CHAPITRE XX

Problèmes médicaux

 

Enfin, elle détenait l’information ! Elle possédait le plan qui la conduirait jusqu’au meurtrier et elle entendait bien s’en servir. Seulement, il y avait l’agence à faire tourner et plusieurs affaires à élucider, dont une qui impliquait un médecin d’un genre particulier et un hôpital.

Mma Ramotswe ne supportait pas les hôpitaux. Elle n’aimait pas leur odeur, tremblait à la vue des patients assis sur les bancs ensoleillés, rendus muets par la souffrance, et se sentait carrément déprimée par les pyjamas de jour roses que portaient les malades atteints de tuberculose. Les hôpitaux représentaient pour elle un memento mori de brique et de mortier ; ils vous rappelaient de façon atroce la fin inévitable qui nous attendait tous, mais qu’à son avis il valait mieux chasser de son esprit en s’immergeant dans la réalité quotidienne.

Les docteurs échappaient toutefois à cette aversion. Depuis toujours, ils impressionnaient Mma Ramotswe. Elle les admirait, en particulier pour leur sens de la confidentialité. Cela faisait chaud au cœur de penser que l’on pouvait s’ouvrir à son médecin et que, comme un prêtre, il emporterait votre secret dans la tombe. On ne trouvait pas semblable climat de confiance chez les avocats, des vantards pour la plupart, toujours prêts à raconter une anecdote aux dépens d’un client. À la réflexion, on pouvait également inclure les comptables dans la catégorie des indiscrets, puisqu’ils passaient le plus clair de leur temps à deviser sur qui gagnait quoi. En revanche, vous pouviez faire des pieds et des mains pour soutirer une information confidentielle à un médecin, celui-ci ne desserrait pas les lèvres.

Ce qui est normal, estimait Mma Ramotswe. Je n’aimerais pas que certaines personnes apprennent que… Que quoi, en fait ? De quoi pouvait-elle avoir honte ? Elle réfléchit. Son poids n’avait rien de confidentiel et, de toute façon, elle était fière de sa constitution d’Africaine traditionnelle, à mille lieues de ces horribles créatures maigres comme des clous que l’on voyait dans les publicités. Par ailleurs, il y avait ses cors… mais enfin, eux aussi étaient plus ou moins de notoriété publique puisqu’elle portait souvent des sandales. Non, franchement, elle avait beau se creuser la cervelle, elle n’avait rien à cacher.

La constipation, bien sûr, était une autre histoire. Il serait affreux que le monde entier eût vent de problèmes de cette nature. Elle éprouvait une immense compassion envers ceux qui en souffraient et savait que ce fléau touchait un grand nombre de gens. Assez grand, sans doute, pour permettre de constituer un parti politique avec de bonnes chances d’accéder au pouvoir. Mais que ferait un tel parti une fois en place ? Rien, imaginait-elle. Il tenterait de faire passer des lois, mais sans succès.

Elle interrompit sa rêverie et songea au travail qui l’attendait. Son vieil ami, le Dr Maketsi, l’avait appelée de l’hôpital pour savoir s’il pouvait passer la voir à l’agence le soir même, après son travail. Elle avait accepté aussitôt : comme elle, le Dr Maketsi était originaire de Mochudi et, bien que de dix ans sa cadette, elle se sentait très proche de lui. Elle annula donc son rendez-vous de mise en plis chez le coiffeur et resta à l’agence après le départ de la secrétaire. Elle était plongée dans un fastidieux travail de paperasserie lorsqu’elle entendit la voix familière du Dr Maketsi : « Ko ko ! » cria-t-il du dehors. Un instant plus tard, il pénétrait dans le bureau.

Ils échangèrent des nouvelles de leurs familles respectives et évoquèrent les multiples transformations qu’avait connues Mochudi depuis leur départ. Elle s’enquit de la santé de la tante du Dr Maketsi, une institutrice à la retraite auprès de qui la moitié du village continuait à venir prendre conseil. La vieille dame n’avait rien perdu de son dynamisme, affirma-t-il. D’ailleurs, tout le monde la pressait de se présenter aux élections législatives et elle y réfléchissait.

— Il faudrait davantage de femmes dans la vie publique de ce pays, déclara le Dr Maketsi. Les femmes ont l’esprit pratique. Contrairement à nous, les hommes.

Mma Ramotswe fut prompte à l’approuver.

— Si elles étaient plus nombreuses au pouvoir, renchérit-elle, elles ne laisseraient pas les guerres éclater. Pour nous, tous ces conflits n’ont aucun intérêt. Nous voyons la guerre pour ce qu’elle est : une affaire de corps meurtris et de mères éplorées.

Le Dr Maketsi réfléchit. Il pensait à Mme Gandhi, qui avait eu une guerre, et à Mme Golda Meir, qui en avait eu une autre, et puis, il y avait…

— Cela est vrai la plupart du temps, déclara-t-il. La plupart du temps, les femmes sont douces, mais elles savent aussi se montrer dures quand il le faut.

À présent, le Dr Maketsi souhaitait changer de sujet. Il redoutait d’entendre Mma Ramotswe lui demander s’il savait cuisiner et ne voulait surtout pas que se répète la conversation qu’il avait eue avec une jeune femme qui rentrait d’un séjour aux États-Unis. Elle lui avait dit, avec un accent de défi dans la voix, comme si leur différence d’âge ne comptait pas le moins du monde : « Si vous mangez, vous devez cuisiner. C’est aussi simple que cela. » Ces idées qui venaient d’Amérique étaient peut-être très belles en théorie, mais avaient-elles rendu les Américains plus heureux ? Il fallait imposer certaines limites à tout ce progrès, à cette évolution perturbatrice. Récemment, il avait entendu parler de maris contraints par leur épouse de changer les couches de leur bébé ! Il frémit à cette pensée : l’Afrique n’était pas prête pour cela. Il existait certains aspects des habitudes africaines ancestrales qui étaient appropriés et confortables… à condition d’être un homme. Ce qui, bien sûr, était le cas du Dr Maketsi.

— Mais ce sont là de grandes questions ! conclut-il, jovial. Ce n’est pas en parlant des potirons qu’on les fait pousser plus vite !

Sa belle-mère employait beaucoup cette formule, et bien qu’il fût en désaccord avec tout ce qu’elle disait ou presque, il se surprenait souvent à répéter mot pour mot ses paroles.

Mma Ramotswe se mit à rire.

— Alors, pourquoi es-tu venu me voir ? interrogea-t-elle. Tu veux que je te trouve une nouvelle femme, c’est ça ?

Le Dr Maketsi eut un claquement de langue faussement désapprobateur.

— C’est un vrai problème qui m’amène ici ! protesta-t-il, ironique. Pas une insignifiante histoire de femmes…

Attentive, Mma Ramotswe écouta son ami lui expliquer à quel point le problème qui le préoccupait était délicat, et elle l’assura que, comme lui, elle croyait aux vertus de la confidentialité.

