CHAPITRE XIX
Mr. Charlie Gotso, licencié ès lettres
Mr. Charlie Gotso examina Mma Ramotswe. Il aimait les grosses femmes et en avait d’ailleurs épousé une cinq ans plus tôt. Malheureusement, elle s’était révélée contestataire et difficile à vivre, de sorte qu’il avait fini par l’installer à la campagne, près de Lobatse, dans une ferme sans téléphone reliée au monde par un chemin impraticable par temps de pluie. Elle se plaignait des autres femmes qu’il voyait, avec insistance et d’une voix stridente, mais que croyait-elle ? Pensait-elle sérieusement que lui, Mr. Charlie Gotso, se contenterait d’une seule femme, comme un petit fonctionnaire du gouvernement ? Lui qui possédait tant d’argent et d’influence ! Sans parler de sa licence ès lettres ! C’était le problème, quand on épousait une femme sans éducation qui ignorait tout des cercles dans lesquels il évoluait. Il était allé à Nairobi et à Lusaka. Il savait ce que les gens pensaient dans ces endroits. Une femme intelligente, une femme titulaire d’un baccalauréat, aurait compris, elle. Mais tout de même, se rappela-t-il, cette grosse femme qu’il avait là-bas, à Lobatse, lui avait déjà donné cinq enfants, il fallait lui reconnaître ce mérite. Si seulement elle pouvait arrêter de récriminer pour ses autres femmes !
— C’est vous qui êtes envoyée par Matekoni ?
Elle n’aima pas sa voix. Elle était râpeuse et paresseuse. L’homme amputait la fin des mots, comme s’il ne consentait aucun effort pour se faire comprendre. Cela provenait du mépris d’autrui, estima-t-elle. Quand on était puissant comme lui, pourquoi se donner la peine de bien communiquer avec des personnes inférieures ? Tant que les autres comprenaient ce que vous vouliez, cela suffisait.
— Mr. J.L.B. Matekoni m’a demandé de l’aider, Rra. Je suis détective.
Mr. Gotso la dévisagea, un vague sourire aux lèvres.
— J’ai vu votre agence. J’ai remarqué la pancarte en passant. Une agence de détectives pour dames, ou quelque chose comme ça…
— Pas seulement pour dames, Rra, protesta Mma Ramotswe. Nous sommes des dames détectives, mais nous travaillons aussi pour les hommes. Mr. Patel, par exemple, nous a consultées.
Le sourire s’élargit.
— Vous pensez vraiment pouvoir apprendre des choses aux hommes ?
Mma Ramotswe ne se départit pas de son calme.
— Quelquefois, oui. Cela dépend. Certains hommes sont trop imbus d’eux-mêmes pour nous écouter. À ceux-là, nous ne pouvons rien dire.
Il plissa les yeux. La remarque était ambiguë. Soit elle suggérait qu’il était imbu de lui-même, soit elle faisait allusion à d’autres hommes. Car il existait d’autres hommes, bien sûr…
— Enfin, bref, reprit-il. Vous savez que j’ai perdu un bien qui se trouvait dans ma voiture. Matekoni affirme que vous pourriez savoir qui l’a pris et me le rapporter.
Mma Ramotswe acquiesça d’une simple inclinaison de la tête.
— C’est déjà fait, dit-elle. J’ai découvert qui a fracturé votre voiture. Ce sont des jeunes. Deux garçons.
Mr. Gotso haussa les sourcils.
— Leurs noms ? Dites-moi de qui il s’agit !
— Je ne peux pas, fit Mma Ramotswe.
— Je veux leur botter les fesses. Vous allez me dire qui c’est !
Mma Ramotswe releva la tête et rencontra le regard de Mr. Gotso. Pendant quelques instants, ils s’observèrent en silence. Puis elle répondit :
— Je leur ai donné ma parole que je ne les dénoncerais pas s’ils me rendaient ce qu’ils ont volé. C’était un marché.
Tout en parlant, elle avait promené son regard autour d’elle. Les bureaux de Mr. Gotso se trouvaient dans une ruelle banale. Sur le bâtiment, une grosse pancarte bleue indiquait GOTSO ENTREPRISES. L’intérieur était sobrement meublé et, sans les photographies accrochées aux murs, il eût été impossible de deviner que l’on se trouvait dans le bureau d’un personnage important. Ces photographies, toutefois, ne laissaient aucun doute sur ce dernier point : Mr. Gotso avec Moshoeshoe, le roi du Lesotho, Mr. Gotso avec Hastings Banda, Mr. Gotso avec Sobhuza II. C’était un homme dont l’influence s’étendait au-delà des frontières.
— Vous avez fait une promesse en mon nom ?
— Oui. C’était le seul moyen de récupérer l’objet.
