. Il y avait plein de gens qui restaient assis sans rien faire, à contempler le ciel, et d’autres qui hurlaient après les visiteurs. Ils criaient des choses bizarres, des choses qui n’avaient aucun sens.

Mma Ramotswe fronça les sourcils.

— Vous me parlez d’un hôpital pour les fous, dit-elle. Mr. J.L.B. Matekoni n’est pas fou.

— Bien sûr que non ! se récria Mma Makutsi en toute hâte. Il n’est absolument pas fou. Bien sûr que non.

Mma Ramotswe but une gorgée de thé.

— Mais il faut quand même que je l’envoie chez le médecin, reprit-elle. Il paraît que l’on peut soigner les comportements de ce genre. On appelle cela la dépression. Il existe des cachets contre ce mal.

— C’est une très bonne chose, acquiesça Mma Makutsi. Avec ces cachets, il ira mieux, j’en suis sûre.

Mma Ramotswe tendit sa tasse pour la faire remplir.

— Et comment se porte votre famille de Bobonong ? s’enquit-elle. Tout le monde va bien là-bas ?

Mma Makutsi versa le riche thé rouge.

— Ça va très bien, je vous remercie, Mma.

Mma Ramotswe poussa un soupir.

— J’ai l’impression que la vie est plus facile à Bobonong qu’ici, à Gaborone. Ici, nous rencontrons sans cesse des problèmes qu’il faut résoudre. À Bobonong, il n’y a rien. Rien que des tas de cailloux.

Elle s’interrompit brusquement.

— Enfin, Bobonong est un endroit très bien, évidemment, se reprit-elle. Une très jolie région.

Mma Makutsi s’esclaffa.

— Vous savez, ce n’est pas la peine d’être polie avec Bobonong ! dit-elle. Moi, je peux en rire ! Bobonong n’est bien pour personne. D’ailleurs, maintenant que je connais Gaborone, je n’ai aucune envie d’y retourner.

— Vos talents seraient gaspillés là-bas, renchérit Mma Ramotswe. À quoi servirait un diplôme de l’Institut de secrétariat du Botswana dans un lieu comme Bobonong ? Les fourmis le mangeraient.

Mma Makutsi leva les yeux vers le mur où était accroché son diplôme de l’Institut de secrétariat du Botswana.

— Il ne faudra pas l’oublier quand nous déménagerons, dit-elle. Je n’aimerais pas le laisser derrière moi.

— Évidemment ! fit Mma Ramotswe, qui ne possédait aucun diplôme. Il est important pour la clientèle. Il inspire confiance.

— Merci, répondit Mma Makutsi.

Une fois la pause terminée, Mma Makutsi alla laver les tasses au tuyau, derrière la maison. Ce fut au moment où elle revenait que le client se présenta. C’était le premier en une semaine et ni l’une ni l’autre n’était préparée à accueillir ce grand homme bien bâti qui, conformément aux règles de politesse botswanaises, frappa à la porte et patienta jusqu’à ce qu’on l’invite à entrer. Elles ne s’attendaient pas non plus au fait que la voiture qui l’avait déposé, conduite par un chauffeur du gouvernement en tenue impeccable, fût une Mercedes Benz tout ce qu’il y avait de plus officiel.

 

— Vous savez qui je suis, Mma ? interrogea le visiteur en acceptant le siège que lui désignait Mma Ramotswe.

— Bien sûr, Rra, répondit Mma Ramotswe avec courtoisie. Vous êtes quelqu’un qui a un rôle dans le gouvernement. Vous êtes un Homme d’État. Je vous ai vu très souvent dans les journaux.

L’Homme d’État esquissa un geste impatient.

— Oui, il y a cela, certes. Mais savez-vous qui je suis quand je ne suis pas au gouvernement ?

Mma Makutsi toussa poliment et l’Homme d’État se tourna vers elle.

— Je vous présente mon assistante, dit Mma Ramotswe. Elle connaît énormément de choses.

— Vous êtes également apparenté à un chef, intervint Mma Makutsi. Votre père est cousin de cette famille. Je le sais parce que je suis originaire de la même région.

L’Homme d’État sourit.

— C’est exact.

— Et votre épouse, ajouta Mma Ramotswe, est une parente du roi du Lesotho, n’est-ce pas ? J’ai vu sa photographie à elle aussi.

L’Homme d’État émit un petit sifflement admiratif.

— Eh bien ça, par exemple ! Je vois que j’ai frappé à la bonne porte ! Vous semblez connaître beaucoup de choses.

Mma Ramotswe adressa un hochement de tête à Mma Makutsi et sourit.

