CHAPITRE X

En route vers Francistown, dans sa petite fourgonnette blanche, Mma Ramotswe médite sur son pays

 

Le jour n’était pas encore levé et Mma Ramotswe roulait au volant de sa petite fourgonnette blanche dans les rues endormies de Gaborone. Elle passa devant les Brasseries du Kalahari et le Centre de recherches des pays secs, puis s’engagea sur la nationale qui montait vers le nord. Au bord de la route, un homme surgit des fourrés et lui fit signe de ralentir, mais elle ne voulut pas s’arrêter dans l’obscurité. On ne savait jamais quelle sorte d’individu pouvait faire du stop à une heure pareille. L’homme s’évanouit dans l’ombre, et, dans le rétroviseur, elle vit son corps se tasser en une attitude dépitée.

Juste après le carrefour de Mochudi, le soleil apparut, s’élevant au-dessus des vastes plaines qui s’étirent jusqu’au Limpopo. Tout à coup, il était là, souriant à l’Afrique, ballon rouge étincelant, glissant peu à peu vers les hauteurs, se détachant sans effort pour prendre sa liberté sur l’horizon et dissiper les dernières volutes de brume matinale.

À présent, les robiniers se distinguaient nettement dans la lumière vive du matin et l’on apercevait des oiseaux sur leurs branches ou en vol, moqueurs d’Afrique, loris, et d’autres encore dont elle ignorait le nom. Çà et là, des vaches apparaissaient derrière les clôtures qui bordaient la route sur des kilomètres. Elles levaient la tête et observaient, ou déambulaient d’un pas tranquille, tirant parfois des touffes d’herbe sèche qui, tenaces, s’accrochaient à la terre durcie.

C’était un paysage sec. Tout près, à l’ouest, débutait le Kalahari, arrière-pays ocre qui s’étalait sur un nombre inimaginable de kilomètres jusqu’au désert chantant du Namib. Si elle tournait à droite pour engager la petite fourgonnette blanche sur l’un des sentiers qui croisaient la nationale, elle roulerait cinquante ou soixante kilomètres peut-être avant de sentir ses roues s’enfoncer dans le sable, puis patiner désespérément. La végétation se raréfierait lentement jusqu’à devenir quasi inexistante. Les robiniers disparaîtraient et l’on remarquerait des rides de terre desséchée à travers lesquelles le sable omniprésent ferait surface et se crénellerait. Il y aurait des parcelles nues et des roches grises disséminées sans aucun signe d’activité humaine. Vivre avec ce vaste intérieur sec, brun et dur était le lot des Batswana ; c’était cela qui les rendait prudents et méticuleux dans leur agriculture.

Si on allait là-bas, dans le Kalahari, on pouvait entendre des lions rugir la nuit. Car il restait encore, dans ces immensités, des lions qui signalaient leur présence par des grondements ou des grognements puissants. Elle s’y était rendue une fois avec une amie lorsqu’elle était jeune fille pour visiter un poste de bétail isolé. C’était, dans le Kalahari, le point le plus avancé où l’on pût installer des bêtes et elle avait éprouvé la solitude intense de ce lieu vide de tout habitant. C’était le Botswana distillé, l’essence du pays.

On était alors à la saison des pluies et la terre était couverte de verdure. La pluie, ici, pouvait transformer le paysage en un rien de temps et c’était ce qui s’était produit. Le sol abondait en pousses d’herbe fraîche, en marguerites du Namaqualand, en sarments de tsama10 et en aloès aux longues fleurs rouges et jaunes.

Le soir, elles avaient fait un feu juste devant les huttes grossières qui servaient d’abri au poste de bétail, mais la lumière des flammes lui avait paru minuscule sous le grand ciel vide nocturne semé de constellations. Elle s’était blottie contre son amie, qui lui avait dit de ne pas s’inquiéter, car les lions n’approchaient jamais du feu, de même que les êtres surnaturels, les thokolosis et autres génies de la nuit.

Elle s’était réveillée aux petites heures du jour. Le feu avait faibli. Elle en distinguait les braises par les interstices des branchages qui formaient les parois de la case. Quelque part, dans le lointain, un grognement s’éleva, mais elle ne s’en effraya pas et sortit pour se tenir au-dessous du ciel et emplir ses poumons de l’air sec et clair. Alors elle pensa : Je ne suis qu’une minuscule personne en Afrique, mais il y a une place pour moi, et pour chacun de nous, ce qui nous permet à tous de nous asseoir sur cette terre et de la toucher et de l’appeler nôtre. Elle attendit qu’une autre pensée la traversât, mais aucune ne vint. Alors elle retourna dans la case et se glissa dans la chaleur des couvertures, sur son tapis de sol.

À présent, tandis qu’elle enchaînait les kilomètres au volant de sa petite fourgonnette blanche, elle songeait qu’un jour, peut-être, elle retournerait dans le Kalahari pour revoir ces grands espaces, ces vastes plaines qui font battre le cœur.