Chapitre 3

LE COLONEL OTTO VON BILNITZ jeta un regard noir au combiné de téléphone qu’il venait de raccrocher. Il y avait décidément quelque chose qui ne lui plaisait pas dans cette guerre. Certes, l’officier était loin d’être un pacifiste. La tradition familiale exigeait qu’au moins un fils par génération accomplît une brillante carrière militaire. Le rôle aurait dû échoir à l’aîné Fritz s’il n’avait pas été emporté par une maladie de poitrine mal soignée. Dès lors, le cadet Otto avait vu tous les espoirs de ses parents se reporter sur lui. Chez les von Bilnitz, on possédait le sens du devoir prussien dans le sang. Depuis le règne du grand Frédéric, les décorations avaient succédé aux faits d’armes et accompagné l’enrichissement de la famille. La perte de la guerre des tranchées et la chute de l’Empire qui s’était ensuivie avaient porté un sérieux coup au moral de la famille. On s’y était désolé de l’évolution politique de l’Allemagne. Augusta, la stricte grand-mère, était allée jusqu’à perdre le goût de vivre en voyant à quel point son cher et vieux Berlin était devenu la ville de tous les vices. La fière capitale prussienne était prise d’assaut par des femmes travesties en garçons et des garçons qui adoptaient l’attitude de vamps fatales. Pour autant, l’arrivée des nazis n’avait pas rassuré la famille. Dans un premier temps, les von Bilnitz s’étaient persuadés que le maréchal Hinderburg constituait un ultime, mais solide rempart contre la vulgarité de ces jeunes braillards racistes en chemises brunes. Mais petit à petit, l’irrésistible ascension de Monsieur Hitler leur avait fait perdre leurs dernières illusions. Leur monde s’en était allé avec la chute de la couronne de l’Aigle. Il n’en restait pas moins que l’Allemagne était à i nouveau en guerre et qu’elle y trouverait peut-être l’opportunité de laver les affronts qu’elle avait subis en 1918. Le souvenir du calamiteux traité de Versailles avait laissé des traces profondes dans la conscience de tout un peuple, a fortiori chez de stricts Prussiens convaincus de la supériorité de leur nation.

Bon sang ne sachant mentir, Otto von Bilnitz était devenu un des éléments les plus en vue de la Wehrmacht. Mais paradoxalement, sa réputation flatteuse sur le plan militaire lui valait de faire l’objet d’une sérieuse surveillance et constituait un frein à sa carrière. Les nazis se méfiaient de ces tenants de l’ancienne Allemagne auxquels ils reprochaient, pêle-mêle, leur mentalité réactionnaire et leur attachement à la religion. Ainsi le brillant Otto se retrouvait-il exilé à Rouen à l’heure où ses talents auraient probablement dû le conduire sur des fronts plus exposés et dès lors, plus vitaux pour le Reich. Après une période de révolte liée au sentiment d’injustice à laquelle avait succédé une phase d’abattement, von Bilnitz avait fini par trouver de bons côtés à son séjour normand. En militaire avisé, il savait que l’ennemi se trouvait non loin de là, de l’autre côté de la Manche et qu’il fallait se tenir prêt. Et en homme de tradition, il avait appris à goûter aux délices d’une terre qui n’en était pas avare.

Il s’était donc forgé une carapace que rien n’atteignait véritablement. Rien, si ce n’était l’annonce d’une visite d’une délégation de la SS. Et c’était précisément l’objet du coup de téléphone qu’il venait de recevoir. On le sommait d’accueillir courtoisement l’Obersturmführer Ludwig Storman qui venait d’arriver à Rouen. Il devait lui fournir l’aide ainsi que tous les renseignements nécessaires au bon déroulement de sa mission. Tels étaient les termes précis utilisés par sa hiérarchie. Otto enrageait : une fois encore, la Wehrmacht devait courber l’échiné face à cet État dans l’État que constituait la SS. Totalement dévoués à leur chef suprême Heinrich Himmler, jusque dans ses délires les plus extrêmes, les membres de la SS étaient des hommes auxquels il était impossible de tenir le discours de la raison. Aussi, pour un Prussien de la trempe de von Bilnitz, un fanatique de son propre camp pouvait représenter un adversaire encore plus redoutable qu’un ennemi du camp opposé.