— C’est notre métier, commenta-t-elle. Un détective privé qui ne serait au courant de rien ne servirait à rien ni à personne. Notre travail repose sur l’information. Tout comme votre travail à vous consiste à donner des ordres aux fonctionnaires.

— Je ne fais pas que donner des ordres, protesta l’Homme d’État avec un soupçon de mauvaise humeur. Je dois également définir des politiques. Prendre des décisions.

— Bien sûr, s’empressa de répondre Mma Ramotswe. Faire partie du gouvernement ne doit pas être de tout repos.

L’Homme d’État hocha la tête.

— Ce n’est pas facile, en effet. Et c’est encore moins facile lorsqu’on est préoccupé. Chaque nuit, je me réveille vers deux ou trois heures du matin et les soucis m’empêchent de me rendormir. Or, quand je manque de sommeil et que je dois prendre des décisions le matin, j’ai l’esprit si confus que je ne parviens pas à réfléchir. Voilà ce qui se passe quand on a des soucis.

Mma Ramotswe comprit qu’ils en arrivaient à l’objet de la consultation. C’était la manière la plus simple d’aborder les choses, en laissant le client amener lui-même le sujet de façon indirecte, plutôt qu’en se lançant tout de go dans un interrogatoire. Une approche nettement moins brutale…

— Nous savons combattre les soucis, assura Mma Ramotswe. Parfois, nous parvenons même à les faire totalement disparaître.

— C’est ce que j’ai entendu dire, répondit l’Homme d’État. Il paraît que vous faites parfois des miracles. C’est ce qu’on raconte, en tout cas.

— Vous êtes très aimable, Rra.

Elle s’interrompit pour imaginer les différentes possibilités qui s’offraient. La plus probable était un problème d’infidélité. C’était le motif de consultation dominant parmi les clients qui venaient la voir, surtout si, comme l’Homme d’État, on était quelqu’un de très occupé et qu’on passait peu de temps chez soi. Il pouvait également s’agir d’une affaire politique, ce qui représenterait pour elle un terrain nouveau. Elle ne savait rien des rouages du pouvoir, sinon que les intrigues y allaient bon train. Elle avait tout lu sur les présidents américains et les problèmes qu’ils rencontraient avec tel ou tel scandale impliquant des femmes, des cambrioleurs et ainsi de suite. Mais pouvait-il se passer de telles choses au Botswana ? Certainement pas, et si oui, elle préférait ne pas s’en mêler. Elle ne se voyait pas rencontrer des informateurs dans des ruelles sombres au plus profond de la nuit ni converser à voix basse avec des journalistes dans des bars enfumés. En revanche, Mma Makutsi apprécierait peut-être cette opportunité…

L’Homme d’État leva la main comme pour intimer le silence. C’était un geste impérieux, mais lorsqu’on descendait d’une famille influente, ces choses-là venaient peut-être naturellement.

— Je suppose que je peux parler en toute confidentialité, dit-il avec un rapide coup d’œil du côté de Mma Makutsi.

— Mon assistante est une femme de confiance, assura Mma Ramotswe. N’ayez aucune inquiétude.

L’Homme d’État fronça les sourcils.

— Je l’espère, répondit-il. Je sais comment sont les femmes. Elles adorent parler.

Les yeux de Mma Makutsi s’écarquillèrent d’indignation.

— Je puis vous certifier, Rra, déclara Mma Ramotswe, que l’Agence No 1 des Dames Détectives est liée par le principe de confidentialité le plus strict. Le plus strict. Et cela vaut non seulement pour moi, mais aussi pour cette dame qui est là, Mma Makutsi. Si vous avez le moindre doute à ce sujet, mieux vaut que vous alliez trouver d’autres détectives. Nous n’y verrons aucune objection.

Elle marqua une pause, puis ajouta :

— Et je voudrais vous dire autre chose, Rra. On parle énormément dans ce pays, c’est vrai, mais, à mon avis, les gens qui parlent sont surtout des hommes. Les femmes sont en général trop occupées pour cela.

Elle croisa les mains sur son bureau. Elle avait dit ce qu’elle avait à dire et il ne faudrait pas s’étonner si l’Homme d’État se levait et sortait. Un monsieur de son importance ne devait pas avoir l’habitude de s’entendre répondre sur ce ton et tout portait à croire qu’il ne le prendrait pas bien.

Pendant quelques instants, l’Homme d’État resta silencieux, se contentant de regarder fixement Mma Ramotswe.

— Bon, déclara-t-il enfin. Vous avez tout à fait raison. Je suis navré d’avoir douté de votre aptitude à garder les secrets.

