CHAPITRE XVI
Doigts coupés et serpents venimeux
À l’origine, c’est-à-dire trente ans auparavant, Gaborone comptait très peu d’usines. En fait, en cette nuit venteuse de 1966 où la princesse Marina regarda l’Union Jack descendre lentement dans le stade et où le protectorat du Bechuanaland cessa d’exister, il n’y en avait pas une seule. Âgée de huit ans et élève à l’école publique de Mochudi, Mma Ramotswe n’avait eu que très vaguement conscience qu’il se passait des choses importantes et que ce que les gens nommaient liberté était survenu. Ne constatant aucun changement le lendemain de la cérémonie, elle s’était interrogée sur la signification de ce terme. À présent, bien sûr, elle en connaissait le sens et son cœur s’emplissait d’orgueil lorsqu’elle songeait à toutes les avancées réalisées en trente années à peine. Ces vastes andains dont les Britanniques ne savaient que faire avaient prospéré pour constituer, de loin, l’État le mieux géré d’Afrique. Aujourd’hui, les gens pouvaient hurler « Pula ! Pula ! Pluie ! Pluie ! » avec une immense fierté.
Gaborone s’était étendue et transformée à en devenir méconnaissable. Lors de sa première visite – elle était toute petite à l’époque –, Mma Ramotswe n’avait vu que quelques rangées de maisons, disposées autour du centre commercial et des bâtiments gouvernementaux. C’était bien plus grand que Mochudi, évidemment, et cent fois plus impressionnant, avec les administrations et la maison de Seretse Khama, mais cela restait petit, vraiment, pour qui avait vu des photographies de Johannesburg, ou même de Bulawayo. Et aucune usine. Pas la moindre.
Et puis, peu à peu, les choses avaient évolué. Quelqu’un avait bâti une fabrique de meubles, qui produisait de robustes chaises de salon. Un deuxième avait créé une modeste usine de parpaings destinés à la construction. D’autres avaient suivi et, bientôt, il s’était constitué aux abords de Lobatse Road un petit territoire qu’on appelait la zone industrielle. Un grand élan de fierté en avait découlé : c’était donc cela qu’apportait la liberté, avaient pensé les gens. Il y avait l’Assemblée législative et la Maison des chefs, bien sûr, où l’on pouvait dire tout ce que l’on voulait – et où l’on ne se privait pas de le faire –, mais il existait également ces petites fabriques, et les emplois qui allaient avec. Une usine de camions avait même vu le jour sur Francistown Road. On y assemblait dix poids lourds par mois, que l’on expédiait dans des contrées aussi lointaines que le Congo. Et tout cela était parti de rien !
Mma Ramotswe connaissait un ou deux directeurs d’usine, ainsi qu’un propriétaire. Ce dernier, un Motswana qui avait immigré d’Afrique du Sud pour jouir d’une liberté qu’on lui refusait là-bas, avait monté sa fabrique de boulons avec un capital de départ dérisoire, quelques éléments de machines d’occasion achetés dans une vente de faillite, à Bulawayo, et une main-d’œuvre composée de son beau-frère, de lui-même et d’un garçon handicapé mental qu’il avait trouvé assis sous un arbre et qui s’était révélé parfaitement apte à trier les boulons. L’affaire avait prospéré, surtout parce que l’idée qui la sous-tendait était simple : l’usine ne produisait qu’une seule sorte de boulons, ceux qui servaient à fixer sur leurs poutres les toits de fer-blanc galvanisé. Elle nécessitait un processus de fabrication très rudimentaire dans lequel n’intervenait qu’un modèle de machine-outil, appareil d’un type particulier puisqu’il semblait ne jamais tomber en panne et requérait un entretien minimum.
L’entreprise connut une croissance rapide et, lorsque Mma Ramotswe rencontra Hector Lepodise, le patron, l’usine employait déjà trente ouvriers et produisait des boulons permettant de fixer les toits sur leurs poutres pour une clientèle qui s’étendait jusqu’à Malawi. Au départ, tous les employés étaient membres de la famille, à l’exception du garçon handicapé mental, que l’on avait promu au service du thé. Avec le développement de l’entreprise toutefois, la famille se révéla insuffisante et Hector dut commencer à embaucher des étrangers. Il n’en conserva pas moins son mode de gestion paternaliste : il accordait une période de congé lors des deuils familiaux et versait le salaire intégral en cas de maladie réelle. En retour, le personnel se montrait dévoué et loyal. Cependant, avec trente employés, dont douze seulement appartenaient à la famille, il devenait inévitable que certains cherchent à abuser de cette bonté. Et c’est là que Mma Ramotswe entra en scène.
— Je n’arrive pas à mettre le doigt sur ce qui clochait chez lui, déclara Hector tout en buvant son café en compagnie de la détective sous la véranda de l’hôtel Président, mais ce garçon ne m’a jamais inspiré confiance. Il est arrivé à l’usine il y a six mois à peine, et maintenant, voilà où on en est !
— Où travaillait-il auparavant ? s’enquit Mma Ramotswe. Que disaient de lui ses anciens patrons ?
Hector haussa les épaules.
— Il avait une lettre de références provenant d’une usine de l’autre côté de la frontière. J’ai écrit à l’entreprise, mais personne n’a daigné me répondre. Il y a là-bas des gens qui ne nous prennent pas au sérieux, tu sais. Ils nous considèrent de la même façon que leurs malheureux bantoustans. Tu sais comment ils sont…
Mma Ramotswe acquiesça. Elle savait. Ils n’étaient pas tous mauvais, bien sûr, mais beaucoup se révélaient détestables, ce qui, d’une certaine façon, éclipsait toutes les qualités humaines que pouvaient avoir les autres. C’était vraiment triste.
