CHAPITRE III

Petites leçons sur les garçons et les chèvres

 

Obed Ramotswe installa sa cousine dans une chambre aménagée à l’arrière de la petite maison qu’il s’était construite, à son retour des mines, à l’extrémité du village. À l’origine, la pièce devait servir de remise pour entreposer des malles en fer, des couvertures et des provisions d’huile de paraffine, que l’on utilisait pour la cuisine, mais il y avait de la place pour tout cela ailleurs. Lorsqu’on eut ajouté un lit et une petite armoire et recouvert les murs d’une couche de blanc de chaux, l’endroit se révéla parfait. Du point de vue de la cousine, c’était même un luxe qui dépassait presque l’imagination. Après le départ de son mari, six ans plus tôt, elle était en effet retournée vivre chez sa mère et sa grand-mère. Celles-ci l’avaient reléguée dans une pièce qui n’avait que trois murs, dont l’un n’atteignait pas tout à fait le toit. Elles l’avaient traitée avec mépris, car, ayant conservé les vieux préjugés, elles estimaient qu’une femme abandonnée par son mari méritait presque toujours son sort. Elles ne lui avaient pas fermé leur porte, bien sûr, mais l’avaient accueillie plus par devoir que par affection.

Son mari l’avait quittée parce qu’elle était stérile ; une femme privée d’enfants devait s’attendre à un tel sort. Auparavant, elle avait dépensé le peu d’argent dont elle disposait en consultations de guérisseurs traditionnels. L’un d’eux lui avait promis qu’elle concevrait après quelques mois de traitement. Il lui avait administré toutes sortes d’herbes et d’écorces en poudre, puis, voyant que rien ne fonctionnait, il s’était tourné vers la magie. Plusieurs de ses potions avaient rendu la jeune femme malade et l’une d’elles avait même manqué de la tuer, ce qui n’avait rien d’étonnant compte tenu de sa composition, mais la stérilité avait subsisté et le mari, perdu patience. Peu après son départ, il lui avait écrit de Lobatse pour lui annoncer avec fierté que sa nouvelle femme était enceinte. Un an et demi plus tard, une courte lettre lui était parvenue, accompagnée d’une photographie de l’enfant. Il n’y avait pas d’argent dans l’enveloppe. Ce fut la dernière fois qu’elle reçut des nouvelles de lui.

À présent, tandis qu’elle tenait Precious dans ses bras, debout dans sa chambre aux quatre murs blancs robustes, son bonheur était complet. Elle autorisait Precious, désormais âgée de quatre ans, à dormir avec elle dans son lit et restait éveillée de longues heures pour écouter la respiration de la fillette. Elle lui caressait la peau, tenait sa petite main entre ses doigts et s’émerveillait de la perfection de ce corps d’enfant. Quand, dans la chaleur de l’après-midi, Precious faisait la sieste, elle s’asseyait auprès d’elle, tricotant ou cousant de minuscules vestes et des chaussettes rouges ou bleu vif et chassant les mouches de l’enfant endormie.

Obed, lui aussi, était satisfait. Chaque semaine, il donnait à sa cousine de l’argent pour les courses et il y ajoutait chaque mois une petite somme pour ses dépenses personnelles. Elle gérait bien ces ressources, de sorte qu’il lui restait toujours un peu d’argent, qu’elle dépensait à gâter Precious. Jamais il n’eut le moindre reproche à lui adresser, jamais il ne la prit en défaut dans l’éducation de la fillette. Tout était parfait.

La cousine voulait que Precious soit intelligente. Elle-même n’avait reçu qu’une éducation très limitée, mais elle s’était efforcée d’apprendre à lire et continuait de le faire. Depuis peu, elle entrevoyait des possibilités de changement. Il existait un parti politique auquel les femmes pouvaient adhérer, même si quelques hommes regardaient cela d’un mauvais œil, estimant que c’était chercher les ennuis. Les femmes commençaient à parler entre elles de leur condition. Aucune ne remettait ouvertement en cause l’autorité masculine, bien sûr, mais lorsqu’elles discutaient, il y avait des murmures et des échanges de regards. La cousine pensait à sa propre existence : à son mariage précoce avec un homme qu’elle connaissait à peine et à la honte de ne pouvoir mettre au monde un enfant. Elle se souvenait de ces années passées entre les trois murs de sa chambre et des besognes qu’on lui imposait sans la payer. Un jour, les femmes pourraient faire entendre leur voix, peut-être, et elles diraient ce qui n’allait pas. Mais pour cela, il fallait savoir lire.

