Livre Treizième

LA CORDE DE LARC se tendit à mesure que l’oeil fixait le poteau de bois recouvert d’une toile rouge. Hròlfr le Marcheur s’accorda encore quelques secondes, le temps d’ajuster la pointe de sa flèche, puis il relâcha la tension. La flèche alla se ficher au centre du poteau pendant que l’archer exprimait un grand cri de joie et de forces mêlées.

— Aaaah !

— Bravo père, fit le jeune homme qui se tenait quelques pas en arrière. Les troupes du roi Raoul n’ont qu’à bien se tenir.

Hròlfr alla arracher la flèche plantée dans le poteau.

— Nous ne sommes pas en guerre, Guillaume, lui cria-t-il. Ne l’oublie pas !

— Certes non, répondit le jeune homme, mais beaucoup affirment que le roi Raoul est déterminé à combattre tous les Vikings, où qu’ils soient.

— Le Roi a promis de garantir les traités, interrompit Hròlfr en remettant la flèche dans son carquois. Tu es mon fils et surtout, tu es l’héritier du duché. À ce titre, tu dois garder la tête froide lorsque certains cherchent à te l’échauffer dans le seul but de servir leurs intérêts.

Guillaume prit à son tour son arc et une flèche dans son carquois. Sa contrariété était visible à sa manière de tendre la corde de l’arc avec davantage de rage que de force.

— C’est que les gens parlent, marmonna-t-il.

— Et que disent-ils au juste ? demanda Hròlfr. Que j’ai refusé d’utiliser l’Arme de Dieu par lâcheté ? Que je leur ai imposé un nouveau dieu couard en bafouant les nôtres ? Que notre peuple a renié ses coutumes et ses lois ?

L’arc lança la flèche qui manqua sa cible et alla se ficher à quelques pas de là, dans l’herbe. Guillaume lâcha un juron et reprit tout de suite une deuxième flèche.

— La précipitation est souvent mauvaise conseillère, constata Hròlfr le Marcheur. Ne confonds pas la force et la colère, mon fils. Ils n’ont pas entièrement tort quand ils parlent de moi de la sorte. Mais ils oublient que depuis que nous nous sommes établis ici, notre peuple mange à sa faim et qu’il a fait reconnaître ses droits. Telle est aussi ma fierté. Nos dieux n’ont pas été oubliés et Jésus-Christ n’est pas leur ennemi.

— Nous sommes taillés pour combattre, père, répondit sèchement Guillaume. Pas pour parlementer ni quémander la pitié de nos adversaires inférieurs.

Hròlfr s’approcha de son fils. Il lui redressa légèrement le bras gauche et fixa la cible.

— N’oublie pas d’utiliser le bon oeil, lui dit-il avec gravité. De cette manière, tu ne pourras manquer ta cible.

La flèche jaillit et alla se planter au beau milieu du pilier de bois. Guillaume ne laissa pas entrevoir le moindre sourire. Son tir avait fait mouche, mais réussit-on vraiment son tir lorsque l’on a besoin de l’aide de son père pour l’accomplir ?

— Je sais ce que tu penses, dit Hròlfr, mais un jour, tu comprendras. Tu seras duc de Normandie et tous respecteront ton pouvoir. Il en ira de même pour ton fils et pour le fils de ton fils. Vous n’oublierez pas la terre dont vous êtes originaire, mais ce pays est désormais le vôtre, comme il est le mien depuis que je l’ai choisi. Ne cherche aucune faiblesse dans toute cette histoire alors qu’il n’y est question que de conquête et de gloire.

— Et Raoul ? On raconte qu’il nous déteste au point de projeter de nous anéantir.

— Le trône de Raoul n’est guère stable, répondit Rollon en esquissant un sourire. Je crois qu’il aurait tort de trop se fier à sa bonne fortune. Ses ennemis sont prêts à tout pour le chasser. Et ce jour-là, nous saurons monnayer notre appui...

Le père posa sa main sur l’épaule du fils et ils s’en retournèrent vers le castel ducal. Une nouvelle et belle journée s’était levée sur la campagne normande.