— Il est donc arrivé chez nous il y a six mois, reprit Hector. Comme il se débrouillait très bien, je l’ai installé sur la nouvelle machine, celle que je venais d’acheter à ce Hollandais… Il en a bien tiré parti, de sorte que je l’ai augmenté de cinquante pula par mois. Et puis, du jour au lendemain, il est parti et je n’ai plus eu de nouvelles.
— Il est parti sans raison ? s’étonna Mma Ramotswe.
Hector fronça les sourcils.
— En tout cas, moi, je n’ai pas compris. Il a touché sa paie le vendredi et n’est plus jamais revenu. Cela s’est passé il y a deux mois. Lorsque j’ai de nouveau entendu parler de lui, c’était par une lettre venant de Mahalapye. Un avocat m’écrivait que son client, Mr. Solomon Moretsi, intentait une action en justice contre moi en vue d’obtenir la somme de quatre mille pula pour la perte d’un doigt à la suite d’un accident du travail survenu dans mon usine.
Mma Ramotswe remplit leurs tasses de café tout en digérant l’information.
— Et cet accident a-t-il eu lieu ?
— Nous tenons un registre des incidents à l’usine, expliqua Hector. Quand quelqu’un se blesse, il doit le noter en décrivant ce qui s’est passé. J’ai regardé à la date indiquée par l’avocat et j’ai constaté qu’il y avait bien quelque chose. Moretsi avait écrit qu’il s’était blessé à un doigt de la main droite. Il a ajouté qu’il avait mis un pansement et que cela semblait aller. J’ai interrogé mes ouvriers et l’un d’eux m’a raconté qu’en effet il leur avait signalé ce jour-là qu’il quittait sa machine pour aller se soigner, parce qu’il s’était coupé le doigt. Sur le moment, ils ont pensé que ce n’était pas grave et personne ne s’en est plus soucié.
— Et il a quitté l’usine ?
— Oui, dit Hector. Quelques jours plus tard.
Mma Ramotswe observa son ami. C’était un homme honnête, elle le savait, et un bon patron. Quand un employé se blessait, elle était persuadée qu’il faisait de son mieux pour l’aider.
Hector but une gorgée de café.
— Je n’ai pas confiance en cet homme, reprit-il. Il ne m’a jamais plu. En tout cas, je ne crois pas un instant qu’il ait pu perdre un doigt dans mon usine. Cela lui est peut-être arrivé ailleurs, mais je n’y suis pour rien.
Mma Ramotswe sourit.
— Tu veux que je te retrouve ce doigt ? C’est pour cela que tu m’as invitée à l’hôtel Président ?
Hector se mit à rire.
— Oui. Et aussi parce que c’est un plaisir de passer un moment ici avec toi et que j’ai envie de te demander en mariage. Seulement je sais que la réponse sera toujours la même.
Mma Ramotswe lui tapota le bras.
— Le mariage, c’est très bien, répondit-elle. Mais quand on dirige l’Agence No 1 des Dames Détectives de ce pays, on ne mène pas une vie de tout repos. Et je ne pourrais pas rester à la maison pour préparer à manger, tu le sais bien…
— Je t’ai toujours promis une cuisinière. Deux, même, si tu veux. Tu pourrais continuer ton travail de détective.
Mma Ramotswe secoua la tête.
— Non, dit-elle. Tu auras beau me le demander, Hector Lepodise, j’ai bien peur que ma réponse soit toujours négative. Je t’aime beaucoup et je suis très heureuse de t’avoir pour ami, mais je ne veux pas de mari. J’en ai fini pour de bon avec les maris.
Mma Ramotswe se rendit à l’usine pour examiner les documents. Le bureau était étouffant et inconfortable, d’autant que rien ne le protégeait des bruits de l’atelier. Deux tables de travail et deux meubles de classement occupaient tout l’espace. Les tables étaient couvertes de reçus, de factures et de catalogues techniques.
— Ah, si seulement j’avais une femme ! soupira Hector. Cette pièce ne serait pas dans un tel état. Il y aurait de la place pour s’asseoir et un vase sur mon bureau. Une femme ferait toute la différence.
Mma Ramotswe sourit, mais ne répondit rien. Elle ouvrit le cahier crasseux qu’il avait placé devant elle et le feuilleta. C’était le registre des incidents et elle y trouva comme prévu les détails de la blessure de Moretsi, exposés en majuscules d’une écriture peu assurée.
MORETSI : COUPURE AU DOIGT. DOIGT NUMÉRO 2 EN PARTANT DU POUCE. CAUSÉ PAR MACHINE. MAIN DROITE. PANSEMENT FAIT PAR LUI-MÊME. SIGNÉ : SOLOMON MORETSI. TÉMOIN : JÉSUS-CHRIST.
Elle relut ce texte et prit la lettre de l’avocat. Les dates concordaient.
