III
COUP DOUBLE
Il me reste à ôter de tes yeux le voile d'une
opinion erronée et mensongère.
Pétrarque
Les présentations donnèrent lieu à un jeu de scène
entre le peintre et Sanson qui n'osait tendre la main à l'artiste,
que celui-ci finit par saisir, heureux de saluer un ami du
commissaire. Cela rompit la glace. Lavalée dressa son chevalet et
posa son attirail sur un escabeau. Il disposa son papier sur une
planche de bois et vérifia l'effet des lumières qui tombaient des
torches de la muraille. Il recula enfin pour bénéficier du jour
provenant des ouvertures sur l'extérieur. Il fronça les sourcils et
se parla à lui-même.
— Une mort violente abîme et déforme les
traits… avec de surcroît le froid et, si je ne m'abuse, le sel de
conservation. Il faudra mettre tout cela dans la balance.
Il se tourna vers Nicolas et haussa le ton.
— Il conviendrait de relever la tête.
Il s'approcha du cadavre et l'examina sans marque
d'émotion.
— … enfin le corps. Il y a la rigidité. Il
faudrait le coincer.
L'assemblée se mit à réfléchir à haute voix. On
convint que la seule solution consistait à caler le corps debout
contre la muraille, derrière le tréteau des instruments de la
question parfois donnée en ces lieux. Nicolas, toujours témoin de
lui-même, ne pouvait s'empêcher de trouver insensée cette agitation
d'hommes graves autour d'un mannequin sanglant. Et pourtant la
justice, garante de l'ordre nécessaire du royaume, réclamait ces
soins extravagants.
Le peintre s'était mis au travail face au masque
tragique qui le regardait de ses yeux troubles à demi fermés. Avant
de commencer, et presque avec tendresse, il en recoiffa la
chevelure, lui redonnant un semblant de vie. Le commissaire fut
sensible à cette marque de respect, une manière d'exorciser le
traitement infligé à ce mort. Chacun demeurait silencieux,
observant les gestes précis de Lavalée. Nicolas crut devoir
l'interroger sur un point qui le tourmentait.
— Monsieur, le portrait que vous exécutez
devra nécessairement passer par de nombreuses mains. La nature du
pastel autorise-t-elle la destination qui sera la
sienne ?
— La question est fondée. Il me revient de
vous rassurer. D'une part, je travaille sur un parchemin au grain
un peu râpeux. Il accroche la poudre du bâtonnet. Celui-ci…
Il leva celui qu'il tenait.
— … est un mélange efficient de pigments
colorés agglomérés avec de l'eau gommée et du talc. Ainsi les
couleurs résistent à l'épreuve du temps. Et, pour plus de sûreté,
vous pourrez toujours protéger le portrait par un verre.
Il commença à croquer à grands traits avec un
bâton d'ocre et offrit aux yeux effarés des assistants une esquisse
déjà expressive. Il les étonna en multipliant d'affilée les essais
pour enfin s'attacher à l'épreuve définitive et passer ainsi, avec
une promptitude invraisemblable, des prouesses de l'ébauche à la
force d'une œuvre accomplie. Appuyé sur le dessin tracé d'une main
ferme, il opéra une savante alchimie des parties estompées, avec
des jeux de lumière et de rehauts hardis qui, peu à peu,
redonnèrent vie au modèle inerte. Puis il demanda au docteur
Semacgus de lui préciser la nuance des yeux. Ils étaient gris-bleu,
lui assura celui-ci après un instant d'observation.
— Alors nous allons lui ouvrir le regard et
lui redonner vie !
Quelques instants après, chacun s'émerveilla de
voir apparaître le visage avenant d'un jeune homme entre vingt et
trente ans, à la carnation franche et fermement modelée, les yeux
ironiques et la bouche réfléchie, le teint mat, qui frappait par sa
charge immédiate de vraisemblance. Cette figuration était, à la
fois, proche et éloignée de la face rigide exposée.
— Mon Dieu ! dit Sanson. Ses yeux
brillent, ses cheveux semblent se soulever, ses narines frémissent,
son front pense ; on pourrait croire qu'il nous va
parler !
Lavalée acheva son travail par quelques coups de
pouce, atténuant certains traits trop appuyés. Enfin, il se recula
et, soupirant, parut admirer son œuvre.
— Quelle tristesse ! On aurait souhaité
le connaître.
Nicolas songeait à la métamorphose transformant
cette dépouille humaine si proche de la bête de boucherie par son
abandon et son glissement vers l'innommable. Il espérait que, le
jour du jugement, Dieu restituerait à chacun son corps glorieux et
qu'alors, la dépouille grotesque contre la muraille, encore
dégradée par les curiosités indispensables de l'ouverture,
resurgirait dans l'éclat de cet ultime portrait.
— Monsieur, comment vous
remercier ?
— En m'assurant de votre amitié et en venant
me demander à souper le jour où le cœur vous en dira. Si vous le
permettez, je souhaiterais emporter mes esquisses. Ce visage est
beau et je veux forlonger son étude.
— Qu'il en soit ainsi. Le père Marie va vous
reconduire et veiller à ce que ma voiture vous ramène à bon port,
rue des Chiens.
Une fois le peintre sorti, le bourreau et Semacgus
tombèrent l'habit et revêtirent de longs tabliers de cuir mis au
point par le chirurgien de marine et taillés sur sa demande par un
tailleur militaire.
— L'envie de mourir vous prend au vu d'un si
beau portrait, goguenarda Semacgus.
Bourdeau avait allumé sa pipe de terre et
s'inondait de volutes, tout en taillant sa plume en vue du
procès-verbal habituel. La séance commença par l'examen des hardes
et objets trouvés sur le cadavre de nouveau allongé sur la grande
table de chêne. Nicolas débuta l'énumération.
— Une culotte de corps de toile. Une chemise
de fine batiste, une cravate de foulard noire. Un gilet de droguet
de soie à boutons d'argent sans marques. Un habit de tissu de laine
d'une qualité qui m'est inconnue…
Semacgus s'approcha, lunettes sur le nez.
— N'est-ce point là un tissu comme en portent
à Londres les cochers de fiacre ?
— Où n'êtes-vous pas allé ?
— En Chine, je crois. Et encore, je n'en suis
pas sûr !
— Nous verrons cela avec maître Vachon, mon
tailleur. Des bas de coton, une paire de souliers sans boucles,
lesquelles sans doute ôtées lors de la mise sous écrou… Apparemment
les poches ne contiennent rien d'autre qu'un mouchoir de très fine
toile. Ne serait-ce point un mouchoir de dame ?
Il le passa à Bourdeau.
— Il y paraît, et sans initiales. Rien
d'autre ?
— Rien, absolument rien. Voilà qui est
étrange.
— Sauf, reprit l'inspecteur, à se mettre à la
place de quelqu'un qui désirait dissimuler son identité, en ne
portant sur lui aucun signe particulier.
— Vous avez raison. Messieurs, à vous de
jouer. Peut-être ce cadavre sera-t-il plus éloquent ?
Nicolas retourna le portrait face contre la
muraille d'un geste incontrôlé comme s'il s'était agi d'éviter à ce
visage si vivant les offenses qu'allait subir le cadavre. Il nota
la présence de la signature de Lavalée au verso du carton. Il
sortit de sa poche une petite tabatière d'or guilloché, naguère
offerte par Madame du Barry, et contempla, comme chaque fois qu'il
en usait, le portrait du feu roi qui ornait le couvercle ; le
temps s'écoulait si vite… Il prisa et se perdit dans une longue et
satisfaisante série d'éternuements.
