CHAPITRE IV
La vie chez la cousine et le mari de la cousine
À l’âge de seize ans, Mma Ramotswe quitta l’école. (« La jeune fille la plus méritante de cet établissement, affirma le principal dans son discours. Et l’une des plus méritantes du Botswana. ») Son père aurait voulu la voir continuer, passer son certificat de Cambridge et aller même au-delà, mais Mma Ramotswe en avait assez de Mochudi. Elle en avait assez de travailler à la petite Épicerie du Juste Prix, où elle venait chaque samedi faire l’inventaire et cocher pendant des heures des articles sur des listes écornées. Elle voulait partir quelque part. Elle voulait que sa vie commence.
— Tu peux aller chez ma cousine, lui proposa son père. C’est un endroit très différent d’ici. Je pense que tu trouveras qu’il se passe des tas de choses dans cette maison.
Une telle suggestion lui coûtait. Il avait envie qu’elle reste, qu’elle s’occupe de lui, mais savait qu’il serait égoïste de lui demander de centrer sa vie autour de lui. Elle rêvait de liberté, voulait sentir qu’elle faisait quelque chose de son existence. Et, bien sûr, il gardait à l’esprit la perspective d’un mariage. Dans très peu de temps, il le savait, il y aurait des jeunes gens qui demanderaient sa main.
Jamais il ne s’y opposerait, bien sûr. Mais que faire si l’homme qui voulait l’épouser était un brutal ou ivrogne ou coureur de jupons ? Tout cela était possible : il existait un grand nombre d’individus de ce genre, qui espéraient piéger une fille séduisante dont ils pourraient ensuite détruire lentement la vie. Ces hommes-là étaient des sangsues : ils suçaient tout ce qu’il y avait de bon dans le cœur de la femme jusqu’à l’assécher, et jusqu’à ce que l’amour qu’elle portait en elle se tarisse. Cela prenait du temps, il le savait, parce que les femmes semblent renfermer de vastes réserves de bonté.
Si l’un de ces hommes réclamait Precious, que pourrait-il faire, lui, un père ? Il l’avertirait du risque, mais écoute-t-on les mises en garde quand on aime ? Il avait vu cela bien des fois : l’amour est une forme de cécité qui ferme les yeux et empêche de reconnaître les défauts les plus criants. On peut être amoureuse d’un assassin et se refuser à croire qu’il est capable de faire plus de mal qu’écraser une tique. Alors tuer… Tenter de la dissuader serait inutile.
La maison de la cousine serait aussi sûre que n’importe quel autre endroit, même si elle ne pourrait préserver Precious des hommes. Au moins, la cousine garderait un œil sur sa nièce et son mari serait là pour chasser les garçons les moins convenables. Il était riche à présent, possédait cinq ou six bus et jouissait de l’autorité des riches. Il serait capable d’en envoyer quelques-uns faire leurs bagages.
La cousine fut heureuse d’accueillir Precious sous son toit. Elle lui prépara une chambre, accrochant des rideaux neufs en épais tissu jaune acheté chez OK Bazaars lors d’une excursion-shopping à Johannesburg. Puis elle remplit de vêtements une commode, sur laquelle elle posa un portrait encadré du pape. Le sol fut recouvert d’une natte en raphia ornée de motifs simples. C’était une chambre claire et confortable.
Precious s’installa vite dans ses nouvelles habitudes. On lui donna un travail au bureau de la compagnie de bus, où elle additionnait les factures et vérifiait les chiffres fournis par les chauffeurs. Elle se montrait rapide dans cette tâche, et le mari de la cousine s’aperçut qu’elle abattait autant de besogne que les deux autres employés réunis. Ceux-ci restaient toute la journée assis à leur bureau à bavarder, déplaçant parfois des factures d’un côté à l’autre de la table, se levant pour aller mettre la bouilloire à chauffer.
