III
COUP DOUBLE
Il me reste à ôter de tes yeux le voile d'une opinion erronée et mensongère.
Pétrarque
Les présentations donnèrent lieu à un jeu de scène entre le peintre et Sanson qui n'osait tendre la main à l'artiste, que celui-ci finit par saisir, heureux de saluer un ami du commissaire. Cela rompit la glace. Lavalée dressa son chevalet et posa son attirail sur un escabeau. Il disposa son papier sur une planche de bois et vérifia l'effet des lumières qui tombaient des torches de la muraille. Il recula enfin pour bénéficier du jour provenant des ouvertures sur l'extérieur. Il fronça les sourcils et se parla à lui-même.
— Une mort violente abîme et déforme les traits… avec de surcroît le froid et, si je ne m'abuse, le sel de conservation. Il faudra mettre tout cela dans la balance.
Il se tourna vers Nicolas et haussa le ton.
— Il conviendrait de relever la tête.
Il s'approcha du cadavre et l'examina sans marque d'émotion.
— … enfin le corps. Il y a la rigidité. Il faudrait le coincer.
L'assemblée se mit à réfléchir à haute voix. On convint que la seule solution consistait à caler le corps debout contre la muraille, derrière le tréteau des instruments de la question parfois donnée en ces lieux. Nicolas, toujours témoin de lui-même, ne pouvait s'empêcher de trouver insensée cette agitation d'hommes graves autour d'un mannequin sanglant. Et pourtant la justice, garante de l'ordre nécessaire du royaume, réclamait ces soins extravagants.
Le peintre s'était mis au travail face au masque tragique qui le regardait de ses yeux troubles à demi fermés. Avant de commencer, et presque avec tendresse, il en recoiffa la chevelure, lui redonnant un semblant de vie. Le commissaire fut sensible à cette marque de respect, une manière d'exorciser le traitement infligé à ce mort. Chacun demeurait silencieux, observant les gestes précis de Lavalée. Nicolas crut devoir l'interroger sur un point qui le tourmentait.
— Monsieur, le portrait que vous exécutez devra nécessairement passer par de nombreuses mains. La nature du pastel autorise-t-elle la destination qui sera la sienne ?
— La question est fondée. Il me revient de vous rassurer. D'une part, je travaille sur un parchemin au grain un peu râpeux. Il accroche la poudre du bâtonnet. Celui-ci…
Il leva celui qu'il tenait.
— … est un mélange efficient de pigments colorés agglomérés avec de l'eau gommée et du talc. Ainsi les couleurs résistent à l'épreuve du temps. Et, pour plus de sûreté, vous pourrez toujours protéger le portrait par un verre.
Il commença à croquer à grands traits avec un bâton d'ocre et offrit aux yeux effarés des assistants une esquisse déjà expressive. Il les étonna en multipliant d'affilée les essais pour enfin s'attacher à l'épreuve définitive et passer ainsi, avec une promptitude invraisemblable, des prouesses de l'ébauche à la force d'une œuvre accomplie. Appuyé sur le dessin tracé d'une main ferme, il opéra une savante alchimie des parties estompées, avec des jeux de lumière et de rehauts hardis qui, peu à peu, redonnèrent vie au modèle inerte. Puis il demanda au docteur Semacgus de lui préciser la nuance des yeux. Ils étaient gris-bleu, lui assura celui-ci après un instant d'observation.
— Alors nous allons lui ouvrir le regard et lui redonner vie !
Quelques instants après, chacun s'émerveilla de voir apparaître le visage avenant d'un jeune homme entre vingt et trente ans, à la carnation franche et fermement modelée, les yeux ironiques et la bouche réfléchie, le teint mat, qui frappait par sa charge immédiate de vraisemblance. Cette figuration était, à la fois, proche et éloignée de la face rigide exposée.
— Mon Dieu ! dit Sanson. Ses yeux brillent, ses cheveux semblent se soulever, ses narines frémissent, son front pense ; on pourrait croire qu'il nous va parler !
Lavalée acheva son travail par quelques coups de pouce, atténuant certains traits trop appuyés. Enfin, il se recula et, soupirant, parut admirer son œuvre.
— Quelle tristesse ! On aurait souhaité le connaître.
Nicolas songeait à la métamorphose transformant cette dépouille humaine si proche de la bête de boucherie par son abandon et son glissement vers l'innommable. Il espérait que, le jour du jugement, Dieu restituerait à chacun son corps glorieux et qu'alors, la dépouille grotesque contre la muraille, encore dégradée par les curiosités indispensables de l'ouverture, resurgirait dans l'éclat de cet ultime portrait.
— Monsieur, comment vous remercier ?
— En m'assurant de votre amitié et en venant me demander à souper le jour où le cœur vous en dira. Si vous le permettez, je souhaiterais emporter mes esquisses. Ce visage est beau et je veux forlonger son étude.
— Qu'il en soit ainsi. Le père Marie va vous reconduire et veiller à ce que ma voiture vous ramène à bon port, rue des Chiens.
Une fois le peintre sorti, le bourreau et Semacgus tombèrent l'habit et revêtirent de longs tabliers de cuir mis au point par le chirurgien de marine et taillés sur sa demande par un tailleur militaire.
— L'envie de mourir vous prend au vu d'un si beau portrait, goguenarda Semacgus.
Bourdeau avait allumé sa pipe de terre et s'inondait de volutes, tout en taillant sa plume en vue du procès-verbal habituel. La séance commença par l'examen des hardes et objets trouvés sur le cadavre de nouveau allongé sur la grande table de chêne. Nicolas débuta l'énumération.
— Une culotte de corps de toile. Une chemise de fine batiste, une cravate de foulard noire. Un gilet de droguet de soie à boutons d'argent sans marques. Un habit de tissu de laine d'une qualité qui m'est inconnue…
Semacgus s'approcha, lunettes sur le nez.
— N'est-ce point là un tissu comme en portent à Londres les cochers de fiacre ?
— Où n'êtes-vous pas allé ?
— En Chine, je crois. Et encore, je n'en suis pas sûr !
— Nous verrons cela avec maître Vachon, mon tailleur. Des bas de coton, une paire de souliers sans boucles, lesquelles sans doute ôtées lors de la mise sous écrou… Apparemment les poches ne contiennent rien d'autre qu'un mouchoir de très fine toile. Ne serait-ce point un mouchoir de dame ?
Il le passa à Bourdeau.
— Il y paraît, et sans initiales. Rien d'autre ?
— Rien, absolument rien. Voilà qui est étrange.
— Sauf, reprit l'inspecteur, à se mettre à la place de quelqu'un qui désirait dissimuler son identité, en ne portant sur lui aucun signe particulier.
— Vous avez raison. Messieurs, à vous de jouer. Peut-être ce cadavre sera-t-il plus éloquent ?
Nicolas retourna le portrait face contre la muraille d'un geste incontrôlé comme s'il s'était agi d'éviter à ce visage si vivant les offenses qu'allait subir le cadavre. Il nota la présence de la signature de Lavalée au verso du carton. Il sortit de sa poche une petite tabatière d'or guilloché, naguère offerte par Madame du Barry, et contempla, comme chaque fois qu'il en usait, le portrait du feu roi qui ornait le couvercle ; le temps s'écoulait si vite… Il prisa et se perdit dans une longue et satisfaisante série d'éternuements.