La voix grave de Semacgus s'éleva après les
politesses d'usage avec Sanson.
— Sujet de sexe masculin. Entre vingt-cinq et
trente ans…
Il consulta du regard son compère qui approuva
d'un geste. Puis il se pencha sur le cadavre dont il fit le
tour.
— Aucune blessure n'apparaît sur la face
antérieure du corps.
— Pardonnez-moi, mon ami, dit Sanson d'une
voix douce, nous devons pourtant relever la présence…
Il approcha de la tête livide une petite pince
pour recueillir de minuscules graviers incrustés dans le front du
mort.
— … de ceci ! Je ne me l'explique pas,
sauf à ce que le corps ait été retourné une fois tombé. Si nous
nous en tenons à ce que Bourdeau nous a relaté avant votre retour,
la corde faite de draps noués a lâché et, son poids entraînant la
victime, celle-ci a chu le dos face au vide. C'est à son niveau que
devraient apparaître les blessures ayant entraîné la mort.
— Je vous approuve, dit Semacgus, un peu
piqué d'avoir laissé échapper cette observation. Vous avez l'œil
d'un botaniste qui repère la plante rare ; je vous inviterai à
herboriser avec moi.
À son tour quelque chose attira son attention. Il
donna une légère tape sur l'épaule gauche du cadavre et se mit à
marmonner alors que les autres s'approchaient pour le mieux
entendre.
— C'est bien ce que je pensais… Ce n'est pas
un claquedent, il a bien toutes les
apparences d'un homme soigné. Il a été inoculé contre la petite
vérole, ce qui le place d'emblée au-dessus du commun.
— Les gens du peuple, eux, grinça Bourdeau,
peuvent bien crever de la petite vérole ; qui s'en
soucie ?
— Les pauvres rois également, murmura
Nicolas. Et le peuple ne les pleure guère !
— Cela pourrait fixer approximativement son
âge, reprit Semacgus, ignorant l'interruption. Savez-vous que, dans
le royaume, l'inoculation a été interdite plusieurs années à la fin
des années soixante en raison de la peur, imbécile, de
l'épidémie ? Ou alors…
— Ou alors ? demanda Nicolas.
— Eh bien ! Il se pourrait aussi qu'il
ne fût pas sujet du roi, mais natif d'une nation étrangère.
— Ou encore, jeta Bourdeau, faraud, qu'il ait
été soumis à cette opération après la période d'interdiction.
Le chirurgien cilla, puis de nouveau frappa la
marque sur l'épaule.
— Vous m'en pouvez croire, mon ami :
j'en ai vu d'autres. Cette marque n'est pas récente. Elle provient
d'une inoculation effectuée alors que le sujet était enfant.
Nicolas nota fébrilement dans son petit carnet
noir. L'examen externe du corps se poursuivit en silence. Il fut
ensuite retourné. Il apparaissait bleu violacé avec des taches
noirâtres, le sang s'étant, expliqua Sanson, accumulé par gravité.
Le commissaire, saisi par une idée soudaine, regarda les habits du
mort. Il garda pour lui le résultat de son examen, ne souhaitant
pas soulever des hypothèses avant que les praticiens, par leurs
conclusions, ne lui aient donné matière à les nourrir et à les
recouper.
Semacgus et Sanson paraissaient perplexes. Le
chirurgien épongea à la main, nettoyant avec délicatesse la base de
la nuque, masse informe de cheveux et de caillots de sang. Nicolas
ne voyait rien, sinon les deux dos penchés, et n'entendait que
leurs murmures indistincts. L'image d'un chemin creux proche du
château de Ranreuil dans lequel, enfant, il avait surpris deux
grands corbeaux déchiquetant à coups de bec un conin de
garenne23 s'imposa à lui. Soudain Semacgus se releva,
s'éloigna de la table et se mit à arpenter la basse-geôle à grandes
enjambées. Sanson se retourna, le considérant d'un air
impénétrable.
— Je crains qu'il ne se le faille avouer,
nous sommes confrontés à une difficulté, une de celles qui se
présentent si souvent dans des cas similaires. Le sujet était-il
vivant ou mort au moment où il est tombé du jour de son
cachot ? S'il était vivant, s'est-il jeté volontairement dans
le vide, en voulant s'enfuir à l'aide des draps, ou l'y a-t-on
poussé ?
Semacgus acquiesça.
— L'exorde est de toute clarté, cher Sanson.
Je poursuivrai donc votre raisonnement. Si l'on suppose que le
sujet était déjà mort au moment de la chute, nous devons rechercher
les causes de cette mort, étranglement, plaies bien concordantes
résultant de l'usage d'instruments piquants ou tranchants, ou
encore blessures d'armes à feu. Dans ce cas, on peut établir ou,
tout le moins, essayer d'établir que ces blessures sont le fait
d'actes ayant conduit au décès de la victime.
— Et dans ce cas présent ? demanda
Nicolas.
— Dans la plupart des cas où la victime est
encore vivante, on découvre des marques de lésions internes et,
compte tenu des circonstances présentes, des brûlures, excoriations
et ampoules dues à l'échauffement de la corde. La nature des
blessures, leur étendue, leur nombre et leur gravité seront en
rapport avec la hauteur de la chute et la matière du sol.
— Autre difficulté, dit Sanson. En supposant
que l'homme était vivant au moment de sa chute, quels éléments
joueraient en faveur de l'assassinat. Il y a possibilité qu'il ait
voulu s'homicider24 , ou bien encore a-t-il, troublé de
vertige, lâché la corde ? Ou, par hasard, était-il sujet à des
attaques du haut mal ?
— Et, surenchérit Semacgus, la chute
n'aurait-elle pas été suffisamment longue pour que soient relevées
les expressions habituelles du visage qu'imprime la terreur lors,
par exemple, d'une chute dans un précipice ?
— Il est vrai, ajouta Sanson, que, le plus
souvent, le concours et la suite des circonstances révèlent la
vérité. L'attention la plus sourcilleuse et la circonspection la
plus subtile ne conduisent pas forcément au bout de sa
carrière.
Nicolas, agacé par la leçon et qui n'en voyait pas
le terme, décela chez Bourdeau, qui tirait à bouffées répétées sur
sa pipe, la même impatience.
— Il me semble, murmura-t-il en souriant pour
atténuer la portée de sa remarque, que vous empruntez tous deux
force faux-fuyants et des détours bien biaisés pour reculer les
réponses attendues. Auriez-vous par extraordinaire dépassé le point
d'incertitude et d'ignorance sur ce cas ?
— Voyez, s'esclaffa Semacgus, l'aimable
patelin, le bon apôtre des jésuites de Vannes, il ne nous l'envoie
pas dire ! Ce genre de discours d'une doucereuse affabilité
masque, par trop, de bien perfides insinuations !
— Le fait est, dit Sanson plus serein, que
notre science ne se gouverne pas. On ne la conduit pas, c'est
plutôt elle qui nous mène. Et le fait est…
— Le fait est, le fait est ! ricana
Bourdeau. Vous lorgnez la chose, la considérez, patinez25 et repatinez, et puis
quoi ?
— Notre ami veut nous signifier, dit Semacgus
avec force, que nous sommes face à une situation étrange où
l'hypothèse la plus timide peut aussi être la plus
hasardée !
— Alors, reprit l'inspecteur, concluez sur
vos incertitudes. On croirait entendre un concerto pour Sanson et
Semacgus, deux instruments qui reprennent en canon à n'en plus finir le même thème avec beaucoup
de traînerie 26 .