Avec sa bonne mémoire, Precious n’éprouvait aucune difficulté à se souvenir de tout ce qu’on lui expliquait et à le mettre en pratique sans jamais se tromper. Elle aimait également faire des suggestions, et pas une semaine ne passait sans qu’elle proposât une nouvelle idée pour accroître l’efficacité du bureau.
— Tu travailles trop dur, lui dit l’un des employés. Tu essaies de nous prendre notre emploi.
Precious le contempla bouche bée. Elle avait toujours travaillé au maximum de ses possibilités dans tout ce qu’elle faisait et ne comprenait absolument pas que l’on puisse se comporter autrement. Comment ces deux-là faisaient-ils pour rester assis, le regard dans le vague, alors qu’ils pourraient être en train d’additionner des chiffres ou de vérifier les registres des chauffeurs ?
Elle-même procédait à des vérifications, même quand on ne le lui demandait pas, et si la plupart du temps les chiffres correspondaient, il lui arrivait de découvrir une inexactitude. Cela se produisait quand les chauffeurs rendaient mal la monnaie, lui expliqua la cousine. On pouvait le comprendre quand le bus était bondé, et tant que les sommes n’étaient pas trop importantes, on fermait les yeux. Toutefois, Precious découvrit davantage que cela. Elle s’aperçut d’une différence d’un peu plus de deux mille pula6 dans les factures de gas-oil et elle attira l’attention du mari de sa cousine sur le problème.
— Tu en es sûre ? demanda-t-il. Comment peut-il manquer deux mille pula ?
— Un vol ? suggéra Precious.
Le mari de la cousine secoua la tête. Il se considérait comme un patron modèle. Paternaliste, certes, mais n’était-ce pas là ce que les hommes aimaient ? Il ne pouvait croire que l’un de ses employés fût capable de tricher à ses dépens. Comment était-ce possible, alors qu’il se montrait si bon à leur égard et qu’il faisait tant pour eux ?
Precious lui montra comment l’argent avait été volé et ils reconstituèrent ensemble la façon dont les sommes avaient été déplacées d’un compte sur un autre, pour disparaître ensuite purement et simplement. Un seul des employés avait accès à ces fonds, aussi devait-il s’agir de lui : il ne pouvait y avoir d’autre explication.
Elle n’assista pas à la confrontation, mais entendit les éclats de voix de la pièce voisine. L’employé était indigné, il hurlait d’une voix suraiguë que ce n’était pas vrai. Puis le silence se fit et une porte claqua peu après.
Ce fut sa première affaire. Ce fut le véritable début de la carrière de Mma Ramotswe.
L’arrivée de Note Mokoti
Elle travailla quatre ans au bureau des bus. La cousine et son mari s’habituèrent à sa présence et se mirent à l’appeler leur fille. Cela ne la dérangeait pas : ils étaient sa famille et elle les aimait. Elle aimait la cousine, même si celle-ci continuait à la traiter comme une enfant et à la réprimander en public. Elle aimait le mari de sa cousine, avec son triste visage barré de cicatrices et ses grandes mains de mécanicien. Elle aimait la maison et sa chambre aux rideaux jaunes. C’était une belle vie qu’elle s’était faite.
Chaque week-end, elle se rendait à Mochudi dans un bus du mari de la cousine pour aller voir son père. Il l’attendait devant la maison, assis sur son tabouret. Elle lui faisait la révérence, à la mode d’autrefois, et tapait dans ses mains.
Ensuite, ils mangeaient ensemble, assis à l’ombre de la véranda qu’il avait construite sur un côté de la maison. Elle lui racontait l’activité de la semaine dans le bureau des bus et il enregistrait chaque détail, demandant des noms, qu’il reliait ensuite à des généalogies compliquées. Tout le monde était, d’une manière ou d’une autre, parent de quelqu’un. Il n’existait personne qui ne pût trouver sa place dans un recoin éloigné d’un arbre généalogique.
