PROLOGUE
Maintenant je m'en vais vers l'infernal séjour, vers le fleuve Achéron, sous les noires clartés des astres du Tartare.
Épitaphe romaine
Samedi 8 février 1777
Le retour sur les événements des derniers mois l'emplissait de pensées incertaines ; n'avait-il pas abandonné la proie pour l'ombre ? Regrettait-il la médiocre condition que son oncle lui réservait ? L'appel de l'inconnu, le retour vers un passé qu'il tenait jusqu'alors pour révolu, la curiosité de constater par lui-même une situation tant de fois décrite par d'autres, les promesses tentatrices prodiguées à bon escient tout au cours d'une longue négociation, tout avait concouru à établir sa décision et à imposer son choix.
Même son imagination la plus débridée n'aurait pu pousser jusqu'à concevoir la suite. Non qu'elle y opposât la moindre réticence, mais cela dépassait le cadre étroit dans lequel elle se mouvait jusqu'alors. Acceptant la proposition sans vraiment hésiter, il rompait les ponts derrière lui, convaincu de devoir, en aveugle, se remettre sans barguigner au destin. Ceux qui l'en avaient persuadé disposaient de trop bons arguments, derrière lesquels se faufilaient aussi d'indistinctes menaces.
Depuis son passage, il avait pourtant constaté l'exactitude de ce qui constituait l'antienne des siens depuis tant d'années, tout ce qui avait justifié leurs réticences et leur refus d'envisager ce que lui venait d'accomplir. Son caractère ne l'incitait pas à regretter sa démarche, conclusion d'une hâtive réflexion que recoupaient des arguments déjà bien ancrés. Par là même tout était apparu aisé et, quel qu'ait été l'extraordinaire de son état, l'accueil reçu avait dissipé ses premières craintes.
S'abandonnant à la rapide succession d'événements inattendus, il avait épousé sa nouvelle existence. Heureux de retrouver les soucis et les instruments de son état, les premiers mois le plongeaient dans une joyeuse excitation ; ils dissipaient l'angoisse et les questions que le prochain saut dans l'inconnu allait de nouveau susciter. Il allait devoir jouer un rôle autrement périlleux ; sa vie en serait l'enjeu. Il se remémora tout ce qui avait précédé. Il imagina la précision redoutable de la mécanique mise en branle que rien, désormais, ne parviendrait à enrayer, il en était le ressort principal. Davantage que des convictions, c'était le goût de l'aventure engagée qui l'animait et le stimulait comme une mauvaise fièvre. Dès à présent il relisait un chapitre dont chaque ligne répétée avec soin constituait l'argument d'une seule et unique représentation. Il vérifia, l'heure approchant, n'avoir rien laissé derrière lui. Il frémit en songeant à ce qui l'attendait, non pour l'effort à accomplir ou la peur avant l'action, mais bien à l'idée de devoir réintégrer dans l'ambiguïté un monde trop bien connu. Il devrait l'affronter toutes gardes tenues. Un regret le hantait ; reverrait-il… ?
Il déchira ses papiers avant de les mâcher pour les avaler. Ils portaient des croquis trop éloquents pour les abandonner aux regards de ceux qui l'attendaient.
Il approcha l'escabeau pour atteindre le contrevent en bois qui obstruait l'ouverture vers l'extérieur. Il le secoua doucement et, sans difficulté, le panneau céda. Il lui suffirait, le moment venu, de le tirer vers lui pour l'enlever de son logement. Il fouilla ensuite sa paillasse. La caisse à double fond contenait une corde faite de draps noués qui lui permettrait d'atteindre le sol de la rue où une voiture l'attendrait. Les lanternes seraient éteintes et la nouvelle lune plongeait tout ce théâtre dans une obscurité totale. L'heure choisie tenait compte des passages des patrouilles du guet qui, sauf accident, respectaient une immuable routine. Il ouvrit sa montre, ses doigts cherchèrent les aiguilles qu'il ne distinguait pas ; l'heure approchait. Il disposait bien de bouts de chandelle, mais on lui avait recommandé de n'en point user sauf absolue nécessité ; toute lumière risquait de donner l'éveil.