— Voilà le hic ! Cet homme est
tombé et il n'en est pas mort !
— Comment !
— Ce n'est qu'en multipliant les
investigations que la lumière se fera. D'abord, de quelle hauteur
est-il tombé ? Le savez-vous ?
— Trois étages de forteresse à ce qu'il
paraît. Nous avons découvert la corde faite de draps noués rompue
au niveau du jour et il y a suspicion sur sa solidité. Je dirai
même soupçon sur son honnêteté.
— Donc il n'est pas avéré que notre homme
soit forcément tombé du plus haut.
— Et ?… Je suis haletant de découvrir la
suite de votre raisonnement.
— Il n'est pas non plus assuré que le choc au
sol l'a tué… sur le coup.
— Que voulez-vous dire ?
— Que les constatations menées prouvent deux
choses. Que l'homme à terre n'est pas mort des suites de sa chute
et que son passage de vie à trépas est dû à une autre blessure bien
définie et sondée dont nous pouvons affirmer…
Sanson approuvait.
— … qu'elle fut causée par un instrument
aigu, poinçon ou tout autre instrument à pointe…
— Pointe d'épée ?
— Ou fer de canne.
Nicolas et Bourdeau s'entre-regardèrent.
L'inspecteur fut le premier à réagir.
— On ne peut soutenir qu'un homme tombé de
cette hauteur puisse en réchapper !
— Sans grandes blessures, c'est en effet
assez improbable. Mais pour le coup, en mourir non plus !
Notre irréfutable constatation, c'est que la blessure occasionnée
par un instrument pointu a causé la mort. Celle-là et nulle autre.
Il y a un élément qui semble vous échapper : la corde a pu
lâcher alors que l'homme était déjà parvenu à mi-course. Certes, il
a de fortes contusions, mais point de membres brisés, le crâne
intact sauf découvertes internes. Un coude froissé sans doute, mais
il est impensable que tout cela puisse conduire à
l'inéluctable.
Nicolas considéra Semacgus, puis se dirigea vers
l'angle de la salle où avait été déposée la corde faite de draps
tissés. Il s'en empara et la tendit au chirurgien. Il sortit de sa
poche le fragment détaché du barreau de la cellule.
— Voici les pièces. La corde a cédé près de
l'attache à un barreau. Il n'est pas apparu que la rupture soit due
à l'usure par frottement sur la pierre. Bourdeau m'a sur-le-champ,
dès que je lui en ai parlé, conseillé de faire examiner la totalité
de la corde.
Le chirurgien la manipula, la porta à ses narines,
éternua, et en éprouva la solidité.
— Il faut expérimenter. Nicolas, qui est à
peu près de la corpulence du mort, va, je n'en doute pas, accepter
de s'y prêter.
— Certes ! Que dois-je
faire ?
Semacgus se hissa lourdement sur un escabeau pour
attacher solidement la corde à l'un des nombreux anneaux de fer de
la muraille. Il éprouva la solidité du nœud.
— Nicolas, vous allez saisir cette corde à
deux mains, les pieds au mur, et vous laisser aller dans le
vide.
Le commissaire s'exécuta. Il prit appui comme
indiqué et s'abandonna. Suspendu à bout de bras, il se balançait
dans le vide. Après une ou deux secondes, un craquement se fit
entendre et la corde de draps se rompit. Bourdeau et Semacgus le
rattrapèrent avant qu'il ne tombe en arrière. Ils examinèrent la
partie qui avait cédé, puis celle de l'évasion réelle. Les deux
pièces offraient un aspect identique. Semacgus sortit du sac de
cuir où il rangeait ses instruments un petit flacon empli d'un
liquide transparent, dont il imbiba plusieurs endroits de la corde.
À chaque point touché par la solution, le drap se colora en rouge
écarlate.
— Je n'en crois pas mes yeux, s'écria
Bourdeau stupéfait, quel est ce prodige ?
Semacgus éleva le petit flacon.
— Ce cristal contient une solution de
tournesol issue de la plante du même nom. Mes confrères du Jardin
du Roi et de l'Académie des Sciences, qui se consacrent à l'étude
de la chimie, m'en ont signalé les propriétés. L'une d'entre elles
est de virer au rouge en présence d'un acide. Sa présence est
avérée, d'ailleurs je l'avais sentie.
— Ainsi, jeta Nicolas, vous en concluez, je
suppose, que le tissu de draps a été traité27 de mystérieuse façon par une
substance destructrice des fibres, contribuant à affecter et à
diminuer sa résistance. Il pouvait céder à n'importe quel
endroit.
— Il ne m'aurait pas été possible de mieux
exprimer mon sentiment.
Sanson, depuis un moment, fixait les mains du
cadavre, puis il porta son attention sur ses habits. Les autres le
regardaient, intrigués par son mutisme.
— Quelle mouche vous pique, Sanson, de
morguer28 ainsi le cadavre et ses hardes ? dit
Bourdeau en expirant une longue bouffée.
— Des indices raccommodent dans mon esprit
d'anciennes observations… Elles ressurgissent soudain et m'incitent
à rapetasser un tableau plus précis sur le cas présent. Cela
pourrait bien nous approcher du monde où il vécut…
Bourdeau s'esclaffa.
— Ne vous moquez point. Je comprends que mes
propos vous apparaissent obscurs. Sachez qu'il existe chez chacun
d'entre nous des traces qui relèvent de ses occupations. Imaginez,
ce qu'à Dieu ne plaise, que j'aie à examiner le corps du
commissaire. Qu'y décèlerais-je ? Dans sa chair les traces des
aventures violentes qui ont ponctué sa vie. Depuis que j'ai
l'honneur de le connaître, combien de coups ou de blessures
n'a-t-il pas supportés ? Qu'en conclurais-je ? Que voilà
un homme rompu aux combats. Un soldat ? Un bandit ? Un
policier ?
— Et vous ne comptez pour rien les coups
reçus au jeu de soule sur la grève de Tréhiguier !
— Je comprends, dit Bourdeau. Toisé le corps
et épluchées les hardes, quelque chose vous a, par son
extraordinaire, frappé. Je parie que oui, et que d'utiles
conclusions en ont été tirées pour notre enquête.
— Vous traversez lumineusement ma pensée.
Parmi les données qui peuvent servir à décrypter les questions
d'identité, les déformations physiques que produit invariablement
sur certaines parties du corps l'exercice de professions
particulières sont souvent des plus éloquentes. Des traces
ineffaçables sont imprimées, propres à distinguer les individus. Le
laboureur travaille la terre souvent courbé, le gagne-denier, le
porte-balle et le portefaix ont tous les épaules voûtées. Le
cordonnier a les pouces élargis, le manœuvre a la peau des mains
très rugueuse et garnie de cals. Et ainsi de suite…
— Voilà qui est des plus intrigants, dit
Nicolas, et que croyez-vous avoir discerné dans le cas qui nous
intéresse au vu de cette séduisante thèse ?
Sanson désigna le cadavre.
— Considérez ses mains avec attention. Posons
en hypothèse qu'il était droitier et souvenons-nous qu'il s'agit
d'un homme soigné.
Il saisit la main correspondante.
— Remarquez l'ongle tellement épaissi et
comme écaillé. Par suite de quelle occupation particulière ?
De surcroît, l'ongle du pouce et celui de l'index de la main gauche
présentent, au point où leurs bords correspondent en se
rapprochant, une césure et presque une destruction complète
produite par un acte spécifique en relation avec le métier
qu'exerçait l'inconnu.
