Chapitre 30

COMME CHAQUE FOIS que la porte du couloir du rez-de-chaussée s’ouvrait, le coeur de Le Bihan se serra. Il jeta un regard inquiet sur les escaliers, mais se rassura bien vite. Il aurait reconnu ces jambes entre toutes. Les longues jambes de Joséphine qui descendaient l’escalier avec grâce. La jeune fille était tellement souriante que Le Bihan se dit qu’elle devait trouver des côtés positifs à cette étrange situation. Lui, enfermé jour et nuit dans la cave d’un compagnon, et elle, à courir à la ville, libre comme l’air. Sise rue du Beffroy, l’antre du jeune homme avait des dimensions raisonnables et on aurait même pu s’y trouver à l’aise s’il ne servait pas à entreposer un nombre hallucinant d’objets qui ne présentaient plus le moindre intérêt. Vieilles roues de bicyclette dépourvues de la moitié de leurs rayons, amoncellement de cageots servant au stockage de pommes, bouteilles vides mais recouvertes de poussière en guise de souvenir des heures d’abondance d’avant-guerre constituaient le décor de la cachette souterraine. Heureusement, Le Bihan avait pu aménager un petit espace pour dormir coincé entre deux empilements de casiers et surtout, il avait obtenu une table, une chaise et une lampe pour poursuivre ses recherches. Avec un peu d’imagination, son terrier serait devenu une annexe de la Bibliothèque nationale...

— Bonjour, Pierre, dit-elle avec bonne humeur. Je t’ai apporté une part de gâteau au beurre. Attention, profites-en, car au rythme où vont les choses, nous devrons bientôt les préparer aux topinambours et à la graisse de chat.

— Tu as trouvé l’ouvrage de von List que je t’avais demandé ? lui répondit-il sans regarder la pâtisserie.

— Tu es sacrément culotté, lâcha-t-elle en perdant son sourire. Je me crève à courir cette ville dans tous les sens pour trouver ce que Monsieur désire. Je nourris Monsieur. Je subis les mauvaises humeurs de Monsieur. Je ne contrarie jamais Monsieur... Tu as déjà pensé que je pourrais finir par en avoir assez ?

— Non, lâcha-t-il avec ironie. Parce que tu as besoin de moi, toi et ton prétendu réseau...

Cette fois, Joséphine était vraiment piquée à vif. Elle jeta le gâteau sur la table et haussa la voix.

— Moi et mon « prétendu » réseau ? Quel culot, Le Bihan ! Si tu n’avais pas eu mon « prétendu » réseau avec toi, tu n’aurais pas trouvé un endroit sûr pour te protéger des Boches qui sont à tes fesses.

— Oui, mais si je ne vous avais pas rencontrés, je n’aurais pas eu de problème, répliqua-t-il du tac au tac.

— Bien sûr, répondit Joséphine avec une pointe de mépris. Nul ne peut t’obliger à aimer ton pays. Dans toutes les guerres, il y a les héros d’un côté et les lâches de l’autre.

Le Bihan se leva et s’approcha de Joséphine. Il lui caressa les cheveux avec douceur et elle ne l’empêcha pas de le faire.

— Pardonne-moi, murmura le jeune homme. Je suis nerveux, car je n’arrive pas à percer le secret de ce satané bouquin. Et pourtant, j’ai l’impression que la clé de toute cette histoire s’y trouve contenue.

Joséphine tira une chaise et s’assit à la table. Elle ouvrit le paquet et s’empara d’un morceau de gâteau qu’elle porta à la bouche avec une délicieuse expression de gourmandise.

— D’accord, Monsieur le Professeur, dit-elle la bouche pleine de pâtisserie au beurre. Alors, expliquez-moi tout. Il me semble que j’ai quelques cours à rattraper.

Le Bihan retrouva le sourire. Il s’assit à son tour et tira le grimoire vers lui pour éviter que Joséphine n’y fît des taches de graisse avec son gâteau normand.

— Tu as devant toi une pièce unique, commença-t-il comme s’il était devant une classe d’étudiants attentifs. Il s’agit d’un évangéliaire, a priori traditionnel, mais qui se distingue pourtant de tous les évangéliaires connus. Celui-ci est rédigé en runes, c’est-à-dire l’ancienne écriture des Vikings. Je n’en connais pas d’autres exemples et pourtant, Dieu sait combien j’en ai étudié pendant mes études. En fait, l’ouvrage est un incunable enluminé par des lettres, probablement recopiées par des moines. Il est vraisemblablement antérieur à l’invention de l’imprimerie. Selon mes observations et mes connaissances, j’inclinerais pour une datation autour du Xe siècle, à l’époque où les Vikings de Rollon se sont établis dans la région et qu’une bonne partie d’entre eux ne possédait pas encore l’alphabet latin. Probablement ont-ils voulu réaliser une édition destinée aux hommes du Nord pour faciliter leur conversion. Mais tu vas sûrement me demander comment je sais que l’évangéliaire est normand...

— Euh... non, enfin oui, balbutia Joséphine qui ne s’attendait pas à être interrogée en cours d’exposé.