« Mon client affirme que l’accident s’est produit le 10 mai dernier. Le lendemain, il s’est rendu à l’Hôpital Princesse Marina. La plaie a été pansée, mais une ostéomyélite s’est installée. La semaine suivante, une intervention chirurgicale a dû être pratiquée et le doigt blessé amputé à hauteur de l’articulation de la phalange (voir rapport médical joint). Mon client affirme que cet accident est la conséquence de votre négligence fautive, dans la mesure où vous avez omis de poser des protections sur certaines pièces de la machine-outil fonctionnant dans votre usine. J’ai donc reçu pour instruction d’intenter une action à votre encontre en réparation des dommages subis par mon client. Dans un esprit de conciliation, mon client ne serait cependant pas opposé à régler ce litige à l’amiable. Le préjudice pourrait être réparé par le versement par vos soins d’une somme de quatre mille pula. Dans ce cas, il se désisterait de toute instance et action à votre encontre. »
Mma Ramotswe parcourut la suite de la lettre qui, à son sens, n’était qu’une accumulation de jargon appris à la faculté de droit. Ces gens-là étaient insupportables : sous prétexte qu’ils avaient suivi quelques années d’enseignement à l’université du Botswana, ils se croyaient experts dans tous les domaines. Mais que savaient-ils de la vie ? Leur art se réduisait à répéter comme des perroquets les formules de leur profession et à s’obstiner jusqu’à ce que quelqu’un, quelque part, consentît à payer. Dans la plupart des cas, c’était par l’usure qu’ils avaient gain de cause, mais ils n’en estimaient pas moins devoir la victoire à leur talent. Combien d’entre eux seraient aptes à survivre dans sa profession à elle, qui exigeait tact et perspicacité ?
Elle consulta le dossier médical. Il était bref et décrivait avec précision ce que l’avocat avait paraphrasé. La date était correcte, le papier à en-tête semblait authentique et la signature du médecin figurait en bas. C’était un nom qu’elle connaissait.
Mma Ramotswe releva les yeux vers Hector, qui la regardait, interrogateur.
— L’affaire me paraît très simple, dit-elle. Il s’est coupé le doigt et la blessure s’est infectée. Que dit ta compagnie d’assurances ?
Hector poussa un soupir.
— Elle me conseille de payer. Elle dit qu’elle est prête à prendre ces frais en charge, parce que, à long terme, c’est la solution la plus économique. Quand on commence à engager des avocats, la note grimpe très vite. Apparemment, la compagnie est même disposée à payer jusqu’à dix mille pula pour éviter le procès, mais elle m’a demandé de ne le dire à personne. Elle ne veut pas que les gens pensent qu’elle est prête à se laisser taper.
— N’aurais-tu pas intérêt à l’écouter ? demanda Mma Ramotswe.
Elle ne comprenait pas pourquoi il niait l’évidence : l’accident avait eu lieu. Cet homme avait perdu un doigt et il méritait un dédommagement. Pourquoi Hector faisait-il tant de complications, alors qu’il n’aurait même pas à payer de sa poche ?
Hector parut deviner ses pensées.
— Il n’aura pas cet argent, déclara-t-il. Je refuse, un point c’est tout. Pourquoi donnerais-je de l’argent à un gars qui, j’en suis sûr, essaie de me rouler ? Si je cède cette fois-ci, il va recommencer chez un autre. Je préfère donner ces quatre mille pula à une personne qui les mérite.
Du doigt, il désigna la porte de communication avec l’atelier.
— J’ai là une femme, poursuivit-il, qui a dix enfants. Oui, dix ! Et c’est une employée modèle. Imagine ce qu’elle pourrait faire avec quatre mille pula.
— Mais elle n’a pas perdu de doigt ! coupa Mma Ramotswe. Lui, il aura sans doute besoin de cet argent s’il ne peut plus travailler comme avant.
— Allons, allons ! Cet homme est un escroc ! Je ne pouvais pas le renvoyer parce que je n’avais rien à lui reprocher de concret. Mais je savais que ce n’était pas quelqu’un de bien. Et nous étions plusieurs à ne pas l’aimer. Le garçon qui s’occupe du thé, celui qui a un trou dans la cervelle, il a un sixième sens. Il refusait de lui apporter le thé. Il affirmait que ce gars-là était un chien et qu’il ne pouvait donc pas boire du thé. Tu vois, il savait. Ces gens-là sentent ces choses.
— Seulement il y a une grande différence entre avoir des soupçons et pouvoir prouver quelque chose, objecta Mma Ramotswe. Tu ne peux pas te lever devant la haute cour de Lobatse et expliquer qu’il y avait chez cet employé quelque chose qui ne te revenait pas. Le juge se moquerait de toi. C’est ce que font les juges quand ils entendent ce genre de chose. Ils se mettent à rire.
Hector demeura silencieux.
— Accepte, insista Mma Ramotswe avec douceur. Fais ce que te conseille l’assurance. Sinon, tu te retrouveras avec une addition bien plus lourde que quatre mille pula.
Hector secoua la tête.
— Je ne paierai pas pour une chose dont je ne suis pas responsable, persista-t-il à travers ses dents serrées. Je veux que tu découvres de quoi il retourne. Et si, dans une semaine, tu reviens me voir en me disant que je me trompe, je paierai sans un murmure. Ça va comme ça ?
Mma Ramotswe acquiesça. Elle comprenait la réticence de son ami à accorder des dommages et intérêts qu’il estimait ne pas devoir, et les honoraires qu’elle lui réclamerait pour une semaine d’enquête ne seraient pas très élevés. De toute façon, il était riche et pouvait se permettre de dépenser son argent pour une question de principe. Et puis, si Moretsi mentait, ils auraient confondu un fraudeur. Elle donna donc son accord et repartit au volant de sa petite fourgonnette blanche en se demandant comment elle pourrait bien s’y prendre pour démontrer que le doigt manquant n’avait rien à voir avec l’usine d’Hector. Lorsqu’elle se gara devant l’agence et retrouva la fraîcheur de la salle d’attente, elle s’aperçut qu’elle n’avait pas la moindre idée sur la façon de procéder. L’affaire présentait toutes les apparences d’un échec annoncé.