Ceci dit, il se porta vers les habits du mort et
se saisit de la culotte.
— N'est-il pas étrange que cette pièce
d'habillement se trouve particulièrement usée à la hanche droite et
en arrière ?
Il revint au corps, leur désignant l'emplacement
anatomique évoqué.
— Au niveau de la deuxième côte et très
directement au-dessous, on trouve un méplat large et uni, fermé par
le sternum et l'extrémité antérieure des côtes. À quoi cela vous
fait-il songer ?
— C'est là énigme à deviner, dit
Bourdeau.
— C'est là que l'énigme
se pare,
Met un masque
mystérieux
Et, d'un voile mince et
bizarre
Embarrassant les
curieux,
Est toujours neuve et jamais
rare,
chantonna Nicolas, oublieux de la gravité du
lieu, sur l'air de La belle
Phylis.
— Le Grand Châtelet est rieur, aujourd'hui,
observa Semacgus. Pourtant, je crois entrevoir l'idée foncièrement
agaçante pour l'esprit qu'agite avec malice maître Sanson. L'usure
dénonce l'action.
— Vous recoupez avec finesse ma pensée,
murmura le bourreau. Mes remarques sur les ongles correspondent à
la manière dont les horlogers, en particulier ceux employés au
rhabillage des montres, les plus
habiles à l'ouverture des boîtiers, en usent. Les marques
d'opposition du pouce et de l'index indiquent l'obligation de
maintenir fermement des pièces délicates à ajuster. L'usure est due
au frottement répété de la lime.
Il souleva la main.
— Et cela est corroboré par l'incrustation de
limaille de fer qui tache les doigts.
— Soit ! Et la hanche ? Et la
culotte ?
— L'ajusteur ou le mécanicien d'instruments
de précision travaille souvent debout devant un tour et contre une
barre qui le soutient de côté et en arrière pour lui donner un
point d'appui. De cela, j'ai inféré le méplat de la hanche et
l'usure latérale et arrière de la culotte.
— Ainsi vous en concluez que…
— Oui ! En conséquence, j'en conclus que
nous avons affaire à un ouvrier de qualité en instruments de
précision et sans doute à un horloger, car tout concorde dans le
champ de mes observations…
Il se pencha sur le visage du mort.
— … Et ce n'est pas tout, ajouta-t-il.
J'attire votre attention sur un détail ultime et concluant.
Regardez la marque qu'un usage prolongé d'une loupe d'œil imprime
autour de l'orbite droite ! Tout cela, je l'espère, va limiter
de très utile manière le champ de recherches dans le périmètre
d'une seule activité ou de celles qui lui sont proches. De ce point
de vue, le portrait de M. Lavalée constituera un outil
essentiel.
— Messieurs, dit Nicolas, remercions l'ami
Sanson pour cette si magistrale démonstration. Il me revient
d'ajouter à cette somme une autre remarque édifiante à bien des
égards. Vous avez recueilli des graviers sur le front du mort. Vous
en retrouvez sur le devant de sa veste. Conservons cet indice pour
nous en souvenir plus tard, sans pour autant y attacher une
importance excessive, trop de moments de l'histoire de ce cadavre
nous échappent depuis sa chute d'une cellule de
Fort-l'Évêque !
Un silence lourd de réflexions informulées tomba
sur l'assistance. Les deux praticiens se consacrèrent aussitôt aux
tristes actes de l'ouverture. Bien que rien, dans son apparence, ne
trahît ses sentiments, Nicolas ne s'était jamais accoutumé à ces
moments d'horreur organisée. Il ferma les yeux, essayant de ne
point prêter attention aux commentaires monocordes et aux bruits
évocateurs du macabre travail. Une longue heure s'écoula avant que
Semacgus ne déclarât l'ouvrage achevé. Les organes replacés et les
incisions recousues, le cadavre avait retrouvé un semblant
d'apparence. Le père Marie apporta deux grands brocs d'eau chaude.
En silence le bourreau et le chirurgien se lavèrent bras et mains
et revêtirent leur habit. Sanson pria avec cérémonie Semacgus de
prendre la parole.
— L'ouverture confirme le premier
diagnostic : l'homme n'est pas mort des suites de sa chute.
Hors un coude abîmé, et quelques contusions bénignes, aucune
fracture, en particulier au crâne, n'a été observée, non plus
qu'aucune altération des organes internes. Seule la blessure à la
tête apparaît comme la cause avérée du décès. Nul doute que le
sujet a chu d'une certaine hauteur et rien n'exclut qu'il ait pu se
retrouver inconscient sur le sol, non plus que le choc l'ait
assommé. C'est sans doute à ce moment…
— En pouvez-vous évaluer la
durée ?
— Cher Nicolas, il me souvient que vous fûtes
quelques fois assommé. Cela peut s'étendre sur quelques secondes
comme sur une dizaine de minutes. Je répète que c'est à ce
moment-là qu'il a probablement été assassiné. On a vérifié son état, constaté qu'il n'était pas
mort, on l'a alors froidement dépêché.
Selon mes observations l'arme du crime est sans doute une canne ou
un bâton ferré. La blessure a laissé dans son début une empreinte
triangulaire, étroite en tout cas, et son ouverture montre les
chairs tassées sur une surface arrondie plus large. Achevé comme
les toros de combat en Espagne, d'une
estocade.
— Où n'est-il pas allé ? s'exclama
Semacgus.
— Dernière constatation. Le sujet avait
soupé, et ce n'était pas de l'ordinaire d'une prison de Sa
Majesté.
— Un détail recoupe les propos du gouverneur
de la prison : le prisonnier se trouvait au régime de la
pistole et aurait commandé ses repas
chez un traiteur extérieur. Dès demain, il faudra retrouver
celui-ci et interroger le garçon qui livrait à Fort-l'Évêque. La
recherche ne sera pas aisée… Il ne peut s'agir que d'un complice
ou… Enfin celui qui a introduit les draps nécessaires.
— Complice du prisonnier ou complice de son
assassin, Nicolas ? Puisque nous savons désormais que les
draps ont été traités, dit Bourdeau.
— Certes, mais peut-être complice inconscient
et dans ce cas nous devrions le retrouver. Grâce à vous, mes amis,
l'enquête a progressé. Primo nous pressentons l'activité de cet
inconnu, et grâce à Lavalée nous disposons d'un portrait vivant
qu'une de nos mouches ira demain montrer aux gens de la profession.
Nous ne devrions pas tarder à obtenir un résultat utile. L'identité
de l'inconnu nous facilitera la tâche. Secundo, il nous reviendra
de démêler les raisons de cette incarcération hors les formes à
Fort-l'Évêque. Tertio, de consulter maître Vachon, mon tailleur,
sur ce tissu réputé anglais. Quarto, d'élucider le sens caché du
papier trouvé dans la muraille pour déterminer s'il a quelque lien
avec le dernier occupant de la cellule. En attendant, M. de
Noblecourt aurait plaisir à vous recevoir à souper ce soir et,
comme il se fait tard, je vous convie à nous y rendre sans plus
tarder.
Ils s'entassèrent dans le fiacre au milieu de
l'excitation joyeuse qui suivait toujours les séances d'ouverture.