— Même ma secrétaire ne saura rien de ce que tu vas me confier, affirma-t-elle.

— C’est bien, fit le Dr Maketsi. Parce que si je fais fausse route et que quelqu’un vient à l’apprendre, je me retrouverai dans une situation très embarrassante… et tout l’hôpital avec moi ! Je ne tiens pas à recevoir la visite de mon ministre.

— Je comprends, assura Mma Ramotswe.

Sa curiosité était piquée au vif et elle brûlait d’en savoir plus sur ce problème qui troublait son ami et s’annonçait savoureux. Ces derniers temps, elle n’avait traité que des affaires inintéressantes, dont une qu’elle avait même jugée avilissante : elle avait dû se lancer à la recherche du chien d’un homme riche. Un chien ! L’unique dame détective du pays ne devrait pas avoir à s’abaisser à un tel niveau, et Mma Ramotswe eût sans doute refusé si elle n’avait pas eu un besoin urgent d’argent. Le moteur de la petite fourgonnette blanche avait en effet commencé à produire un cliquetis inquiétant et Mr. J.L.B. Matekoni, sollicité pour étudier le problème, avait pris des gants pour lui annoncer la nouvelle : les réparations coûteraient cher. Pour clore le tout, le chien en question s’était révélé méchant et malodorant. Lorsqu’elle l’avait enfin retrouvé, traîné en laisse par la bande de garnements qui l’avaient volé, l’animal avait témoigné sa reconnaissance à sa libératrice en la mordant à la cheville !

— J’ai un problème avec l’un de nos jeunes médecins, commença le Dr Maketsi. Il s’appelle Komoti. Il est nigérian.

— Je vois.

— Je sais qu’il y a des gens qui se méfient des Nigérians, ajouta-t-il.

— Il me semble, oui, que certains s’en méfient, acquiesça Mma Ramotswe en croisant le regard du médecin, avant de s’en détourner vivement avec un sentiment proche de la culpabilité.

Le Dr Maketsi termina son thé rouge et reposa la tasse sur la table.

— Il faut que je te parle un peu de notre Dr Komoti, reprit-il. À commencer par le jour où il est venu passer l’entretien d’embauche. C’était à moi de l’interroger, mais je dois admettre qu’il s’agissait d’une formalité. L’équipe médicale avait vraiment besoin de renfort et il nous fallait une personne compétente pour prêter main-forte aux urgences. Nous ne pouvions pas faire les difficiles, tu comprends. Enfin, celui-là semblait avoir un CV correct et il avait apporté des références. Entre autres, il avait exercé plusieurs années à Nairobi. J’ai appelé l’hôpital en question, qui m’a confirmé qu’il travaillait très bien. Je l’ai donc engagé.

« Il a commencé chez nous il y a six mois. Aux urgences, il n’avait pas le temps de s’ennuyer. Tu dois savoir ce que c’est, dans ce service… Accidents de la route, bagarres, et puis les habituels bobos du vendredi soir. La plupart du temps, le travail se résume à nettoyer les plaies, stopper les hémorragies, ressusciter les morts parfois… bref, ce genre de choses.

« Tout semblait bien se passer, mais alors que le Dr Komoti était là depuis trois semaines, le médecin consultant a souhaité avoir une conversation avec moi. Il m’a dit qu’il trouvait le nouveau docteur un peu maladroit et que celui-ci faisait parfois des choses surprenantes. Entre autres, il avait suturé plusieurs plaies de façon désastreuse, de sorte qu’il avait fallu tout reprendre derrière lui.

« D’autres fois, en revanche, son travail était exemplaire. Par exemple, il y a deux semaines, une femme est arrivée avec un pneumothorax. C’est un problème assez grave. De l’air s’introduit dans l’espace interpulmonaire, si bien que les poumons se dégonflent comme des ballons crevés. Quand cela se produit, il faut faire sortir l’air le plus rapidement possible, afin de permettre aux poumons de se déployer de nouveau.

« Pour un médecin inexpérimenté, ce n’est pas facile du tout. Il faut savoir exactement où poser le drain. Si l’on se trompe, on risque de percer au niveau du cœur ou de causer toutes sortes d’autres lésions. Si l’on manque de rapidité, le patient peut y rester. J’ai failli en perdre un de cette manière il y a quelques années. J’ai eu la suée de ma vie, ce jour-là.

« Le Dr Komoti, lui, s’en est parfaitement tiré et il ne fait aucun doute qu’il a sauvé la vie de sa patiente. Le médecin consultant est arrivé vers la fin de l’opération et, comme tout se passait bien, il l’a laissé achever. Il a été impressionné et m’en a parlé. Mais à côté de cela, le même Dr Komoti avait laissé passer un cas évident de dilatation de la rate la veille.

— Il est irrégulier, conclut Mma Ramotswe.

— Exactement. Un jour, il travaille très bien et, le lendemain, il manque de tuer un malheureux patient.

Mma Ramotswe réfléchit un instant. Un article du Star lui revint en mémoire.

— L’autre jour, j’ai lu dans le journal l’histoire d’un faux médecin à Johannesburg, déclara-t-elle. Il pratiquait depuis dix ans sans que personne soupçonne qu’il n’avait aucune qualification. Et puis, un patient a remarqué quelque chose par hasard et la supercherie a été dévoilée.

— C’est extraordinaire, répondit le Dr Maketsi. On lit ces histoires-là de temps en temps. Souvent, ces individus parviennent à tromper leur monde très longtemps… parfois des années.

— As-tu vérifié ses qualifications ? interrogea Mma Ramotswe. Il n’est pas difficile de fabriquer de faux diplômes de nos jours, avec les photocopieuses et les imprimantes laser. Tout le monde peut le faire. Peut-être n’est-il pas du tout médecin. Il a pu être gardien dans un hôpital, ou quelque chose comme cela.

Le Dr Maketsi secoua la tête.

— Nous avons tout vérifié, dit-il. Nous nous sommes renseignés à la faculté de médecine où il a suivi ses études, au Nigeria – et crois-moi, il a fallu batailler ! Nous avons également contacté le General Medical Council de Grande-Bretagne, où il a occupé un poste de chef de clinique pendant deux ans. Nous avons même réclamé une photographie de lui à Nairobi : il s’agit du même homme. Je suis donc à peu près sûr qu’il est bien celui qu’il prétend être.

— Et ne pourrais-tu pas le tester ? s’enquit Mma Ramotswe. Évaluer ses connaissances en lui posant des questions pièges ?

Le Dr Maketsi sourit.

— Je l’ai fait. Je me suis arrangé pour discuter avec lui à une ou deux reprises, quand il y avait des cas difficiles. La première fois, il s’en est très bien tiré et a répondu de façon sensée. Il savait de quoi il parlait. Mais la seconde, il s’est montré évasif, m’a dit qu’il voulait réfléchir à la question. Cela m’a ennuyé, et je lui ai donc parlé du patient dont nous avions discuté la fois précédente. Il a paru désarçonné et s’est mis à bafouiller quelque chose d’incohérent. On aurait dit qu’il avait oublié tout ce qu’il m’avait dit trois jours plus tôt.