C’était la même chose avec le bétail. Les vaches avaient leur famille, et lorsque Precious cessait de parler, son père lui donnait des nouvelles des bêtes. Même s’il n’allait plus très souvent jusqu’au poste de bétail, on lui faisait chaque semaine un compte rendu et il suivait ainsi la vie de ses bêtes par l’intermédiaire des gardiens de troupeau. Il possédait un don pour l’élevage, une mystérieuse aptitude à détecter chez les nouveau-nés des caractéristiques qui s’épanouiraient à l’âge mûr. Il pouvait dire, d’un seul coup d’œil, si un veau d’apparence chétive – et donc vendu à bas prix – était susceptible de se développer et d’engraisser. Et il misait sur son flair en achetant de tels animaux, qu’il transformait ensuite en beaux bestiaux bien gras (si les pluies étaient bonnes).
Pour lui, les gens ressemblaient à leurs bêtes. Les vaches maigres et malheureuses avaient des propriétaires maigres et malheureux. Les indolentes – celles qui erraient sans but dans le pré – appartenaient à des gens qui ne parvenaient pas à fixer leur attention. Et les gens malhonnêtes, affirmait-il, avaient du bétail malhonnête, des bêtes qui volaient la nourriture aux autres ou essayaient de se fondre dans un autre troupeau.
Obed Ramotswe était un juge sévère – des hommes et des animaux – et elle se prit à penser : Que dira-t-il quand il apprendra l’existence de Note Mokoti ?
Elle avait rencontré Note Mokoti dans le bus, au retour de Mochudi. Il venait de Francistown et était installé à l’avant, son étui à trompette posé sur le siège à côté de lui. Elle ne put s’empêcher de le remarquer, avec sa chemise rouge et son pantalon en crépon de coton, ni manquer d’admirer ses pommettes hautes et ses sourcils arqués. C’était un visage fier, le visage d’un homme habitué à être regardé et apprécié, et elle baissa immédiatement les yeux. Elle ne voulait pas qu’il pense qu’elle l’observait, même si elle continuait à lui lancer de petits coups d’œil à la dérobée. Qui était-il ? Un musicien, puisqu’il y avait cet étui près de lui. Un homme intelligent de l’université, peut-être ?
Le bus s’arrêta à Gaborone avant de poursuivre vers le sud, sur la route de Lobatse. Elle resta assise et le vit se lever. Il rectifia le pli de son pantalon, puis se tourna vers l’intérieur du bus. Elle sentit son cœur bondir. C’était elle qu’il avait regardée. Non, pas du tout, il avait simplement jeté un coup d’œil par la fenêtre.
Soudain, sans réfléchir, elle se leva à son tour et saisit son sac sur le porte-bagages. Elle descendrait, non parce qu’elle avait quelque chose à faire à Gaborone, mais pour voir où il allait. Il avait déjà quitté le bus et elle se pressa, murmurant une vague explication à l’adresse du chauffeur, employé du mari de la cousine. Dans la foule, sous le soleil de cette fin d’après-midi pleine d’odeurs de poussière et de voyageurs en sueur, elle regarda autour d’elle et le vit, arrêté non loin. Il avait acheté du maïs grillé à un marchand ambulant et le mangeait, traçant des lignes avec ses dents le long de l’épi. De nouveau, elle éprouva cette sensation dérangeante et demeura immobile, comme une étrangère qui ne sait quelle direction prendre.
Il la regarda et elle se détourna, troublée. S’était-il aperçu qu’elle l’observait ? Peut-être. Elle releva les yeux, lançant un rapide regard dans sa direction et, cette fois, il lui sourit en haussant les sourcils. Puis, jetant l’épi de maïs, il saisit son étui à trompette et s’approcha. Elle demeura pétrifiée, incapable de s’enfuir, hypnotisée comme une proie face à un serpent.
— Je vous ai vue dans ce bus, dit-il. Il m’a semblé vous avoir déjà rencontrée quelque part, mais non.