La voiture de Sanson prit la file. Tout en participant à la
conversation indifférente qui se poursuivait, Nicolas réfléchissait
sur ce qu'impliquait la présence du bouton d'uniforme trouvé près
du cadavre. Aucun élément ne prouvait que cet objet fût lié à
l'affaire qui les occupait. Pourtant sa longue expérience lui
soufflait que le hasard n'avait pas sa part dans cette trouvaille.
Il s'en ouvrit à Bourdeau qui en tomba d'accord.
La voiture cheminait lentement sur un sol à
nouveau gelé. L'attelage non ferré à glace dérapait. Nicolas
retomba dans ses pensées, turlupiné par le sens de la phrase
découverte dans la cellule de l'inconnu. Il enrageait de se heurter
à un mur qu'il ne savait comment contourner. Dans une enquête où
son propre salut se trouvait engagé, il avait eu recours, sur le
conseil de M. de Séqueville, secrétaire ordinaire du roi à la
conduite des ambassadeurs29 , à un étonnant personnage, écrivain public
et calligraphe de son état, nommé Rodollet qui officiait rue
Scipion, au fin fond du faubourg Saint-Marcel. Nul doute qu'il
tenait là l'homme idoine à résoudre l'énigme, sinon le plus à même
de prodiguer le conseil utile à sa solution.
Dans un joyeux désordre, la petite troupe finit
par débarquer rue Montmartre, sous le regard inquiet de Marion qui
craignait pour ses parquets, miroirs cirés et recirés de toute
éternité. Elle houspilla Poitevin de s'emparer au plus vite des
manteaux, capes, pelisses et tricornes mouillés. Les quatre
compères furent invités à gagner l'appartement du maître de maison
qui, en habit amarante et grande perruque régence, les attendait, souriant, dans son salon.
Il accueillit avec bienveillance et naturel un Sanson quelque peu
intimidé, mais qui se dérida aussitôt, constatant que la courtoisie
dont il était entouré se manifestait avec la même exquise aménité à
l'égard des autres invités. Comme il commençait à se faire tard et
que l'hôte ne détestait rien tant que de voir troublées ses
habitudes, on prit place à la table dressée au salon près de la
cheminée. Noblecourt présidait le dos au feu, ayant Sanson à sa
droite et Semacgus à sa gauche, Bourdeau et Nicolas se faisant
face. Cyrus et Mouchette se glissèrent en toute discrétion sous la
table, lieu stratégique des espérances gourmandes. Poitevin
s'empressa de servir le vin. Bourdeau, après l'avoir humé et
considéré à travers la lumière du flambeau, porta son verre à ses
lèvres dans un soupir d'approbation.
— Le contour de ce flacon vous
intriguerait-il ? demanda Noblecourt narquois.
— J'y rencontre un air du pays où je suis né,
sans néanmoins y retrouver mon compte !
— Et pour cause ! Il se situe au
septentrion de votre Chinon où est la cave
peincte. Un mien confrère situé à Ruillé, sur le Cher, m'en
adresse quelques pièces lorsque l'année est bonne. Il se nomme le
jasnières, ce nectar blanc !
— Sec et fruité, tout ensemble, dit Semacgus
en claquant la langue.
— Oui, et de bonne garde ; il vieillit
en conservant sa verdeur.
— Un Noblecourt, en quelque sorte, dit
Nicolas…
— C'est lui tout craché quand il ne boit pas
de vin blanc ! murmura de sa voix flûtée la vieille Marion,
surgissant une tasse de tisane à la main qu'elle déposa devant son
maître qui, à sa vue, fit une telle grimace que la tablée n'y
résista point.
— Un fond pour m'assurer qu'il ne sent pas le
bouchon, réclama l'intéressé d'une voix plaintive.
Catherine s'invita au débat.
— Ça oui, vous le bouvez sentir, rien
d'autre, la faculté l'interdit. Yo, yo, voulez-vous déclencher un
accès de goutte qui vous arrangera le caractère et mettra la maison
sens dessus dessous ? Et cessez de marmonner ! Ces
messieurs vous diront combien j'ai raison, eux qui vous veulent
conserver.
— Paix ! Il faut bien s'incliner.
Il prit le verre de Semacgus et le respira en
fermant les yeux.
— Je comprends le bon roi Henri le quatrième
qui en faisait servir toujours au château de Saint-Germain. Ce
monarque gaillard baptisé au jurançon savait honorer les vins de
son royaume.
Poitevin apparut, portant une immense soupière en
porcelaine de Rouen dont il ôta précautionneusement le couvercle,
après l'avoir posée sur une desserte. Une vapeur parfumée envahit
la pièce.
— Que nous apportez-vous là ? demanda
Noblecourt, feignant l'ignorance.
La voix de Marion, tapie dans l'ombre pour
surveiller les opérations, s'éleva.
— Le potage en fausse tortue.
— Oh ! dit Semacgus. Je pourrai
déterminer ainsi si la copie vaut l'original. J'en ai jadis goûté
une fameuse à Batavia, aux Indes hollandaises.
— Que n'a-t-il pas vécu ! dit Bourdeau.
Je propose qu'on le place dans votre cabinet de curiosités.
— Que non ! Il boirait l'alcool de mes
bocaux !
Un silence flatteur suivit les premiers instants
de la dégustation. Semacgus, d'un mot à Poitevin, avait veillé que
le vieux magistrat ne fût servi que d'un peu de bouillon.
— Puisque la cruelle sollicitude de mon
médecin m'oblige à vider ma tasse avant mes hôtes, il va de soi que
dans les usages de notre compagnie, le plaisir du plat se doit
d'être redoublé du récit de son exécution.
— Ma foi, dit Marion à qui Noblecourt fit
approcher une chaise en dépit de ses dénégations, la chose est
simple. Il faut disposer d'une épaule de mouton et de têtes de
saumon, de turbot et de merlans pour le bouillon. Le tout manié en
casserole avec du beurre, épices, des aromates et des racines. Une
fois l'ensemble revenu et coloré, vous mouillez d'eau à bonne
hauteur. Quand la chair se détache des os, il convient de passer le
tout à la serviette, et clarifier bellement ce bouillon avec des
blancs d'œuf suivant l'usage. Remettez au potager pour qu'il
réduise et se corse au point de soutenir l'ajout d'une
demi-bouteille de vin de Madère. La veille, vous avez fait cuire
une tête de veau – nous l'avons fait aujourd'hui, le souper n'étant
pas prévu – coupée en petits dés dans du vin blanc. Ce sont eux qui
paraîtront la tortue…
Les applaudissements éclatèrent.
— Peste ! Quelle force et quelle
suavité ! dit Semacgus. Je me demande si j'ai eu raison de
vous autoriser le bouillon. Ce madère peut être un peu échauffant.
Je vous en préviens, la suite sera plus sévère.
— Voyez comme il me traite, dit Noblecourt à
Sanson.
— Monsieur, c'est qu'il vous aime et vous
veut conserver en bonne et permanente santé.
— Que serait-ce s'il me haïssait ?
Nicolas admirait l'attitude naturelle de M. de
Noblecourt dont les attentions abattaient peu à peu les défenses de
Sanson, encore étourdi de se trouver en si aimable compagnie. Il
l'avait accueilli comme un commensal habituel, s'adressant à lui ni
plus ni moins qu'aux autres et prêtant la plus exacte attention à
ses propos. Il transparaissait de tout cela un art de bien vivre en
société à nul autre comparable.
— Comment se porte M. Balbastre ?
demanda Nicolas pour complaire à son vieil ami. Et êtes-vous
satisfait de votre visite ?
Noblecourt sourit avec malice.