Mr. Gotso parut réfléchir. Mma Ramotswe en profita pour observer de plus près l’une des photographies. On y voyait Mr. Gotso donner un chèque à une œuvre de bienfaisance et tout le monde souriait. « Un don généreux pour une action charitable », indiquait au-dessous le titre d’un article de presse.
— Très bien, dit-il enfin. J’imagine que vous n’avez pas pu faire autrement. À présent, où est le bien en question ?
Mma Ramotswe fouilla dans son sac à main et en sortit la petite bourse de cuir.
— Voilà ce qu’ils m’ont donné.
Elle la posa sur la table et il s’en saisit aussitôt.
— Ce n’est pas à moi, bien sûr. Cela appartient à l’un de mes hommes. Il m’a demandé de le lui garder. Je n’ai aucune idée de ce qu’il y a à l’intérieur.
— Du muti, Rra. Des remèdes de sorcier.
Le regard de Mr. Gotso se fit dur.
— Vraiment ? De petits porte-bonheur pour personnes superstitieuses ?
Mma Ramotswe secoua la tête.
— Non, je ne crois pas. Je pense que c’est quelque chose de très puissant. À mon avis, cela a dû coûter assez cher.
— Quelque chose de très puissant ?
Il ne bougeait pas du tout la tête en parlant, remarqua-t-elle. Seules les lèvres remuaient tandis que les mots inachevés s’enchaînaient.
— Oui. C’est très bon. J’aimerais bien pouvoir me procurer un objet de ce genre. Seulement, je ne sais pas à qui m’adresser.
Cette fois, Mr. Gotso modifia sa position et son regard glissa sur la silhouette de Mma Ramotswe.
— Je peux peut-être vous aider, Mma.
Elle réfléchit un instant avant de donner sa réponse.
— J’aimerais beaucoup. Ainsi, je pourrais vous aider à mon tour.
Il avait sorti une cigarette d’une boîte posée sur le bureau et il était en train de l’allumer. Là encore, sa tête ne bougeait pas.
— Et de quelle façon pourriez-vous m’aider, Mma ? Croyez-vous que je sois seul au monde ?
— Oh non, vous n’êtes pas seul au monde. J’ai entendu dire qu’au contraire vous avez beaucoup d’amies. Vous n’avez pas besoin d’une femme de plus.
— Ça, c’est à moi d’en juger.
— Non. Je pense que vous êtes un homme qui aime être renseigné. Vous devez savoir beaucoup de choses pour rester puissant. Et vous avez également besoin de muti, n’est-ce pas ?
Il ôta la cigarette de ses lèvres et la posa sur un grand cendrier de verre.
— Vous devriez faire attention à ce que vous dites, prévint-il.
Pour la première fois, les mots avaient été articulés avec soin ; il savait parler distinctement quand il le voulait.
— Les personnes qui lancent des accusations de sorcellerie finissent par le regretter. Par le regretter énormément.
— Mais ce n’est pas une accusation. Je vous ai confié que, moi-même, j’y avais recours, non ? Non, ce que je disais, c’est que l’homme que vous êtes a besoin de connaître les détails des intrigues qui se nouent dans cette ville. Vous risquez de passer à côté de certaines choses si vous avez de la cire dans les oreilles.
Il reprit la cigarette et en tira une bouffée.
— Et vous estimez pouvoir me renseigner ?
Mma Ramotswe hocha la tête.
— Dans mon métier, on apprend sans cesse des choses intéressantes. Par exemple, je peux vous parler de cet homme qui cherche à ouvrir une boutique juste à côté de la vôtre, dans l’African Mall. Vous le connaissez, n’est-ce pas ? Eh bien, peut-être aimeriez-vous savoir ce qu’il faisait avant de venir s’installer à Gaborone ? À mon avis, il n’a pas envie que cela s’ébruite.
Mr. Gotso ouvrit la bouche pour ôter un fragment de tabac collé à sa lèvre.
— Vous êtes une femme très intéressante, Mma Ramotswe. Je pense que je vous comprends parfaitement. Je vous donnerai le nom de ce sorcier si vous me fournissez cette précieuse information. Cela vous convient-il ?
Mma Ramotswe fit claquer sa langue en signe d’assentiment.
— C’est parfait, répondit-elle. Ainsi, je pourrai lui demander de quoi m’aider à récolter des informations encore meilleures. Et si j’apprends autre chose, je serai heureuse de vous le faire savoir.
— Vous êtes une excellente femme, affirma Mr. Gotso en saisissant un petit bloc de papier. Je vais vous dessiner un plan. Cet homme habite dans la savane, pas très loin de Molepolole. Sa maison n’est pas facile à trouver, mais avec ce croquis, vous n’aurez aucun problème. Au fait, je vous préviens : ce n’est pas donné. Mais si vous dites que vous êtes une amie de Mr. Gotso, il vous accordera vingt pour cent de remise. Ce qui n’est pas si mal, n’est-ce pas ?