Elle baissa les yeux vers le sol.
— Moi, je ne vous ai jamais vu, répondit-elle. Jamais.
Il sourit. Il n’était pas intimidant, pensa-t-elle, et elle sentit une partie de sa gêne la quitter.
— On croise forcément les gens de ce pays une ou deux fois dans sa vie, dit-il. Ce ne sont jamais des étrangers.
Elle hocha la tête.
— C’est vrai.
Il y eut un silence. Puis il désigna l’étui posé à ses pieds.
— Vous savez, ça, c’est une trompette. Je suis musicien.
Elle regarda l’étui. Il portait un autocollant : le croquis d’un homme jouant de la guitare.
— Vous aimez la musique ? demanda-t-il. Le jazz ?
Elle releva la tête et vit qu’il lui souriait toujours.
— Oui. J’aime la musique.
— Je joue dans un orchestre, dit-il. Nous nous produisons au bar de l’hôtel Président. Vous pourriez venir nous écouter. J’y vais maintenant.
Ils marchèrent ensemble vers le bar, qui se trouvait à dix minutes de la station de bus. Il lui paya une boisson et l’installa à une table dans le fond, une table où il n’y avait qu’une chaise, afin de décourager les indésirables. Puis il joua et elle l’écouta, succombant à la musique coulante, insaisissable, fière de connaître cet homme, d’être son invitée. La boisson était étrange et amère, elle n’aimait pas le goût de l’alcool, mais quand on se trouvait dans un bar, il fallait boire, et elle tenait à ne pas paraître déplacée ou trop jeune, elle ne voulait pas se faire remarquer.
Quand l’orchestre fit une pause, il la rejoignit et elle vit que son front était brillant de sueur.
— Je ne joue pas bien aujourd’hui, dit-il. Il y a des jours où ça va et d’autres où on n’y arrive pas.
— Je vous ai trouvé très bon. Vous avez bien joué.
— Non, je ne crois pas. Je peux faire beaucoup mieux. Certaines fois, la trompette me parle. Ces jours-là, je n’ai besoin de rien faire.
Elle s’aperçut que les gens les regardaient et qu’une ou deux femmes la dévisageaient d’un œil critique. Elles auraient aimé se trouver à sa place, cela se voyait. Elles mouraient d’envie d’être avec Note.
Il la mit dans le dernier bus du soir après avoir quitté le bar et la regarda partir en agitant la main jusqu’à ce que le bus ait disparu. Elle répondit à ses au revoir, puis ferma les yeux. Elle avait un petit ami à présent, un musicien de jazz, et elle allait le revoir, il le lui avait demandé, le vendredi suivant, quand ils joueraient dans un braaivleis7, au Gaborone Club. Les membres de l’orchestre, avait-il expliqué, amenaient toujours leur amoureuse, et elle rencontrerait du monde, des personnes de qualité, des gens nouveaux et intéressants.
Ce fut là que Note Mokoti demanda Precious en mariage et qu’elle accepta, d’une drôle de façon, sans prononcer le moindre mot. L’orchestre avait fini de jouer et ils étaient tous deux assis dans l’obscurité, loin du bruit des buveurs restés dans le bar. Il lui dit :
— Je veux me marier bientôt et je veux que ce soit avec toi. Tu es une gentille fille et tu feras une épouse très bien.
Precious ne dit rien, parce qu’elle n’était pas sûre de vouloir, et son silence fut pris pour un assentiment.
— J’en parlerai à ton père, ajouta Note. J’espère qu’il n’est pas vieux jeu et qu’il ne souhaite pas que sa fille ait beaucoup de bétail.
Son père était vieux jeu, mais elle n’en dit rien. Elle n’avait pas encore accepté, pensait-elle, mais peut-être était-il trop tard.
Puis Note déclara :
— Maintenant que tu vas être ma femme, je dois t’apprendre à quoi servent les femmes.