Elle commença par apprendre à compter à Precious. Ensemble, elles comptaient les chèvres et le bétail. Elles comptaient les garçons qui jouaient dans la poussière. Elles comptaient les arbres, donnant un nom à chacun d’eux : l’arbre tordu, l’arbre sans feuilles, celui où les vers de mopane aiment se cacher, celui où les oiseaux ne se posent jamais. Puis elle disait : « Si on coupe celui qui ressemble à un vieillard, combien reste-t-il d’arbres ? » Elle incitait Precious à mémoriser des listes : les noms des membres de la famille, ceux des vaches que possédait jadis son grand-père, ceux des chefs. Parfois, elles allaient s’asseoir devant la petite Épicerie du Juste Prix, et attendaient qu’un camion ou une voiture passe cahin-caha sur la route criblée de nids-de-poule. Alors la cousine disait tout haut le numéro de la plaque minéralogique et Precious devait s’en souvenir le lendemain quand elle le lui demandait, et même le surlendemain. Elles jouaient aussi à toutes sortes de jeux de Kim : la cousine posait sur un plateau d’osier plusieurs objets familiers, qu’elle recouvrait d’un tissu avant d’en retirer un.

— Qu’est-ce que j’ai enlevé du plateau ?

— Un vieux pépin de marula, tout tordu et mâchouillé.

— Et quoi d’autre ?

— Rien.

Elle ne se trompait jamais, cette fillette qui observait tout et tout le monde de ses grands yeux solennels. Et peu à peu, sans que personne l’ait prévu, les qualités de curiosité et d’attention grandirent dans son esprit.

Lorsque, à l’âge de six ans, Precious entra à l’école, elle connaissait son alphabet, savait compter jusqu’à deux cents et pouvait réciter le premier chapitre de la Genèse dans sa traduction setswana. Elle avait aussi appris quelques mots d’anglais et pouvait déclamer les quatre vers d’un poème anglais qui parlait de bateaux et de la mer. L’institutrice fut impressionnée et félicita la cousine pour ce qu’elle avait accompli. C’était la première fois que celle-ci recevait un compliment. Obed l’avait remerciée, certes, et ce à maintes reprises et avec générosité, mais il ne lui était jamais venu à l’idée de la complimenter, car, pour lui, elle ne faisait que son devoir de femme et cela n’avait rien d’exceptionnel.

« Nous sommes les premières à avoir labouré la terre quand Modise (Dieu) l’a créée, disait un vieux poème setswana. C’était nous qui préparions la nourriture. C’est nous qui nous occupons des hommes quand ils sont petits, quand ils deviennent grands, puis quand ils vieillissent et approchent de la mort. Nous sommes toujours là. Seulement nous ne sommes que des femmes, et personne ne nous voit. »

 

Petites leçons sur les garçons

 

Mma Ramotswe pensait : Dieu nous a placés sur cette terre. Nous étions tous africains en ce temps-là, au commencement, parce que l’homme a fait ses débuts au Kenya, comme l’ont démontré le Dr Leakey et son père. Alors, si l’on y réfléchit bien, nous sommes tous frères et sœurs. Et pourtant, partout où l’on tourne les yeux, que voit-on ? De la bagarre, de la bagarre, et encore de la bagarre ! Des riches qui tuent des pauvres, des pauvres qui tuent des riches… Partout, sauf au Botswana. Et cela grâce à Sir Seretse Khama, qui était un homme de bien et qui a inventé le Botswana et en a fait un bon pays. Elle le pleurait encore, quelquefois, lorsqu’elle pensait à lui et à ce qu’il avait enduré à la fin de sa vie, lorsqu’il était malade et que les grands docteurs de Londres disaient au gouvernement : « Nous sommes désolés, mais nous ne pouvons pas guérir votre président. »

Le problème, bien sûr, était que les gens ne semblaient pas comprendre la différence entre le bien et le mal. Il fallait la leur rappeler sans cesse : si on leur faisait confiance dans ce domaine, ils ne s’en souciaient pas. Ils se contentaient de se demander ce qui était préférable pour eux et qualifiaient cela de bien. Beaucoup de gens raisonnaient de cette façon.

