X
LES FOLLES JOURNÉES
Seigneur, je ne suis qu'un homme, mais roi de
France est cet homme. À vous l'œuvre de me garder.
Philippe
Auguste
De retour fort tard rue Montmartre, Nicolas
déclina les alléchantes propositions de Catherine, se contentant
d'une assiette de bouillon maigre pour se réchauffer. À l'étage
retentissaient d'impérieux coups de canne. Averti de son arrivée
par l'agitation de Cyrus et de Mouchette, M. de Noblecourt depuis
sa chambre souhaitait qu'il se manifestât. En tenue de nuit, il le
fit asseoir dans sa ruelle. Il prit un plaisir extrême au récit de
la conversation avec le duc de Richelieu et s'enfonça dans ses
oreillers, les yeux fermés au point où il paraissait dormir ;
en fait il prêtait la plus grande attention au récit des derniers
événements. À la fin, il poussa un soupir plein de
contention.
— Il taille son chemin et croyez-vous qu'il
s'inquiète de mon état ? Oh ! je puis bien trépasser,
qu'importe. Soit, en dépit de son indifférence, je lui apprendrai
que grâce à la sauge, aux fanes de racines et au poireau bouilli,
dame goutte a quitté le logis. J'ai reconquis la verticale position
et mon esprit, aiguisé par ce repos forcé, est prêt à pétarder en
étincelles à votre ingrat bénéfice.
Nicolas s'étouffait de rire.
— Mon Dieu, j'en suis bien aise, monsieur le
procureur.
— Hum ! Vous mériteriez le silence. Vous
serez pardonné à cause de la tristesse que j'ai perçue chez vous
pour la pauvre Freluche… Sachez cependant, monsieur, que votre
affaire ne m'a point quitté l'esprit et qu'avant de souffler la
chandelle, je tiens à vous éclairer de mes incertitudes. Dans
l'enquête qui vous occupe, je pressens comme un déséquilibre. Le
fléau faussé de la justice, que sais-je ? La silhouette d'un
théâtre d'ombres dans lequel personne ne joue son vrai
personnage ? Quel étrange teatro di
puppi où des pantins animés par on ne sait quelle
mystérieuse main échangent masques et costumes ! Beaucoup de
faux-semblants, de la poudre aux yeux à foison, et toute cette
mascarade sur fond de trompe-l'œil. Toutes ces figures de lanterne
magique qui s'animent, projetées sur l'eau trouble d'un miroir qui
renvoie au néant !
— Quelle suite d'images saisissantes !
J'en frémis et j'entends déjà le tonnerre des enfers de cet
opéra-là. Sans doute le résultat de cette thériaque potagère dont
vous fîtes votre panacée ordinaire ces derniers jours ?
— Moquez-vous ! Je n'en dirai guère
plus. Réfléchissez à vos moyens. Modifiez votre point de vue.
Avancez, reculez, baissez la tête, tournez le col, levez ou baissez
les yeux.
— C'est curieux, vous vous exprimez comme
Semacgus qui m'a tympanisé toute une soirée avec ses anamorphoses et ses changements de
perspectives.
Noblecourt se dressa sur sa couche et pointa
l'index sur Nicolas.
— C'est cela ! Cela même. Croire ce que
l'on voit alors que tout est disposé de manière à égarer vos
sens.
Il considéra Nicolas qui tremblait.
— Si vous m'en croyez, vous iriez vous jeter
au fond de votre couche, vous voilà morfondu comme un cheval
refroidi d'avoir trop couru.
Nicolas remonta dans ses appartements non sans
avoir demandé à Catherine une rasade de son cordial alsacien. Il en
avala d'un trait une forte lampée. Avant de se déshabiller, il
examina de plus près le manteau bleu saisi chez Emmanuel de Rivoux.
Sa surprise fut grande, en tâtant l'ourlet du bas, de découvrir que
la doublure contenait une pièce de monnaie qu'il s'évertua à
récupérer. C'était une guinée anglaise. Il y avait là un nouveau
mystère, et redoublé du fait que déjà le manteau qui couvrait la
pauvre Freluche… Était-ce une coïncidence ? La chose
avait-elle été répétée sciemment ? Qu'en dire pour le
moment ? Il ne s'attarda pas à de vaines suppositions,
constatant seulement que la main anglaise apparaissait une nouvelle
fois au centre de ses investigations et que la trouvaille pesait
lourd avec d'autres pour accroître les présomptions à l'encontre du
lieutenant de vaisseau.