La voix grave de Semacgus s'éleva après les politesses d'usage avec Sanson.
— Sujet de sexe masculin. Entre vingt-cinq et trente ans…
Il consulta du regard son compère qui approuva d'un geste. Puis il se pencha sur le cadavre dont il fit le tour.
— Aucune blessure n'apparaît sur la face antérieure du corps.
— Pardonnez-moi, mon ami, dit Sanson d'une voix douce, nous devons pourtant relever la présence…
Il approcha de la tête livide une petite pince pour recueillir de minuscules graviers incrustés dans le front du mort.
— … de ceci ! Je ne me l'explique pas, sauf à ce que le corps ait été retourné une fois tombé. Si nous nous en tenons à ce que Bourdeau nous a relaté avant votre retour, la corde faite de draps noués a lâché et, son poids entraînant la victime, celle-ci a chu le dos face au vide. C'est à son niveau que devraient apparaître les blessures ayant entraîné la mort.
— Je vous approuve, dit Semacgus, un peu piqué d'avoir laissé échapper cette observation. Vous avez l'œil d'un botaniste qui repère la plante rare ; je vous inviterai à herboriser avec moi.
À son tour quelque chose attira son attention. Il donna une légère tape sur l'épaule gauche du cadavre et se mit à marmonner alors que les autres s'approchaient pour le mieux entendre.
— C'est bien ce que je pensais… Ce n'est pas un claquedent, il a bien toutes les apparences d'un homme soigné. Il a été inoculé contre la petite vérole, ce qui le place d'emblée au-dessus du commun.
— Les gens du peuple, eux, grinça Bourdeau, peuvent bien crever de la petite vérole ; qui s'en soucie ?
— Les pauvres rois également, murmura Nicolas. Et le peuple ne les pleure guère !
—  Cela pourrait fixer approximativement son âge, reprit Semacgus, ignorant l'interruption. Savez-vous que, dans le royaume, l'inoculation a été interdite plusieurs années à la fin des années soixante en raison de la peur, imbécile, de l'épidémie ? Ou alors…
— Ou alors ? demanda Nicolas.
— Eh bien ! Il se pourrait aussi qu'il ne fût pas sujet du roi, mais natif d'une nation étrangère.
— Ou encore, jeta Bourdeau, faraud, qu'il ait été soumis à cette opération après la période d'interdiction.
Le chirurgien cilla, puis de nouveau frappa la marque sur l'épaule.
— Vous m'en pouvez croire, mon ami : j'en ai vu d'autres. Cette marque n'est pas récente. Elle provient d'une inoculation effectuée alors que le sujet était enfant.
Nicolas nota fébrilement dans son petit carnet noir. L'examen externe du corps se poursuivit en silence. Il fut ensuite retourné. Il apparaissait bleu violacé avec des taches noirâtres, le sang s'étant, expliqua Sanson, accumulé par gravité. Le commissaire, saisi par une idée soudaine, regarda les habits du mort. Il garda pour lui le résultat de son examen, ne souhaitant pas soulever des hypothèses avant que les praticiens, par leurs conclusions, ne lui aient donné matière à les nourrir et à les recouper.
Semacgus et Sanson paraissaient perplexes. Le chirurgien épongea à la main, nettoyant avec délicatesse la base de la nuque, masse informe de cheveux et de caillots de sang. Nicolas ne voyait rien, sinon les deux dos penchés, et n'entendait que leurs murmures indistincts. L'image d'un chemin creux proche du château de Ranreuil dans lequel, enfant, il avait surpris deux grands corbeaux déchiquetant à coups de bec un conin de garenne23 s'imposa à lui. Soudain Semacgus se releva, s'éloigna de la table et se mit à arpenter la basse-geôle à grandes enjambées. Sanson se retourna, le considérant d'un air impénétrable.
— Je crains qu'il ne se le faille avouer, nous sommes confrontés à une difficulté, une de celles qui se présentent si souvent dans des cas similaires. Le sujet était-il vivant ou mort au moment où il est tombé du jour de son cachot ? S'il était vivant, s'est-il jeté volontairement dans le vide, en voulant s'enfuir à l'aide des draps, ou l'y a-t-on poussé ?
Semacgus acquiesça.
— L'exorde est de toute clarté, cher Sanson. Je poursuivrai donc votre raisonnement. Si l'on suppose que le sujet était déjà mort au moment de la chute, nous devons rechercher les causes de cette mort, étranglement, plaies bien concordantes résultant de l'usage d'instruments piquants ou tranchants, ou encore blessures d'armes à feu. Dans ce cas, on peut établir ou, tout le moins, essayer d'établir que ces blessures sont le fait d'actes ayant conduit au décès de la victime.
— Et dans ce cas présent ? demanda Nicolas.
— Dans la plupart des cas où la victime est encore vivante, on découvre des marques de lésions internes et, compte tenu des circonstances présentes, des brûlures, excoriations et ampoules dues à l'échauffement de la corde. La nature des blessures, leur étendue, leur nombre et leur gravité seront en rapport avec la hauteur de la chute et la matière du sol.
— Autre difficulté, dit Sanson. En supposant que l'homme était vivant au moment de sa chute, quels éléments joueraient en faveur de l'assassinat. Il y a possibilité qu'il ait voulu s'homicider24 , ou bien encore a-t-il, troublé de vertige, lâché la corde ? Ou, par hasard, était-il sujet à des attaques du haut mal ?
— Et, surenchérit Semacgus, la chute n'aurait-elle pas été suffisamment longue pour que soient relevées les expressions habituelles du visage qu'imprime la terreur lors, par exemple, d'une chute dans un précipice ?
— Il est vrai, ajouta Sanson, que, le plus souvent, le concours et la suite des circonstances révèlent la vérité. L'attention la plus sourcilleuse et la circonspection la plus subtile ne conduisent pas forcément au bout de sa carrière.
Nicolas, agacé par la leçon et qui n'en voyait pas le terme, décela chez Bourdeau, qui tirait à bouffées répétées sur sa pipe, la même impatience.
— Il me semble, murmura-t-il en souriant pour atténuer la portée de sa remarque, que vous empruntez tous deux force faux-fuyants et des détours bien biaisés pour reculer les réponses attendues. Auriez-vous par extraordinaire dépassé le point d'incertitude et d'ignorance sur ce cas ?
— Voyez, s'esclaffa Semacgus, l'aimable patelin, le bon apôtre des jésuites de Vannes, il ne nous l'envoie pas dire ! Ce genre de discours d'une doucereuse affabilité masque, par trop, de bien perfides insinuations !
— Le fait est, dit Sanson plus serein, que notre science ne se gouverne pas. On ne la conduit pas, c'est plutôt elle qui nous mène. Et le fait est…
— Le fait est, le fait est ! ricana Bourdeau. Vous lorgnez la chose, la considérez, patinez25 et repatinez, et puis quoi ?
— Notre ami veut nous signifier, dit Semacgus avec force, que nous sommes face à une situation étrange où l'hypothèse la plus timide peut aussi être la plus hasardée !
— Alors, reprit l'inspecteur, concluez sur vos incertitudes. On croirait entendre un concerto pour Sanson et Semacgus, deux instruments qui reprennent en canon à n'en plus finir le même thème avec beaucoup de traînerie 26 .