Mma Ramotswe leva les yeux au plafond. Elle savait ce qu’était l’amnésie. Son pauvre papa était devenu amnésique à la fin de sa vie et, par moments, il ne reconnaissait même plus sa fille. Ce symptôme était compréhensible chez des personnes âgées, mais pas chez un jeune médecin. À moins qu’il ne fût malade, bien sûr, et, dans ce cas, sa mémoire pouvait être affectée.

— Sur le plan mental, tout est normal chez lui, assura le Dr Maketsi, comme s’il prévoyait la question. En tout cas, d’après ce que je sais. Il ne s’agit ni d’un cas de démence présénile ni d’une affection de ce genre. Ce qui m’inquiète plutôt, c’est l’idée qu’il puisse se droguer. Cela me paraît possible, et cela expliquerait que, la moitié du temps, il n’a pas toute sa tête lorsqu’il soigne les patients.

Le Dr Maketsi s’interrompit. Il avait lancé sa bombe et s’adossait maintenant à son siège, comme si les implications de son discours imposaient le silence. C’était aussi grave que permettre à un médecin sans diplôme d’exercer dans un hôpital. Si le ministre apprenait que l’on confiait des patients à un praticien qui se droguait, il risquait de mettre en doute l’efficacité de la gestion de l’hôpital.

Il imaginait déjà la conversation : « Voyons, docteur Maketsi, comment se fait-il que vous ne vous soyez pas aperçu, en observant son comportement, que cet homme était drogué ? Vous autres médecins, vous êtes pourtant bien placés pour repérer ce genre de chose, non ? S’il m’apparaît évident à moi, quand je me promène dans la rue, que tel ou tel passant vient de fumer du dagga12, cela doit l’être aussi, je suppose, pour quelqu’un comme vous. À moins que je ne me fasse des illusions sur les compétences des médecins… »

— Je comprends ton souci, dit Mma Ramotswe. Mais je ne suis pas certaine de pouvoir faire quelque chose. Je ne connais rien au milieu de la drogue. C’est à la police de traiter ces affaires-là.

Le Dr Maketsi chassa cette perspective d’un geste.

— Ne me parle pas de la police ! protesta-t-il. Ces gens-là ne savent pas tenir leur langue. Si je les sollicite, ils traiteront d’emblée le problème comme une affaire de stupéfiants et feront irruption chez le Dr Komoti pour fouiller sa maison. Ensuite, un témoin s’en ira raconter ce qu’il a vu et, en un clin d’œil, le bruit que ce médecin est un drogué circulera dans toute la ville.

Il s’interrompit, soucieux de bien faire comprendre la subtilité de son dilemme.

— Et si ce n’est pas vrai, hein ? reprit-il. Si je me trompe ? J’aurai saboté sa réputation sans raison. Ce garçon se montre peut-être incompétent par moments, mais ce n’est pas une raison pour le détruire.

— Mais si nous découvrons qu’il a bel et bien consommé de la drogue ? s’enquit Mma Ramotswe. Je ne vois pas trop comment nous pourrions nous y prendre, mais imaginons que nous y parvenions ? Que se passera-t-il alors ? Tu le renverras ?

Le Dr Maketsi secoua vigoureusement la tête.

— Nous n’envisageons pas les problèmes de drogue dans ces termes. Nous ne cherchons pas à juger la conduite des individus. Si j’apprends qu’il se drogue, je traiterai l’affaire sous l’angle médical et je m’efforcerai d’aider cet homme. Je m’appliquerai à décortiquer le problème.

— Que veux-tu « décortiquer » avec ce genre d’individus ? objecta Mma Ramotswe. Fumer du dagga est une chose, consommer des comprimés et tout le reste en est une autre. Montre-moi un ancien drogué qui vit normalement aujourd’hui. Juste un. Cela existe peut-être, mais moi, je n’en ai jamais vu.

Le Dr Maketsi haussa les épaules.

— Je sais que ces gens-là peuvent être manipulateurs, assura-t-il. Mais détrompe-toi, certains s’en sortent. Je peux te montrer des chiffres, si tu veux.

— Bon, peut-être… mais peut-être pas, dit Mma Ramotswe. Maintenant, la question est : qu’attends-tu de moi ?

— Que tu éclaircisses ce mystère. Surveille cet homme quelques jours. Détermine si, oui ou non, il est impliqué dans un trafic de drogue. Si la réponse est oui, dis-moi s’il fournit d’autres personnes, pendant que tu y es. Parce que cela nous poserait un nouveau problème. Nous surveillons de près le stock de médicaments à l’hôpital, mais il arrive que des produits disparaissent, et la dernière chose que nous voudrions, c’est que l’un de nos médecins approvisionne des drogués. Nous ne pouvons tolérer cela.

— Dans ce cas, tu le renverras ? insista Mma Ramotswe. Tu ne tenteras plus de l’aider ?

Le Dr Maketsi se mit à rire.

— Je le flanquerai à la porte sans état d’âme.

— Parfait, dit Mma Ramotswe. Voilà qui me paraît légitime. À présent, parlons de mes honoraires.

Le Dr Maketsi blêmit.

— Je me suis interrogé à ce sujet. C’est une affaire si délicate… Je ne vois pas comment demander à l’hôpital de payer.

Mma Ramotswe hocha la tête.

— Et tu as pensé qu’en tant que vieille amie…

— Oui, murmura le Dr Maketsi. J’ai pensé qu’en tant que vieille amie tu te souviendrais peut-être que du temps de la maladie de ton papa, à la fin…

Mma Ramotswe n’avait pas oublié. Le Dr Maketsi était venu chez eux sans faillir, tous les soirs, pendant trois semaines. Pour finir, il avait procuré à son papa une chambre individuelle à l’hôpital, gratuitement.

— Je m’en souviens très bien, dit-elle. Je n’ai parlé d’honoraires que pour te dire que tu n’aurais rien à payer.

 

Elle avait en main toutes les données nécessaires pour commencer son enquête : l’adresse du Dr Komoti sur Kaunda Way, sa photographie, fourme par le Dr Maketsi, et le numéro d’immatriculation du break vert qu’il conduisait. Elle connaissait également le numéro de téléphone du médecin et celui de sa boîte postale à la poste centrale – bien qu’elle ne vît pas très bien dans quelles circonstances ces derniers pourraient lui être utiles. Il ne lui restait plus désormais qu’à le filer pour en apprendre le maximum sur le Dr Komoti, dans le laps de temps le plus bref possible.