— Je vous adresse ses compliments. Avec l'un
de ses élèves, nous avons joué un concerto de symphonie en trio
pour flûte, violon et pianoforte. Ma partie étant davantage de
douceur que de force, je n'ai pas trop perdu mon souffle !
Quant à notre ami il demeure semblable à lui-même, très disert,
trop… Des nouvelles à la main sur pied !
— Doublé d'un cœur bon et d'une charité sans
lisières, dit Nicolas sarcastique.
— Heu, heu ! Il y a malheureusement du
vrai dans vos indignes propos. Il en avait contre Pouteau.
— Pouteau ?
— Oui, Pouteau, répondit Semacgus,
l'organiste de Saint-Jacques du Haut-Pas et des Filles-Dieu de la
rue Saint-Denis. J'ai assisté il y a peu30 à l'Opéra à une représentation
d'Alain et Rosette ou La Bergère ingénue. Comme on se plaignait de la
brièveté d'Orphée on donnait cette
pièce à la suite. Heureusement la reine honorait la soirée de sa
présence, car sans cette sauvegarde, la pièce n'aurait pu s'achever
tant le mécontentement du public s'est manifesté avec humeur. Et de
fait, rien de plus plat, le livret comme la musique.
— Ainsi la dénigrante humeur de Balbastre
était-elle justifiée !
— On rapporte, dit timidement Sanson, que le
célèbre Piccinni31 est depuis peu à Paris, accueilli par
M. Grétry. On croit qu'il va achever de conformer la
révolution et l'anéantissement de la musique française. La
direction de l'opéra l'aurait sondé pour instituer ici une nouvelle
école dans l'air du temps.
— Avec des œuvres comme celle de Pouteau, dit
Semacgus, la fin est proche !
— Il ne faut pas désespérer, dit Noblecourt.
J'ai rencontré Corrette chez Balbastre. Qu'avons-nous toujours à
révolutionner et à anéantir dans ce royaume-ci ? Nouvelle
cuisine, nouvelle musique et même salmigondis ! Corrette,
voilà quelqu'un qui sait faire aimer et apprendre la musique. C'est
à lui que nous devons des écoles ouvertes à tous32 .
— Oui, oui, persifla Semacgus en riant, les
beaux élèves que voilà, ceux que le marquis de Bièvre appelle les
« ânes à Corrette » ! Et
de plus votre champion… Dois-je le dire, je crains de vous
échauffer…
— Allez, allez…
— … ce qu'à Dieu ne plaise – en tient pour le
nouveau style qui unit l'esprit du concerto italien aux charmes
simples et désuets du concert à la française !
— Désuets ! Osez prétendre cela à ma
table, s'écria Noblecourt mi-fâché, mi-ravi. Anachorète vous-même,
ermite de Vaugirard !
— Voilà un compliment auquel je ne
m'attendais guère et j'entends déjà mon oraison funèbre :
« Bon vieillard, joyeux anachorète
consumé dans une piété éminente par de longues macérations et une
vie angélique » 33 . N'est-ce là, en tous points, mon portrait
finement craché ?
— Et maintenant, annonça Catherine à propos,
l'esturgeon à l'autrichienne.
— Pêché sans doute à Trianon ? jeta
Bourdeau sans sourire.
Sa remarque ne fut entendue que par Nicolas que
les accès d'aigreur de son ami jetaient toujours dans
l'inquiétude.
— Le principal acteur en a été fourni par
monseigneur le duc de Richelieu, maréchal de France, l'un des
Quarante de l'Académie française, claironna Noblecourt que l'amitié
du vieux courtisan avait toujours empli de bonheur et d'une candide
fatuité.
— C'est une pièce académique, dit Semacgus.
Notre hôte n'abusera, pour le coup, que du fumet.
— Il se venge le traître ! D'anachorète
à cénobite34 .
— Allons, Catherine ! La manière ?
La manière ?
— Il faut tout d'abord connaître un maréchal
de France, duc et… Et gouverneur de Guyenne où coule la Garonne qui
se jette dans la Gironde où nagent les esturgeons !
— Quelle science géographique ! C'est
une élève de La Borde.
— J'ai bivouaqué par là, avec le
Royal-Picardie ! L'hiver est meilleur bour la recette, le
boisson arrive plus frais par la malle-poste ; on est ainsi
assuré de sa fraîcheté. Quand vous le
tuez, le bougre, il le faut tailler en tranches épaisses, enlever
la beau et le biquer de lard fin. Puis foncer un plat de terre de
bardes et faire plusieurs couches, une de boisson, une de jambon
tranché fin, une de tranches de mie de pain bassées au beurre, une
de persil, ciboules, champignons coupés et épices. Croûtes de bain
pour terminer. Puis au four du potager pendant une petite heure et
demie.
— Puis-je espérer, mon bon docteur, un peu de
champignons ?
— J'y consens, à condition de vous ouir
renier tout ce que vous aimez en musique et d'adorer avec moi le
seul Gluck, car :
Je suis en fait de goût
neutre sur le pays
Iphigénie, Orphée, Alceste
ont su me plaire,
À Gluck effectivement j'ose
donner le prix !
— Jamais ! Plutôt mourir de faim, c'est
un compositeur sans mélodie. Écoutez plutôt, avant que la goutte ne
me prenne de rage, le récit de l'avanie survenue à une noble fille,
au bal de l'Opéra ; l'esturgeon m'en fait souvenir.
— Diantre, voilà que la vapeur du vin de
Jasnières lui monte à la tête !
— Paix ! Entendez-moi. Un méchant bègue
détaillait les particularités les plus secrètes de sa vie, jusqu'à
signaler une marque de fraise sur sa cuisse gauche. Elle appelle le
garde-française de service. « Arrêtez, dit-elle, ce masque qui
m'insulte. » Sur ce, l'individu découvre son visage et elle
reconnaît celui du maréchal de Richelieu, son père !
— Ah ! Ah ! D'où le poisson en
question. Elle n'avait point de nez, ce soir-là, car on ne peut
rester à ce point insensible au parfum musqué du noble
seigneur !
— Et mon champignon ? réitéra
Noblecourt. J'y ai droit, c'est dimanche gras. Pour solder mon
historiette…
— Allons, paix ! dit Catherine, je vous
ai mitonné les laitances de la bête avec un beu de crème. Et elles
zont de taille…
— Bigre ! Catherine, vous brisez mon
attaque à la tranchée ! Voilà de quoi repaître mon
patient.
— La joute est de rigueur à cette table, dit
Nicolas à Sanson, quelque peu éberlué par la rapidité des échanges.
Et encore, M. de La Borde n'est pas là. C'est le champion le plus
hardi de nos tournois.
— Il a, dit Noblecourt, l'esprit de Voltaire
et la mauvaise foi renommée du président de Saujac ! Avec ces
laitances me voici donc en carême !
— Ce n'est pas mauvais, remarqua Semacgus,
pour un vieux procureur dont cela fluidifie les humeurs et qui ne
doit pas oublier qu'il est à la diète, conséquence obligée d'une
vie sans retenue. Ce sont là les dons de Comus et Bacchus au simple
mortel imprudent.
— Il redouble et persifle ! toujours le
bon apôtre. De qui parle-t-il donc ?
Le souper s'acheva dans la joie sur une île
d'amour dont la recette avait été recueillie par Nicolas enfant de
la bouche d'un officier anglais prisonnier sur parole au château de
Ranreuil après la tentative avortée de l'estuaire de la Vilaine. Il
s'agissait d'une purée de pommes montée en mousse avec des blancs
d'œufs, servie sur une gelée de groseilles avec des
biscotins.