Malgré ses réticences, l’officier pria son secrétaire d’aller chercher le visiteur annoncé. Il s’assit à son bureau et s’empara d’une liasse de documents qu’il lui fallait parapher. Il s’appliqua à ne pas relever la tête quand il entendit deux petits coups secs sur la porte et qu’il prononça le rituel « Ja ! »

Lorsqu’il daigna enfin relever le nez, il vit la silhouette du dénommé Storman. Sa première réaction fut de s’étonner en découvrant l’âge de son interlocuteur. L’homme paraissait encore bien jeune pour assumer une haute responsabilité dans la hiérarchie d’Himmler. Exception faite de son jeune âge, il entrait parfaitement dans le cadre prescrit par l’Ordre Noir pour enrôler ses recrues : yeux bleus, cheveux blonds et coupe réglementaire à la mode de celle qu’arborait le Reichsführer : plus longue sur le dessus et rasée sur les côtés. Tout au plus von Bilnitz s’étonna-t-il de la taille du jeune homme, qui lui parut plus petite que celle de ses congénères. Il n’en restait pas moins que Storman incarnait à la perfection l’idéal racial cher aux maîtres du Reich.

Le SS exécuta un impeccable salut au Fuhrer et adressa un franc sourire au militaire qui en fut presque désarçonné. Quelque chose dans le visage de son visiteur lui rappelait étrangement son frère Fritz. Un troublant mélange d’innocence authentique et de volonté inébranlable qui caractérise souvent ceux qui sont prêts à renverser des montagnes pour parvenir au but qu’ils se sont assigné.

— Herr Colonel, s’exclama Ludwig Storman sans se départir de son sourire, c’est un honneur pour moi de vous rencontrer.

— Herr Storman, répondit le militaire en le regardant avec insistance. Pardonnez cette question personnelle, mais êtes-vous originaire de Prusse ?

Le SS ne parut pas le moins du monde décontenancé par cette demande. Il partit même d’un grand éclat de rire et répondit :

— Impossible de le cacher, n’est-ce pas ? Je suis un vrai enfant de la Prusse, mes parents sont nés et m’ont élevé dans la région de Potsdam. Je gagerais que cela nous offre un premier point commun...

Oui, lâcha von Bilnitz presque à regret. Je confesse cultiver une certaine nostalgie de mes racines. Quoique ce pays normand soit très doux, vous aurez l’occasion de le constater... D’ailleurs, un autre de vos collègues, un dénommé Prinz je crois, est venu ici en 1941. Je n’y étais pas encore, mais on m’a raconté qu’il avait minutieusement étudié la tapisserie de Bayeux avec quelques-uns de ses collègues. Je suppose que c’est le genre de mission culturelle que l’on vous a confié.

Il ne fallut pas une seconde pour que s’évanouît le sourire de Storman. Comme tous les hommes de son espèce, il pouvait passer en l’espace d’une seconde de la sympathie à la froideur la plus extrême. Il était temps pour lui de revenir à l’objet de sa mission.

— Il ne s’agit pas seulement d’une mission culturelle comme vous le dites, Herr Colonel. J’ai l’honneur d’appartenir à l’Ahnenerbe{1} qui est, comme vous le savez, une structure de recherche et de transmission consacrant notamment à l’étude de la cosmologie, de l’archéologie, de runes et de l’anthropologie raciale.

— Je connais les penchants scientifiques du Reichsführer Himmler, lâcha pour toute réponse von Bilnitz. Mais je ne vois pas en quoi je puis vous être utile... Mes connaissances en matière archéologique sont assez limitées, je dois vous l’avouer.

Les yeux de Storman brillaient soudain d’une fièvre étrange. Il n’écoutait plus von Bilnitz, il paraissait vraiment habité par la mission qu’il devait remplir.

— Nous avons de bonnes raisons de croire que d’importantes découvertes nous attendent dans la région, répondit-il sur un ton rapide et assuré. Je ne vous demande rien, sinon de me laisser travailler avec mes hommes. Soyez sans crainte, vous ne serez pas associé à nos recherches. Vous devez seulement savoir que le dossier de « l’Anticroix » fait partie de nos préoccupations. Je préfère vous prévenir au cas où vous recueilleriez des réclamations émanant de l’évêché.

Cette fois, von Bilnitz ne chercha plus à cacher son hostilité. Il se leva d’un bond, serra un poing qu’il tapa sur la table. Puis il regarda Storman qui n’avait pas bronché avant de se rasseoir, furieux d’avoir révélé ses sentiments en manquant de contrôle sur ses émotions.

— Je n’ai ni ordre ni aide à vous donner, répondit froidement l’officier. Sachez seulement que la religion chrétienne reste une valeur importante dans la région. Ainsi que pour moi d’ailleurs, même si cela vous déplaît.

— Je vous remercie pour votre conseil avisé, conclut Storman d’une voix sans émotion.

Von Bilnitz ne prit pas congé de son visiteur. Même si les deux hommes partageaient une origine géographique commune, un infranchissable fossé les séparait. Le militaire ne doutait pas que l’arrivée des SS dans son secteur le forcerait à couvrir des agissements qu’il ne cautionnait pas.