Precious Ramotswe avait appris les notions de bien et de mal au catéchisme. La cousine l’y avait amenée dès l’âge de six ans et elle y était allée tous les dimanches, sans jamais manquer, jusqu’à onze ans. Cela lui avait suffi pour apprendre tout ce qu’il faut savoir sur le bien et le mal, mais elle s’était posé des questions – et continuait de s’en poser – quant à certains autres aspects de la religion. Elle ne pouvait croire, par exemple, que Jésus avait marché sur l’eau – c’est une chose qu’on ne peut pas faire –, pas plus qu’elle ne croyait à la multiplication des pains, qui était tout aussi impossible. Il s’agissait de mensonges, elle en était persuadée, dont le plus énorme était que Jésus n’avait pas de père sur cette terre. C’était faux, parce que même un enfant sait qu’il faut un père pour faire un bébé, et que cette règle s’applique aussi bien au bétail qu’aux volailles et aux êtres humains. En revanche, pour ce qui était du bien et du mal, elle n’avait rencontré aucune difficulté à comprendre qu’il ne faut ni mentir, ni voler, ni tuer.

Les personnes qui avaient besoin de lignes directrices claires ne pouvaient trouver meilleur guide que Mma Mothibi, qui s’occupait du catéchisme depuis plus de douze ans. C’était une petite dame toute ronde qui parlait d’une voix exceptionnellement grave. Elle apprenait aux enfants des hymnes, en setswana et en anglais, et comme elle était leur professeur de chant, tout le chœur chantait une octave plus bas que la normale, un peu à la manière des grenouilles.

Vêtus de leurs plus beaux vêtements, les enfants s’asseyaient en rang au fond de l’église à la fin de l’office et Mma Mothibi leur donnait la leçon. Elle leur lisait la Bible, leur faisait réciter les dix commandements plusieurs fois d’affilée et leur contait des histoires pieuses tirées d’un petit livre bleu qui, disait-elle, venait de Londres et dont elle détenait l’unique exemplaire du pays.

— Voici les règles à suivre pour être bon, entonnait-elle. Un garçon doit toujours se lever tôt et réciter ses prières. Puis il doit nettoyer ses chaussures et aider sa mère à préparer le petit déjeuner familial, s’il y en a un. Certaines personnes n’en prennent pas parce qu’elles sont pauvres. Ensuite, il doit aller à l’école et faire tout ce que son maître lui dit. De cette façon, il apprendra à devenir un petit chrétien intelligent qui ira au paradis plus tard, quand Dieu le rappellera à Lui. Pour les filles, les règles sont les mêmes, mais elles doivent en plus faire attention aux garçons et se tenir prêtes à leur dire qu’elles sont chrétiennes. Certains garçons ont du mal à le comprendre…

Oui, pensait Precious Ramotswe. Certains garçons ne comprennent pas du tout cela, et même là, au catéchisme, il y en avait un, Josiah, qui n’était pas bon, bien qu’il n’eût que neuf ans. Il insistait pour s’asseoir à côté de Precious, même quand celle-ci cherchait à l’éviter. Il la regardait toujours avec un petit sourire engageant, quoiqu’elle eût deux ans de plus que lui. Il s’arrangeait aussi pour que leurs jambes se touchent, ce qui la mettait en colère et la faisait se dandiner sur son siège pour s’écarter de lui.

Mais le pire de tout, c’est qu’il déboutonnait la braguette de son pantalon et montrait cette chose qu’ont les garçons en espérant qu’elle allait regarder. Elle n’aimait pas cela, car un tel incident n’aurait jamais dû survenir au catéchisme. Et puis, qu’est-ce que cette chose avait de si extraordinaire ? Tous les garçons en avaient une.

Elle finit par en parler à Mma Mothibi, qui l’écouta gravement.