Il se tourna vers Mma Makutsi :

— Je suis désolé d’avoir manifesté la même défiance à votre encontre, Mma. Ce n’était pas la chose à dire.

Mma Ramotswe sentit la tension s’apaiser.

— Parfait, dit-elle. À présent, si vous nous exposiez vos soucis ? Mon assistante va faire chauffer de l’eau. Préférez-vous le thé rouge ou le thé ordinaire ?

— Le rouge, répondit-il. Le thé rouge est bon pour les soucis, je crois.

 

— Comme vous n’ignorez pas qui je suis, déclara l’Homme d’État, il est inutile que je commence par le début, ou, du moins, par le début du début. Vous savez que je suis le fils d’un homme important. Vous le savez. De plus, je suis l’aîné, ce qui signifie que je me retrouverai chef de famille lorsque Dieu rappellera mon père auprès de lui. Mais je souhaite que cela se produise le plus tard possible.

« J’ai deux frères. L’un d’eux a un problème dans sa tête, il ne parle à personne. Il n’a jamais communiqué avec quiconque ni manifesté d’intérêt pour quoi que ce soit depuis l’enfance. Nous l’avons donc envoyé à un poste de bétail, où il est heureux. Il y demeure en permanence sans gêner personne. Il se contente de rester assis à compter les bêtes et, lorsqu’il a terminé, il recommence. Il ne veut rien faire d’autre dans la vie, bien qu’il ait trente-huit ans déjà.

« Et puis, il y a mon autre frère. Celui-ci est beaucoup plus jeune. Moi, j’ai cinquante-quatre ans et lui n’en a que vingt-six. Mes parents ont eu aussi beaucoup de filles — j’ai neuf sœurs, dont la plupart sont mariées et ont des enfants. Nous formons donc une grande famille, mais celle-ci est petite par le nombre de garçons qui comptent, puisqu’il n’y a en fait que moi-même et mon frère de vingt-six ans. Il s’appelle Mogadi.

« Je lui suis extrêmement attaché. En raison de notre différence d’âge, je me souviens très bien de l’époque où il était bébé. Quand il a commencé à grandir, je lui ai appris beaucoup de choses. Je lui montrais comment trouver des vers de mopane, comment attraper les fourmis volantes lorsqu’elles sortent de leur trou, au début de la saison des pluies. Je lui expliquais ce que l’on pouvait manger dans le bush et ce qu’il ne fallait surtout pas toucher.

« Et puis, un jour, il m’a sauvé la vie. Nous étions partis à un poste de bétail où mon père garde une partie de son troupeau. Il y avait là-bas quelques Basarwa, car ce poste de bétail n’est pas très éloigné du territoire où vivent ces gens, dans le Kalahari. C’est une région très aride, mais il y a un moulin à vent que mon père a fait construire afin de pomper de l’eau pour le bétail. L’eau est abondante en profondeur, et elle est de très bonne qualité. Ces Basarwa aimaient venir boire là lorsqu’ils passaient à proximité. Ils rendaient quelques services à mon père qui, en échange, leur donnait du lait et, s’ils avaient de la chance, un peu de viande. Ils aimaient bien mon père parce qu’il ne les battait jamais, contrairement à d’autres, qui les fouettent à coups de sjambok2. Je n’ai jamais approuvé la violence à rencontre de ces gens. Jamais.

« J’ai emmené mon frère rencontrer des Basarwa qui s’étaient installés sous un arbre, à une faible distance. Ils fabriquaient des lance-pierres en cuir d’autruche et je voulais lui en offrir un. J’avais emporté de la viande à leur donner en échange. J’espérais qu’ils nous feraient aussi cadeau d’un œuf d’autruche.

« C’était juste après les pluies et il y avait des fleurs et de l’herbe fraîche. Vous savez comment c’est là-bas, Mma, à l’arrivée des pluies. La terre devient soudain souple et il pousse des fleurs, des fleurs partout. C’est vraiment magnifique, au point que l’on oublie comme tout a été chaud, sec et dur. Nous marchions sur un sentier que les bêtes avaient tracé de leurs sabots. J’avançais devant et mon petit frère suivait, juste derrière moi. Il tenait un long bâton qu’il laissait traîner au sol. J’étais heureux d’être là, avec lui, dans cette herbe fraîche qui allait permettre au bétail d’engraisser de nouveau.

« Mon frère a soudain poussé un cri et je me suis arrêté net. Là, dans l’herbe, à côté de nous, il y avait un serpent, la tête levée et la gueule grande ouverte. Il sifflait. C’était un serpent énorme, aussi long que je suis grand, et son corps s’était soulevé du sol de la hauteur d’un bras. J’ai tout de suite compris de quelle sorte de serpent il s’agissait et mon cœur a cessé de battre.