Il procéda à une dernière fouille à tâtons afin de s'assurer n'avoir rien oublié. Il réfléchit un moment, sortit de sa poche un petit papier qu'il roula et inséra dans une anfractuosité de la muraille. Il dissimula le tout sous une boule de mie de pain mêlée de plâtre. Ce n'était qu'une bouteille à la mer, au cas où… De nouveau il vérifia l'heure. Il dégagea les draps dont il éprouva les nœuds. Il approcha l'escabeau, y monta, dégagea le contrevent. Il descella quatre des huit barreaux branlants, redescendit pour les poser doucement sur la paillasse. Il remonta jusqu'à l'ouverture pour attacher l'extrémité des draps. Se rejetant en arrière il s'assura de la solidité de l'ancrage. Le plus dur restait à faire : s'extraire les pieds en avant. Il demeura un instant suspendu dans le vide, à la force des poignets. Ses pieds cherchèrent la muraille pour prendre appui sur ses aspérités, il pouvait commencer sa descente. Le vol silencieux d'un oiseau de nuit le frôla, puis l'obscurité l'engloutit.
Même nuit, à Versailles, Hôtel d'Arranet
À son habitude, Sartine arpentait la bibliothèque à grandes enjambées. L'amiral d'Arranet taquinait de sa canne le haut de son soulier tout en considérant avec inquiétude le plan en relief de la bataille du cap Finistère. Victime de ce martèlement acharné, la minuscule vergue du cacatois d'un des vaisseaux avait déjà chu, qu'il faudrait remplacer avec précaution.
— À cette heure, tout doit être consommé…
Le ministre consulta sa montre qui émit un son cristallin.
— Certes, monseigneur… selon nos prévisions. L'appât devrait se trouver entre leurs mains.
— Il fait bien froid, reprit Sartine.
Il se dirigea vers la cheminée pour y tisonner rageusement les braises ; elles crépitèrent en faisant jaillir de petites flammes bleues.
Le silence s'installa, bientôt rompu par le craquement d'une bûche.
— L'avons-nous bien choisi ? Tout cela a été si rapide. Et pourquoi un huguenot ? N'est-ce pas là paille dans l'acier ? Une possible faiblesse de notre agencement ?
— L'ayant longuement entretenu et observé, répondit l'amiral, je l'ai jugé sincère et fermement attaché aux intérêts du roi. Il comprend l'urgence du moment.
— Le vrai c'est que cela peut peser lourd en cas de guerre ouverte. Nous ne sommes pas en retard, mais eux, sont-ils si avancés ?
— Sur la foi de nos agents, il le semble bien. Ils devraient débuter la fabrication en série.
— À ce point !
— Hélas oui. C'est une course de vitesse qu'il nous faut, coûte que coûte, gagner. L'avantage de notre embûche est d'insinuer à l'ennemi que nous l'avons passé de cent coudées et que nous sommes plus à même que lui dans ce dessein qu'il ne l'imagine. Notre affaire était le seul moyen de le convaincre et de le dissiper durant de longs mois.
— La belle affaire si, dans le même temps, nous piétinons dans nos propres tentatives. Enfin les expériences se poursuivent…
Sartine derechef consulta sa montre. Il en fit claquer le couvercle en la refermant. L'amiral hocha la tête, l'air désapprobateur. La mimique fut aussitôt remarquée.
— Quelque mauvaise pensée vous traverserait-elle ?
— Non pas. Mais ces mécanismes sont fragiles. Refermer le couvercle sans presser le ressort finit par le fatiguer. En outre, le claquement ébranle la régularité générale, d'où des retards fâcheux. C'est une pièce de notre ami ? bel objet en vérité !
— Amiral, quelle science en la matière ! Nous ne sommes point en mer, les sabords ne crachent point. Il n'y a pas de houle qui secoue le bâtiment.