Elle ne dit rien. C’était ainsi que les choses se passaient, supposa-t-elle. Les hommes étaient comme cela, tels que ses camarades de classe les lui avaient décrits, celles qui étaient des filles faciles, bien sûr.
Il lui passa un bras autour des épaules et la fit allonger dans l’herbe tendre. Ils se trouvaient dans l’ombre et il n’y avait personne à proximité, simplement les éclats de voix des consommateurs, qui parlaient fort et riaient. Il lui prit la main et la posa sur son ventre à lui, où il la laissa. Puis il commença à l’embrasser, dans le cou, sur la joue, sur les lèvres. Elle n’entendait plus que les battements affolés de son propre cœur et son souffle court.
Il dit :
— Les filles doivent apprendre cette chose. Te l’a-t-on déjà apprise ?
Elle secoua la tête. Elle n’avait jamais appris et à présent, se disait-elle, il était trop tard. Elle n’allait pas savoir ce qu’il fallait faire.
— Je suis content, dit-il. J’ai su tout de suite que tu étais vierge, ce qui est très bien pour un homme. Mais maintenant, cela va changer. Tout de suite. Ce soir.
Il lui fit mal. Elle lui demanda d’arrêter, mais il lui lâcha la tête et la gifla. Aussitôt, il l’embrassa là où le coup l’avait atteinte et lui dit qu’il ne l’avait pas fait exprès. Pendant tout ce temps, il se pressait contre elle et la griffait, parfois le long du dos, avec ses ongles. Puis il la retourna et lui fit de nouveau mal, en lui fouettant le dos avec sa ceinture.
Elle se redressa et rassembla ses vêtements froissés. Elle avait peur, bien que lui ne semblât pas s’en soucier, que quelqu’un sorte dans la nuit et les surprenne là.
Elle s’habilla et, tout en enfilant son corsage, elle se mit à pleurer, doucement, parce qu’elle pensait à son père, qu’elle verrait le lendemain sous la véranda, qui lui donnerait des nouvelles du bétail et qui n’imaginerait jamais ce qui lui était arrivé ce soir-là.
Note Mokoti rendit visite à son père trois semaines plus tard, tout seul, et lui demanda Precious en mariage. Obed répondit qu’il parlerait avec sa fille, ce qu’il fit dès qu’elle arriva. Assis sur son tabouret, il la regarda dans les yeux et lui dit qu’elle ne serait jamais obligée d’épouser quelqu’un qu’elle ne voulait pas épouser. Cette époque-là était révolue, et depuis longtemps. D’ailleurs, elle ne devait pas se sentir obligée de se marier. Une femme pouvait très bien vivre seule de nos jours. Il y en avait de plus en plus qui préféraient cela.
Elle aurait pu dire non à ce moment-là, c’était ce que son père attendait. Mais elle n’en avait pas envie. Elle ne vivait plus que pour ses rencontres avec Note Mokoti. Elle avait envie de l’épouser. Ce n’était pas quelqu’un de bien, elle s’en rendait compte, mais elle parviendrait peut-être à le changer. Et puis, on pouvait dire ce qu’on voulait, il restait ces sombres instants de contact, ces plaisirs qu’il lui arrachait et qui étaient devenus une drogue. Elle aimait cela. Elle en avait honte rien que d’y penser, mais elle aimait ce qu’il lui faisait, l’humiliation, l’urgence. Elle voulait être avec lui, à lui. C’était comme une boisson que l’on trouve amère, mais que l’on ne peut s’empêcher de boire encore et encore. Et puis, bien sûr, elle sentait qu’elle était enceinte. Il était encore trop tôt pour en avoir la certitude, mais il lui semblait que l’enfant de Note Mokoti était en elle, minuscule oisillon qui palpitait au fond de son ventre.