Au fond de son lit il finit par se réchauffer,
mais ne put empêcher son esprit de battre la campagne. Il étudia
par le menu l'ensemble des événements ; des images de vie
interrompaient parfois sa réflexion imposant de cruelles
visions ; des manteaux bleus défilaient se mêlant aux bottes
et aux souliers, aux aperçus de la basse-geôle ou des douves des
Invalides. Il essayait en vain d'ordonner tout ce fatras. Les
ombres à deux faces le submergeaient de leurs fallacieuses
apparences. Une étrange déraison l'envahissait qui empêchait le tri
des innocents et des coupables. Était-ce la crainte d'y perdre
l'État et d'y compromettre la justice ? Qui l'autorisait à
oser scruter le fond obscur du puits ? L'interrogation
l'obsède, il s'y fond tout entier, la conscience perdue. Soudain la
pensée de Freluche l'étreint, un sanglot monte qu'il ne peut
maîtriser. À l'image de la victime vient s'ajouter celle
d'Antoinette. Quel est son rôle auprès des Anglais ? Les deux
visages confondus dans la tristesse et l'angoisse l'emportent dans
l'oubli du sommeil. Mouchette, allongée sur la poitrine de son
maître, lui souffle dans le nez et, petit sphinx aux yeux ouverts,
veille sur son repos agité.
Samedi 15 février
1777
À l'aube, Nicolas quitta la rue Montmartre. La
veille il avait donné ses instructions à Bourdeau de faire
surveiller étroitement Deplat et la maison Le Roy. Rivoux, placé au
secret dans une cellule de la vieille forteresse, serait sans doute
recherché par Sartine qui devinerait d'où venait le coup. Inquiet
de savoir où il était retenu et connaissant son Le Floch par cœur,
il n'imaginerait jamais que le lieutenant de vaisseau pouvait, tout
simplement, être détenu au Grand Châtelet. Quelques indiscrétions
bien ménagées par les mouches orienteraient les recherches du
ministre vers une maison de campagne située dans le vague du hors les murs. Le commissaire courut tout
d'abord au Pont-au-change pour une longue conférence avec un
joaillier à qui il voulait soumettre les vestiges de limaille
prélevés sur le manteau bleu et sur celui qui couvrait Freluche. Il
rencontra ensuite, rue de Harlay, Ferdinand Berthoud, le rival de
Le Roy dans la fabrication des horloges à longitude. L'homme
manifesta de l'agacement et de la commisération à l'égard de son
voisin. C'était un Suisse carré et sans doute habile en affaires.
N'ayant cure qu'il l'accuse d'être un copiste, il considérait
l'autre comme un rêveur avide d'honneurs lors que lui se voulait un
manufacteur efficace, recherchant les
moyens de fabriquer en série, et par conséquent de vendre par
masse, les instruments les plus utiles aux vaisseaux du roi. Il
traîna un long moment dans le quartier, interrogeant les portières
et les voisins de Leroy.
Il fit enfin visite à Maître Vachon, son tailleur,
pour y passer commande de deux manteaux suivant un modèle militaire
qu'il affectionnait, en dépit des objurgations de l'artisan qui
n'appréciait rien tant que ses nobles pratiques lancent la mode ou
plutôt la précèdent. Il songea avec un serrement de cœur que des
deux défroques perdues l'une réchauffait la veille Émilie et
l'autre servirait de suaire à Freluche.
Au Grand Châtelet, Bourdeau n'avait pas reparu,
mais trois messages l'attendaient. L'un de Le Noir l'avertissait
d'avoir à se trouver au pavillon de Brimborion du Château de
Bellevue, à trois heures de relevée, le second venait de
Mme Campan qui souhaitait à tout coup l'entretenir avant la
grand'messe de dimanche à Versailles, enfin un mot de l'amiral
d'Arranet le priait de passer à Fausses-Reposes à six heures. Il
semblait que tout bougeait. Nicolas prit ses dispositions. Il
pouvait avoir besoin d'aide et il était raisonnable d'assurer sa
sécurité. Rabouine qui traînait là fut engagé comme cocher et on
lui adjoignit une mouche, ancien maître d'armes failli, homme au
courage éprouvé. Il repassa en coup de vent rue Montmartre pour se
changer en vue des rencontres du jour.
Un quart d'heure avant le rendez-vous, sa voiture
pénétrait dans la cour de Bellevue. Un laquais qui semblait
l'attendre lui indiqua la direction des jardins qui descendaient en
pente douce vers Brimborion. Les souvenirs se bousculaient. Ici il
avait obtenu de la Pompadour vieillissante que soit adouci le
supplice de Truche de la Chaux156 . Par deux fois déjà au cours de cette
enquête, il avait croisé le fantôme de la bonne dame. Pensif, il
descendait cette colline aux fleurs
dans son dépouillement hivernal, tout enveloppée de l'humidité du
fleuve proche. Parvenu à la levée, il se mit à contempler les
coches d'eau qui descendaient et les barques de pêcheurs dont les
silhouettes se dérobaient soudain happées par les nappes de
brouillard. Un bruit d'équipage le fit se retourner. Une petite
calèche de jardin s'arrêta en dérapant sur le gravier devant le
portail du pavillon. Une femme emmitouflée en sortit ; à son
port de tête et à son altière précipitation, il reconnut
Mme Adélaïde. Quelle étrangeté que cette princesse, qui
s'était tant opposée à Madame de Pompadour, occupât avec ses sœurs
des lieux consacrés aux amours du feu roi son père. Elle entra sans
un regard pour un personnage humblement incliné qui attendait aussi
à l'ombre du pavillon. Nicolas, avec un frémissement, reconnut
Balbastre. Il ralentit le pas pour le laisser avant lui pénétrer
dans la demeure. À son tour, un laquais l'introduisit à la suite du
musicien dans un petit salon qui sentait la fumée de bois humide.