« Je suis resté absolument immobile, car je savais que le serpent attaquerait au moindre mouvement, et il était tout proche, vraiment tout proche. Il me regardait avec ces yeux méchants qu’ont les mambas ; j’ai pensé qu’il allait me mordre et que je ne pouvais absolument rien faire pour l’en empêcher.

« À cet instant, j’ai entendu un raclement et j’ai vu mon petit frère, qui n’avait que onze ou douze ans à l’époque, approcher son bâton de l’animal en poussant la pointe sur le sol. Le serpent a tourné la tête et, avant même que nous ayons compris ce qui se passait, il a mordu le bâton. Cela m’a donné le temps de me retourner, de saisir mon frère et de filer sur le sentier. Le serpent a disparu. Peut-être s’était-il cassé un crochet en mordant le bois. Quoi qu’il en soit, il n’a pas choisi de nous poursuivre.

« Mon frère m’a sauvé la vie. Vous savez, Mma, ce qu’il advient lorsqu’on se fait mordre par un mamba. On n’a aucune chance d’en réchapper. Dès lors, j’ai su que je devais la vie à mon petit frère.

« C’était il y a quatorze ans. Désormais, nous ne nous promenons plus beaucoup dans le bush tous les deux, mais je continue à l’aimer tendrement. Voilà pourquoi j’ai été très malheureux lorsqu’il est venu me voir ici, à Gaborone, pour me dire qu’il allait épouser une fille rencontrée à l’université. Il était étudiant en licence de biologie quand il a connu cette jeune fille, qui vient de Mahalapye, et dont le père travaille comme employé dans un ministère, à Gaborone. Je vois souvent cet homme assis sous les arbres, avec des collègues à lui, à l’heure du déjeuner. Désormais, il me fait toujours de grands signes quand je passe en voiture. Au début, je répondais, mais maintenant, j’en ai assez. Pourquoi devrais-je saluer cet employé à chaque fois, sous prétexte que sa fille a rencontré mon frère ?

« Mon frère vit dans la ferme que possède ma famille, au nord de Pilane. Il la gère bien et mon père se montre très satisfait de son travail. En réalité, mon père lui a donné cette ferme et elle lui appartient à présent. Cela fait de lui un homme très riche. Pour ma part, je suis propriétaire d’une autre ferme, qui me vient aussi de mon père, si bien que je ne suis pas jaloux. Mogadi a épousé cette fille voici trois mois et elle s’est installée avec lui à la ferme. Mon père et ma mère vivent là-bas avec eux, mes tantes y séjournent une grande partie de l’année. C’est une maison très vaste et il y a de la place pour tout le monde.

« Ma mère n’était pas du tout favorable à ce mariage. Elle affirmait que cette femme ne ferait pas une bonne épouse et amènerait le malheur dans la famille. Je trouvais moi aussi que ce n’était pas une bonne idée, mais pas pour les mêmes raisons : en fait, je croyais savoir pourquoi cette femme avait choisi mon frère. Selon moi, elle n’était pas amoureuse de lui ; c’était son père qui la poussait, parce que mon frère appartenait à une famille riche et influente. Je n’oublierai jamais, Mma, la façon dont cet homme a inspecté la maison lorsqu’il est venu discuter du mariage avec mon père. Il avait les yeux brillants de convoitise et je le voyais additionner mentalement la valeur de chaque objet. Il a même demandé à mon frère combien de têtes comptait son cheptel – et cela, de la part d’un homme qui n’a jamais possédé de bétail, j’imagine !

« Malgré ma réticence, j’ai tout de même accepté la décision de mon frère et me suis efforcé de me montrer aimable avec sa nouvelle épouse. Cela n’a pas été facile, car j’avais toujours l’impression qu’elle manigançait des stratagèmes pour dresser mon frère contre la famille. Il était évident qu’elle cherchait à chasser mon père et ma mère de la ferme, et elle s’était rendue détestable vis-à-vis de mes tantes. Elle était comme une guêpe qui se retrouve piégée dans une maison, ne cesse de bourdonner et essaie de piquer tout le monde.

« La situation était déjà bien assez pénible sans un incident qui m’a inquiété davantage encore. Il y a quelques semaines, je suis allé voir mon frère à la ferme. À mon arrivée, on m’a dit qu’il ne se sentait pas très bien. Je me suis aussitôt rendu dans sa chambre. Il était au lit et se tordait de douleur. Il avait mangé quelque chose de mauvais, m’a-t-il expliqué. Peut-être de la viande avariée.