Ce soir-là, allongée dans la chambre à coucher de la maison de Zebra Drive, Mma Ramotswe s’aperçut que le sommeil la fuyait. Elle se leva, enfila ses pantoufles roses, qu’elle mettait toujours depuis la nuit où elle avait été piquée par un scorpion, et gagna la cuisine pour se préparer du thé rouge.
La nuit, la maison paraissait terriblement différente. Chaque chose se trouvait à sa place, bien sûr, mais, d’une certaine manière, les meubles semblaient plus anguleux, les tableaux du mur plus abstraits. Elle se souvint avoir entendu dire que, la nuit, nous étions tous des étrangers, même pour nous-mêmes, et cette formule la frappa soudain comme une réalité. Tous les objets de sa vie quotidienne avaient l’air d’appartenir à une autre, à une personne nommée Mma Ramotswe qui n’était pas tout à fait celle qui déambulait dans la maison en pantoufles roses. Même la photographie de son papa en costume bleu canard paraissait différente. Elle présentait une personne nommée Obed Ramotswe, bien sûr, mais non le papa que Mma Ramotswe avait connu, cet homme qui avait tout sacrifié pour sa fille et dont le dernier vœu avait été de la voir à la tête d’un commerce florissant. Comme il aurait été fier de la découvrir à présent propriétaire de l’Agence No 1 des Dames Détectives, connue de tous ceux qui comptaient en ville, et même de certains secrétaires permanents et de ministres du gouvernement ! Et comme il se serait senti important en apprenant que, ce matin-là même, elle avait manqué de percuter le haut commissaire malawite alors qu’elle quittait l’hôtel Président. « Bonjour, Mma Ramotswe ! lui avait lancé le haut commissaire. Vous avez bien failli me culbuter, mais soyez sûre que vous êtes la seule personne par qui j’accepterais avec plaisir d’être envoyé au tapis, Dieu m’est témoin ! » Être connue d’un haut commissaire ! Entendre des personnalités de ce calibre vous saluer par votre nom ! Certes, ces gens-là ne l’impressionnaient pas le moins du monde, fussent-ils hauts commissaires, mais son papa, lui, était sensible aux distinctions, et elle regrettait qu’il n’eût pas vécu assez longtemps pour voir cela.
Elle prépara le thé et s’installa dans son meilleur fauteuil pour le boire. La nuit était chaude et les chiens de toute la ville hurlaient, s’excitant les uns les autres dans l’obscurité. On ne les entendait même plus, songea-t-elle, tant ils faisaient partie du paysage sonore, ces chiens hurlants qui défendaient leur territoire contre les ombres et le souffle du vent. Quelles créatures stupides !
Elle repensa à Hector. C’était un homme têtu – il avait cette réputation – mais elle le respectait plutôt pour cela. Pourquoi paierait-il, en effet ? Qu’avait-il dit, déjà ? Si je cède cette fois-ci, il va recommencer chez un autre. Elle réfléchit quelques instants, puis posa la tasse de thé rouge sur la table. L’idée lui était venue tout à coup, comme toutes ses bonnes idées. Et si Hector était lui-même cet autre ? Et si Moretsi avait déjà porté plainte ailleurs ? Hector était-il vraiment le premier ?
Quelques minutes plus tard, elle sombrait dans un sommeil paisible. Elle s’éveilla le lendemain avec la certitude qu’après quelques recherches, et peut-être une escapade à Mahalapye, elle aurait percé à jour les exigences fallacieuses de Moretsi. Elle avala un petit déjeuner rapide et partit à l’agence. L’hiver touchait à sa fin, de sorte que la température de l’air était idéale et le ciel brillant, bleu pâle et sans nuages. Il flottait une légère odeur de bois brûlé, une odeur qui fit battre son cœur parce qu’elle lui rappela certains matins autour du feu, à Mochudi. Elle retournerait là-bas, pensa-t-elle, quand elle aurait assez travaillé pour pouvoir prendre sa retraite. Elle achèterait une maison, ou en ferait construire une peut-être, et demanderait à l’une de ses cousines de venir vivre avec elle. Elles planteraient des melons dans le jardin et pourraient même acquérir une petite épicerie au village. Chaque matin, elle s’installerait dans un fauteuil, devant sa maison, pour humer les odeurs de bois brûlé et penser à la journée qui s’annonçait et qu’elle passerait à bavarder avec ses amis. Comme elle était triste pour ces Blancs qui ne pouvaient rien faire de tout cela et perdaient leur temps à courir en tous sens, pleins d’inquiétude pour des choses qui arriveraient de toute façon… Quel intérêt y avait-il à posséder tant d’argent si l’on ne pouvait rester assis à ne rien faire ou à regarder paître son bétail ? Aucun, à son sens. Pas le moindre, et pourtant, ces gens-là l’ignoraient. De temps à autre, on rencontrait un Blanc qui en prenait conscience, qui comprenait soudain ce qu’était la vie. Mais ceux-là étaient rares et, souvent, les autres Blancs les traitaient avec suspicion.