— Voilà le hic ! Cet homme est tombé et il n'en est pas mort !
— Comment !
— Ce n'est qu'en multipliant les investigations que la lumière se fera. D'abord, de quelle hauteur est-il tombé ? Le savez-vous ?
— Trois étages de forteresse à ce qu'il paraît. Nous avons découvert la corde faite de draps noués rompue au niveau du jour et il y a suspicion sur sa solidité. Je dirai même soupçon sur son honnêteté.
— Donc il n'est pas avéré que notre homme soit forcément tombé du plus haut.
— Et ?… Je suis haletant de découvrir la suite de votre raisonnement.
— Il n'est pas non plus assuré que le choc au sol l'a tué… sur le coup.
— Que voulez-vous dire ?
— Que les constatations menées prouvent deux choses. Que l'homme à terre n'est pas mort des suites de sa chute et que son passage de vie à trépas est dû à une autre blessure bien définie et sondée dont nous pouvons affirmer…
Sanson approuvait.
— … qu'elle fut causée par un instrument aigu, poinçon ou tout autre instrument à pointe…
— Pointe d'épée ?
— Ou fer de canne.
Nicolas et Bourdeau s'entre-regardèrent. L'inspecteur fut le premier à réagir.
— On ne peut soutenir qu'un homme tombé de cette hauteur puisse en réchapper !
— Sans grandes blessures, c'est en effet assez improbable. Mais pour le coup, en mourir non plus ! Notre irréfutable constatation, c'est que la blessure occasionnée par un instrument pointu a causé la mort. Celle-là et nulle autre. Il y a un élément qui semble vous échapper : la corde a pu lâcher alors que l'homme était déjà parvenu à mi-course. Certes, il a de fortes contusions, mais point de membres brisés, le crâne intact sauf découvertes internes. Un coude froissé sans doute, mais il est impensable que tout cela puisse conduire à l'inéluctable.
Nicolas considéra Semacgus, puis se dirigea vers l'angle de la salle où avait été déposée la corde faite de draps tissés. Il s'en empara et la tendit au chirurgien. Il sortit de sa poche le fragment détaché du barreau de la cellule.
— Voici les pièces. La corde a cédé près de l'attache à un barreau. Il n'est pas apparu que la rupture soit due à l'usure par frottement sur la pierre. Bourdeau m'a sur-le-champ, dès que je lui en ai parlé, conseillé de faire examiner la totalité de la corde.
Le chirurgien la manipula, la porta à ses narines, éternua, et en éprouva la solidité.
— Il faut expérimenter. Nicolas, qui est à peu près de la corpulence du mort, va, je n'en doute pas, accepter de s'y prêter.
— Certes ! Que dois-je faire ?
Semacgus se hissa lourdement sur un escabeau pour attacher solidement la corde à l'un des nombreux anneaux de fer de la muraille. Il éprouva la solidité du nœud.
— Nicolas, vous allez saisir cette corde à deux mains, les pieds au mur, et vous laisser aller dans le vide.
Le commissaire s'exécuta. Il prit appui comme indiqué et s'abandonna. Suspendu à bout de bras, il se balançait dans le vide. Après une ou deux secondes, un craquement se fit entendre et la corde de draps se rompit. Bourdeau et Semacgus le rattrapèrent avant qu'il ne tombe en arrière. Ils examinèrent la partie qui avait cédé, puis celle de l'évasion réelle. Les deux pièces offraient un aspect identique. Semacgus sortit du sac de cuir où il rangeait ses instruments un petit flacon empli d'un liquide transparent, dont il imbiba plusieurs endroits de la corde. À chaque point touché par la solution, le drap se colora en rouge écarlate.
— Je n'en crois pas mes yeux, s'écria Bourdeau stupéfait, quel est ce prodige ?
Semacgus éleva le petit flacon.
— Ce cristal contient une solution de tournesol issue de la plante du même nom. Mes confrères du Jardin du Roi et de l'Académie des Sciences, qui se consacrent à l'étude de la chimie, m'en ont signalé les propriétés. L'une d'entre elles est de virer au rouge en présence d'un acide. Sa présence est avérée, d'ailleurs je l'avais sentie.
— Ainsi, jeta Nicolas, vous en concluez, je suppose, que le tissu de draps a été traité27 de mystérieuse façon par une substance destructrice des fibres, contribuant à affecter et à diminuer sa résistance. Il pouvait céder à n'importe quel endroit.
— Il ne m'aurait pas été possible de mieux exprimer mon sentiment.
Sanson, depuis un moment, fixait les mains du cadavre, puis il porta son attention sur ses habits. Les autres le regardaient, intrigués par son mutisme.
— Quelle mouche vous pique, Sanson, de morguer28 ainsi le cadavre et ses hardes ? dit Bourdeau en expirant une longue bouffée.
— Des indices raccommodent dans mon esprit d'anciennes observations… Elles ressurgissent soudain et m'incitent à rapetasser un tableau plus précis sur le cas présent. Cela pourrait bien nous approcher du monde où il vécut…
Bourdeau s'esclaffa.
— Ne vous moquez point. Je comprends que mes propos vous apparaissent obscurs. Sachez qu'il existe chez chacun d'entre nous des traces qui relèvent de ses occupations. Imaginez, ce qu'à Dieu ne plaise, que j'aie à examiner le corps du commissaire. Qu'y décèlerais-je ? Dans sa chair les traces des aventures violentes qui ont ponctué sa vie. Depuis que j'ai l'honneur de le connaître, combien de coups ou de blessures n'a-t-il pas supportés ? Qu'en conclurais-je ? Que voilà un homme rompu aux combats. Un soldat ? Un bandit ? Un policier ?
— Et vous ne comptez pour rien les coups reçus au jeu de soule sur la grève de Tréhiguier !
— Je comprends, dit Bourdeau. Toisé le corps et épluchées les hardes, quelque chose vous a, par son extraordinaire, frappé. Je parie que oui, et que d'utiles conclusions en ont été tirées pour notre enquête.
— Vous traversez lumineusement ma pensée. Parmi les données qui peuvent servir à décrypter les questions d'identité, les déformations physiques que produit invariablement sur certaines parties du corps l'exercice de professions particulières sont souvent des plus éloquentes. Des traces ineffaçables sont imprimées, propres à distinguer les individus. Le laboureur travaille la terre souvent courbé, le gagne-denier, le porte-balle et le portefaix ont tous les épaules voûtées. Le cordonnier a les pouces élargis, le manœuvre a la peau des mains très rugueuse et garnie de cals. Et ainsi de suite…
— Voilà qui est des plus intrigants, dit Nicolas, et que croyez-vous avoir discerné dans le cas qui nous intéresse au vu de cette séduisante thèse ?
Sanson désigna le cadavre.
— Considérez ses mains avec attention. Posons en hypothèse qu'il était droitier et souvenons-nous qu'il s'agit d'un homme soigné.
Il saisit la main correspondante.
— Remarquez l'ongle tellement épaissi et comme écaillé. Par suite de quelle occupation particulière ? De surcroît, l'ongle du pouce et celui de l'index de la main gauche présentent, au point où leurs bords correspondent en se rapprochant, une césure et presque une destruction complète produite par un acte spécifique en relation avec le métier qu'exerçait l'inconnu.
