Chapitre 25

LA VOITURE NOIRE pénétra dans la cour de la Kommandantur et les deux gardes de faction se mirent au garde-à-vous. Storman gardait précieusement l’enveloppe brune contre lui. À plusieurs reprises déjà, il avait feuilleté la liasse, mais il s’était interdit de prendre connaissance des documents. Pour lui, la lecture était un engagement intellectuel qui devait s’accomplir dans les meilleures conditions afin d’en retirer tout le bénéfice. Plus que tout, il lui tardait de prévenir le Wewelsburg de sa grande réussite. Haraldsen avait donc tenté de cacher aux Allemands le fruit ultime de ses recherches, mais il n’en avait pas été capable. Une fois de plus, la supériorité des méthodes de la SS était prouvée.

Comme il en avait pris l’habitude, Storman monta dans le bureau qui lui avait été alloué sans prendre la peine d’aller saluer son hôte. Entre von Bilnitz et Storman, la méfiance s’était peu à peu muée en haine, au point qu’ils en étaient arrivés à communiquer par secrétaires interposés. L’arrivée des SS à Rouen avait beaucoup fait parler et leur visite de la cathédrale avait achevé d’en faire les figures les plus détestées de la ville. Von Bilnitz, qui s’employait à faire respecter l’ordre, redoutait ces rumeurs qui n’avaient pour effet que d’attiser encore un peu plus la détermination des ennemis de l’Allemagne qu’il tenait pour de vulgaires terroristes.

Storman entra dans la pièce et ferma la porte après avoir demandé qu’on ne le dérange sous aucun prétexte.

Il posa l’enveloppe brune sur son bureau et décrocha le cornet du téléphone. Il demanda à l’opératrice de composer un numéro en Allemagne et puis raccrocha d’un air soucieux. Il songea un instant à la croix d’or et de pierres qu’il avait laissée au Wewelsburg. Sans qu’il réussisse à expliquer pourquoi, il se dit qu’il ressentait une étrange sensation depuis qu’il ne l’avait plus en sa possession. En y réfléchissant, c’était un peu comme s’il éprouvait un véritable manque. La même sensation qui ravage le coeur et l’esprit quand une personne à laquelle on tient se trouve au loin et que l’on espère ardemment la retrouver. Storman chassa vite ces mauvaises pensées de son esprit. Il se reprit, car elles étaient un signe de faiblesse impardonnable pour un homme dans sa position. La sonnerie du téléphone le tira bientôt de ses pensées.

— Herr Storman, lui dit l’opératrice, je vous passe le Secrétaire Général Wolfram Sievers.

— Ja, répondit-il sur un ton subitement presque étonné d’être de la sorte ramené à la réalité.

Il fallut quelques secondes pour que la voix de Sievers se fasse entendre de l’autre côté de la ligne.

— Commandant Sievers, dit la voix lointaine.

— Ja, Commandant, répondit l’officier, Storman à l’appareil. Comme convenu, je vous appelle pour vous faire rapport de nos activités. Nous avons mis la main sur la seconde partie du manuscrit du professeur Haraldsen. Je vais en prendre connaissance avec attention et puis nous pourrons procéder à l’interrogatoire au Wewelsburg.

— Ce sera difficile, répondit sèchement Sievers. Le professeur Haraldsen s’est donné la mort cette nuit. Les incapables qui étaient responsables de sa garde seront punis à la mesure de leur négligence.

Storman sentit sa gorge se nouer.

— Mais, Herr Secrétaire Général, comment est-ce possible ?

— Comme c’est possible avec un prisonnier auquel on oublie de confisquer ses lacets après la promenade dans la cour du château, répliqua sèchement l’officier SS. Comme c’est possible lorsque des gardes négligent les règlements les plus élémentaires de notre Ordre. Il vous reste à trouver le fin mot de toute cette histoire à travers les pages qu’il nous a laissées. Vous n’avez pas le choix.

— Il y a autre chose, Herr Secrétaire Général, ajouta Storman. D’après nos informations, les autorités ecclésiastiques sont décidées à intervenir. Un exorciste a fait le voyage de Rome jusqu’à la cathédrale de Rouen. Les hommes en robe savent que nous sommes sur les traces de Rollon, mais je pense qu’ils ignorent encore pourquoi.

— Si Rome a dépêché un exorciste, répondit Sievers, c’est que les autorités vaticanes prennent nos recherches très au sérieux. Et probablement au plus haut niveau. Je ne serais pas étonné d’apprendre que le pape lui-même se trouve derrière tout cela.

Storman ne répondit pas, il se contenta d’attendre les ordres de son supérieur. Ceux-ci ne se firent pas attendre.

— Prenez connaissance du document d’Haraldsen et percez le secret de Rollon le païen. J’ai la plus entière confiance en vous, du moins, pour le moment. Je vous ai dit que le cours de la guerre risquait de s’en trouver modifié.

— Ja, Herr Secrétaire Général, il en sera fait selon votre volonté. Je tâcherai de me montrer à la hauteur de vos espérances.

— Encore un détail, ajouta Sievers avant de raccrocher, n’accordez aucune confiance à von Bilnitz. C’est typiquement le genre de vieil aristocrate dégénéré et dangereusement réactionnaire qui redoute la victoire de nos idées. J’ai demandé à Berlin d’ouvrir une enquête sur son compte, ce serait bien le diable si nous ne trouvions pas quelques cadavres dans un de ses placards moisis. Sieg !

Storman raccrocha après que son supérieur eut mis fin à la conversation. Il regarda l’enveloppe brune mais cette fois, le sentiment qui dominait n’était plus la curiosité ; il y avait de la crainte dans son regard Et s’il n’était pas à la hauteur ? Et si, à la manière de celui qui flotte sur les fjords, le brouillard qui entourait ce secret était trop épais pour être dissipé ? Il espéra ardemment qu Haraldsen était allé au bout de ses recherches.