Le Dr Maketsi avait pensé à procurer à Mma Ramotswe une copie du tableau de service des urgences pour les quatre prochains mois. Ainsi Mma Ramotswe connaissait-elle l’emploi du temps précis du médecin et les nuits où il était de garde. Cela lui éviterait de perdre son temps à le guetter en vain, postée dans la petite fourgonnette blanche.

Elle se mit au travail deux jours plus tard. En fin d’après-midi, lorsque le Dr Komoti quitta le parking de l’hôpital, elle était à son poste. Elle le suivit discrètement jusqu’au centre-ville, se gara à quelques voitures du break et attendit que le médecin se fût éloigné pour descendre à son tour. Il entra dans deux ou trois magasins, puis acheta un journal à la Grande Librairie. Il retourna ensuite à sa voiture, rentra directement chez lui et y resta – irréprochablement, estima-t-elle – jusqu’au moment où les lumières s’éteignirent, un peu avant dix heures. Rien n’était plus ennuyeux que de rester assise à ne rien faire dans la petite fourgonnette blanche, mais Mma Ramotswe en avait l’habitude et elle ne se plaignait jamais une fois qu’elle avait accepté une affaire. D’ailleurs, elle eût été prête à demeurer tout un mois dans la fourgonnette si le Dr Maketsi le lui avait demandé : c’était la moindre des choses, après tout ce qu’il avait fait pour son vieux Papa.

Rien ne se produisit ce soir-là, ni le lendemain. Mma Ramotswe commençait à se demander s’il arrivait au Dr Komoti de modifier ses habitudes lorsque, tout à coup, les choses changèrent. On était vendredi après-midi et Mma Ramotswe s’apprêtait à suivre le Dr Komoti sur le trajet du retour. Le médecin avait quitté l’hôpital avec un peu de retard et il était sorti par la porte des urgences, un stéthoscope glissé dans la poche de sa blouse blanche.

Mma Ramotswe quitta à sa suite l’enceinte de l’hôpital, certaine qu’il n’avait pas remarqué la petite fourgonnette blanche. Elle s’apprêtait à rouler derrière lui en direction de la ville et jusqu’à la Grande Librairie, où il achetait chaque soir son journal, lorsqu’elle s’aperçut qu’il partait dans l’autre sens. L’idée qu’il allait enfin se passer quelque chose réjouit Mma Ramotswe et elle se concentra sur la conduite, afin de ne pas le perdre dans la circulation. Les rues étaient plus encombrées que d’ordinaire, car on était le dernier vendredi du mois, jour de paie. Ce soir-là, il y aurait plus d’accidents que les autres soirs, et le médecin qui remplacerait le Dr Komoti aux urgences n’aurait pas le loisir de chômer, entre les points de suture à faire aux ivrognes et les morceaux de pare-brise à extraire des accidentés de la route.

Avec surprise, Mma Ramotswe vit le Dr Komoti prendre la direction de Lobatse. C’était intéressant. Si cet homme était impliqué dans des affaires de drogue, utiliser Lobatse comme base pour son trafic semblait judicieux. La ville était toute proche de la frontière : de là, rien de plus facile que de passer des produits en Afrique du Sud, ou de prendre livraison de colis en provenance de ce pays. Quelle que fût l’explication, cela faisait du médecin un sujet de filature intéressant.

Ils roulèrent un bon moment. La petite fourgonnette blanche peinait à suivre la voiture plus puissante du Dr Komoti, mais Mma Ramotswe ne craignait pas d’être remarquée : la circulation était dense et il n’y avait aucune raison que le Dr Komoti se préoccupe particulièrement de la petite fourgonnette blanche. Une fois à Lobatse, bien sûr, il faudrait redoubler de prudence.

Lorsqu’elle constata qu’il ne s’arrêtait pas à Lobatse, Mma Ramotswe commença à se faire du souci. S’il traversait la ville, peut-être entendait-il gagner un petit village des environs. Une telle éventualité restait cependant peu plausible, car il n’y avait pas grand-chose après Lobatse, en tout cas, pas de quoi intéresser un homme comme le Dr Komoti. La seule autre possibilité, dès lors, était la frontière, à quelques kilomètres à peine. Oui ! Le Dr Komoti allait franchir la frontière, elle en était sûre. Il se rendait à Mafikeng.

Quand elle eut la certitude que la destination du Dr Komoti se situait hors du pays, Mma Ramotswe ressentit une irritation intense liée à sa propre stupidité : elle n’avait pas son passeport sur elle ! Le Dr Komoti allait passer la frontière et elle devrait demeurer au Botswana ! Une fois de l’autre côté, il pourrait agir à sa guise – à n’en pas douter, il ne s’en priverait pas – et elle ne saurait rien.

Elle le regarda s’arrêter au poste-frontière et fit demi-tour, comme un chasseur qui a suivi sa proie jusqu’à la limite de la réserve et se trouve contraint d’abandonner. Le Dr Komoti resterait absent tout le week-end, c’était sûr, et elle continuerait d’ignorer à quoi il occupait son temps libre. La semaine prochaine, il faudrait reprendre la pénible observation nocturne de sa maison, avec la certitude frustrante que les activités illégales avaient eu lieu le week-end précédent. Et tout en guettant vainement, elle songerait aux enquêtes qui attendaient… des enquêtes qui eussent rapporté de l’argent, elles, et permis de régler la facture de réparation de la fourgonnette !

Lorsqu’elle arriva à Gaborone, Mma Ramotswe était de fort méchante humeur. Elle se coucha tôt, mais la rage l’habitait toujours le lendemain matin lorsqu’elle se rendit à l’African Mall. Comme chaque samedi, elle sirota un café sur la véranda de l’hôtel Président, et elle prit plaisir à bavarder avec son amie Grace Gakatsla.

Grace possédait une boutique de prêt-à-porter à Broadhurst et elle savait distraire Mma Ramotswe avec les récits des caprices de ses clientes. L’une d’elles, épouse d’un ministre du gouvernement, avait récemment acheté une robe un vendredi, pour la rapporter le lundi suivant sous prétexte qu’après réflexion le vêtement ne lui allait pas si bien que cela. Le samedi soir toutefois, Grace avait été invitée à un mariage, où elle avait vu sa cliente vêtue de la robe, qui lui allait à ravir.

— Bien sûr, je ne pouvais pas lui dire en face qu’elle mentait et que je ne faisais pas de location de vêtements, expliqua Grace. Je lui ai donc demandé si elle s’était bien amusée au mariage. Elle a souri et a répondu que oui. J’ai alors dit que, moi aussi, j’avais beaucoup apprécié la soirée. De toute évidence, elle ne m’avait pas vue à la fête. Elle a tout à coup cessé de sourire et déclaré que, finalement, elle allait peut-être réfléchir encore un peu pour la robe…

— Cette femme-là est un hérisson, commenta Mma Ramotswe.

— Non, une hyène, rétorqua Grace. Ou plutôt un fourmilier, avec son grand nez !