« Je lui ai demandé s’il avait consulté un médecin et il m’a dit que ce n’était pas si grave que cela. Il serait rétabli sous peu, pensait-il, même s’il avait vraiment très mal pour le moment. Je suis alors allé trouver ma mère, qui était sur la véranda.

« Elle m’a invité à m’asseoir à côté d’elle et, après avoir vérifié que personne ne pouvait nous entendre, m’a parlé de ses inquiétudes.

« — Cette nouvelle femme cherche à empoisonner ton frère, m’a-t-elle dit. Je l’ai vue se rendre à la cuisine avant le repas. Je l’ai vue. J’ai conseillé à Mogadi de ne pas terminer sa viande parce que j’étais sûre qu’elle était avariée. Si je ne le lui avais pas dit, il aurait terminé son assiette et il serait mort. Elle cherche à l’empoisonner, c’est certain.

« Je lui ai demandé pourquoi cette femme aurait de telles idées.

« — Elle vient d’épouser un homme riche et gentil, lui dis-je. Pourquoi voudrait-elle se débarrasser de lui aussi vite ?

« Ma mère s’est mise à rire.

« — Mais parce qu’elle sera bien plus riche une fois veuve ! s’est-elle exclamée. S’il meurt avant qu’elle ait des enfants, tout ce qu’il possède lui revient. Il a rédigé un testament dans ce sens. Il lui donne tout : la ferme, cette maison, tout. Une fois qu’elle sera parvenue à ses fins, elle pourra nous chasser, ton père, moi et toutes les tantes. Mais d’abord, elle doit le tuer.

« J’ai d’abord trouvé cette idée ridicule, mais en y réfléchissant, j’ai compris que cela fournissait un mobile de meurtre évident et que c’était peut-être vrai. Je ne pouvais pas en parler à mon frère, car il refusait d’entendre la moindre critique à rencontre de son épouse. J’ai donc pensé qu’il valait mieux faire venir une personne extérieure à la famille pour examiner la situation et découvrir ce qui se passait vraiment.

Mma Ramotswe leva la main pour l’interrompre.

— Il y a la police, Rra. Cette affaire est de son ressort. La police a l’habitude des crimes. Nous, nous ne menons pas ce genre d’enquêtes. Nous aidons les gens qui ont des problèmes dans leur vie. Nous ne sommes pas là pour élucider des meurtres.

Tandis qu’elle parlait, Mma Ramotswe vit la déception marquer les traits de Mma Makutsi. Elle savait que son assistante avait une autre vision des choses. C’est la différence, songea-t-elle, entre une personne de près de quarante ans et une de vingt-huit. À près de quarante ans – et même quarante ans sonnés, si l’on était très à cheval sur les dates –, on n’était pas à l’affût d’aventure et d’émotions fortes. À vingt-huit ans, si une telle occasion se présentait, on n’avait pas envie de la laisser échapper. Mma Ramotswe comprenait, bien sûr. Lorsqu’elle avait épousé Note, par exemple, c’était le prestige de devenir la femme d’un musicien célèbre qui l’avait séduite, le sentiment enivrant d’être mariée à un homme qui faisait tourner les têtes dès qu’il entrait quelque part et dont la voix même évoquait les palpitantes notes de jazz qu’il tirait de son étincelante trompette Selmer. Lorsque leur union avait pris fin, au terme d’une durée lamentablement courte, avec pour seul souvenir cette petite pierre triste qui marquait la vie éphémère de leur bébé prématuré, elle avait aspiré à une existence stable et ordonnée. Désormais, elle n’éprouvait plus la moindre attirance pour l’exaltation. D’ailleurs, Clovis Andersen, auteur des Principes de l’investigation privée, sa bible professionnelle, mettait clairement le lecteur en garde, en page deux, sinon en toute première page : ceux qui devenaient détectives privés dans le but de pimenter leur vie se méprenaient sur la nature du métier. Notre travail, écrivait-il dans un paragraphe resté gravé dans la mémoire de Mma Ramotswe et qu’elle avait cité dans son intégralité à Mma Makutsi le jour de son embauche, consiste à aider les gens qui ont besoin d’élucider les questions non résolues de leur vie. Il y a très peu de place pour le grand spectacle dans notre vocation : il s’agit plutôt d’un patient processus d’observation, de déduction et d’analyse. Nous sommes des veilleurs intelligents, qui guettons et rapportons des faits. Il n’y a pas le moindre romantisme dans notre métier et à ceux qui recherchent l’excitation, je conseillerais de reposer ce manuel et de faire autre chose.