La femme de ménage était arrivée avant elle. Mma Ramotswe lui demanda des nouvelles de sa famille. La femme avait un fils gardien de prison et un autre apprenti cuisinier à l’Hôtel du Soleil. Tous deux se débrouillaient bien, chacun à sa façon, et Mma Ramotswe s’intéressait toujours à eux. Ce matin-là toutefois, elle abrégea le bavardage de la femme de ménage – avec tout le tact requis – et se mit au travail.
Les pages jaunes lui fournirent les informations qu’elle recherchait. Il existait dix compagnies d’assurances implantées à Gaborone. Quatre d’entre elles étaient de faible importance et assez spécialisées. Elle connaissait les six autres de réputation et avait même travaillé pour la plupart. Elle en dressa la liste, nota les numéros de téléphone et commença.
Tout d’abord, elle appela la Botswana Eagle Company. Pourtant désireux de l’aider, son correspondant ne put lui être d’aucun secours. Il en fut de même avec la Mutual Life Company of Southern Africa et la Southern Star Insurance Company. Ce fut en téléphonant à la quatrième, la Kalahari Accident and Indemnity, qui réclama plus d’une heure pour fouiller les archives, qu’elle obtint le renseignement souhaité.
— Nous avons trouvé une plainte déposée à ce nom, dit la femme à l’autre bout du fil. Il y a deux ans, un accident du travail dans une station-service en ville. Le pompiste a dit s’être blessé au doigt en reposant le pistolet à essence sur son socle. Il a perdu le doigt et réclamé de l’argent à l’assurance de son employeur.
Le cœur de Mma Ramotswe bondit dans sa poitrine.
— Quatre mille pula ? demanda-t-elle.
— À peu près, répondit l’employée. Nous sommes tombés d’accord sur trois mille huit cents pula.
— C’était la main droite ? pressa Mma Ramotswe. Le deuxième doigt en partant du pouce ?
L’employée fourragea dans ses documents.
— Oui, dit-elle. Il y a un rapport médical. Il parle de… je ne suis pas sûre de bien prononcer… ostéomy…
— … élite ! compléta Mma Ramotswe. Qui a nécessité l’amputation du doigt à la hauteur de l’articulation de la phalange ?
— Oui, dit l’employée. Exactement.
Il fallait encore recueillir un ou deux détails et Mma Ramotswe s’y attacha, avant de remercier l’employée et de raccrocher. Pendant quelques instants, elle demeura immobile, savourant la satisfaction d’avoir mis la fraude au jour aussi vite. Restaient cependant plusieurs choses à régler et, pour cela, elle devait aller à Mahalapye. Elle espérait rencontrer Moretsi, si c’était possible, mais brûlait surtout d’envie de s’entretenir avec l’avocat. Cela serait, pensait-elle, un immense plaisir qui justifierait plus ou moins les deux heures de trajet sur l’épouvantable route de Francistown.
L’avocat se montra tout à fait disposé à la recevoir l’après-midi même. Persuadé qu’elle avait été engagée par Hector pour apporter l’argent, il s’imaginait qu’il n’aurait aucune difficulté à lui faire accepter ses propres termes par l’intimidation. Peut-être tenterait-il d’obtenir un peu plus que les quatre mille pula réclamés à l’origine. Pour cela, il arguerait de nouveaux facteurs intervenus dans l’évaluation des dommages, qui obligeaient à augmenter la somme. Il emploierait le terme quantum, qui était latin sans doute, et pourrait même faire référence à une récente décision de la cour d’appel ou de la juridiction d’appel de Bloemfontein. Il y avait là de quoi intimider n’importe qui, surtout une femme ! Et oui, il était sûr que Mr. Moretsi pourrait se rendre disponible. C’était un homme très occupé, bien sûr… Non, en fait, il ne l’était pas du tout puisqu’il ne pouvait plus travailler, le malheureux, après sa mutilation, mais l’avocat ferait tout pour qu’il soit présent.
Mma Ramotswe gloussa en reposant le combiné. Il allait devoir chercher son client au fond d’un bar, se dit-elle, où il fêtait sans doute déjà l’obtention des quatre mille pula. Eh bien, il aurait une surprise désagréable en découvrant en Mma Ramotswe l’envoyée de Némésis.
À midi, elle laissa l’agence à la garde de sa secrétaire et partit pour Mahalapye au volant de la petite fourgonnette blanche. Le soleil était haut dans le ciel, et il faisait vraiment très chaud. Dans quelques mois, la chaleur se révélerait insoutenable et parcourir la moindre distance à cette heure de la journée tiendrait du cauchemar. Mma Ramotswe roulait vitres baissées et l’air qui s’engouffrait dans la fourgonnette rafraîchissait l’atmosphère. Elle dépassa le Centre d’études et de recherches des pays secs et laissa sur sa droite la bifurcation pour Mochudi. Elle longea les collines qui se dressaient à l’est de Mochudi, puis descendit dans l’immense vallée. Autour d’elle, il n’y avait plus rien à présent : rien que l’interminable savane que délimitaient d’un côté le Kalahari et, de l’autre, les plaines du Limpopo. La savane vide, déserte, où l’on apercevait seulement, ici ou là, quelques vaches assoiffées, tandis que grinçaient les ailes d’un moulin à vent qui s’efforçait de faire remonter le minuscule filet d’eau qui leur était destiné. Rien, rien, voilà de quoi son pays était si riche : le vide.