Les rires s’étaient éteints et Grace avait disparu, laissant le champ libre à la morosité. Mma Ramotswe songea que, décidément, elle allait passer le week-end entier dans cet état. Elle se demanda même si sa mauvaise humeur ne durerait pas tant que le mystère Komoti ne serait pas résolu… à supposer qu’il le fût un jour.

Elle régla l’addition et sortit. Ce fut en descendant les marches de l’hôtel qu’elle aperçut le Dr Komoti dans le Mall.

 

Mma Ramotswe se figea. Le Dr Komoti était passé en Afrique du Sud la veille au soir, juste avant sept heures. Or, le poste-frontière fermait à huit heures, ce qui signifiait qu’il n’avait pas eu le temps d’atteindre Mafikeng, située à quarante minutes, et d’être de retour à temps pour repasser la frontière. Il était donc resté toute la nuit là-bas, mais était reparti ce matin-là à la première heure.

Une fois remise de sa surprise, elle songea qu’elle pouvait faire bon usage de cette opportunité de le suivre pour voir ce qu’il faisait. Il était entré dans la quincaillerie et elle l’attendit dehors, contemplant machinalement le contenu d’une vitrine. Lorsqu’il ressortit, il gagna le parking et monta en voiture.

Le Dr Komoti passa la journée chez lui. À six heures du soir, il se rendit à l’Hôtel du Soleil pour prendre un verre avec deux hommes, Nigérians comme lui. Mma Ramotswe savait que l’un d’eux travaillait dans un cabinet d’experts-comptables, tandis que l’autre était instituteur dans une école dont elle avait oublié le nom. Rien, dans cette rencontre, ne paraissait suspect. Sans doute y avait-il en ville, au même moment, de multiples petits groupes de gens de ce type qui prenaient un verre, poussés les uns vers les autres dans cette intimité artificielle de la vie d’expatriés par le besoin de parler du pays.

Il resta une heure, puis s’en alla. Sur tout le week-end, la vie sociale du Dr Komoti se limita à cette rencontre. Le dimanche soir, Mma Ramotswe décida qu’elle irait trouver le Dr Maketsi au cours de la semaine pour lui expliquer que, malheureusement, rien n’indiquait que le Dr Komoti eût un quelconque rapport avec le milieu de la drogue et qu’il semblait être, au contraire, un modèle de sobriété et de respectabilité. Il n’y avait même pas trace de vie amoureuse dans son existence, à moins qu’il hébergeât chez lui des femmes qui restaient terrées sans jamais sortir. Personne ne s’était approché de la maison tandis qu’elle montait la garde, personne n’en était sorti non plus, hormis le Dr Komoti lui-même. Il était, pour tout dire, un individu assez ennuyeux à observer.

Restait toutefois la question de Mafikeng et du voyage éclair du vendredi soir. S’il était allé là-bas pour faire des courses, comme beaucoup de gens en avaient l’habitude, il y serait au moins resté une partie du samedi matin, ce qui n’était pas le cas. Ce qu’il avait à accomplir, il l’avait réglé le vendredi soir. Peut-être avait-il retrouvé une femme, une de ces Sud-Africaines tapageuses que les hommes, bizarrement, semblaient apprécier ? C’était l’explication la plus simple, la plus probable aussi. Mais pourquoi ne pas être resté avec elle le samedi, pour l’emmener déjeuner au restaurant de l’hôtel Mmbabatho, par exemple ? Il y avait anguille sous roche et Mma Ramotswe se dit qu’elle le suivrait peut-être à Mafikeng le week-end suivant, s’il y allait, pour comprendre. S’il n’y avait rien à apprendre, elle ferait quelques courses et repartirait le samedi après-midi. Elle prévoyait de s’y rendre un jour ou l’autre de toute façon, alors autant faire d’une pierre deux coups.

 

Le Dr Komoti se montra conciliant. Le vendredi suivant, il quitta l’hôpital à l’heure et partit dans la direction de Lobatse, suivi à distance par Mma Ramotswe dans sa fourgonnette. Le passage de la frontière se révéla délicat : Mma Ramotswe devait faire en sorte de ne pas se retrouver trop près du médecin, tout en veillant à ne pas le perdre une fois passée la douane. Pendant un bon moment, elle craignit d’être retardée en voyant le fonctionnaire tourner à gestes lents les pages de son passeport et examiner un à un les tampons qui témoignaient de quelques escapades à Johannesburg et à Mafikeng.

— Il est écrit ici, à la rubrique profession, que vous êtes détective, lui dit-il d’un ton revêche. Comment une femme peut-elle être détective ?

Mma Ramotswe lui décocha un regard noir. Si elle prolongeait l’entretien, elle risquait de perdre le Dr Komoti, dont un autre douanier était déjà en train de tamponner le passeport. Dans peu de temps, le médecin aurait passé la frontière et la petite fourgonnette blanche n’aurait plus aucune chance de le rattraper.

— Il y a beaucoup de femmes détectives, répondit Mma Ramotswe avec dignité. Vous n’avez pas lu Agatha Christie ?

L’homme leva les yeux du passeport, courroucé.

— Seriez-vous en train d’insinuer que je n’ai pas d’instruction ? grogna-t-il. C’est ça que vous voulez dire ? Vous croyez que je n’ai pas lu ce Mr. Christie ?

— Pas du tout, protesta Mma Ramotswe. Vous autres, les douaniers, vous êtes à la fois instruits et efficaces. Hier encore, j’étais chez votre ministre et je lui disais justement que je trouvais les gens du service d’immigration très courtois et très efficients. Nous en avons beaucoup parlé au dîner.

Son interlocuteur se figea. L’espace d’un instant, il parut indécis, puis il saisit son tampon de caoutchouc et visa le passeport.

— Merci, Mma, déclara-t-il. Vous pouvez passer.

Mma Ramotswe n’aimait pas mentir, mais cela se révélait parfois nécessaire, surtout face à des gens qui occupaient des fonctions dépassant leurs compétences. Enjoliver ainsi la vérité – elle connaissait le ministre, certes, mais de très loin – permettait de remettre certaines personnes à leur place, souvent pour leur bien. Peut-être qu’à l’avenir ce fonctionnaire y réfléchirait à deux fois avant de persécuter une femme sans raison valable.

