Livre Troisième

Quatre semaines plus tard

LES DIX CAVALIERS s’étaient engagés dans le sous-bois à vive allure. La joie de la troupe était manifeste, tant sa course folle promettait d’être fructueuse. Le flair des meilleurs chiens de chasse de la cour les mettait à l’abri de toute déconvenue et il y avait fort à gager qu’il devait y avoir un bien joli gibier à traquer sous ces frondaisons. La troupe royale pressa les chevaux et les hommes sortirent arcs et épées pour donner l’estocade. La vision qui s’offrit à eux ne les déçut pas. Il y avait là, pris au piège dans un dense taillis, un grand cerf, de la plus belle espèce, un dix-huit cors.

Le roi Charles prit la tête des opérations et décocha une flèche qui alla se planter dans le poitrail de l’animal. Accablé par les chiens qui aboyaient et montraient les crocs, le seigneur des forêts tenta une dernière ruade avant de plier une patte et de commencer à chanceler. Le Roi sauta de cheval et dégaina son épée. Il s’approcha de l’animal, déjà assommé par la douleur et lui planta la lame dans le flanc. Il leva ensuite son épée ensanglantée vers le ciel et poussa un grand cri de victoire.

— Par le Christ Roi, s’écria-t-il, cette belle chasse est un signe annonciateur de nombreuses victoires. Qu’on me ramène le fier trophée au château, j’exige qu’il orne la grande salle de banquet.

Le souverain contempla encore un instant la dépouille de l’animal qui, il y a peu encore, régnait en pleine majesté sur la forêt profonde. Ensuite, il enfourcha son cheval tandis que le marquis de Neustrie qui faisait partie de l’équipée arriva à sa hauteur, un large sourire aux lèvres.

— Félicitations, Sire, s’exclama le gentilhomme, la chance vous sourit et sert votre gloire. Face à un pareil coup de lame, nos ennemis n’ont qu’à bien se tenir !

— Avez-vous recueilli des nouvelles du siège de Chartres ? s’enquit le monarque de fort bonne humeur.

— Certes oui, de bonnes nouvelles. Elles sont même excellentes, Majesté ! répondit Robert de Neustrie avec le même sourire. La ville résiste vaillamment et les Vikings présentent des signes d’épuisement. Je pense que l’orgueilleux Hròlfr va être contraint de jeter le gant s’il ne veut point périr devant ses murs.

Charles ne pouvait entendre une meilleure nouvelle pour finir cette matinée.

Entamé depuis quatre semaines, le siège de Chartres s’avérait catastrophique pour les hommes du Nord. Ils avaient sous-estimé l’importance des forces françaises et surtout leurs facultés de résistance. La ville avait prévu l’attaque de longue date et ses habitants avaient eu le temps de remplir ses greniers de provisions. Chartres était donc tout à fait en mesure de subir une guerre d’usure et peut-être même de la gagner. La nouvelle de la résistance héroïque de la cité avait fait le tour du pays et sensiblement modifié l’image des redoutables Vikings. Non seulement ceux-ci n’étaient pas les monstres supérieurs que l’on décrivait, mais ils pouvaient aussi se révéler vulnérables.

L’évêque de Chartres, Jousseaume, avait lancé un appel aux grands du royaume pour venir en aide à sa ville. Parmi ceux qui avaient répondu présents, on comptait Richard le Justicier, duc de Bourgogne, Manassès, comte de Dijon et Robert, le marquis de Neustrie. De son côté, le roi Charles s’était prudemment abstenu de participer au combat. Comme toujours, le monarque cherchait à se concilier les deux camps. D’un côté, il favorisait la solution de la négociation et de l’autre, il laissait parler les armes, au cas où celles-ci finiraient par avoir le dernier mot. Dans ce subtil jeu politique et militaire, le marquis de Neustrie jouait un rôle d’intermédiaire tout en participant activement au combat.

Pour des hommes que l’on pensait ne craindre aucun adversaire – si ce n’étaient leurs dieux – le coup était particulièrement rude à encaisser. Les hommes de Hròlfr n’étaient pas habitués à mener de pareilles batailles inscrites dans la durée. Les Vikings préféraient l’ivresse des incursions rapides et des fructueuses rapines servies par l’effet de surprise. Leur premier atout était la rapidité obtenue grâce à l’adresse de leurs chevaux et à leurs redoutables drakkars taillés pour fendre les flots. Ils s’avéraient aussi rapides dans l’attaque que pour les replis et privilégiaient les assauts répétés pour faire céder l’adversaire. Les fils d’Odin et de Thor avaient élevé l’effet de surprise au rang d’art majeur en choisissant des cibles mal gardées comme les églises ou les abbayes, et en allant jusqu’à choisir les jours les plus propices pour livrer le combat. Jadis, une attaque de Paris avait été de la sorte planifiée pour le jour de Pâques en sachant très bien que la ville serait plus vulnérable qu’un jour normal. Généralement, les hommes du Nord, bien conscients de leur infériorité numérique, se refusaient à mener une confrontation directe. Chaque drakkar comptait environ cinquante hommes et une flotte dépassait rarement une bonne dizaine de bateaux. Forte de quelque cinq cents hommes, la troupe viking pouvait difficilement se mesurer à des armées numériquement supérieures.

Aucune de ces règles traditionnelles du combat viking n’avait été appliquée pour le siège de Chartres, et les hommes de Hròlfr le Marcheur en payaient le prix fort. Ils étaient découragés et les provisions menaçaient de manquer. Ils avaient pillé toutes les fermes des alentours et devaient rapiner toujours plus loin pour reconstituer les réserves.