Ils se marièrent un samedi après-midi, à trois heures, à l’église de Mochudi. Le bétail paissait sous les arbres, parce qu’on était fin octobre et que la chaleur avait atteint son maximum d’intensité. La nature était aride cette année-là, à la suite d’une mauvaise saison des pluies. Tout était desséché, flétri, il ne restait presque plus d’herbe et les bêtes n’avaient que la peau sur les os. C’était une période d’apathie.
Le pasteur les unit, suffoquant dans son habit noir et s’épongeant le front de son grand mouchoir rouge.
— Vous vous mariez ici sous le regard de Dieu, déclara-t-il. Dieu exige de vous certains devoirs. Il nous protège dans ce monde cruel. Dieu aime Ses enfants, mais nous ne devons pas oublier les devoirs qu’il nous assigne. Jeunes gens, comprenez-vous ce que je vous dis là ?
Note sourit.
— Je comprends.
Puis, se tournant vers Precious :
— Et toi, tu as compris ?
Elle observa le visage du pasteur, le visage de l’ami de son père. Elle savait que les deux hommes avaient discuté de son mariage ; son père avait dit qu’il ne l’approuvait pas, mais le pasteur avait répondu qu’il ne pouvait intervenir. À présent, le ton de sa voix était doux et il exerça une légère pression sur la main de Precious avant de la placer dans celle de Note. À cet instant, elle sentit l’enfant bouger en elle et tressaillit, tant le mouvement était brusque et appuyé.
Après avoir passé deux jours à Mochudi chez un cousin de Note, ils placèrent tous leurs biens à l’arrière d’un camion et descendirent à Gaborone. Note avait trouvé un logement : deux pièces et une cuisine dans une maison habitée par son propriétaire, près de Tlokweng. Disposer de deux pièces était un luxe. La première, meublée d’un matelas double et d’une vieille penderie, leur servait de chambre à coucher, l’autre faisait office de salon et de salle à manger, avec une table, deux chaises et un buffet. Les rideaux jaunes de sa chambre de la maison de la cousine furent suspendus aux fenêtres de ce séjour et le rendirent lumineux et douillet.
Note rangeait là sa trompette et sa collection de cassettes. Il répétait par périodes de vingt minutes, puis, pour laisser reposer ses lèvres, écoutait une cassette dont il retrouvait le rythme sur une guitare. La musique des townships n’avait aucun secret pour lui : il savait d’où elle venait, qui la chantait, qui jouait de quel instrument et dans quelle formation. Il avait entendu les plus grands : Hugh Masekela à la trompette, Dollar Brand au piano, et le chanteur Spokes Machobane en personne à Johannesburg. Il connaissait tous les enregistrements réalisés par chacun d’eux.
Elle le regardait sortir la trompette de son étui et y fixer le bec. Elle le regardait tandis qu’il portait l’instrument à ses lèvres et que, soudainement, de cette minuscule coupe de métal mise en contact avec sa chair, le son éclatait, telle une lame de couteau glorieuse et étincelante qui divisait l’air. Alors la petite pièce résonnait et les mouches tirées de leur torpeur bourdonnaient en traçant des cercles autour d’eux comme si elles chevauchaient les notes tournoyantes.
Elle l’accompagnait dans les bars, où il se montrait affectueux avec elle, mais il semblait pris dans son propre monde. Dans ces moments-là, elle sentait qu’il n’avait pas vraiment envie de l’avoir à ses côtés. Les gens qui se trouvaient là ne pensaient qu’à la musique. Ils parlaient sans fin de musique, de musique, de musique. Comment pouvait-on dire autant de choses sur la musique ? Eux non plus n’aimaient pas l’avoir dans leur groupe, pensait-elle. Et elle finit par ne plus venir dans les bars et resta chez elle.
Il rentra tard ce soir-là, imprégné d’une forte odeur de bière. C’était une odeur aigre qui évoquait le lait caillé et elle détourna la tête lorsqu’il la poussa sur le lit et lui arracha ses vêtements.