Elle remonta en voiture et l’homme lui adressa un salut quand elle franchit la barrière. Le Dr Komoti avait disparu et elle poussa au maximum le moteur de la fourgonnette pour le rattraper. Heureusement, il ne roulait pas très vite ; elle ralentit lorsqu’elle l’aperçut. Ils passèrent devant les vestiges de la capitale de Mangope et de la république fantoche du Bophuthatswana. Elle vit le stade, où le président avait été séquestré par ses propres troupes lorsque celles-ci s’étaient révoltées. Elle vit les bureaux du gouvernement qui administrait un État absurdement fragmenté sur ordre de ses maîtres de Pretoria. Quel gâchis ! pensa-t-elle. Quelle folie ! Et le moment venu, tout s’était évanoui, comme l’illusion que ce projet avait toujours été. Cela faisait partie de la grande farce que constituaient l’apartheid et le rêve monstrueux de Verwoerd. Tant de douleur, tant de souffrances prolongées, à ajouter par l’histoire à tous les tourments de l’Afrique…

Le Dr Komoti bifurqua soudain à droite. Ils avaient atteint la périphérie de Mafikeng et se trouvaient dans une banlieue proprette aux rues rectilignes et aux maisons entourées de jardins soigneusement clos. Ce fut dans l’allée d’une de ces maisons que s’engagea la voiture du médecin, obligeant Mma Ramotswe à continuer tout droit pour éviter d’éveiller les soupçons. Elle compta le nombre de résidences qu’elle dépassait – sept – et gara la fourgonnette sous un arbre.

Elle repéra ce qu’on avait coutume d’appeler un chemin sanitaire, qui longeait l’arrière des maisons, et, après avoir quitté la voiture, elle en gagna l’extrémité. Si ses calculs étaient bons, le Dr Komoti était entré dans la huitième maison – ou la septième, si l’on omettait celle devant laquelle elle avait dû passer pour atteindre le début du chemin.

Elle s’immobilisa donc sur le sentier, à hauteur de la huitième maison, et inspecta le jardin. On avait dû l’entretenir autrefois, il y avait bien longtemps.

Aujourd’hui, ce n’était plus qu’un enchevêtrement de végétation – des mûriers, des massifs de bougainvillées incontrôlées qui atteignaient des proportions gigantesques et lançaient leurs longues tiges de fleurs mauves vers le ciel, des papayers auxquels pendaient des fruits trop mûrs. Ce devait être le paradis des serpents, songea-t-elle : peut-être y trouvait-on des mambas tapis dans l’herbe haute, ou des boomslangs13 qui, dissimulés dans les feuillages, guettaient le moment où quelqu’un serait assez fou pour s’aventurer dans cette jungle.

Elle poussa la grille avec précaution. Celle-ci n’avait pas servi depuis longtemps et les gonds émirent un fort grincement. Cela n’avait guère d’importance : les sons ne pouvaient pas franchir l’épaisse barrière de végétation pour atteindre la maison, qui s’élevait à une centaine de mètres. À vrai dire, il était presque impossible de distinguer la bâtisse à travers la verdure, de sorte que Mma Ramotswe se sentit en sécurité, au moins à l’abri des regards, sinon des reptiles.

Elle progressa à pas prudents, prête à entendre siffler un serpent chaque fois qu’elle posait le pied par terre. Rien ne bougea toutefois, et elle se retrouva bientôt accroupie sous un mûrier, n’osant approcher davantage. De là, elle avait une bonne vision sur la porte de derrière et la fenêtre de la cuisine, qui était ouverte. Cependant, elle ne distinguait pas l’intérieur, car c’était une vieille maison coloniale, aux pièces fraîches et sombres. Il était bien plus facile d’épier les habitants de constructions modernes, car les architectes d’aujourd’hui avaient oublié l’existence du soleil et ils installaient les gens dans des bocaux dont le monde entier pouvait contempler l’intérieur par les larges baies vitrées, si l’envie lui en prenait.

Que faire à présent ? Elle pouvait rester là, dans l’espoir que quelqu’un sortirait par la porte de derrière, mais pourquoi s’y risquerait-on ? Et si cela arrivait, que ferait-elle ?

Soudain, une fenêtre s’ouvrit à l’arrière de la maison et un homme se pencha au-dehors. C’était le Dr Komoti.

— Hé, vous ! Vous, là-bas ! Oui, vous, la grosse dame ! Qu’est-ce que vous faites ici, assise sous notre mûrier ?

Mma Ramotswe ressentit le besoin impérieux de regarder derrière elle, par-dessus son épaule, comme s’il pouvait y avoir une autre personne sous l’arbre. Elle se sentait comme une écolière surprise en train de chaparder des fruits ou de commettre quelque acte répréhensible. Il n’y avait rien à faire : il fallait avouer.

Elle se leva et sortit de l’ombre.

— Il fait chaud ! cria-t-elle. Pourriez-vous me donner un verre d’eau ?

La fenêtre se referma et, quelques instants plus tard, la porte de la cuisine s’ouvrit. Le Dr Komoti sortit sur le seuil. Elle remarqua qu’il portait des vêtements très différents de ceux qu’elle lui avait vus à Gaborone. Il tenait une tasse, qu’il lui tendit. Mma Ramotswe s’en saisit et but avec avidité. Elle avait soif, en fait, et l’eau était bienvenue, malgré la saleté du récipient.

— Que faites-vous dans notre jardin ? interrogea le Dr Komoti sans animosité. Êtes-vous une voleuse ?

Mma Ramotswe prit un air peiné.

— Non, répondit-elle.

Le Dr Komoti la dévisagea d’un regard froid.

— Eh bien alors, si vous n’êtes pas une voleuse, qu’est-ce que vous voulez ? Vous cherchez du travail ? Nous avons déjà une femme qui vient faire la cuisine dans cette maison. Nous n’avons besoin de personne d’autre.

Mma Ramotswe allait articuler une réponse lorsqu’un autre individu se profila derrière le Dr Komoti et la regarda par-dessus l’épaule de celui-ci. C’était le Dr Komoti.

— Que se passe-t-il ? demanda le second Dr Komoti. Que veut cette femme ?

— Je l’ai vue dans le jardin, expliqua le premier Dr Komoti. Elle dit qu’elle n’est pas une voleuse.

— Et c’est la vérité, intervint Mma Ramotswe avec indignation. Je ne faisais que regarder cette maison.

Les deux hommes parurent perplexes.

— Mais pourquoi ? interrogea l’un d’eux. Pour quelle raison venez-vous regarder cette maison ? Elle n’a rien de particulier et elle n’est pas à vendre, de toute façon.

Mma Ramotswe rejeta la tête en arrière et éclata de rire.

— Oh, je ne suis pas venue pour l’acheter ! s’esclaffa-t-elle. C’est juste que j’habitais ici quand j’étais petite. Il y avait des Boers qui y vivaient, un certain Mr. van der Heever et sa femme. Ma mère était leur cuisinière, vous comprenez, et nous logions dans le quartier des domestiques, là-bas, au fond du jardin. Mon père s’occupait du jardin…

Elle s’interrompit, jetant aux deux hommes un regard de reproche.

— Il était plus beau en ce temps-là, ajouta-t-elle. Mieux entretenu.

— Ça, je n’en doute pas ! s’exclama l’un des hommes. Nous aimerions bien le domestiquer un de ces jours. Seulement, nous travaillons beaucoup. Nous sommes tous les deux médecins, vous comprenez, et nous passons beaucoup de temps à l’hôpital.

— Oh ! fit Mma Ramotswe, s’efforçant de paraître révérencieuse. Vous travaillez à l’hôpital d’à côté ?