Ceci dit, il se porta vers les habits du mort et se saisit de la culotte.
— N'est-il pas étrange que cette pièce d'habillement se trouve particulièrement usée à la hanche droite et en arrière ?
Il revint au corps, leur désignant l'emplacement anatomique évoqué.
— Au niveau de la deuxième côte et très directement au-dessous, on trouve un méplat large et uni, fermé par le sternum et l'extrémité antérieure des côtes. À quoi cela vous fait-il songer ?
— C'est là énigme à deviner, dit Bourdeau.
— C'est là que l'énigme se pare,
Met un masque mystérieux
Et, d'un voile mince et bizarre
Embarrassant les curieux,
Est toujours neuve et jamais rare,
chantonna Nicolas, oublieux de la gravité du lieu, sur l'air de La belle Phylis.
— Le Grand Châtelet est rieur, aujourd'hui, observa Semacgus. Pourtant, je crois entrevoir l'idée foncièrement agaçante pour l'esprit qu'agite avec malice maître Sanson. L'usure dénonce l'action.
— Vous recoupez avec finesse ma pensée, murmura le bourreau. Mes remarques sur les ongles correspondent à la manière dont les horlogers, en particulier ceux employés au rhabillage des montres, les plus habiles à l'ouverture des boîtiers, en usent. Les marques d'opposition du pouce et de l'index indiquent l'obligation de maintenir fermement des pièces délicates à ajuster. L'usure est due au frottement répété de la lime.
Il souleva la main.
— Et cela est corroboré par l'incrustation de limaille de fer qui tache les doigts.
— Soit ! Et la hanche ? Et la culotte ?
— L'ajusteur ou le mécanicien d'instruments de précision travaille souvent debout devant un tour et contre une barre qui le soutient de côté et en arrière pour lui donner un point d'appui. De cela, j'ai inféré le méplat de la hanche et l'usure latérale et arrière de la culotte.
— Ainsi vous en concluez que…
— Oui ! En conséquence, j'en conclus que nous avons affaire à un ouvrier de qualité en instruments de précision et sans doute à un horloger, car tout concorde dans le champ de mes observations…
Il se pencha sur le visage du mort.
— … Et ce n'est pas tout, ajouta-t-il. J'attire votre attention sur un détail ultime et concluant. Regardez la marque qu'un usage prolongé d'une loupe d'œil imprime autour de l'orbite droite ! Tout cela, je l'espère, va limiter de très utile manière le champ de recherches dans le périmètre d'une seule activité ou de celles qui lui sont proches. De ce point de vue, le portrait de M. Lavalée constituera un outil essentiel.
— Messieurs, dit Nicolas, remercions l'ami Sanson pour cette si magistrale démonstration. Il me revient d'ajouter à cette somme une autre remarque édifiante à bien des égards. Vous avez recueilli des graviers sur le front du mort. Vous en retrouvez sur le devant de sa veste. Conservons cet indice pour nous en souvenir plus tard, sans pour autant y attacher une importance excessive, trop de moments de l'histoire de ce cadavre nous échappent depuis sa chute d'une cellule de Fort-l'Évêque !
Un silence lourd de réflexions informulées tomba sur l'assistance. Les deux praticiens se consacrèrent aussitôt aux tristes actes de l'ouverture. Bien que rien, dans son apparence, ne trahît ses sentiments, Nicolas ne s'était jamais accoutumé à ces moments d'horreur organisée. Il ferma les yeux, essayant de ne point prêter attention aux commentaires monocordes et aux bruits évocateurs du macabre travail. Une longue heure s'écoula avant que Semacgus ne déclarât l'ouvrage achevé. Les organes replacés et les incisions recousues, le cadavre avait retrouvé un semblant d'apparence. Le père Marie apporta deux grands brocs d'eau chaude. En silence le bourreau et le chirurgien se lavèrent bras et mains et revêtirent leur habit. Sanson pria avec cérémonie Semacgus de prendre la parole.
— L'ouverture confirme le premier diagnostic : l'homme n'est pas mort des suites de sa chute. Hors un coude abîmé, et quelques contusions bénignes, aucune fracture, en particulier au crâne, n'a été observée, non plus qu'aucune altération des organes internes. Seule la blessure à la tête apparaît comme la cause avérée du décès. Nul doute que le sujet a chu d'une certaine hauteur et rien n'exclut qu'il ait pu se retrouver inconscient sur le sol, non plus que le choc l'ait assommé. C'est sans doute à ce moment…
— En pouvez-vous évaluer la durée ?
— Cher Nicolas, il me souvient que vous fûtes quelques fois assommé. Cela peut s'étendre sur quelques secondes comme sur une dizaine de minutes. Je répète que c'est à ce moment-là qu'il a probablement été assassiné. On a vérifié son état, constaté qu'il n'était pas mort, on l'a alors froidement dépêché. Selon mes observations l'arme du crime est sans doute une canne ou un bâton ferré. La blessure a laissé dans son début une empreinte triangulaire, étroite en tout cas, et son ouverture montre les chairs tassées sur une surface arrondie plus large. Achevé comme les toros de combat en Espagne, d'une estocade.
— Où n'est-il pas allé ? s'exclama Semacgus.
— Dernière constatation. Le sujet avait soupé, et ce n'était pas de l'ordinaire d'une prison de Sa Majesté.
— Un détail recoupe les propos du gouverneur de la prison : le prisonnier se trouvait au régime de la pistole et aurait commandé ses repas chez un traiteur extérieur. Dès demain, il faudra retrouver celui-ci et interroger le garçon qui livrait à Fort-l'Évêque. La recherche ne sera pas aisée… Il ne peut s'agir que d'un complice ou… Enfin celui qui a introduit les draps nécessaires.
— Complice du prisonnier ou complice de son assassin, Nicolas ? Puisque nous savons désormais que les draps ont été traités, dit Bourdeau.
— Certes, mais peut-être complice inconscient et dans ce cas nous devrions le retrouver. Grâce à vous, mes amis, l'enquête a progressé. Primo nous pressentons l'activité de cet inconnu, et grâce à Lavalée nous disposons d'un portrait vivant qu'une de nos mouches ira demain montrer aux gens de la profession. Nous ne devrions pas tarder à obtenir un résultat utile. L'identité de l'inconnu nous facilitera la tâche. Secundo, il nous reviendra de démêler les raisons de cette incarcération hors les formes à Fort-l'Évêque. Tertio, de consulter maître Vachon, mon tailleur, sur ce tissu réputé anglais. Quarto, d'élucider le sens caché du papier trouvé dans la muraille pour déterminer s'il a quelque lien avec le dernier occupant de la cellule. En attendant, M. de Noblecourt aurait plaisir à vous recevoir à souper ce soir et, comme il se fait tard, je vous convie à nous y rendre sans plus tarder.
Ils s'entassèrent dans le fiacre au milieu de l'excitation joyeuse qui suivait toujours les séances d'ouverture. La voiture de Sanson prit la file. Tout en participant à la conversation indifférente qui se poursuivait, Nicolas réfléchissait sur ce qu'impliquait la présence du bouton d'uniforme trouvé près du cadavre. Aucun élément ne prouvait que cet objet fût lié à l'affaire qui les occupait. Pourtant sa longue expérience lui soufflait que le hasard n'avait pas sa part dans cette trouvaille. Il s'en ouvrit à Bourdeau qui en tomba d'accord.