Le regard de Mma Makutsi avait perdu de son éclat lorsque Mma Ramotswe lui avait cité ces lignes. Il était évident que la nouvelle venue considérait les choses sous un angle fort différent. À présent, face à un individu qui n’était rien de moins qu’Homme d’État et parlait d’intrigues familiales et d’empoisonnement probable, Mma Makutsi sentait qu’elles avaient enfin à leur portée une enquête qui leur permettrait de se lancer dans une aventure digne de ce nom. Or, au moment où se présentait cette opportunité, Mma Ramotswe faisait tout pour chasser le client !

L’Homme d’État dévisageait Mma Ramotswe. L’intervention de la détective l’avait contrarié et il paraissait faire un effort sur lui-même pour dominer son mécontentement. Mma Makutsi remarqua que sa lèvre supérieure frémissait.

— Je ne peux pas m’adresser à la police, répondit-il d’une voix qu’il maîtrisait mal. Que pourrais-je lui dire ? Elle exigerait des preuves, même de quelqu’un comme moi. Elle m’expliquerait qu’il lui est impossible d’entrer dans une maison et d’arrêter une femme qui crierait son innocence et dont le mari, qui serait là aussi, dirait : Mais cette femme n’a rien fait. De quoi parlez-vous donc ?

Il se tut et contempla Mma Ramotswe comme s’il attendait un verdict.

— Alors ? reprit-il d’un ton abrupt. Si je ne peux pas m’adresser à la police, il ne reste plus que les détectives privés. Vous êtes là pour ça, non ? Hein, Mma ?

Mma Ramotswe soutint son regard, ce qui revêtait une signification. Dans la société traditionnelle, il ne lui eût pas été possible de regarder dans les yeux un homme de son rang. Cela eût semblé indécent. Mais les temps avaient changé et elle était désormais citoyenne de la République du Botswana, un pays moderne dont la Constitution garantissait la dignité de tous les citoyens, y compris les femmes détectives. La Constitution était en vigueur depuis ce jour de 1966 où l’on avait descendu l’Union Jack dans le stade pour hisser à sa place le magnifique drapeau bleu, devant une foule en liesse. C’était un exploit dont nul autre pays d’Afrique, nul autre, ne pouvait s’enorgueillir. En outre, n’était-elle pas Precious Ramotswe, fille du défunt Obed Ramotswe, un homme dont la dignité et la valeur n’avaient pas d’égales, famille de chefs ou non ? Obed Ramotswe avait pu regarder n’importe qui dans les yeux jusqu’au soir même de sa mort, et elle devait pouvoir en faire autant.

— C’est à moi qu’il revient de décider si j’accepte ou non une affaire, Rra, déclara-t-elle. Je ne peux pas aider tout le monde. J’essaie de venir au secours des gens dans la mesure de mes moyens, pourtant si je sens qu’une chose est impossible, je réponds que je suis désolée, mais que je ne peux rien faire. C’est ainsi que nous travaillons à l’Agence No 1 des Dames Détectives. Dans votre cas, je ne vois pas du tout comment nous pourrions trouver ce que nous devrions trouver. C’est un problème interne à votre famille. Il me paraît impossible à une étrangère de découvrir quoi que ce soit.

L’Homme d’État demeura silencieux. Il jeta un coup d’œil à Mma Makutsi, mais celle-ci baissa le regard.

— Je vois, dit-il après un long moment. J’ai l’impression que vous n’avez aucune envie de m’aider, Mma. Je trouve cela bien triste.

Il marqua un temps d’arrêt, puis reprit :

— Possédez-vous une licence pour l’activité que vous exercez, Mma ?

Mma Ramotswe tressaillit.

— Une licence ? Existe-t-il une loi disant qu’il faut une licence pour être détective privé ?

L’Homme d’État sourit, mais ses yeux restèrent froids.

— Peut-être pas. Je n’ai pas vérifié. Mais c’est possible. Les règlements, vous comprenez. Nous sommes obligés de réglementer les activités. C’est pourquoi il existe des licences obligatoires pour le démarchage à domicile ou le commerce en général, licences que nous pouvons retirer aux personnes qui n’ont pas les qualifications pour être démarcheurs ou commerçants. Vous savez comment cela fonctionne…

Ce fut Obed Ramotswe qui répondit, Obed Ramotswe, par la bouche de sa fille, sa Precious.

— Je n’entends pas ce que vous me dites, Rra. Je n’entends pas du tout.

À ces mots, Mma Makutsi se mit à fourrager bruyamment dans ses papiers.