Elle se trouvait à une demi-heure de Mahalapye quand le serpent surgit en travers de la route. Lorsqu’elle l’aperçut, il était déjà à demi engagé sur la voie, trait vert sur le bitume noir. Puis elle parvint à sa hauteur et le serpent disparut sous la fourgonnette. Elle retint son souffle et ralentit pour jeter un coup d’œil dans le rétroviseur. Où était le serpent ? Était-il parvenu à traverser à temps ? Non, c’était impossible. Elle l’avait vu passer sous la voiture et était sûre d’avoir entendu quelque chose, un bruit sourd.
Elle arrêta la petite fourgonnette blanche au bord de la route et regarda de nouveau dans le rétroviseur. Aucun signe du reptile. Elle baissa les yeux sur le volant, qu’elle tapota de ses doigts. Peut-être avait-il été trop rapide pour être vu ? Ces serpents-là pouvaient se mouvoir à une vitesse étonnante. Seulement, elle avait vérifié aussitôt après son passage et le reptile lui semblait bien trop gros pour disparaître ainsi. Non, il était dans la fourgonnette, quelque part, dans le châssis, ou peut-être sous son siège. Elle savait que cela arrivait de temps en temps. Des conducteurs accueillaient des serpents comme passagers et ne s’en apercevaient qu’au moment où la bête les mordait. On racontait beaucoup d’histoires de personnes qui mouraient ainsi au volant, alors qu’elles conduisaient encore, mordues par des serpents qui s’étaient pris dans l’enchevêtrement de tiges et de tuyaux situés sous les véhicules.
Mma Ramotswe ressentit le besoin urgent de quitter la petite fourgonnette blanche. Elle ouvrit la portière, d’abord hésitante, puis la repoussa violemment et bondit, pour se tenir, haletante, à côté du véhicule. Il y avait un serpent là-dessous, elle en était sûre. Mais comment le faire sortir ? Et quel serpent était-ce ? Il était vert, elle s’en souvenait, ce qui signifiait au moins que ce n’était pas un mamba. Certes, les gens parlaient beaucoup des mambas verts, qui existaient sans doute, mais Mma Ramotswe savait qu’ils ne fréquentaient que certaines zones bien délimitées et qu’on n’en trouvait absolument pas au Botswana. Et puis, ils vivaient dans les arbres et la savane ne les attirait pas. Non, il devait plutôt s’agir d’un cobra, pensa-t-elle, parce qu’il était assez gros et qu’elle n’avait pas le souvenir d’autres serpents verts aussi longs.
Mma Ramotswe demeurait immobile. Le serpent l’observait peut-être en cet instant, prêt à l’attaquer si elle s’approchait d’un pouce. Ou alors, il avait pu s’insinuer dans la cabine de la petite fourgonnette blanche et il était en train de s’installer sous le siège du conducteur. Elle se pencha pour tenter de regarder sous le véhicule, mais elle ne pouvait se baisser suffisamment sans se mettre à genoux. Si elle faisait cela et que le serpent choisissait cet instant pour bouger, elle craignait de ne pas pouvoir fuir assez vite. Elle se redressa donc et pensa à Hector. C’était à cela que servaient les maris. Si elle avait accepté de l’épouser bien des années plus tôt, elle ne serait pas là aujourd’hui, à rouler toute seule vers Mahalapye. Elle aurait un homme auprès d’elle, un homme qui regarderait sous la fourgonnette et délogerait le serpent d’une manière ou d’une autre.
La route était peu fréquentée, mais il passait tout de même une voiture ou un camion de temps à autre. Mma Ramotswe percevait justement un bruit de moteur au loin. Un véhicule arrivait de Mahalapye. Il ralentit en approchant et s’immobilisa à sa hauteur. Il y avait un homme au volant et un jeune garçon près de lui.
— Des ennuis, Mma ? demanda-t-il poliment. Vous êtes en panne ?
Mma Ramotswe traversa la route pour lui parler par la vitre baissée. Elle lui exposa le problème du serpent et il éteignit son moteur. Il descendit de voiture après avoir ordonné au garçon de ne pas bouger de son siège.
— Ils s’accrochent au-dessous, expliqua-t-il. Cela peut être dangereux. Vous avez bien fait de vous arrêter.
Il s’approcha de la petite fourgonnette blanche avec précaution et, se penchant par la portière ouverte, tendit la main vers le levier qui commandait l’ouverture du capot et le tira d’un coup sec. Satisfait, il gagna l’avant du véhicule et, à gestes très lents, entreprit de soulever le capot. Mma Ramotswe le rejoignit et se posta derrière lui pour le regarder agir par-dessus son épaule, prête à décamper à la moindre alerte.
L’homme se figea soudain.
— Ne faites aucun mouvement brusque, ordonna-t-il à voix basse. Il est là. Regardez.
Mma Ramotswe scruta le moteur. Pendant quelques instants, elle ne remarqua rien d’anormal, puis le serpent remua légèrement et elle le vit. Elle avait eu raison, c’était un cobra. Enlaçant le moteur, il tournait lentement la tête à droite et à gauche, comme s’il cherchait quelque chose.
L’homme se tenait toujours immobile. Il toucha l’avant-bras de Mma Ramotswe.
— Retournez très doucement au volant, souffla-t-il. Asseyez-vous et démarrez. Compris ?
Mma Ramotswe acquiesça. À pas très lents, elle s’exécuta et, une fois installée, tourna la clé de contact.
Le moteur prit vie aussitôt, comme toujours. La petite fourgonnette blanche n’avait jamais manqué de démarrer au quart de tour.
