Livre Vingt-Troisième

LA NOUVELLE SÉTAIT RÉPANDUE à la vitesse du feu qui ravage une forêt de pins. La mort accidentelle du duc de Normandie avait plongé non seulement l’entourage de Hròlfr le Marcheur, mais aussi le peuple tout entier dans la plus grande affliction. Ceux qui étaient informés de la conjuration n’osaient pas en parler, de peur d’être démasqués alors que les autres se reprochaient de ne pas avoir pu empêcher le drame. Il fallait reconnaître que la mort du seigneur se révélait particulièrement horrible. À la fin du jour, on avait retrouvé le corps du duc embroché dans un piège à sangliers. Le fier Norrois, tué comme un vulgaire animal sauvage entièrement vidé de son sang, il y avait de quoi se lamenter.

Skirnir avait été le premier à s’étonner de l’émotion causée par la mort de son cousin. Le plan qu’il avait si patiemment composé paraissait s’évanouir comme un fétu de paille emporté par le grand vent du nord. Le géant roux comptait sur la fidélité de ses hommes pour l’élire duc à la place du fils du défunt, mais rien ne se passait comme il l’avait escompté. Dès l’annonce de la mort de Hròlfr, tous les barons s’étaient réunis dans la cour du castel et avaient acclamé le nouveau duc Guillaume Longue Épée. Visiblement ému, le jeune homme avait été hissé sur un pavois et reçu les armes de son père disparu.

Même ceux qui avaient étroitement participé au complot avaient été troublés par l’adhésion autour de la personne du fils de Hròlfr. Skirnir avait senti la rage le submerger au moment précis où il avait vu Olav mettre un genou à terre devant le fils de l’homme dont il avait été un des assassins.

Un messager de l’intrigante reine Odgive avait porté une missive de Londres. La souveraine y témoignait tout son attachement pour le duc défunt et assurait son fils Guillaume de son plus indéfectible soutien. Un ambassadeur venu de la cour du roi Raoul avait porté le même message où il était question d’amitié et de fidélité à la Couronne. Raoul insistait sur le traité signé par leurs prédécesseurs qui restait toujours en vigueur parmi les successeurs. Skirnir le Roux vécut comme une nouvelle trahison cette missive de l’homme qui, il y a peu encore, était prêt à s’associer à lui pour combattre Hròlfr le Marcheur.

Quelques jours après la mort du duc de Normandie, Skirnir avait réuni, à grand-peine, les membres de la conjuration dans le souterrain où ils s’étaient retrouvés la première fois. Le géant roux qui paraissait victorieux, il y a peu encore, était à présent à terre. Il lui restait cependant une dernière flèche à tirer.

— Compagnons, commença-t-il en scrutant les regards comme l’aurait fait Hròlfr, nous avons rendu un fier service à notre peuple. Cependant aujourd’hui des vents contraires nous font dériver. Mais nous devons poursuivre notre combat jusqu’à son terme. Vous n’avez pas manqué de courage jusqu’ici et nous avons vaincu. Tenez bon !

— Nous avons vaincu ? demanda Olav. Le fils de notre ennemi est aujourd’hui sur le trône de son père et les bruits les plus fous commencent à courir sur la mort de Hròlfr le traître. Certains vont jusqu’à affirmer que des barons sont associés à sa disparition. La situation devient dangereuse pour nous.

Skirnir s’attendait à cette réaction. Il ne se laissa donc pas impressionner et poursuivit.

— Je vous l’ai dit, nous avons vaincu. Je reconnais que les événements n’évoluent pas exactement comme je l’aurais espéré. J’ai vu aussi comment certains parmi vous ont trop facilement juré fidélité au fils du Marcheur. Toutefois, je serai magnanime : l’heure n’est plus à la vengeance, notre combat est légitime et il s’inscrit dans la longue traversée des siècles. Voici la décision que j’ai prise...

Le géant roux attendit quelques instants, le temps de jauger les réactions de ses compagnons. Il venait de parler comme un chef et c’était en qualité de chef qu’il mènerait ses hommes à une nouvelle bataille.

— Je me suis trompé quand je pensais que notre principal ennemi était Hròlfr le faible... J’avais sous-estimé la force d’un autre ennemi qu’il nous faut à tout prix combattre sans répit. Cet ennemi n’est autre que la terre de Normandie où nous nous sommes établis. Elle nous a fait oublier nos dieux et renier nos traditions ancestrales. Pour combattre cet ennemi et honorer à nouveau nos dieux comme ils le méritent, nous devons quitter cette terre pour mieux y retourner plus tard. Mais cette fois, nous ne reviendrons pas dans la position des lâches quémandeurs. Nous reviendrons en fiers conquérants et nous ferons trembler tous ceux qui aujourd’hui prétendent nous narguer.

L’incrédulité se lisait sur tous les visages. Skirnir parlait-il sérieusement ? Comment pourraient-ils quitter une terre qui leur avait apporté l’abondance, le bonheur de leur famille et la chaleur ? Le géant roux comprit les réticences de l’assistance et assena son dernier argument.

— Regardez, dit-il en désignant un lourd coffre de bois. Nous ne partirons pas les mains vides. Nous embarquerons avec le trésor du duc de Normandie. Nous aurons de quoi nous équiper, acheter les meilleurs bateaux et nous nourrir sans compter. Par Odin ! Par Thor ! Pour la victoire !

Les hommes présents se concertèrent. En bons Vikings, ils n’obéissaient pas aveuglément à un ordre qui ne leur semblait pas légitime. Ils menèrent leur étrange conciliabule, là, dans le souterrain, sous l’oeil de celui qui prétendait devenir leur nouveau chef. Après une dernière hésitation, ils tapèrent dans leurs mains et se retournèrent. Ils avaient décidé de suivre une fois encore Skirnir et lancèrent leurs traditionnels « Hurrah », cris de joie et de victoire. Dans ce souterrain à l’abri de tous les regards, le destin de quelques Normands irréductibles venait de basculer.