La voiture cheminait lentement sur un sol à nouveau gelé. L'attelage non ferré à glace dérapait. Nicolas retomba dans ses pensées, turlupiné par le sens de la phrase découverte dans la cellule de l'inconnu. Il enrageait de se heurter à un mur qu'il ne savait comment contourner. Dans une enquête où son propre salut se trouvait engagé, il avait eu recours, sur le conseil de M. de Séqueville, secrétaire ordinaire du roi à la conduite des ambassadeurs29 , à un étonnant personnage, écrivain public et calligraphe de son état, nommé Rodollet qui officiait rue Scipion, au fin fond du faubourg Saint-Marcel. Nul doute qu'il tenait là l'homme idoine à résoudre l'énigme, sinon le plus à même de prodiguer le conseil utile à sa solution.


Dans un joyeux désordre, la petite troupe finit par débarquer rue Montmartre, sous le regard inquiet de Marion qui craignait pour ses parquets, miroirs cirés et recirés de toute éternité. Elle houspilla Poitevin de s'emparer au plus vite des manteaux, capes, pelisses et tricornes mouillés. Les quatre compères furent invités à gagner l'appartement du maître de maison qui, en habit amarante et grande perruque régence, les attendait, souriant, dans son salon. Il accueillit avec bienveillance et naturel un Sanson quelque peu intimidé, mais qui se dérida aussitôt, constatant que la courtoisie dont il était entouré se manifestait avec la même exquise aménité à l'égard des autres invités. Comme il commençait à se faire tard et que l'hôte ne détestait rien tant que de voir troublées ses habitudes, on prit place à la table dressée au salon près de la cheminée. Noblecourt présidait le dos au feu, ayant Sanson à sa droite et Semacgus à sa gauche, Bourdeau et Nicolas se faisant face. Cyrus et Mouchette se glissèrent en toute discrétion sous la table, lieu stratégique des espérances gourmandes. Poitevin s'empressa de servir le vin. Bourdeau, après l'avoir humé et considéré à travers la lumière du flambeau, porta son verre à ses lèvres dans un soupir d'approbation.
— Le contour de ce flacon vous intriguerait-il ? demanda Noblecourt narquois.
— J'y rencontre un air du pays où je suis né, sans néanmoins y retrouver mon compte !
— Et pour cause ! Il se situe au septentrion de votre Chinon où est la cave peincte. Un mien confrère situé à Ruillé, sur le Cher, m'en adresse quelques pièces lorsque l'année est bonne. Il se nomme le jasnières, ce nectar blanc !
— Sec et fruité, tout ensemble, dit Semacgus en claquant la langue.
— Oui, et de bonne garde ; il vieillit en conservant sa verdeur.
— Un Noblecourt, en quelque sorte, dit Nicolas…
— C'est lui tout craché quand il ne boit pas de vin blanc ! murmura de sa voix flûtée la vieille Marion, surgissant une tasse de tisane à la main qu'elle déposa devant son maître qui, à sa vue, fit une telle grimace que la tablée n'y résista point.
— Un fond pour m'assurer qu'il ne sent pas le bouchon, réclama l'intéressé d'une voix plaintive.
Catherine s'invita au débat.
— Ça oui, vous le bouvez sentir, rien d'autre, la faculté l'interdit. Yo, yo, voulez-vous déclencher un accès de goutte qui vous arrangera le caractère et mettra la maison sens dessus dessous ? Et cessez de marmonner ! Ces messieurs vous diront combien j'ai raison, eux qui vous veulent conserver.
— Paix ! Il faut bien s'incliner.
Il prit le verre de Semacgus et le respira en fermant les yeux.
— Je comprends le bon roi Henri le quatrième qui en faisait servir toujours au château de Saint-Germain. Ce monarque gaillard baptisé au jurançon savait honorer les vins de son royaume.
Poitevin apparut, portant une immense soupière en porcelaine de Rouen dont il ôta précautionneusement le couvercle, après l'avoir posée sur une desserte. Une vapeur parfumée envahit la pièce.
— Que nous apportez-vous là ? demanda Noblecourt, feignant l'ignorance.
La voix de Marion, tapie dans l'ombre pour surveiller les opérations, s'éleva.
— Le potage en fausse tortue.
— Oh ! dit Semacgus. Je pourrai déterminer ainsi si la copie vaut l'original. J'en ai jadis goûté une fameuse à Batavia, aux Indes hollandaises.
— Que n'a-t-il pas vécu ! dit Bourdeau. Je propose qu'on le place dans votre cabinet de curiosités.
— Que non ! Il boirait l'alcool de mes bocaux !
Un silence flatteur suivit les premiers instants de la dégustation. Semacgus, d'un mot à Poitevin, avait veillé que le vieux magistrat ne fût servi que d'un peu de bouillon.
— Puisque la cruelle sollicitude de mon médecin m'oblige à vider ma tasse avant mes hôtes, il va de soi que dans les usages de notre compagnie, le plaisir du plat se doit d'être redoublé du récit de son exécution.
— Ma foi, dit Marion à qui Noblecourt fit approcher une chaise en dépit de ses dénégations, la chose est simple. Il faut disposer d'une épaule de mouton et de têtes de saumon, de turbot et de merlans pour le bouillon. Le tout manié en casserole avec du beurre, épices, des aromates et des racines. Une fois l'ensemble revenu et coloré, vous mouillez d'eau à bonne hauteur. Quand la chair se détache des os, il convient de passer le tout à la serviette, et clarifier bellement ce bouillon avec des blancs d'œuf suivant l'usage. Remettez au potager pour qu'il réduise et se corse au point de soutenir l'ajout d'une demi-bouteille de vin de Madère. La veille, vous avez fait cuire une tête de veau – nous l'avons fait aujourd'hui, le souper n'étant pas prévu – coupée en petits dés dans du vin blanc. Ce sont eux qui paraîtront la tortue…
Les applaudissements éclatèrent.
— Peste ! Quelle force et quelle suavité ! dit Semacgus. Je me demande si j'ai eu raison de vous autoriser le bouillon. Ce madère peut être un peu échauffant. Je vous en préviens, la suite sera plus sévère.
— Voyez comme il me traite, dit Noblecourt à Sanson.
— Monsieur, c'est qu'il vous aime et vous veut conserver en bonne et permanente santé.
— Que serait-ce s'il me haïssait ?
Nicolas admirait l'attitude naturelle de M. de Noblecourt dont les attentions abattaient peu à peu les défenses de Sanson, encore étourdi de se trouver en si aimable compagnie. Il l'avait accueilli comme un commensal habituel, s'adressant à lui ni plus ni moins qu'aux autres et prêtant la plus exacte attention à ses propos. Il transparaissait de tout cela un art de bien vivre en société à nul autre comparable.
— Comment se porte M. Balbastre ? demanda Nicolas pour complaire à son vieil ami. Et êtes-vous satisfait de votre visite ?
Noblecourt sourit avec malice.