— Appuyez sur l’accélérateur ! hurla l’homme. Faites tourner le moteur à fond !
Mma Ramotswe obéit et le moteur rendit un vrombissement guttural. Un son lui parvint de l’avant, un autre bruit sourd, puis l’homme lui fit signe de couper le contact. Mma Ramotswe tourna la clé et attendit de s’entendre confirmer qu’elle pouvait sortir en toute sécurité.
— Vous pouvez sortir, appela-t-il. C’est la fin du cobra.
Elle quitta son siège et le rejoignit. En baissant les yeux sur le moteur, elle aperçut le serpent, coupé en deux, immobile.
— Il s’est pris dans les pales du ventilateur, dit l’homme avec une grimace de dégoût. Ce n’est pas une belle façon de partir, même pour un serpent. Mais il aurait très bien pu se glisser dans la cabine et vous mordre, vous savez. Alors tout est bien qui finit bien. Vous êtes vivante.
Mma Ramotswe le remercia et repartit, laissant le cobra sur le bord de la route. On pourrait dire que le trajet avait été mouvementé, même si la demi-heure de route restante se déroulait sans encombre. Ce qui fut le cas.
— Bien, fit maître Jameson Mopotswane, l’avocat de Mahalapye, en se rasseyant derrière son bureau dans la pièce miteuse qui lui servait de cabinet, près de la boucherie. Mon pauvre client sera un peu en retard, car le message lui est parvenu il y a quelques minutes à peine. Mais nous pouvons évoquer les détails du règlement avant son arrivée.
Mma Ramotswe savoura l’instant. Elle s’adossa confortablement à son siège et promena son regard sur le mobilier vétuste.
— On dirait que les affaires ne marchent pas fort dans le coin, ces temps-ci ! lança-t-elle.
Jameson Mopotswane se hérissa.
— Elles ne marchent pas si mal que ça, protesta-t-il. À la vérité, je suis débordé. J’arrive ici à sept heures le matin et quand je repars le soir, il est six heures passées.
— Tous les jours ? interrogea innocemment Mma Ramotswe.
Jameson Mopotswane la dévisagea sans comprendre.
— Oui, répondit-il. Tous les jours, samedi compris. Parfois même le dimanche.
— Vous devez avoir beaucoup à faire, commenta Mma Ramotswe.
Jameson Mopotswane prit ces derniers mots pour une tentative d’apaisement et sourit, mais Mma Ramotswe enchaîna :
— Oui, beaucoup à faire, à démêler les mensonges de vos clients de la vérité occasionnelle… très occasionnelle.
Jameson Mopotswane posa son stylo sur la table et foudroya son interlocutrice du regard. Qui était cette insolente et de quel droit parlait-elle sur ce ton de ses clients ? Si c’était ainsi qu’elle entendait jouer la partie, il se ferait un plaisir de ne rien conclure à l’amiable. Rien ne l’empêcherait d’engager une procédure, même si porter l’affaire devant les tribunaux retarderait le versement des dommages et intérêts.
— Mes clients ne mentent pas, affirma-t-il d’une voix lente. Pas plus que la majorité des gens, en tout cas. Et ce n’est certainement pas à vous, si je puis me permettre, de suggérer qu’ils mentent.
Mma Ramotswe haussa un sourcil.
— Ah bon ? fit-elle. Eh bien, prenons l’exemple de Mr. Moretsi, si vous le voulez bien. Combien de doigts a-t-il ?
Jameson Mopotswane lui décocha un regard chargé de répugnance.
— Ce n’est pas très glorieux de se moquer des malheureux ! lança-t-il. Vous savez très bien qu’il en a neuf, ou neuf et demi, si vous tenez à couper les cheveux en quatre.
— Très intéressant, répondit Mma Ramotswe. Et si tel est le cas, comment se fait-il qu’il ait pu réclamer – et obtenir – des indemnités de la Kalahari Accident and Indemnity, il y a environ deux ans, pour la perte d’un doigt dans un accident du travail dans une station-service ? Pouvez-vous me l’expliquer ?
L’avocat se figea.
— Il y a deux ans ? articula-t-il. Un doigt ?
— Oui, répliqua Mma Ramotswe. Il a réclamé quatre mille pula – sacrée coïncidence ! – et en a obtenu trois mille huit cents. La compagnie m’a fourni le numéro de la plainte, si vous tenez à vérifier. Ces gens-là se montrent toujours très serviables, je trouve, lorsqu’il y a soupçon de fraude à l’assurance. Remarquablement serviables.
Jameson Mopotswane garda le silence et, soudain, Mma Ramotswe éprouva une pitié profonde pour cet homme. Elle n’aimait pas les avocats, certes, mais celui-ci s’efforçait de gagner sa vie, comme n’importe quel individu. Ne se montrait-elle pas trop dure à son égard ? Peut-être avait-il des parents âgés à entretenir, qu’en savait-elle ?
— Montrez-moi l’original du rapport médical, demanda-t-elle d’un ton plus doux. Je suis curieuse de le voir.
L’avocat prit un dossier sur son bureau et en tira le document.
— Le voici, dit-il. Il me semble parfaitement authentique.
Mma Ramotswe examina la feuille de papier à entête, puis secoua la tête.
— Et voilà ! fit-elle. C’est exactement ce que je pensais. Regardez la date, là. Elle a été blanchie et remplacée par une autre. Notre ami a effectivement été amputé d’un doigt par le passé, et cette amputation a très bien pu être la conséquence d’un accident du travail. Mais ensuite, il lui a suffi de se procurer du fluide correcteur, de changer la date et d’inventer un nouvel accident.