— Les garçons, les hommes, dit-elle, ils sont tous les mêmes. Ils pensent que cette chose est extraordinaire et ils en sont tous très fiers. Ils ne savent pas à quel point c’est ridicule.

Elle demanda à Precious de la prévenir la prochaine fois que cela se produirait. Il lui suffirait de lever un peu la main, et Mma Mothibi la verrait. Ce serait le signal.

Cela se produisit la semaine suivante. Alors que Mma Mothibi se tenait au fond de la classe, regardant les cahiers de catéchisme que les enfants avaient ouverts devant eux, Josiah défit un bouton et souffla à Precious qu’elle devait regarder. Elle garda les yeux sur son cahier et leva légèrement sa main gauche. Josiah ne pouvait le remarquer, bien sûr, mais Mma Mothibi, elle, s’en aperçut. À pas de loup, elle vint se placer derrière le garçon et leva sa Bible en l’air. Puis elle la laissa lourdement retomber sur la tête de Josiah, ce qui produisit un bruit sourd qui fit sursauter tous les enfants.

Josiah s’affaissa sous le choc. Alors, Mma Mothibi se posta devant lui et désigna la braguette ouverte. Puis elle souleva de nouveau sa Bible et le frappa une seconde fois sur le sommet du crâne, avec plus de force encore qu’auparavant.

Ce fut la dernière fois que Josiah importuna Precious Ramotswe, ou toute autre fille, d’ailleurs. De son côté, Precious avait appris une importante leçon sur la façon dont il convenait de traiter avec les hommes. Cette leçon lui resta en mémoire et se révéla fort utile par la suite, comme toutes les leçons apprises au catéchisme.

 

Le départ de la cousine

 

La cousine veilla sur Precious durant les huit premières années de l’enfant. Elle aurait pu rester indéfiniment, ce qui n’aurait pas dérangé Obed, dans la mesure où elle tenait la maison, ne se plaignait pas et ne lui réclamait jamais d’argent. Lorsque le moment fut venu, toutefois, il reconnut qu’elle pouvait éprouver des problèmes d’amour-propre et avoir envie de se remarier, malgré ce qui s’était passé la première fois. Aussi donna-t-il sa bénédiction dès que la cousine lui annonça qu’elle avait rencontré un homme, que celui-ci l’avait demandée en mariage et qu’elle avait accepté.

— Je pourrais prendre Precious avec moi, suggéra-t-elle. Elle est comme ma fille maintenant. Seulement, il y a toi…

— Oui, répondit Obed. Il y a moi. Me prendrais-tu aussi avec toi ?

La cousine se mit à rire.

— Mon nouveau mari est riche, mais je pense qu’il ne souhaite épouser qu’une seule personne.

Obed s’occupa des préparatifs du mariage, parce qu’il était le plus proche parent de la cousine et que ce rôle lui incombait. Il le fit de bon cœur, en raison du dévouement qu’elle lui avait témoigné. Il fit tuer deux bœufs et brasser suffisamment de bière pour deux cents personnes. Puis, avec la cousine à son bras, il pénétra dans l’église et vit le nouveau mari et sa famille, des cousins éloignés et leurs amis, des habitants du village, invités ou non, qui attendaient et observaient.

Après la cérémonie du mariage, tout le monde revint à la maison. On avait tendu des bâches en toile entre des robiniers et disposé des chaises prêtées par les uns et les autres. Les vieillards s’assirent, les jeunes flânèrent et bavardèrent entre eux en humant l’air chargé de la bonne odeur de la viande qui grésillait sur les feux de bois. Puis on mangea et Obed prononça un discours de remerciements en l’honneur de la cousine et du nouveau mari, et ce dernier répondit qu’il était reconnaissant à Obed de s’être si bien occupé de cette femme.

Le nouveau mari possédait deux bus, de sorte qu’il était riche. L’un d’eux, le Molepolole Spécial Express, contraint d’assurer son service même le jour du mariage, avait été décoré de tissu bleu vif pour l’occasion. Ils partirent dans le second à l’issue de la fête, le mari au volant, la mariée assise juste derrière lui. Il y eut des cris de joie, des youyous de femmes, et le bus s’en fut sur la route du bonheur.