— Je vous adresse ses compliments. Avec l'un de ses élèves, nous avons joué un concerto de symphonie en trio pour flûte, violon et pianoforte. Ma partie étant davantage de douceur que de force, je n'ai pas trop perdu mon souffle ! Quant à notre ami il demeure semblable à lui-même, très disert, trop… Des nouvelles à la main sur pied !
— Doublé d'un cœur bon et d'une charité sans lisières, dit Nicolas sarcastique.
— Heu, heu ! Il y a malheureusement du vrai dans vos indignes propos. Il en avait contre Pouteau.
— Pouteau ?
— Oui, Pouteau, répondit Semacgus, l'organiste de Saint-Jacques du Haut-Pas et des Filles-Dieu de la rue Saint-Denis. J'ai assisté il y a peu30 à l'Opéra à une représentation d'Alain et Rosette ou La Bergère ingénue. Comme on se plaignait de la brièveté d'Orphée on donnait cette pièce à la suite. Heureusement la reine honorait la soirée de sa présence, car sans cette sauvegarde, la pièce n'aurait pu s'achever tant le mécontentement du public s'est manifesté avec humeur. Et de fait, rien de plus plat, le livret comme la musique.
— Ainsi la dénigrante humeur de Balbastre était-elle justifiée !
— On rapporte, dit timidement Sanson, que le célèbre Piccinni31 est depuis peu à Paris, accueilli par M. Grétry. On croit qu'il va achever de conformer la révolution et l'anéantissement de la musique française. La direction de l'opéra l'aurait sondé pour instituer ici une nouvelle école dans l'air du temps.
— Avec des œuvres comme celle de Pouteau, dit Semacgus, la fin est proche !
— Il ne faut pas désespérer, dit Noblecourt. J'ai rencontré Corrette chez Balbastre. Qu'avons-nous toujours à révolutionner et à anéantir dans ce royaume-ci ? Nouvelle cuisine, nouvelle musique et même salmigondis ! Corrette, voilà quelqu'un qui sait faire aimer et apprendre la musique. C'est à lui que nous devons des écoles ouvertes à tous32 .
— Oui, oui, persifla Semacgus en riant, les beaux élèves que voilà, ceux que le marquis de Bièvre appelle les « ânes à Corrette » ! Et de plus votre champion… Dois-je le dire, je crains de vous échauffer…
— Allez, allez…
— … ce qu'à Dieu ne plaise – en tient pour le nouveau style qui unit l'esprit du concerto italien aux charmes simples et désuets du concert à la française !
— Désuets ! Osez prétendre cela à ma table, s'écria Noblecourt mi-fâché, mi-ravi. Anachorète vous-même, ermite de Vaugirard !
— Voilà un compliment auquel je ne m'attendais guère et j'entends déjà mon oraison funèbre : « Bon vieillard, joyeux anachorète consumé dans une piété éminente par de longues macérations et une vie angélique » 33 . N'est-ce là, en tous points, mon portrait finement craché ?
— Et maintenant, annonça Catherine à propos, l'esturgeon à l'autrichienne.
— Pêché sans doute à Trianon ? jeta Bourdeau sans sourire.
Sa remarque ne fut entendue que par Nicolas que les accès d'aigreur de son ami jetaient toujours dans l'inquiétude.
— Le principal acteur en a été fourni par monseigneur le duc de Richelieu, maréchal de France, l'un des Quarante de l'Académie française, claironna Noblecourt que l'amitié du vieux courtisan avait toujours empli de bonheur et d'une candide fatuité.
— C'est une pièce académique, dit Semacgus. Notre hôte n'abusera, pour le coup, que du fumet.
— Il se venge le traître ! D'anachorète à cénobite34 .
— Allons, Catherine ! La manière ? La manière ?
— Il faut tout d'abord connaître un maréchal de France, duc et… Et gouverneur de Guyenne où coule la Garonne qui se jette dans la Gironde où nagent les esturgeons !
— Quelle science géographique ! C'est une élève de La Borde.
— J'ai bivouaqué par là, avec le Royal-Picardie ! L'hiver est meilleur bour la recette, le boisson arrive plus frais par la malle-poste ; on est ainsi assuré de sa fraîcheté. Quand vous le tuez, le bougre, il le faut tailler en tranches épaisses, enlever la beau et le biquer de lard fin. Puis foncer un plat de terre de bardes et faire plusieurs couches, une de boisson, une de jambon tranché fin, une de tranches de mie de pain bassées au beurre, une de persil, ciboules, champignons coupés et épices. Croûtes de bain pour terminer. Puis au four du potager pendant une petite heure et demie.
— Puis-je espérer, mon bon docteur, un peu de champignons ?
— J'y consens, à condition de vous ouir renier tout ce que vous aimez en musique et d'adorer avec moi le seul Gluck, car :
Je suis en fait de goût neutre sur le pays
Iphigénie, Orphée, Alceste ont su me plaire,
À Gluck effectivement j'ose donner le prix !
— Jamais ! Plutôt mourir de faim, c'est un compositeur sans mélodie. Écoutez plutôt, avant que la goutte ne me prenne de rage, le récit de l'avanie survenue à une noble fille, au bal de l'Opéra ; l'esturgeon m'en fait souvenir.
—  Diantre, voilà que la vapeur du vin de Jasnières lui monte à la tête !
— Paix ! Entendez-moi. Un méchant bègue détaillait les particularités les plus secrètes de sa vie, jusqu'à signaler une marque de fraise sur sa cuisse gauche. Elle appelle le garde-française de service. « Arrêtez, dit-elle, ce masque qui m'insulte. » Sur ce, l'individu découvre son visage et elle reconnaît celui du maréchal de Richelieu, son père !
— Ah ! Ah ! D'où le poisson en question. Elle n'avait point de nez, ce soir-là, car on ne peut rester à ce point insensible au parfum musqué du noble seigneur !
— Et mon champignon ? réitéra Noblecourt. J'y ai droit, c'est dimanche gras. Pour solder mon historiette…
— Allons, paix ! dit Catherine, je vous ai mitonné les laitances de la bête avec un beu de crème. Et elles zont de taille…
— Bigre ! Catherine, vous brisez mon attaque à la tranchée ! Voilà de quoi repaître mon patient.
— La joute est de rigueur à cette table, dit Nicolas à Sanson, quelque peu éberlué par la rapidité des échanges. Et encore, M. de La Borde n'est pas là. C'est le champion le plus hardi de nos tournois.
— Il a, dit Noblecourt, l'esprit de Voltaire et la mauvaise foi renommée du président de Saujac ! Avec ces laitances me voici donc en carême !
— Ce n'est pas mauvais, remarqua Semacgus, pour un vieux procureur dont cela fluidifie les humeurs et qui ne doit pas oublier qu'il est à la diète, conséquence obligée d'une vie sans retenue. Ce sont là les dons de Comus et Bacchus au simple mortel imprudent.
— Il redouble et persifle ! toujours le bon apôtre. De qui parle-t-il donc ?
Le souper s'acheva dans la joie sur une île d'amour dont la recette avait été recueillie par Nicolas enfant de la bouche d'un officier anglais prisonnier sur parole au château de Ranreuil après la tentative avortée de l'estuaire de la Vilaine. Il s'agissait d'une purée de pommes montée en mousse avec des blancs d'œufs, servie sur une gelée de groseilles avec des biscotins.