— Non, répondit le premier médecin. J’ai un cabinet en ville, près de la gare. Mon frère, lui…

— Moi, je travaille plus loin, là-bas, compléta l’autre en désignant vaguement la direction du nord. Enfin, vous pouvez regarder le jardin autant que vous voudrez, ma mère. Nous allons vous préparer du thé.

— Oh ! s’exclama Mma Ramotswe. C’est très gentil à vous ! Merci.

 

Ce fut un réel soulagement de quitter ce jardin, ses sinistres broussailles et son air d’abandon. Pendant quelques minutes encore, Mma Ramotswe fit mine d’examiner les arbres et les massifs – ou du moins ce qu’on pouvait en distinguer – puis, après avoir remercié ses hôtes pour le thé, elle s’éloigna sur la route. Troublée, elle ressassait la curieuse information qu’elle venait d’obtenir. Il existait deux Dr Komoti, ce qui, en soi, n’avait rien d’exceptionnel. Pourtant, elle était sûre que cette donnée représentait l’essence du problème. Bien sûr, rien n’empêchait des jumeaux de suivre tous deux des études de médecine : les jumeaux menaient souvent des vies parallèles, le second allant parfois jusqu’à épouser la sœur de la femme du premier. Cependant, il y avait là quelque chose de particulièrement significatif et Mma Ramotswe était sûre d’avoir sous les yeux l’explication aveuglante du problème. Encore fallait-il parvenir à la discerner…

Elle remonta dans sa petite fourgonnette blanche et se mit en route vers le centre-ville. L’un des Dr Komoti avait dit posséder un cabinet près de la gare et elle décida d’aller y jeter un coup d’œil… même si elle ne comptait guère sur une plaque de cuivre pour lui révéler quoi que ce fût.

Elle connaissait la gare. C’était un lieu où elle aimait flâner, car il lui rappelait l’Afrique d’autrefois, les journées de compagnonnage inconfortable sur les banquettes de trains bondés, les lentes traversées des plaines, la canne à sucre que l’on mangeait pour que le temps passe plus vite, en recrachant les morceaux d’écorce par la vitre ouverte. Ici, on retrouvait tout cela – au moins en partie – chaque fois qu’un train en provenance du Cap passait au ralenti le long du quai, sur son trajet à travers le Botswana vers Bulawayo. Ici, on voyait encore, aux abords de la gare, des magasins indiens qui vendaient à prix dérisoires des couvertures et des chapeaux d’homme ornés de plumes de couleurs vives plantées dans le ruban.

Mma Ramotswe ne voulait pas que l’Afrique change. Elle ne voulait pas voir son peuple devenir comme les autres, sans âme, égoïste, oublieux de ce que signifiait être africain ou, pis encore, honteux de l’Afrique. Elle-même ne serait jamais rien d’autre qu’Africaine, jamais, même si un jour quelqu’un venait la voir en disant : « Tiens, voici une pilule, une invention révolutionnaire. Avale-la et tu deviendras américaine. » Elle refuserait. Jamais ! Non, merci.

Elle arrêta la fourgonnette blanche devant la gare et sortit. Il y avait beaucoup de monde dans les rues : des femmes vendaient du maïs grillé et des boissons sucrées, des hommes bavardaient bruyamment entre eux, une famille partait en voyage avec des valises de carton et quelques possessions enroulées dans une couverture. Un enfant qui tirait une petite voiture fabriquée avec du fil de fer bouscula Mma Ramotswe et prit la fuite sans s’excuser, redoutant les remontrances.

Elle s’approcha d’une marchande et s’adressa à elle en setswana :

— Comment allez-vous aujourd’hui, Mma ? s’enquit-elle poliment.

— Je vais bien, et vous, Mma, vous allez bien aussi ?

— Oui, je vais bien, et j’ai très bien dormi.

— Parfait.

Une fois les salutations d’usage achevées, elle poursuivit :

— On m’a dit qu’il y avait ici un très bon docteur. Il s’appelle Dr Komoti. Savez-vous où se trouve son cabinet ?

La femme hocha la tête.

— Beaucoup de gens le consultent. Son cabinet est là-bas, vous voyez ? Là où ce Blanc vient de garer son camion. C’est là.

Mma Ramotswe remercia la femme et lui acheta un épi de maïs grillé, qu’elle grignota en prenant la direction indiquée. Elle traversa la place poussiéreuse pour atteindre le bâtiment délabré au toit de tôle qui abritait le cabinet du Dr Komoti.

À sa grande surprise, elle trouva la porte ouverte. Lorsqu’elle la poussa, une femme se matérialisa devant elle.

— Je suis désolée, Mma, mais le docteur n’est pas là, déclara-t-elle d’un ton légèrement irrité. Je suis l’infirmière. Vous pourrez voir le docteur lundi après-midi.

— Ah ! fit Mma Ramotswe. C’est bien triste d’être obligée de rester à faire le ménage un vendredi soir, alors que tout le monde ne pense qu’à aller s’amuser.

L’infirmière haussa les épaules.

— Mon petit ami va m’emmener danser tout à l’heure. Mais j’aime bien que tout soit en ordre avant le week-end pour le lundi. C’est mieux comme ça.

— Beaucoup mieux, approuva Mma Ramotswe tout en réfléchissant en hâte. En fait, ce n’était pas le docteur que j’étais venue voir, en tout cas, pas comme patiente. J’ai travaillé avec lui, vous comprenez, quand il était à Nairobi. J’étais infirmière dans son service. J’étais juste venue lui dire un petit bonjour.

À ces mots, les manières de l’infirmière se firent plus amicales.

— Je vais vous préparer du thé, Mma, proposa-t-elle. Il fait encore chaud à cette heure.

Mma Ramotswe s’assit et attendit le retour de la femme, qui réapparut bientôt, la théière à la main.

— Connaissez-vous l’autre Dr Komoti ? interrogea-t-elle. Son frère ?

— Oh oui, répondit l’infirmière. Nous le voyons souvent. Il vient ici donner des coups de main, vous comprenez. Deux ou trois fois par semaine.

Mma Ramotswe souleva sa tasse avec une lenteur extrême. Son cœur s’était mis à battre très fort ; elle savait qu’elle se trouvait au centre du problème, que la solution, qui lui échappait encore, était à portée de main. Toutefois, il fallait paraître naturelle.

— Oh, ils faisaient aussi cela à Nairobi, affirma-t-elle avec un geste d’indifférence, comme s’il s’agissait d’un détail sans conséquence. Ils s’aidaient l’un l’autre. Et souvent, les patients ne s’apercevaient même pas qu’ils n’avaient pas affaire au même docteur.

L’infirmière se mit à rire.

— Ils font cela ici aussi, dit-elle. Je ne suis pas sûre que ce soit très honnête vis-à-vis des patients, mais personne ne s’est encore rendu compte qu’ils sont deux. Tout le monde a l’air satisfait.