Le couple s’installa à quinze kilomètres au sud de Gaborone, dans une maison de brique que le frère du nouveau mari avait construite pour lui. Elle avait un toit rouge et des murs blancs, ainsi qu’une cour de style traditionnel fermée par un mur d’enceinte sur le devant. À l’arrière, une petite hutte était prévue pour un domestique, avec des latrines en fer-blanc galvanisé en appentis. La cousine disposait d’une cuisine équipée de deux gazinières et d’une batterie de casseroles neuves étincelantes. Elle avait aussi un grand réfrigérateur fonctionnant au pétrole, importé d’Afrique du Sud, qui ronronnait doucement tout au long de la journée et conservait au froid tout ce qu’on y mettait. Chaque soir, son mari revenait avec la recette de ses bus et elle l’aidait à compter l’argent. Elle se révéla excellente comptable et, très vite, ce fut elle qui assuma cette partie du travail avec une remarquable facilité.

Elle faisait également le bonheur de son mari de bien d’autres façons. Petit, il avait été mordu au visage par un chacal et conservait des cicatrices là où un médecin débutant de l’Hôpital de la Mission Écossaise de Molepolole avait mal recousu les plaies. Jamais encore une femme ne lui avait dit qu’il était beau, et jamais il n’avait rêvé que cela arriverait, étant plutôt habitué aux grimaces de compassion. La cousine, elle, affirmait qu’il était le plus bel homme qu’elle eût jamais rencontré, et le plus viril aussi. Il ne s’agissait pas de flatterie : c’était la vérité telle qu’elle la voyait, et il avait le cœur comblé de cette chaleur qui naît d’un compliment bien envoyé.

 

Je sais que je te manque, écrivit la cousine à Precious. Mais je sais aussi que tu souhaites mon bonheur. Je suis très heureuse en ce moment. J’ai un mari très gentil, qui m’a acheté de magnifiques vêtements et me rend heureuse jour après jour. Plus tard, tu viendras vivre avec nous et nous pourrons compter de nouveau les arbres et chanter des cantiques toutes les deux, comme nous l’avons toujours fait. À présent, tu dois t’occuper de ton père, parce que tu es en âge de le faire et que c’est un homme bon, lui aussi. Je veux que tu sois heureuse et c’est cela que je demande chaque soir dans mes prières. Que Dieu veille sur Precious Ramotswe. Que Dieu la protège cette nuit, et à jamais. Amen.

 

Les chèvres

 

Petite, Precious Ramotswe aimait dessiner et la cousine l’avait encouragée dans cette activité dès son plus jeune âge. Pour son dixième anniversaire, elle reçut un carnet à croquis et une boîte de crayons de couleur, et son talent devint très vite manifeste. Obed Ramotswe était très fier de l’aptitude de sa fille à remplir les pages vierges du carnet de scènes de la vie quotidienne à Mochudi. Ici, elle représentait le réservoir devant l’hôpital – il était tout à fait reconnaissable –, là, la surveillante générale de l’hôpital en train d’observer un âne. Et sur cette page-là, on voyait la petite Épicerie du Juste Prix, avec, devant, des formes qui pouvaient être soit des sacs de maïs, soit des gens assis – c’était difficile à dire. Les dessins étaient excellents et il en avait déjà accroché plusieurs aux murs du salon, très haut, près du plafond, là où les mouches ont coutume de se poser.

Les institutrices connaissaient ses aptitudes et affirmaient qu’elle deviendrait peut-être une grande artiste, et que ses dessins illustreraient alors la couverture du calendrier du Botswana. Cela l’encourageait et les croquis se succédaient. Chèvres, bétail, collines, potirons, maisons… Il existait tant de choses à Mochudi pour les yeux de l’artiste qu’elle ne risquait guère de tomber en panne de sujets.

Un jour, l’école eut vent d’un concours de dessin organisé pour les enfants. Le musée de Gaborone demandait à chaque établissement du pays de sélectionner un dessin d’élève, sur le thème de « La vie au Botswana aujourd’hui ». Bien entendu, on n’eut aucune hésitation quant à l’élève qui serait choisie dans l’école. On demanda à Precious de réaliser un dessin exceptionnel – en prenant tout son temps –, que l’on enverrait à Gaborone afin de représenter Mochudi.