— Vous avez raison, bien sûr, Mma, intervint-elle soudain. Vous ne pouvez pas aller voir cette femme et lui demander de but en blanc si elle a l’intention d’assassiner son mari. Vous n’auriez aucune chance de succès.

— Non, répondit Mma Ramotswe. C’est pourquoi nous ne pouvons rien dans cette affaire.

— D’un autre côté, reprit Mma Makutsi avec vivacité, j’ai une idée. Je crois savoir comment on pourrait s’y prendre.

L’Homme d’État effectua un demi-tour sur sa chaise pour faire face à Mma Makutsi.

— Quelle est cette idée, Mma ?

Mma Makutsi déglutit. Ses grandes lunettes semblèrent briller de mille feux sous la puissance de son idée.

— Eh bien, commença-t-elle, il est important d’entrer dans cette maison et d’écouter ce que disent les gens. Il est important d’observer cette femme, si elle manigance ces sombres projets. Il est important de sonder son cœur.

— Oui, acquiesça l’Homme d’État. C’est ce que je vous demande de faire. Sonder ce cœur et débusquer le diable. Ensuite, éclairer ce diable avec votre torche et dire à mon frère : Regardez ! Regardez ce mauvais cœur que possède votre épouse. Regardez comme elle complote contre vous, comme elle ne cesse de comploter !

— Ce serait loin d’être aussi simple, protesta Mma Ramotswe. La vie n’est pas aussi simple. Certes non.

— Je vous en prie, Mma, intervint l’Homme d’État. Si nous écoutions jusqu’au bout la femme intelligente qui se cache derrière ces lunettes ? Elle fourmille de bonnes idées.

Mma Makutsi ajusta ses lunettes et poursuivit :

— Il y a des employés dans la maison, n’est-ce pas ?

— Cinq, fit l’Homme d’État. Plus ceux qui logent à l’extérieur. Il y a aussi des gardiens de bétail et les anciens serviteurs de mon père. Ceux-ci ne peuvent plus travailler, mais ils passent leurs journées assis au soleil devant la maison et mon père les nourrit bien. Ils sont très gras.

— Voilà, reprit Mma Makutsi. Un employé qui vit sur place voit tout. Une femme de ménage connaît le lit du mari et de la femme, non ? Un cuisinier connaît leurs estomacs. Les employés sont toujours là, à regarder, regarder encore. Ils discutent entre eux. Ils savent tout.

— Vous voulez donc aller parler aux employés ? interrogea l’Homme d’État. Mais voudront-ils vous parler, eux ? Ils craindront de perdre leur place. Ils se contenteront de garder le silence ou affirmeront qu’il ne se passe rien d’anormal.

— Seulement, Mma Ramotswe sait parler aux gens, contra Mma Makutsi. Les gens se confient volontiers à elle. Je l’ai constaté de mes yeux. Ne pouvez-vous pas faire en sorte qu’on l’accueille quelque temps dans la maison de votre père ? Serait-il possible d’arranger cela ?

— Bien sûr, répondit l’Homme d’État. Je peux dire à mes parents qu’elle m’a rendu un service politique et qu’elle a besoin de s’éloigner quelques jours de Gaborone en raison de certains problèmes. Ils l’accueilleront à bras ouverts.

Mma Ramotswe foudroya Mma Makutsi du regard. Ce n’était pas le rôle d’une assistante de lancer des suggestions de ce genre, surtout quand ces suggestions devaient la conduire à accepter une affaire dont elle n’avait aucune envie de se charger. Il faudrait qu’elle lui en touche deux mots, mais elle ne souhaitait pas l’embarrasser devant cet homme fier aux manières d’aristocrate. Elle accepterait l’affaire, non parce que les menaces à peine voilées avaient fait mouche – elle s’était clairement élevée contre elles en affirmant qu’elle ne les entendait pas –, mais parce qu’on lui avait suggéré une façon de découvrir ce qui devait être découvert.

— Très bien, dit-elle. Nous allons nous en charger, Rra. Mais cela n’a rien à voir avec certaines des choses que vous avez dites, en particulier celles que je n’ai pas entendues.

Elle s’interrompit pour donner tout leur poids à ces paroles.

— Cependant, ce sera à moi de décider comment je m’y prendrai une fois sur place. Vous ne devrez pas intervenir.

L’Homme d’État hocha la tête avec enthousiasme.

— C’est parfait, Mma. Je suis très heureux. Et je suis désolé d’avoir dit des choses que je n’aurais pas dû dire. Vous devez comprendre que mon frère compte beaucoup pour moi. Je n’aurais jamais parlé ainsi si je n’avais pas craint pour sa vie. C’est tout.