— Tu as bu beaucoup de bière. Tu as passé une bonne soirée.
Il posa les yeux sur elle. Il avait le regard un peu trouble.
— Si j’ai envie de boire, je bois. Ferais-tu partie de ces femmes qui restent à la maison et se plaignent tout le temps ? C’est ça que tu es ?
— Mais non… Je voulais juste dire que tu avais passé une bonne soirée.
Mais rien ne pouvait apaiser son indignation.
— Tu m’obliges à te punir, femme, dit-il. Tu m’obliges à te faire ça !
Elle hurla et tenta de se défendre, de le repousser, mais il était trop fort pour elle.
— Ne fais pas mal au bébé.
— Au bébé ? Pourquoi parles-tu de ce bébé ? Il n’est pas de moi. Je ne suis le père d’aucun bébé.
De nouveau des mains d’homme, mais gantées cette fois d’un fin caoutchouc qui les faisait paraître pâles et incomplètes, comme les mains d’un Blanc.
— Cela vous fait mal si j’appuie ici ? Non ? Et là ?
Elle secoua la tête.
— Je pense que le bébé va bien. Et plus haut, là où il y a ces marques ? Est-ce une douleur superficielle, ou plus profonde ?
— C’est juste superficiel.
— Bon. Je vais devoir poser des points de suture ici. Et sur toute la longueur, là, parce que la peau est largement entaillée. Je vais vaporiser un produit pour supprimer la douleur, mais il vaut peut-être mieux que vous ne regardiez pas pendant que je couds ! On dit que les hommes ne savent pas coudre, mais les docteurs ne sont pas trop mauvais dans ce domaine !
Elle ferma les yeux et perçut un sifflement. Elle sentit alors le produit froid vaporisé sur sa peau, puis un engourdissement pendant que le médecin travaillait sur la blessure.
— C’est votre mari qui vous a fait ça ? Je ne me trompe pas ?
Elle rouvrit les yeux. Le docteur avait terminé la suture et tendait quelque chose à l’infirmière. Puis il retira ses gants sans la quitter des yeux.
— Combien de fois avez-vous subi cela ? Y a-t-il quelqu’un pour veiller sur vous ?
— Je ne sais pas. Je ne sais pas.
— J’imagine que vous allez retourner avec lui ?
Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais il lui coupa la parole.
— Bien sûr. C’est toujours la même chose. La femme y retourne et en redemande.
Il poussa un soupir.
— Je vous reverrai sûrement, vous savez. Mais j’espère que je me trompe. Allez, faites attention à vous.
Elle rentra chez elle le lendemain, un foulard noué autour du visage pour dissimuler plaies et hématomes. Elle avait mal aux bras et au ventre et les points de suture la faisaient cruellement souffrir. À l’hôpital, on lui avait donné des cachets et elle en avait pris un avant de monter dans le bus. Cela calma un peu la douleur et elle en avala un deuxième en chemin.
La porte était ouverte. Elle entra, le cœur battant, et vit ce qui s’était passé. La pièce était vide, en dehors des meubles. Il avait pris ses cassettes et leur nouvelle malle en fer, et les rideaux jaunes aussi. Dans la chambre à coucher, il avait lacéré le matelas avec un couteau. Il y avait du kapok partout, on se serait cru dans une salle de tonte.
Elle s’assit sur le lit et elle y était encore, à fixer le sol, lorsque la voisine arriva et lui dit qu’elle pourrait trouver quelqu’un pour la ramener en camion à Mochudi, chez Obed, son père.
Elle y resta quatorze années, à prendre soin de son père. Celui-ci mourut peu après le trente-quatrième anniversaire de sa fille et ce fut alors que Precious Ramotswe, désormais orpheline, survivante d’un mariage qui avait été un cauchemar et mère l’espace de cinq brefs et merveilleux jours, devint la première dame détective privée du Botswana.