Noblecourt s'enquit des impressions de Nicolas sur
Benjamin Franklin, l'envoyé des insurgents des colonies anglaises d'Amérique.
— La mode, observa-t-il, est d'avoir une
gravure de Franklin sur la tablette de sa cheminée comme naguère un
pantin ou polichinelle. Je m'attends à ce que mes belles le portent
bientôt en coiffure !
— Je l'ai trouvé plein d'entregent et fort
réservé sur les nouvelles de son pays, qu'il vante cependant,
disant que le ciel jaloux de sa beauté lui a envoyé le fléau de la
guerre. Sondé sur la religion par des esprits forts, ils ont cru
entrevoir qu'il était des leurs, c'est-à-dire qu'il n'en avait
point. Prudentissime, il avance pas à pas. Il s'est d'abord tenu
modestement à Passy où l'affluence ne se démentait pas. Bientôt,
devant sa persévérance à demeurer, pour ainsi dire, inaccessible,
le concours de monde a diminué. Il a ensuite déménagé rue de
l'Université, puis rue Jacob, dans un appartement meublé de l'hôtel
de Hambourg.
— Ne dégoise-t-il pas comme une fiche de
police, notre Nicolas ? dit Semacgus. Quoi qu'il en soit, cet
Américain me plaît tout pétri de raison implicite.
— Ou d'ignorance redondante, dit doucement
Sanson. Nier ce qui n'existe pas c'est encore et doublement le
reconnaître, en quelque sorte un hommage du vice à la
vertu !
Noblecourt applaudit.
— Bravo ! Belle exégèse classique.
— Oh ! cria Semacgus, je repasse la
tranchée si notre ami en est à recevoir le renfort de monsieur le
Marguillier de Saint-Eustache !
— Peut-être, poursuivit Nicolas,
posséderai-je davantage de lumières par Naganda, le jour où il
reparaîtra.
— Mon estime et ma reconnaissance vont à ce
prince algonquin qui vous a sauvé la mise, remarqua
Noblecourt.
— Le titre de prince n'ajoute rien à
l'affaire…
La remarque de Bourdeau resta sans repartie.
— Il est vrai, dit Sanson, que vous lui avez
épargné la potence.
Ce fut l'unique allusion aux activités du bourreau
et encore ne fut-elle soulignée par aucun des convives. Nicolas ne
perdit rien du coup d'œil éloquent et admiratif du vieux magistrat.
Sans doute éprouvait-il la même impression que la sienne, qu'il
fallait un grand courage pour oser le propos, et son estime pour
Sanson s'en trouva renforcée. Bourdeau rompit le silence.
— Paris s'enflamme pour le champion de la
liberté et des idées républicaines.
— La liberté de qui ? grinça Semacgus.
Des marchands de thé, des planteurs à esclaves, de comptoirs où
l'argent seul nourrit la considération.
— Mieux vaut celle-là, issue du travail et du
talent que celle fondée sur la naissance, où le puissant
se donne seulement la peine de naître.
Vous voilà soudain bien acerbe à l'encontre de la patrie de
l'illustre Franklin !
— C'est que je m'interroge toujours pour
deviner ce que dissimulent les grands mots.
— Oh ! dit M. de Noblecourt soucieux
d'éteindre la polémique naissante, la chose sur laquelle il me
semble devoir raisonner, c'est de savoir si nous aurons la
guerre.
— On dit le roi peu enclin à s'y engager,
remarqua Semacgus.
— Il y a de quoi tergiverser. Soutenir les
insurgents équivaudrait fatalement à
ouvrir les hostilités avec les Anglais. Et si le sort des armes
nous favorise, nous risquons de tirer les marrons du feu au profit
d'un nouvel État. Les Américains nous courtisent aujourd'hui ;
demain qu'en sera-t-il quand, les mains libres, ils ne se
préoccuperont que de leurs propres intérêts ? Je vais vous
l'asséner : nous aurons ouvert nos caisses vides à fonds
perdus. Et je n'ose imaginer les conséquences d'un revers. Déjà
nous avons perdu les Indes et la Nouvelle-France, qu'adviendra-t-il
alors ?
— Mais, avança Sanson, ne peut-on espérer
reprendre le Canada dans les négociations obligées qui mettront un
terme au conflit ?
— Ne tuons pas l'ours trop vite… Si j'étais
Américain, dit Semacgus, c'est-à-dire un colon qui chasse son
maître, je ne tolérerais pas le retour d'une ancienne puissance que
j'avais aidé à chasser, notamment en massacrant les naturels qui
lui étaient favorables.
— Mais vous, Nicolas, reprit Noblecourt, qui
êtes au fait des secrets les plus resserrés, qu'en
pensez-vous ?
— Qu'étant au fait des secrets, j'ai aussi le
devoir de les conserver tels.
Il ne souhaitait pas découvrir son sentiment sur
cette grave situation. S'il savait beaucoup, c'était aussi qu'il
respectait le secret des affaires. Au fond de lui, il s'étonnait
pourtant qu'on pût songer soutenir des rebelles à leur roi. Quel
renfort à l'esprit à temps qui visait à réformer à tout-va le
traditionnel gouvernement du royaume ! Il était plus conscient
que d'autres que la guerre sur des théâtres si lointains exige une
flotte puissante. M. de Sartine s'y échinait au point que le
contrôle général des finances ne cessait d'entraver les efforts
jugés dispendieux de ce ministre opiniâtre. La guerre déclenchée,
il la faudrait gagner coûte que coûte. Devant lui, M. de Vergennes,
en charge des Affaires étrangères, avait affirmé qu'on n'était jamais plus assuré de la paix que lorsqu'on était
en situation de ne pas craindre la guerre ! justifiant
ainsi tous les préparatifs.
— Il n'y a pas le feu dans la maison, dit
Semacgus, la guerre n'est pas pour demain. Des instructions ont été
données pour que les bâtiments de commerce ne soient pas autorisés
à fréquenter les eaux des colonies rebelles et que le roi ne
réclamera pas ceux qui seraient saisis en action de
contrebande35 .
Bourdeau ricana.
— C'est sans doute pour mieux respecter ces
instructions que le commerce entre nos Antilles et la
Nouvelle-Angleterre ne fait que croître ! On a beau chercher à
calmer l'ire anglaise, nos réponses diplomatiques, dans leur
galimatias, dissimulent quelques certitudes bien senties : on
ne punira pas ceux qui échapperaient au danger de la vigilance, on
souhaitera même, en sous-main, qu'ils en courent le risque, en les
excitant à chercher leur profit là où ils le pourront
trouver.
Le café fut pris dans un angle de la pièce.
Nicolas proposa de confectionner des Pompadour.
— Il est vraiment vieille cour ! dit Semacgus.
— Riez, messieurs, c'est le feu roi lui-même
qui m'apprit à l'apprêter ainsi lors des soupers des petits
appartements.