Hròlfr avait été le premier à douter de la pertinence de ce siège, mais en sa qualité de chef, il devait en assumer toute la responsabilité. Loin de se sentir affaibli par l’échec qui s’annonçait, Skirnir le Roux avait encore accentué le poids des reproches à l’égard de son cousin. Il le tenait pour responsable de tous les atermoiements qui les avaient menés jusqu’à cette déroute. Ce soir-là, la nouvelle qu’il venait d’apprendre l’avait mis dans une colère noire. Il se rendit sans attendre auprès du chef.

— Comment oses-tu ? cria-t-il en entrant dans sa tente après avoir jeté à terre le guerrier qui montait la garde et tentait de lui barrer le passage. Tu nous as conduits à la déroute et à présent, tu veux lever le siège. Aurais-tu oublié qu’un Viking ne se rend jamais ?

— Respecte ton chef, lui ordonna Hròlfr. Et obéis à mes décisions, car il n’y a pas d’autre issue pour nous dans cette mauvaise guerre. Le combat de Chartres n’est pas le nôtre. Opérons un repli et nous reviendrons plus forts. D’ailleurs peut-être est-il temps de convenir d’une trêve.

De rage, Skirnir jeta son bouclier à terre. Ce qu’il venait d’entendre dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer. En serrant les poings, il s’approcha de son cousin qui ne broncha pas. Hròlfr eut beau soutenir son regard haineux, il ne réussit pas à lui faire baisser les yeux.

— Une trêve ? cria Skirnir. À l’exception des dieux, nous ne craignons aucun adversaire. Nul Viking ne connaît la peur ! Si les Francs paraissent plus forts aujourd’hui, c’est parce que les dieux nous font payer le prix de nos trop nombreuses faiblesses vis-à-vis de nos adversaires. Il faut retrouver notre ancienne vigueur : brûler les églises, piller les monastères et exterminer sans pitié tous ceux qui se mettront en travers de notre route. Si nous décevons encore Odin et Thor, ils nous puniront pour nos lâchetés.

Hròlfr ne quitta pas son siège. Il attendit que Skirnir finisse de parler puis il lui répondit avec un calme qui tranchait avec les éructations de son cousin.

— Skirnir, lui répondit-il sagement, je comprends ta colère et sache que je la partage. Je désire plus que n’importe qui la victoire de notre peuple. Mais j’ai eu le temps de réfléchir, ces dernières semaines. Il est peut-être temps d’interrompre notre voyage pour ouvrir une ère nouvelle. Nous sommes en position de force pour négocier avec nos ennemis et faire valoir nos droits sur les terres franques que nous occupons déjà.

— Négocier avec le petit roi Charles ? Ce lâche ? manqua de s’étrangler Skirnir. Mais pourquoi ne pas aller lui manger dans la main, tant que tu y es ? Tu as oublié le message de nos dieux ? Il est pourtant clair : « Le jour où les hommes du Nord trahiront la foi de leurs ancêtres, le temps du Rangarök sera venu, le terrible temps du Crépuscule des Dieux. »

Bien sûr, Hròlfr n’ignorait pas la sombre prédiction. Mille fois, il avait entendu le récit de ces catastrophes naturelles jamais vues qui annonceraient trois hivers redoutables sans été. Il connaissait dans les moindres détails le récit du monstre géant qui engloutirait le soleil brûlant d’un seul coup de gueule. Alors qu’il n’était encore qu’un enfant, il avait tremblé de nombreuses fois à l’évocation de la bataille des dieux et des géants qui causerait la disparition du monde dans un grand incendie. Certes, Hròlfr connaissait la terrible menace, mais il était convaincu qu’il ne faisait pas courir un pareil risque à son peuple. Il en était intimement persuadé, mais il savait qu’il ne servait à rien de tenter de rallier son volcanique cousin à son opinion.

— Prends garde, Hròlfr le Marcheur, poursuivit Skirnir le Roux sur un ton de plus en plus menaçant. Ton rôle de chef ne te place pas au-dessus de nos lois. Je vais saisir le conseil. Nous te contraindrons à recourir à l’Arme de Dieu pour nous apporter la victoire.

— Jamais ! répliqua Hròlfr à la vitesse d’une flèche qui se fiche dans sa cible.

Se pouvait-il que Skirnir fût aussi furieux pour brandir une telle exigence ? Hròlfr se leva enfin de son siège et ce fut pour exiger que son cousin quittât la tente. Même s’il n’en laissa rien paraître, Skirnir était satisfait. Il avait réussi à déstabiliser son cousin. Cette fois, le rapport de force lui était enfin favorable.

Débarrassé de la vue de son adversaire, Hròlfr se dit qu’il lui faudrait jouer plus serré qu’il ne le pensait pour réussir. Il aurait bien besoin de l’aide de Thor et d’Odin pour y parvenir. Machinalement, il tâta le lourd pendentif de bronze qu’il portait sous sa chemise.

À l’extrémité d’une chaîne, pendait Mjöllnir, le marteau de Thor, le dieu de la foudre et des combats. Le marteau sacré était l’arme absolue de Thor, celle qui ne se brisait jamais et qui revenait toujours dans la main de son dieu.

Ce fut au moment où Hròlfr se sentait le plus anxieux que deux lèvres vinrent se poser sur son cou. Elles lui firent l’effet d’un souffle de brise bienfaiteur par une trop chaude journée d’été. Le chef ferma les yeux pour profiter de ce moment inattendu et passa sa main dans la longue chevelure qui tombait en cascade sur son épaule. Une tendre caresse lui répondit aussitôt. Celle-ci partit de son cou pour descendre dans lé creux du torse et frôler son ventre. Rollon sentait monter en lui le désir à mesure que son corps se tendait comme la corde de l’arc avant de lancer la flèche. En fermant les yeux, il murmura :

— Oui, Freya, oui...