— Eh bien, c’est simple, poursuivit Le Bihan. Enfin, c’est à la fois simple et compliqué. Je t’explique. Il y quelques passages écrits en latin dans le livre. C’est difficile à voir à l’oeil nu, mais si j’en juge par l’examen que j’ai fait à la loupe, les encres ne sont pas identiques. Et je ne serais pas étonné que ces écritures latines soient postérieures aux runes. Une note en page d’ouverture stipule qu’il s’agit de l’« Evangeliaris Rouensis », l’évangéliaire de Rouen. Mais il y a plus étrange encore et c’est là que je ne comprends pas...

— Tu ne comprends pas quoi ? interrompit cette fois de son propre chef Joséphine qui paraissait de plus en plus intéressée.

— À la fin du recueil, sur une page qui devait être vierge à l’origine, il y a un étrange tableau qui ressemble à un tableau de correspondance. Il établit des rapports entre cinq lettres latines et cinq runes, mais il n’obéit à aucune logique apparente parce qu’une pareille conversion n’existe pas. Regarde :

img3.jpg

Je me creuse la tête depuis des heures sur cette page et je n’arrive pas à y voir clair.

Joséphine prit le livre et se plongea à son tour dans cette page. Elle passa en revue toutes ces lettres et ces signes qui, pour elle, n’avaient pas plus de signification que le chinois.

— Et puis, il y a cette petite inscription rédigée en bas de la page de titre... Regarde :

img4.jpg

Cela pourrait ressembler à un code mais pas avec ces runes... Cela ne rime à rien. À mon avis, il s’agit de caractères issus du premier alphabet runique, le futhark, qui remonte environ au IVe siècle. Plus tard, il connut une version simplifiée et passa de vingt-quatre à seize signes.

La jeune fille s’approcha de la page et plissa les yeux.

— Regarde, dit-elle d’une voix basse qui traduisait sa réflexion. Ce qui est bizarre, ce sont ces lignes. Le petit chapeau, là, et peut-être aussi ce trait, là.

— Mais oui, ce sont des runes, répondit sèchement Le Bihan. Je m’échine à t’expliquer qu’il s’agit d’une écriture.

— Je ne suis pas stupide, répondit Joséphine vexée. Je te dis seulement que ces traits ont été ajoutés après, pour je ne sais quelle raison. On voit bien que tu n’as jamais modifié tes carnets de notes. Moi, j’étais passée experte dans l’art de transformer un zéro en 6 ou un 4 en 7... C’est une simple question de pratique.

— Attends, dit le jeune homme subitement intéressé. Tu me parles donc de la barre de la rune d’Odal img5.jpg et de la pointe de flèche de la rune de Tyrimg6.jpg. Ce qui reviendrait à avoir un X et un L... Mais alors, la rune de Mann img7.jpg pourrait être un M et la rune de Is, img8.jpg serait un simple I. Quant à la rune de Ken img9.jpg, elle ressemblerait à un V penché. Attends, tout cela donnerait ces cinq lettres : M-L-X-V-I... Donc MLXVI comme 1066. Bon sang !

Joséphine s’octroya une nouvelle part de gâteau pour célébrer la victoire archéologique qu’elle venait de remporter. Arrivée à ce stade, elle ne pouvait plus aider son compagnon.

— 1066 ! s’exclama Le Bihan. Tu te rends compte ? C’est l’année du passage de la comète de Halley !

— La comète ? répondit Joséphine. Et pourquoi pas un voyage sur la Lune tant que tu y es ?

— Tu ne comprends pas, poursuivit l’historien avec enthousiasme. 1066, c’est aussi l’année de la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant, le descendant direct de Rollon, le premier duc de Normandie.

— Ah, s’exclama-t-elle, cela je le sais. On est allé ficher une dérouillée aux rosbifs en tuant leur roi George ou Édouard, je ne sais plus. Ce jour-là, je devais être au cours pour m’en souvenir aussi bien !

— Pas George ni Édouard, c’était Harold, rectifia Le Bihan. Si je reprends le raisonnement, l’Évangéliaire date du règne de Rollon, disons de 911 pour faire court. Quant aux écritures postérieures, elles doivent dater de cent cinquante ans plus tard, en 1066. Mais tout cela reste dans la même famille, celle des ducs de Normandie.

Joséphine se frotta les mains à une serviette et fit une moue dubitative.

— Très bien, dit-elle, et tout cela nous avance à quoi ?

Le Bihan se leva et prit la jeune fille par les bras comme s’il allait lui demander quelque chose de très important.

— Joséphine, tu dois m’aider, dit-il avec gravité. Je dois absolument examiner la tapisserie de Bayeux. Mais pas une copie quelconque, l’originale. Je dois l’examiner avec la plus grande précision.

Au même moment, à la Kommandantur de Rouen, Storman enleva son manteau et se dirigea vers la grande table de bois. Il ouvrit l’enveloppe brune et en sortit une liasse de papier. Il s’installa confortablement sur une chaise et porta à ses lèvres la tasse de thé qu’un de ses hommes venait de lui porter. Il mit ses petites lunettes rondes et regarda quelques instants la première page. À voix basse, il dit alors :

— Alors, vieux cachottier d’Haraldsen, où que tu sois à présent, il est grandement temps de te mettre à table...