Noblecourt s'enquit des impressions de Nicolas sur Benjamin Franklin, l'envoyé des insurgents des colonies anglaises d'Amérique.
— La mode, observa-t-il, est d'avoir une gravure de Franklin sur la tablette de sa cheminée comme naguère un pantin ou polichinelle. Je m'attends à ce que mes belles le portent bientôt en coiffure !
— Je l'ai trouvé plein d'entregent et fort réservé sur les nouvelles de son pays, qu'il vante cependant, disant que le ciel jaloux de sa beauté lui a envoyé le fléau de la guerre. Sondé sur la religion par des esprits forts, ils ont cru entrevoir qu'il était des leurs, c'est-à-dire qu'il n'en avait point. Prudentissime, il avance pas à pas. Il s'est d'abord tenu modestement à Passy où l'affluence ne se démentait pas. Bientôt, devant sa persévérance à demeurer, pour ainsi dire, inaccessible, le concours de monde a diminué. Il a ensuite déménagé rue de l'Université, puis rue Jacob, dans un appartement meublé de l'hôtel de Hambourg.
— Ne dégoise-t-il pas comme une fiche de police, notre Nicolas ? dit Semacgus. Quoi qu'il en soit, cet Américain me plaît tout pétri de raison implicite.
— Ou d'ignorance redondante, dit doucement Sanson. Nier ce qui n'existe pas c'est encore et doublement le reconnaître, en quelque sorte un hommage du vice à la vertu !
Noblecourt applaudit.
— Bravo ! Belle exégèse classique.
— Oh ! cria Semacgus, je repasse la tranchée si notre ami en est à recevoir le renfort de monsieur le Marguillier de Saint-Eustache !
— Peut-être, poursuivit Nicolas, posséderai-je davantage de lumières par Naganda, le jour où il reparaîtra.
— Mon estime et ma reconnaissance vont à ce prince algonquin qui vous a sauvé la mise, remarqua Noblecourt.
— Le titre de prince n'ajoute rien à l'affaire…
La remarque de Bourdeau resta sans repartie.
— Il est vrai, dit Sanson, que vous lui avez épargné la potence.
Ce fut l'unique allusion aux activités du bourreau et encore ne fut-elle soulignée par aucun des convives. Nicolas ne perdit rien du coup d'œil éloquent et admiratif du vieux magistrat. Sans doute éprouvait-il la même impression que la sienne, qu'il fallait un grand courage pour oser le propos, et son estime pour Sanson s'en trouva renforcée. Bourdeau rompit le silence.
— Paris s'enflamme pour le champion de la liberté et des idées républicaines.
— La liberté de qui ? grinça Semacgus. Des marchands de thé, des planteurs à esclaves, de comptoirs où l'argent seul nourrit la considération.
— Mieux vaut celle-là, issue du travail et du talent que celle fondée sur la naissance, où le puissant se donne seulement la peine de naître. Vous voilà soudain bien acerbe à l'encontre de la patrie de l'illustre Franklin !
— C'est que je m'interroge toujours pour deviner ce que dissimulent les grands mots.
— Oh ! dit M. de Noblecourt soucieux d'éteindre la polémique naissante, la chose sur laquelle il me semble devoir raisonner, c'est de savoir si nous aurons la guerre.
— On dit le roi peu enclin à s'y engager, remarqua Semacgus.
— Il y a de quoi tergiverser. Soutenir les insurgents équivaudrait fatalement à ouvrir les hostilités avec les Anglais. Et si le sort des armes nous favorise, nous risquons de tirer les marrons du feu au profit d'un nouvel État. Les Américains nous courtisent aujourd'hui ; demain qu'en sera-t-il quand, les mains libres, ils ne se préoccuperont que de leurs propres intérêts ? Je vais vous l'asséner : nous aurons ouvert nos caisses vides à fonds perdus. Et je n'ose imaginer les conséquences d'un revers. Déjà nous avons perdu les Indes et la Nouvelle-France, qu'adviendra-t-il alors ?
— Mais, avança Sanson, ne peut-on espérer reprendre le Canada dans les négociations obligées qui mettront un terme au conflit ?
— Ne tuons pas l'ours trop vite… Si j'étais Américain, dit Semacgus, c'est-à-dire un colon qui chasse son maître, je ne tolérerais pas le retour d'une ancienne puissance que j'avais aidé à chasser, notamment en massacrant les naturels qui lui étaient favorables.
— Mais vous, Nicolas, reprit Noblecourt, qui êtes au fait des secrets les plus resserrés, qu'en pensez-vous ?
— Qu'étant au fait des secrets, j'ai aussi le devoir de les conserver tels.
Il ne souhaitait pas découvrir son sentiment sur cette grave situation. S'il savait beaucoup, c'était aussi qu'il respectait le secret des affaires. Au fond de lui, il s'étonnait pourtant qu'on pût songer soutenir des rebelles à leur roi. Quel renfort à l'esprit à temps qui visait à réformer à tout-va le traditionnel gouvernement du royaume ! Il était plus conscient que d'autres que la guerre sur des théâtres si lointains exige une flotte puissante. M. de Sartine s'y échinait au point que le contrôle général des finances ne cessait d'entraver les efforts jugés dispendieux de ce ministre opiniâtre. La guerre déclenchée, il la faudrait gagner coûte que coûte. Devant lui, M. de Vergennes, en charge des Affaires étrangères, avait affirmé qu'on n'était jamais plus assuré de la paix que lorsqu'on était en situation de ne pas craindre la guerre ! justifiant ainsi tous les préparatifs.
— Il n'y a pas le feu dans la maison, dit Semacgus, la guerre n'est pas pour demain. Des instructions ont été données pour que les bâtiments de commerce ne soient pas autorisés à fréquenter les eaux des colonies rebelles et que le roi ne réclamera pas ceux qui seraient saisis en action de contrebande35 .
Bourdeau ricana.
— C'est sans doute pour mieux respecter ces instructions que le commerce entre nos Antilles et la Nouvelle-Angleterre ne fait que croître ! On a beau chercher à calmer l'ire anglaise, nos réponses diplomatiques, dans leur galimatias, dissimulent quelques certitudes bien senties : on ne punira pas ceux qui échapperaient au danger de la vigilance, on souhaitera même, en sous-main, qu'ils en courent le risque, en les excitant à chercher leur profit là où ils le pourront trouver.
Le café fut pris dans un angle de la pièce. Nicolas proposa de confectionner des Pompadour.
— Il est vraiment vieille cour ! dit Semacgus.
— Riez, messieurs, c'est le feu roi lui-même qui m'apprit à l'apprêter ainsi lors des soupers des petits appartements.