L’avocat saisit le rapport médical et l’exposa à la lumière. C’était inutile : même à plat, la couche de blanc apparaissait nettement.
— Je m’étonne que vous ne l’ayez pas vu, déclara Mma Ramotswe. Je ne pense pas qu’un laboratoire médico-légal soit nécessaire pour faire apparaître la supercherie.
On en était à ce stade de l’humiliation de l’avocat lorsque Moretsi arriva. Il pénétra dans le bureau et se dirigea droit vers Mma Ramotswe, la main tendue. Elle regarda celle-ci et vit le moignon. Elle repoussa la main offerte.
— Asseyez-vous, ordonna Jameson Mopotswane d’un ton glacial.
Moretsi parut surpris, mais s’exécuta.
— Ainsi, vous êtes la dame qu’on a envoyée pour payer…
L’avocat le coupa net.
— Cette dame n’est pas ici pour payer quoi que ce soit, dit-il. Elle a fait toute la route depuis Gaborone pour venir vous demander pourquoi vous passez votre temps à porter plainte pour des doigts perdus.
Mma Ramotswe avait observé Moretsi pendant que l’avocat parlait. Même si elle n’avait pas obtenu la preuve de sa malhonnêteté, l’expression déconfite de l’homme eût suffi à la convaincre. Les gens s’effondraient toujours une fois confrontés à la vérité. Très, très peu parvenaient à donner le change.
— Je passe mon temps à… articula-t-il mollement.
— Oui, intervint Mma Ramotswe. Vous avez déclaré, je crois, avoir perdu trois doigts. Or, si je regarde votre main aujourd’hui, je remarque que deux d’entre eux ont miraculeusement repoussé ! C’est merveilleux ! Auriez-vous découvert un nouveau remède pour faire repousser les doigts coupés ?
— Trois ? fit l’avocat, perplexe.
Mma Ramotswe regarda Moretsi.
— Eh bien, dit-elle, il y a eu la compagnie Kalahari Accident. Ensuite… Pourriez-vous me rafraîchir la mémoire ? Je dois avoir noté ça quelque part dans mes papiers…
Moretsi se tourna vers son avocat, en quête de soutien, mais il ne trouva que de la colère.
— La Star Insurance, murmura-t-il.
— Ah oui ! acquiesça Mma Ramotswe. Je vous remercie.
L’avocat saisit le rapport médical et le secoua sous le nez de son client.
— Vous pensiez peut-être pouvoir me berner avec un… un procédé aussi grossier ? Vous espériez vous en tirer comme ça ?
Moretsi garda le silence, tout comme Mma Ramotswe. Elle n’était pas surprise, bien sûr. On ne pouvait pas compter sur ces gens-là, même s’ils avaient des diplômes de droit à inscrire derrière leur nom.
— Quoi qu’il en soit, reprit Jameson Mopotswane, votre petit jeu a assez duré. Vous allez devoir payer une amende pour fraude, voyez-vous, et ne comptez pas sur moi pour vous défendre ! Il faudra trouver quelqu’un d’autre, mon ami !
Moretsi se tourna vers Mma Ramotswe, qui le regarda droit dans les yeux.
— Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda-t-elle. Dites-moi simplement pourquoi vous vouliez gagner de l’argent de cette façon ?
Moretsi sortit un mouchoir de sa poche et se moucha.
— J’ai mes deux parents à charge, expliqua-t-il. J’ai aussi une sœur qui a cette maladie dont tout le monde meurt en ce moment. Vous voyez de quoi je parle. Elle a des enfants. Elle a besoin de moi pour les nourrir.
Mma Ramotswe scruta ses yeux. Elle avait toujours su deviner si un interlocuteur mentait ou non, et là, Moretsi disait la vérité. Elle réfléchit rapidement. Il n’y avait guère d’intérêt à envoyer cet homme en prison. Quel bienfait cela apporterait-il ? Cela ne ferait qu’accroître les tourments d’êtres qui souffraient déjà : les parents et la pauvre sœur. Elle savait de quoi il parlait, comprenait ce qu’il voulait dire.
— Très bien, déclara-t-elle. Je ne dirai rien à la police. Et mon client ne portera pas plainte non plus. Mais en retour, vous devez promettre qu’il n’y aura plus de doigts perdus. Vous m’avez bien comprise ?
Moretsi hocha aussitôt la tête.
— Vous êtes une bonne chrétienne, dit-il. Dieu vous réservera une place de choix au paradis.
— Je l’espère, répondit Mma Ramotswe. Mais je sais également me rendre très désagréable quand je le veux. Et si j’apprends que vous avez recommencé votre petit jeu avec les compagnies d’assurances, vous découvrirez très vite ce que j’entends par là.
— Je comprends, assura Moretsi. Je comprends.
— Vous savez, ajouta Mma Ramotswe avec un coup d’œil à l’avocat attentif, il y a des gens dans ce pays, des hommes, qui pensent que les femmes sont gentilles et qu’on peut les manipuler à volonté. Eh bien, ce n’est pas mon cas. Je peux vous dire, si cela vous intéresse, que j’ai tué un cobra, un énorme cobra, tout à l’heure, en venant ici.
— Ah bon ? s’exclama Jameson Mopotswane. Comment avez-vous fait ?
— Je l’ai coupé en deux, répondit Mma Ramotswe. Tranché net !