Il plaça sur chaque tasse pleine une cuillère en
équilibre sur laquelle il déposa des morceaux de sucre. Il les
imprégna de rhum puis, d'une brindille allumée au feu de la
cheminée, il les enflamma l'un après l'autre. Les assistants
fascinés observèrent les petites flammes bleues qui dévoraient le
sucre, lequel peu à peu caramélisé, tombait goutte à goutte dans le
café. Le résultat fut unanimement apprécié, relançant la
conversation qui rebondit sur les préparatifs guerriers. En
Angleterre, la presse était si vivement conduite que les navires
marchands, paquebots, caboteurs et barques de pêche se voyaient
privés de leurs équipages au profit de la Navy. Même sur terre, la plupart des villes libres
de l'Empire fourmillaient d'enrôleurs anglais, en Hesse
particulièrement. À Brest on recrutait des boulangers pour cuire le
biscuit de mer nécessaire à la flotte. Les commentaires se
croisaient quand soudain des pas pressés se firent entendre. Surgit
Louis de Ranreuil, en habit couleur feuille morte, botté, le visage
encore animé par le froid. Il portait perruque et Nicolas fut
frappé par sa transformation. C'était déjà, à dix-sept ans, presque
un homme, avec la carrure de son père et le port altier du marquis
de Ranreuil, son aïeul.
Il salua les amis de son père comme de vieilles
connaissances et fut présenté à Sanson, rouge d'émotion, à qui il
troussa son compliment en termes relevés. Il se jeta enfin dans les
bras de son père qu'il n'avait pas vu depuis Noël. Déjà Catherine
et Marion s'empressaient, lui proposant de se restaurer. Il
n'accepta qu'un peu d'île d'amour et un verre de Jasnières.
Nicolas, ému, observa un moment l'élégance de ses manières avant de
l'entraîner vers une embrasure pour s'enquérir au plus tôt des
raisons de cette irruption inattendue.
— J'étais de service chez la reine quand
Mme Campan, sa femme de chambre, m'a pris à part pour me
demander d'un ton bouleversé de me rendre sur-le-champ à Paris afin
de vous remettre ce pli. J'ai bondi aux écuries et piqué des
deux…
Il sortit de son pourpoint un pli carré cacheté de
cire.
— La reine vous a donné congé ?
— Elle m'a chargé de vous rappeler, je la
cite : « Qu'elle s'en remettrait au
cavalier de Compiègne… »
Nicolas sourit à cette allusion à sa première
rencontre avec la dauphine arrivant en France.
— C'est un secret entre nous.
Il rompit le cachet marqué de la lettre
C et prit connaissance de son
contenu.
Monsieur le
Marquis,
M. Thierry, premier valet de
chambre de Sa Majesté, me conseille de faire appel à vous au sujet
d'une affaire qui met en cause de bien grands intérêts. Je sais la
confiance qu'on peut accorder à votre zèle. Je prie M. de Ranreuil,
votre fils, de vous porter sans délai ce message. Je vous serais
très obligée de venir à Versailles entendre le menu de l'affaire
délicate que j'ai à vous confier.
En vous assurant d'être,
monsieur le marquis, votre très humble et obéissante
servante.
Jeanne Campan.
Quel nouveau mystère dissimulait cette
convocation ? La mention de Thierry, premier valet de chambre
du roi et son confident, le rassura. L'homme ne se serait pas
immiscé dans les affaires de la maison de la reine sans
l'approbation de son maître. Le plus curieux dans cette
coulisse36 restait l'apparition en intermédiaire de
Mme Campan. Elle ne lui était pas inconnue. Son père, commis
aux affaires étrangères, avait veillé avec soin à son éducation.
Entrée à la cour âgée d'à peine quinze ans comme lectrice de
Mesdames, filles du feu roi, elle était passée ensuite au service
de la dauphine, comme femme de chambre, lectrice et trésorière de
sa cassette. Son mari occupait les fonctions de maître de la
garde-robe de la comtesse d'Artois, belle-sœur de
Marie-Antoinette.
Il soupçonnait dans cette presse inquiétante où
son fils en pleine nuit lui apportait un message, un drame gros de
conséquences. Il s'assit à un petit bureau pour avertir M. Le
Noir, lieutenant général de police, de son départ pour la cour et
confia son billet à Bourdeau, tout en lui indiquant les raisons du
contretemps. La soirée s'achevait. Le flambeau à la main, il
accompagna ses amis jusqu'à la rue. Sanson monta dans sa propre
voiture et Semacgus dans celle que Nicolas avait utilisée tout au
long de la journée.
Quand il revint dans la bibliothèque, la voix de
Noblecourt lui parvint du cabinet de curiosités ouvert.
— Je m'habitue chaque soir à prendre congé
d'objets qui furent ma passion. Chacun possède son histoire, celle
de sa découverte et celle de sa nature propre. J'en suis au moment
où il faut savoir se détacher de choses qui poursuivront sans nous
leur histoire. Mais notre regard leur insufflait une vie
particulière pétrie de tout ce que nous mettions en elles. D'autres
passions les éclaireront après nous…
Un silence ému suivit cette déclaration. Nicolas
se montra.
— Eh ! Comment peut-on s'assombrir
ainsi ? De quelle atrabile et navrement rompez-vous le cœur de
ce jeune cavalier ? Peut-on imaginer à l'issue de cette belle
soirée plus maussade affliction ?
— Point du tout, monsieur le directeur des
consciences. C'est précisément la joie de cette réunion qui me
relâche sur tout ce que j'abandonnerai un jour. Et à ce moment-là,
je ne veux de regrets que pour les amis…
Il prit dans ses bras le père et le fils, les
réunissant dans une même étreinte.
— … que je quitterai, rassurez-vous, le plus
tard possible.
Il jeta un dernier regard sur ses trésors avant de
refermer la porte, éclairé par Louis qui tenait la chandelle.
— Ce cabinet est, au demeurant, des plus
modeste. J'ai visité naguère celui du duc de Sully, à l'ancien
hôtel de Lesdiguières. Les quatre pièces du premier étage
possédaient des murs recouverts d'études d'animaux, de reptiles, de
papillons en petits tableaux encadrés et serrés les uns contre les
autres. Des cabinets chinois de laque ouverts à deux battants
renfermaient des vases en cristal de roche, des porcelaines, du
corail, des ivoires, des nautiles montés en vermeil et des bronzes
et médailles antiques. On y pouvait même admirer des fragments de
momie.
Il soupira.
— Cela tarirait des fortunes et le peu qu'on
possède est déjà si malaisé à réunir ! Il y a trop peu
d'intervalle entre le temps où l'on est trop jeune et celui où l'on
est trop vieux. Chacun est proprement une suite d'idées qu'on ne
devrait jamais interrompre. Bast ! Au bout du compte je suis
un privilégié : je n'aurais pas vécu heureux sans le savoir.
Contrairement à d'autres, j'ai eu la chance de me faire des amis
dans la vieillesse.
Nicolas annonça son prochain départ pour
Versailles, une voiture de cour le prendrait avec Louis le
lendemain à sept heures. Ce dernier salua leur hôte. Noblecourt
s'enquit des suites de l'enquête. Il en entendit le détail sans
manifester aucune surprise.
— Encore une fois, remarqua-t-il, le destin
ne vous simplifie pas la tâche. Toujours l'incertitude des
apparences ; il y a du trompe-l'œil dans tout cela !
Quant à votre ami Sanson, ma foi, il me plaît tout à fait. Dans une
position délicate, il a tenu sa partie avec modestie et ouverture.
Voilà une bien étrange destinée dont la singularité est tenue en
lisière par un bon esprit qui se venge du dédain par la dignité
parfaite de sa conduite. Il déploie une affabilité vraie sans
aucune des pinces mordicantes qui pourraient résulter de l'horreur
de son état.
Chacun regagna sa chambre. Nicolas qui voulait
donner le bonsoir à son fils rejoignit celle si longtemps la sienne
rue Montmartre. Elle était vide, le lit non défait. Il hocha la
tête en souriant.