Il plaça sur chaque tasse pleine une cuillère en équilibre sur laquelle il déposa des morceaux de sucre. Il les imprégna de rhum puis, d'une brindille allumée au feu de la cheminée, il les enflamma l'un après l'autre. Les assistants fascinés observèrent les petites flammes bleues qui dévoraient le sucre, lequel peu à peu caramélisé, tombait goutte à goutte dans le café. Le résultat fut unanimement apprécié, relançant la conversation qui rebondit sur les préparatifs guerriers. En Angleterre, la presse était si vivement conduite que les navires marchands, paquebots, caboteurs et barques de pêche se voyaient privés de leurs équipages au profit de la Navy. Même sur terre, la plupart des villes libres de l'Empire fourmillaient d'enrôleurs anglais, en Hesse particulièrement. À Brest on recrutait des boulangers pour cuire le biscuit de mer nécessaire à la flotte. Les commentaires se croisaient quand soudain des pas pressés se firent entendre. Surgit Louis de Ranreuil, en habit couleur feuille morte, botté, le visage encore animé par le froid. Il portait perruque et Nicolas fut frappé par sa transformation. C'était déjà, à dix-sept ans, presque un homme, avec la carrure de son père et le port altier du marquis de Ranreuil, son aïeul.
Il salua les amis de son père comme de vieilles connaissances et fut présenté à Sanson, rouge d'émotion, à qui il troussa son compliment en termes relevés. Il se jeta enfin dans les bras de son père qu'il n'avait pas vu depuis Noël. Déjà Catherine et Marion s'empressaient, lui proposant de se restaurer. Il n'accepta qu'un peu d'île d'amour et un verre de Jasnières. Nicolas, ému, observa un moment l'élégance de ses manières avant de l'entraîner vers une embrasure pour s'enquérir au plus tôt des raisons de cette irruption inattendue.
— J'étais de service chez la reine quand Mme Campan, sa femme de chambre, m'a pris à part pour me demander d'un ton bouleversé de me rendre sur-le-champ à Paris afin de vous remettre ce pli. J'ai bondi aux écuries et piqué des deux…
Il sortit de son pourpoint un pli carré cacheté de cire.
— La reine vous a donné congé ?
— Elle m'a chargé de vous rappeler, je la cite : « Qu'elle s'en remettrait au cavalier de Compiègne… »
Nicolas sourit à cette allusion à sa première rencontre avec la dauphine arrivant en France.
— C'est un secret entre nous.
Il rompit le cachet marqué de la lettre C et prit connaissance de son contenu.
Monsieur le Marquis,
M. Thierry, premier valet de chambre de Sa Majesté, me conseille de faire appel à vous au sujet d'une affaire qui met en cause de bien grands intérêts. Je sais la confiance qu'on peut accorder à votre zèle. Je prie M. de Ranreuil, votre fils, de vous porter sans délai ce message. Je vous serais très obligée de venir à Versailles entendre le menu de l'affaire délicate que j'ai à vous confier.
En vous assurant d'être, monsieur le marquis, votre très humble et obéissante servante.
Jeanne Campan.
Quel nouveau mystère dissimulait cette convocation ? La mention de Thierry, premier valet de chambre du roi et son confident, le rassura. L'homme ne se serait pas immiscé dans les affaires de la maison de la reine sans l'approbation de son maître. Le plus curieux dans cette coulisse36 restait l'apparition en intermédiaire de Mme Campan. Elle ne lui était pas inconnue. Son père, commis aux affaires étrangères, avait veillé avec soin à son éducation. Entrée à la cour âgée d'à peine quinze ans comme lectrice de Mesdames, filles du feu roi, elle était passée ensuite au service de la dauphine, comme femme de chambre, lectrice et trésorière de sa cassette. Son mari occupait les fonctions de maître de la garde-robe de la comtesse d'Artois, belle-sœur de Marie-Antoinette.
Il soupçonnait dans cette presse inquiétante où son fils en pleine nuit lui apportait un message, un drame gros de conséquences. Il s'assit à un petit bureau pour avertir M. Le Noir, lieutenant général de police, de son départ pour la cour et confia son billet à Bourdeau, tout en lui indiquant les raisons du contretemps. La soirée s'achevait. Le flambeau à la main, il accompagna ses amis jusqu'à la rue. Sanson monta dans sa propre voiture et Semacgus dans celle que Nicolas avait utilisée tout au long de la journée.
Quand il revint dans la bibliothèque, la voix de Noblecourt lui parvint du cabinet de curiosités ouvert.
— Je m'habitue chaque soir à prendre congé d'objets qui furent ma passion. Chacun possède son histoire, celle de sa découverte et celle de sa nature propre. J'en suis au moment où il faut savoir se détacher de choses qui poursuivront sans nous leur histoire. Mais notre regard leur insufflait une vie particulière pétrie de tout ce que nous mettions en elles. D'autres passions les éclaireront après nous…
Un silence ému suivit cette déclaration. Nicolas se montra.
— Eh ! Comment peut-on s'assombrir ainsi ? De quelle atrabile et navrement rompez-vous le cœur de ce jeune cavalier ? Peut-on imaginer à l'issue de cette belle soirée plus maussade affliction ?
— Point du tout, monsieur le directeur des consciences. C'est précisément la joie de cette réunion qui me relâche sur tout ce que j'abandonnerai un jour. Et à ce moment-là, je ne veux de regrets que pour les amis…
Il prit dans ses bras le père et le fils, les réunissant dans une même étreinte.
— … que je quitterai, rassurez-vous, le plus tard possible.
Il jeta un dernier regard sur ses trésors avant de refermer la porte, éclairé par Louis qui tenait la chandelle.
— Ce cabinet est, au demeurant, des plus modeste. J'ai visité naguère celui du duc de Sully, à l'ancien hôtel de Lesdiguières. Les quatre pièces du premier étage possédaient des murs recouverts d'études d'animaux, de reptiles, de papillons en petits tableaux encadrés et serrés les uns contre les autres. Des cabinets chinois de laque ouverts à deux battants renfermaient des vases en cristal de roche, des porcelaines, du corail, des ivoires, des nautiles montés en vermeil et des bronzes et médailles antiques. On y pouvait même admirer des fragments de momie.
Il soupira.
— Cela tarirait des fortunes et le peu qu'on possède est déjà si malaisé à réunir ! Il y a trop peu d'intervalle entre le temps où l'on est trop jeune et celui où l'on est trop vieux. Chacun est proprement une suite d'idées qu'on ne devrait jamais interrompre. Bast ! Au bout du compte je suis un privilégié : je n'aurais pas vécu heureux sans le savoir. Contrairement à d'autres, j'ai eu la chance de me faire des amis dans la vieillesse.
Nicolas annonça son prochain départ pour Versailles, une voiture de cour le prendrait avec Louis le lendemain à sept heures. Ce dernier salua leur hôte. Noblecourt s'enquit des suites de l'enquête. Il en entendit le détail sans manifester aucune surprise.
—  Encore une fois, remarqua-t-il, le destin ne vous simplifie pas la tâche. Toujours l'incertitude des apparences ; il y a du trompe-l'œil dans tout cela ! Quant à votre ami Sanson, ma foi, il me plaît tout à fait. Dans une position délicate, il a tenu sa partie avec modestie et ouverture. Voilà une bien étrange destinée dont la singularité est tenue en lisière par un bon esprit qui se venge du dédain par la dignité parfaite de sa conduite. Il déploie une affabilité vraie sans aucune des pinces mordicantes qui pourraient résulter de l'horreur de son état.
Chacun regagna sa chambre. Nicolas qui voulait donner le bonsoir à son fils rejoignit celle si longtemps la sienne rue Montmartre. Elle était vide, le lit non défait. Il hocha la tête en souriant.