Mma Ramotswe prit sa tasse vide et la tendit à son interlocutrice pour la faire remplir.

— Et vous ? demanda-t-elle. Vous arrivez à les distinguer ?

L’infirmière rendit la tasse pleine à Mma Ramotswe.

— Je les reconnais grâce à une chose : l’un est un très bon docteur, et l’autre est nul. Le nul ne connaît pas grand-chose à la médecine. Si vous me demandez mon avis, c’est un miracle qu’il ait réussi à obtenir son diplôme !

Il ne l’a pas obtenu, songea Mma Ramotswe en son for intérieur.

Elle se garda toutefois d’exprimer tout haut cette conviction.

Elle passa la nuit à l’Hôtel de la Gare de Mafikeng, un établissement bruyant et inconfortable où elle dormit bien malgré tout, comme c’était le cas chaque fois qu’elle achevait une enquête. Le lendemain matin, elle fit ses courses chez OK Bazaars, découvrant avec plaisir un assortiment de robes taille 48 à prix promotionnels. Elle en acheta trois – deux de plus que nécessaire – mais lorsqu’on était propriétaire de l’Agence No 1 des Dames Détectives, il fallait maintenir un certain standing.

À trois heures de l’après-midi, elle était de retour à Gaborone. Elle appela le Dr Maketsi et l’invita à venir sans délai à l’agence pour l’informer des résultats de l’enquête. Dix minutes plus tard, il s’asseyait en face d’elle, jouant nerveusement avec les manchettes de sa chemise.

— Tout d’abord, annonça Mma Ramotswe, pas de drogue.

Le Dr Maketsi poussa un soupir de soulagement.

— Dieu merci ! fit-il. C’était cela qui me donnait le plus de souci.

— Bon, reprit Mma Ramotswe, hésitante. Le problème, c’est que je ne suis pas certaine que tu vas aimer ce que je vais te dire.

— Il n’est pas qualifié, souffla le Dr Maketsi. C’est ça ?

— L’un d’eux n’est pas qualifié, rectifia Mma Ramotswe.

Le Dr Maketsi la dévisagea sans comprendre.

— L’un d’eux ?

Mma Ramotswe s’adossa à son fauteuil avec l’air de quelqu’un qui s’apprête à livrer la clé d’un mystère.

— Il était une fois deux jumeaux, commença-t-elle. Le premier suivit des études de médecine et devint docteur, l’autre non. Le diplômé obtint un poste, mais comme il était cupide, il se dit que deux emplois de médecin seraient plus rentables qu’un seul. Il prit donc deux postes et travailla dans chacun d’eux à mi-temps. Lorsqu’il n’était pas là, son frère, qui était son vrai jumeau, prenait le relais. Pour cela, ce dernier se servait de quelques bribes de connaissances enseignées par le médecin, à qui il demandait sans doute conseil lorsqu’il ne savait pas quoi faire. Voilà ! C’est l’histoire du Dr Komoti et de son frère jumeau de Mafikeng.

Le Dr Maketsi resta silencieux. Tandis que Mma Ramotswe parlait, il s’était pris la tête dans les mains et, l’espace d’un instant, elle crut qu’il allait éclater en sanglots.

— Alors je les ai eus tous les deux à l’hôpital, dit-il enfin. Parfois, nous avions le vrai médecin, et le reste du temps, c’était son jumeau.

— Oui, répondit simplement Mma Ramotswe. Disons qu’une semaine sur deux vous aviez le diplômé, pendant que l’autre travaillait comme généraliste dans un cabinet voisin de la gare de Mafikeng. Ensuite, ils échangeaient leurs rôles, et j’imagine que le vrai médecin s’employait à recoller les morceaux que son frère avait laissés en suspens, pour ainsi dire.

— Deux postes pour le prix d’un seul diplôme, fit le Dr Maketsi, songeur. C’est l’escroquerie la plus machiavélique que l’on m’ait racontée depuis bien longtemps !

— J’avoue que j’ai moi-même été stupéfaite, dit Mma Ramotswe. Je croyais connaître toutes les formes imaginables de la malhonnêteté humaine, mais, visiblement, on peut encore se faire surprendre.

Le Dr Maketsi se caressa le menton.

— Il faut que j’aille raconter ça à la police, décida-t-il. Il va y avoir une mise en examen. Il est de notre devoir de protéger le public contre les individus de cette espèce.

— Sauf si… commença Mma Ramotswe.

Le Dr Maketsi s’empressa de saisir la perche qu’elle lui tendait.

— Tu vois une autre possibilité ? interrogea-t-il. Une fois cette affaire rendue publique, il est certain que les gens vont s’affoler. Ils n’auront plus envie de venir consulter à l’hôpital. Nos programmes de santé publique se fondent sur la confiance… Tu sais ce que c’est.

— Précisément, assura Mma Ramotswe. C’est pourquoi je te suggère de transférer le point névralgique. Je suis d’accord avec toi : d’un côté, le public doit être préservé, de l’autre, il faut que le Dr Komoti soit mis hors d’état de nuire. Alors pourquoi ne pas confier ce dernier soin à d’autres ?

— Tu veux dire aux autorités de Mafikeng ?

— Oui, répondit Mma Ramotswe. Après tout, le mal est également commis là-bas et nous pouvons laisser les Sud-Africains gérer l’affaire. De cette façon, les journaux de Gaborone n’en parleront peut-être même pas. Les patients apprendront seulement que le Dr Komoti a donné sa démission, ce qui peut arriver à n’importe qui, et pour toutes sortes de raisons.

— Cela me paraît bien, dit le Dr Maketsi. Je préfère que le ministre ne vienne pas fourrer son nez dans cette histoire. Je ne pense pas que cela réglerait quoi que ce soit si… disons, s’il perdait son sang-froid !

— Bien sûr que non, renchérit Mma Ramotswe. Avec ta permission, je vais téléphoner à mon ami Billy Pilani, qui est capitaine de gendarmerie là-bas. Il va adorer démasquer un faux médecin. Billy aime les arrestations sensationnelles.

— Oui, ce sera très bien, acquiesça le Dr Maketsi avec un sourire.

C’était une solution parfaite pour un problème hors du commun, et le médecin admirait l’efficacité avec laquelle Mma Ramotswe l’avait pris en main.

— Tu sais, dit-il, je crois que même ma tante de Mochudi n’aurait pas réglé ce problème mieux que toi.

Mma Ramotswe sourit à son vieil ami. Vous avez beau avancer dans la vie et faire chaque année – ou même chaque mois – de nouvelles rencontres, rien ne remplace les amitiés tissées dans l’enfance et qui ont survécu au passage à l’âge adulte. Dans celles-ci, nous nous trouvons liés les uns aux autres par des chaînes d’acier.

Elle tendit la main et toucha le bras du Dr Maketsi, doucement, comme le font les vieux amis lorsqu’ils n’ont plus rien à ajouter.