— Voilà bien résumé notre souci ! Pour en revenir à votre précédent propos, le but de la manœuvre est aussi de combler nos ignorances et, pour ce faire, l'homme de l'art était indispensable dans le dispositif ennemi. Quant à ce soir, remettons notre fortune à la providence.
— Et plût à Dieu qu'il fût encore vivant pour défendre du léopard félon l'écu d'azur aux trois fleurs de lys d'or !
— De qui parlez-vous ?
Sartine eut son petit rire de crécelle.
— Notre ami Nicolas m'a servi la formule, il y a peu, en me parlant de Du Guesclin, connétable de France et Breton de surcroît. Depuis elle me bat la mémoire.
Ils sourirent et se turent dans l'attente des nouvelles.


Lettre du marquis de Pons, ministre du roi à Berlin, à M. de Vergennes, le 8 février 1777
Il est certain que j'ai trouvé le Roy de Prusse beaucoup mieux que je ne m'attendais ; il m'a paru cependant vieilli ; on ne peut juger que de la maigreur du visage, les vêtements dont ce prince est surchargé en tout temps empêchent qu'on puisse s'apercevoir de celle du corps. Ses bottes ne permettent pas non plus d'estimer l'état de ses jambes, sa démarche, toujours difficile, m'a paru seulement plus pénible, et la jambe gauche fort traînante.
On sait d'ailleurs que Sa Majesté prussienne ne peut point encore monter à cheval malgré la petitesse, employée ici comme à Potsdam, de faire venir tous les matins un cheval au pied de l'escalier, pour le ramener à l'écurie une heure après. Les jambes du roi de Prusse sont en mauvais état, c'est un fait constant, mais son tempérament ne paraît point à l'extérieur aussi usé qu'on devrait le croire, après les maladies longues et réitérées qu'il a essuyées depuis deux ans. Chaque fois que j'ai occasion de le voir, je suis surpris de ne pas trouver un dépérissement plus marqué ; il faut pourtant que Sa Majesté prussienne sente en elle-même un affaiblissement réel par la crainte qu'elle semble avoir de s'exposer trop longtemps aux yeux du public. Sa vie devient plus retirée que jamais.
Ainsi le cercle ne fut pas long mercredi dernier. Sa Majesté y parut assez gaie ; c'était sûrement avec projet, parce qu'elle se doutait bien qu'on l'examinerait avec plus de soin. Le thème principal de sa conversation fut l'histoire de M. d'Eon, sur lequel ce prince me fit beaucoup de questions, tant sur l'incertitude de son sexe que sur sa vie privée, sans néanmoins rien tomber de ses anciennes querelles. Sa Majesté prussienne, après s'être égayée sur ce chapitre, le termina en disant : « Au reste, quoique nous ne soyons plus dans le siècle des métamorphoses, peut-être en est-ce une, la nouveauté serait piquante, et comme la France est en possession de nous fournir les nouveautés, il serait juste que celle-là nous en vînt aussi. » Sa Majesté prussienne parla ensuite des désastres causés en Hollande par les derniers ouragans, et finit par quelques questions à M. de Swieten sur le départ de l'Empereur, sa route et la durée de son prochain voyage en France.
La rumeur court ici que Sa Majesté prussienne aurait éprouvé au début de l'année une cruelle contrariété qui a occasionné aussitôt maints changements dans son intérieur. De vieux serviteurs ont été chassés sur-le-champ. J'ai cherché à connaître les raisons d'un tel bouleversement chez un prince aussi attaché à la routine de son service. J'ai appris qu'un objet rare et précieux auquel il tenait aurait été dérobé dans ses cabinets intérieurs sans qu'aucun soupçon ne puisse aujourd'hui fournir la moindre lueur sur le quo modo de cet attentat. Voilà un coup bien hardi dont on ne saurait tarder à découvrir l'auteur. J'aurai l'honneur de vous informer de ce que je pourrais recueillir à cet égard.