Chapitre 20

EN CETTE FIN DAPRÈS-MIDI, il flottait dans la rue Martainville un tel parfum de printemps qu’on en arrivait presque à faire oublier que la seule saison qui semblait ne pas connaître de fin était la saison de la guerre. Le Bihan et Joséphine n’avaient aucun scrupule à profiter de ces petits moments d’insouciance. La jeune fille regarda la vitrine d’une boutique où trônait en bonne place un petit chapeau bleu à voilette. Elle prit le temps de l’admirer alors que Le Bihan avait déjà fait quelques mètres en avant. Il revint vers elle et l’observa, toujours en pleine contemplation.

— Il te plaît à ce point ? demanda-t-il sur un ton incrédule. Je ne comprendrai jamais pourquoi les femmes attachent autant d’importance à ce genre de détail ; ce sont tout au plus quelques morceaux de tissu.

— C’est justement là que se situe votre problème à vous, les hommes, répondit Joséphine en faisant une drôle de grimace qui lui fit plisser le bout du nez. Vous vous intéressez tellement peu aux détails que vous finissez par passer à côté de l’essentiel.

Le Bihan repassa deux fois cette phrase dans sa tête afin d’être sûr de l’avoir bien comprise.

— S’agit-il encore d’une pique ? lui demanda-t-il. Depuis qu’on a quitté le bar, j’ai l’impression que tu me fais la tête.

— Non, répondit-elle sur le même ton, disons seulement que tu m’as déçue...

— Vas-y, explique-toi fit Le Bihan en s’arrêtant. J’avais bien senti qu’il y avait un problème. J’ai toujours pensé qu’il fallait dire ce qu’on avait sur le coeur plutôt que de le garder pour soi.

Joséphine comprit qu’il ne servait à rien de discuter et qu’elle devait aller au bout de ce qu’elle n’avait pourtant aucune envie de dire. Elle l’attira sur un banc et le regarda bien droit dans les yeux.

— Pourquoi n’as-tu rien dit à Marc ? Tu es jaloux ?

— Pardon ? répondit Le Bihan estomaqué.

— Tu m’as bien comprise, poursuivit-elle sans perdre son aplomb. Je t’ai demandé de nous rejoindre au bar pour nous éclairer sur les affaires des Vikings, de ton vieux copain Rollon et toutes ces choses auxquelles on ne comprend rien. Et tu t’es contenté de nous donner un cours d’histoire. Pour un peu, j’aurais eu l’impression d’être au collège.

Le Bihan sourit. Si elle réagissait de la sorte, c’était qu’il ne la laissait pas indifférente. Il s’enhardit et voulut en avoir le coeur net.

— Il y a quelque chose entre Marc et toi ?

— Et pourquoi devrais-je te répondre, s’exclama Joséphine, choquée. Y a-t-il quelque chose entre toi et moi ?

Vexé, Le Bihan ne répondit pas. Il se contenta de s’enfoncer bien au fond du banc en calant son dos contre le dossier de bois.

— Oui, admit Joséphine en soupirant. Il y a eu quelque chose. Mais à présent, c’est de l’histoire ancienne. Nous sommes amis et surtout frères d’armes dans notre réseau. Rien de plus. Voilà, tu es content ?

— Et avec moi ? se hasarda encore à demander le jeune homme. Il y a quelque chose ?

— Et Rollon ? répliqua la jeune fille du tac au tac.

Le Bihan comprit qu’il ne devrait pas attendre d’autres confidences aujourd’hui. Il consentit enfin à lui dire ce qu’il avait appris lors de son escapade champêtre.

— J’ai été dans la campagne pour rencontrer une vieille femme. Quand j’étais enfant, ma mère avait fait appel à elle pour me soigner. On raconte qu’elle est un peu guérisseuse, un peu sorcière... Une chose est sûre, elle connaît beaucoup de choses que la plupart des Normands ignorent sur leur région et l’histoire de ses habitants.

— Même sur Rollon ? s’exclama vivement Joséphine qui essayait pourtant de contenir sa curiosité.

— Elle m’a dit une phrase bizarre... Que le premier duc de Normandie n’avait pas sa place dans la maison de Dieu, qu’il n’avait pas encore payé le prix de ses péchés, mais que Dieu était patient et que ce serait un jour chose faite...

Joséphine leva les yeux au ciel.

— Quel charabia ! lâcha-t-elle avec agacement. J’ai vraiment l’impression que cette histoire n’est qu’une succession d’énigmes. J’en viens presque à préférer nos plans de dynamitage des voies de chemin de fer.

— J’ai beaucoup réfléchi... poursuivit Le Bihan. J’ai songé au poids des péchés de Rollon. Généralement, on le présente comme un homme parfait, converti au christianisme, un excellent duc de Normandie. Quels pouvaient donc être ses péchés ? Et pourquoi n’a-t-il pas sa place dans l’église ?

— Et alors ?

— Et alors, dit Le Bihan en baissant un peu la voix, j’ai été interroger le bedeau, tu sais, ton ami Maurice Charmet. Il paraissait inquiet, il n’avait aucune envie de me parler, mais j’ai senti que le poids du secret qu’il avait sur le coeur était tel qu’il l’empêchait de le garder trop longtemps pour lui...

Le Bihan s’approcha de Joséphine pour lui murmurer ce qu’il venait d’apprendre, n’était particulièrement satisfait de sa trouvaille d’autant plus qu’il sentait le souffle de la jeune fille sur sa joue. Il aurait souhaité prolonger encore ce moment, mais il fallait parler.

— Le sarcophage est vide, dit-il. Les Allemands ont pris une croix d’or et de pierres précieuses, mais ils n’ont pas trouvé de corps à l’intérieur.

— Quoi ? Rollon n’était plus dans le sarcophage ? dit Joséphine qui n’en croyait pas ses oreilles.

— Ou il n’y a jamais été, précisa Le Bihan. C’était peut-être le sens des paroles de la vieille Léonie : Rollon n’avait pas sa place dans une église.

Joséphine s’éloigna un peu du jeune homme au grand regret de celui-ci. Il se gratta le nez et une pensée noire traversa son esprit.

— Mais ta Léonie, dit-elle, si elle sait autant de choses sur Rollon, elle a vraiment beaucoup de chance de ne pas être tombée entre les mains des Fritz. Les SS ont perquisitionné à travers tout le pays pour trouver des renseignements sur Rollon et ses copains.

Trop heureux de sa découverte, Le Bihan n’avait pas songé à une possible menace envers la vieille femme... Les SS étaient lancés dans une course à la découverte de Rollon. Il fallait donc protéger la sorcière de la « Vache à Bosse ».

— Nous devons aller chez elle, s’exclama-t-il.

— À cette heure ? répondit Joséphine. Ma parole, tu es fou ! Nous n’aurons jamais le temps de revenir en ville avant le couvre-feu. Je passe chez toi demain matin et nous irons ensemble.