Mma Ramotswe le regarda. Cet homme aimait réellement son frère. Il ne devait pas lui être facile de savoir ce dernier marié à une femme qui lui inspirait une telle méfiance.

— J’ai déjà oublié ce qui a été dit, Rra, affirma-t-elle. Ne vous en faites pas.

L’Homme d’État se leva.

— Êtes-vous d’accord pour commencer demain ? demanda-t-il. Je vais mettre au point les détails de votre séjour.

— Non, répondit Mma Ramotswe. Je commencerai dans quelques jours. J’ai beaucoup de choses à régler ici, à Gaborone. Mais ne vous inquiétez pas, si l’on peut faire quoi que ce soit pour votre pauvre frère, soyez sûr que je le ferai. Une fois que nous nous chargeons d’une enquête, nous ne la traitons jamais à la légère. Je vous en donne ma parole.

L’Homme d’État se pencha au-dessus du bureau et lui saisit la main.

— Vous avez bon cœur, Mma. Ce que l’on dit de vous est vrai. Tout à fait vrai.

Il se tourna ensuite vers Mma Makutsi.

— Quant à vous, Mma, vous êtes une femme intelligente. Si un jour vous en avez assez d’être détective privée, venez travailler au gouvernement. Nous avons besoin de femmes comme vous. La plupart de celles que nous employons ne sont pas efficaces. Elles passent leur temps à se faire les ongles. Je les ai vues. À leur place, vous travailleriez pour de bon, j’en suis persuadé.

Mma Ramotswe allait répondre, mais l’Homme d’État avait déjà atteint la sortie. Par la fenêtre, elles virent le chauffeur ouvrir la portière avec déférence, puis la refermer.

— Si j’allais travailler au gouvernement… commença Mma Makutsi, avant d’ajouter à la hâte : Ce qui n’est pas du tout dans mes intentions, bien sûr… Mais je me demande combien de temps il me faudrait attendre avant de posséder une voiture comme celle-là, avec un chauffeur…

Mma Ramotswe s’esclaffa.

— Il ne faut pas croire tout ce que dit ce monsieur ! s’exclama-t-elle. Les hommes comme lui font d’innombrables promesses. Et puis, il est stupide. Et orgueilleux.

— Mais il disait la vérité au sujet de la femme de son frère, non ? interrogea Mma Makutsi avec anxiété.

— Peut-être, répondit Mma Ramotswe. Je ne pense pas qu’il ait tout inventé. Mais rappelez-vous ce que dit Clovis Andersen. Chaque histoire possède deux faces. Jusqu’à présent, nous n’en connaissons qu’une. La plus stupide.

 

La vie devient compliquée, songea Mma Ramotswe. Elle venait d’accepter une affaire qui se révélerait des plus ardues et la tiendrait éloignée de Gaborone. Ce dernier inconvénient posait déjà des problèmes en lui-même, mais quand elle songeait à Mr. J.L.B. Matekoni et au Tlokweng Road Speedy Motors, la situation était plus pénible encore. Et puis, il y avait les enfants : maintenant qu’ils étaient bien installés dans la maison de Zebra Drive, il faudrait instaurer pour eux un rythme quotidien. Rose, la femme de ménage, offrait certes une aide précieuse au jour le jour, mais elle ne pouvait assumer seule toute la responsabilité.

La liste que Mma Ramotswe avait commencé à établir ce matin-là débutait avec la préparation du déménagement. Elle songea qu’il serait préférable de faire passer en première place le problème du garage pour reléguer au second rang le rangement de l’agence. Ensuite, elle pourrait penser aux activités des enfants : elle écrivit ÉCOLE en lettres majuscules, accompagné d’un numéro de téléphone. Venaient ensuite, dans l’ordre, APPELER LE RÉPARATEUR POUR LE RÉFRIGÉRATEUR et CONDUIRE LE FILS DE ROSE CHEZ LE DOCTEUR POUR SON ASTHME. Enfin, en dernière position, elle inscrivit : S’OCCUPER DE LA MAUVAISE ÉPOUSE.

— Mma Makutsi, dit-elle, je crois que je vais vous emmener au garage. Nous ne pouvons pas abandonner le pauvre Mr. J.L.B. Matekoni, même s’il a un comportement bizarre. Vous allez entrer dès maintenant dans vos fonctions de directrice par intérim. Je vous conduis en fourgonnette.

Mma Makutsi hocha la tête.

— Je suis prête, Mma, dit-elle. Je suis prête à prendre les commandes.