Elle fit son dessin un samedi. Elle partit de bon matin avec son carnet à croquis et revint quelques heures plus tard pour parfaire les détails à l’intérieur. C’était un très beau dessin, pensait-elle, et son institutrice se montra enthousiaste quand elle le lui apporta le lundi suivant.

— Ce dessin fera gagner le prix à Mochudi, affirma-t-elle. Tout le monde sera fier.

Le dessin fut soigneusement placé entre deux feuilles de carton ondulé et envoyé au musée par la poste, en recommandé. Puis le silence dura cinq semaines, au cours desquelles plus personne ne songea au concours. Ce fut seulement quand le principal reçut une lettre et que, tout sourire, il vint la lire à Precious, qu’on s’en souvint.

— Tu as remporté le premier prix, dit-il. Tu vas aller à Gaborone avec ton institutrice, ton père et moi, pour que le ministre de l’Éducation te le remette au cours d’une cérémonie spéciale.

C’en était trop pour elle et elle éclata en sanglots, mais elle se calma vite et fut autorisée à quitter l’école plus tôt pour courir annoncer la nouvelle à son père.

Ils descendirent à Gaborone dans la camionnette du principal et arrivèrent bien trop tôt pour la cérémonie. Ils passèrent donc plusieurs heures assis dans la cour du musée, à attendre l’ouverture des portes. Enfin, ils purent entrer et d’autres gens affluèrent : des professeurs, des journalistes, des membres du corps législatif. Puis ce fut le ministre qui arriva dans une voiture noire ; alors chacun reposa son verre de jus d’orange et termina son sandwich à la hâte.

Elle vit son dessin exposé en bonne place sur une cloison et remarqua une petite carte épinglée au-dessous. Elle s’approcha avec son institutrice pour l’examiner et, le cœur battant, y lut son nom proprement dactylographié : PRECIOUS RAMOTSWE (10 ANS, ÉCOLE D’ÉTAT DE MOCHUDI). Et, également en caractères d’imprimerie, elle découvrit le titre que le musée avait donné à l’œuvre : Vaches près d’un réservoir.

Elle se figea, horrifiée. Ce n’était pas vrai. Elle avait dessiné des chèvres et ils les avaient prises pour des vaches ! Elle obtenait un prix pour un dessin de bestiaux, par erreur !

— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demanda son père. Tu devrais être très heureuse. Pourquoi as-tu l’air triste ?

Elle ne put répondre. Elle allait devenir un malfaiteur, se rendre coupable de fraude. Elle ne pouvait accepter un prix pour un dessin de vaches alors qu’elle ne le méritait pas.

Déjà, le ministre se tenait près d’elle et se préparait à prononcer son discours. Elle leva les yeux vers lui et il lui adressa un chaleureux sourire.

— Tu es une très bonne artiste, dit-il. Mochudi doit être fière de toi.

Elle baissa les yeux sur ses chaussures. Il fallait qu’elle avoue.

— Ce n’est pas un dessin de vaches, dit-elle. C’est un dessin de chèvres. Vous ne pouvez pas me donner un prix pour une erreur.

Le ministre fronça les sourcils et examina l’étiquette. Puis il se tourna vers elle et dit :

— L’erreur, ce sont eux qui l’ont faite. Je pense moi aussi qu’il s’agit de chèvres. On ne dirait pas du tout des vaches.

Il s’éclaircit la gorge et le directeur du musée réclama le silence.

— Cet excellent dessin de chèvres, déclara le ministre, montre le talent de nos enfants dans ce pays. Cette jeune fille grandira et deviendra une bonne citoyenne, et peut-être une artiste célèbre. Elle mérite ce prix, que je vais à présent lui décerner.

Elle saisit le paquet enrubanné qu’il lui tendait, sentit sa main sur son épaule et l’entendit murmurer : « Tu es la petite fille la plus honnête que j’aie jamais rencontrée. Bravo ! »

Puis la cérémonie s’acheva et, peu après, ils rentrèrent à Mochudi dans la vieille camionnette du principal, retour d’une héroïne distinguée par un prix.