Assise près de la cheminée, la princesse tisonnait avec rage un feu
qui tardait à prendre.
— Peste soit de ce bois vert !
Nicolas se précipita. Il s'agenouilla et se mit à
souffler sur le feu qui, après quelques craquements, se développa
haut et clair.
— Ah ! Le petit Ranreuil. Mon père avait
bien raison de compter sur lui.
Il se releva ; elle lui tendit la main qu'il
baisa avec une sorte de dévotion. Le visage de Madame Adélaïde
s'était éclairé en le reconnaissant. Depuis des années il ne
l'avait croisée que de loin à la cour ; elle avait vieilli. La
chevelure peignée en arrière, gonflée et poudrée, était ornée d'une
coiffe de dentelle formant nœud au sommet. Un mantelet gris à col
de fourrure laissait apercevoir un corps d'habit en velours vert.
Dieu, pensait-il, qu'elle ressemble à son père. La splendeur de la
jeune fille de naguère avait laissé place à un visage dur
qu'adoucissaient les grands yeux bruns, ceux du feu roi. En dépit
du blanc et du rouge répandus, des plis d'amertume soulignaient la
sévérité des lèvres serrées au-dessus d'un menton qui commençait à
se dédoubler.
— Comme nous sommes aise de vous voir,
reprit-elle, lui désignant, en le tapotant, un fauteuil
proche.
Il s'assit. Balbastre eut-il un timide mouvement
pour faire de même ? Un coup d'œil de Madame Adélaïde lui
intima de n'y point songer.
— Vous connaissez Balbastre ?
— Oui, madame.
— Musicien. Il compose assez agréablement.
Organiste de mon neveu Provence… L'archevêque de Paris lui a par
trois fois interdit de toucher l'orgue à Notre-Dame à cause de la
multitude qui veut l'entendre, canaille qui ne respecte même pas la
sainteté du lieu ! Et, de plus, maître de clavecin de ma
nièce, la reine ! Et, pour faire bonne mesure, vendeur
à l'encan d'objets rares. Voilà M.
Balbastre !
Au fur et à mesure que la princesse développait sa
philippique, le musicien semblait s'affaisser au point que Nicolas
en eut presque pitié.
— Vous seriez en droit, monsieur le marquis,
de me dire votre étonnement de cette conférence à trois. C'est à
Vergennes que nous en sommes redevables. Il l'a jugée
indispensable. En un mot, dans un souci légitime d'amadouer le roi
mon neveu qui me bat froid depuis peu, j'avais souhaité complaire à
l'…157 , à sa femme. Monsieur…
Elle désignait Balbastre du menton.
— … à qui je faisais l'honneur de réfléchir à
haute voix, m'a proposé un objet unique, un instrument à nul autre
pareil, digne par sa rareté et sa splendeur de la cour de France,
une flûte en os de narval. Or il se trouve, il se trouve… Mon
Dieu !…
Au bord des larmes, la princesse demeurait sans
voix.
— Que l'origine du présent, poursuivit
Nicolas, était loin d'être aussi innocente qu'on aurait pu le
souhaiter. Et que pour conclure, un scandale qui éclabousserait le
trône est sur le point d'éclater !
— Je savais bien qu'il fallait s'en remettre
à vous, s'écria Madame Adélaïde, soulagée de voir énoncé son
tourment.
— Et donc, madame ?
— Vergennes me supplie de savoir d'où
provient ce vicieux déportement et qui a donné la main à cette
friponnerie, outre monsieur évidemment !
— Oh ! madame, murmura Balbastre.
— Ah ! Point de larmoiement,
éclairez-nous plutôt.
— Mais, j'ignorais…
— J'ose le croire, dit Adélaïde de plus en
plus irritée. Allez au fait. Qui vous élut comme émissaire et
truchement de cette mauvaise et sale action ? Le roi est
furieux et ma nièce outrée ! Elle…
Elle fourrageait le feu avec fureur, faisant
jaillir des gerbes d'étincelles.
— Monsieur, dit Nicolas s'adressant au
musicien, je connais quelqu'un à qui une proposition du même acabit
fut soumise. Et pour la même tentative, ce qui tendrait en
l'occurrence à prouver votre innocence.
Balbastre n'en croyait pas ses oreilles ;
tout dans son attitude marquait son étonnement que le salut pût
venir du marquis de Ranreuil.
— Ou du moins qu'on s'ingéniait à trouver un
moyen de compromettre la reine et un fantoche propre à exécuter le
projet.
— En fait, monsieur le marquis, approchant Sa
Majesté à qui j'ai l'honneur de donner des leçons de clavecin, vous
connaissez son goût exquis, j'avais d'abord songé lui soumettre la
proposition. Mais Madame était à la recherche d'un présent et
l'idée m'est venue…
— Voilà bien la bêtise du bonhomme !
gronda la princesse.
— Qui vous a proposé le marché ?
Balbastre hésita un moment.
— Dois-je, monsieur, vous rappeler le
passé ?
— J'ai rencontré chez le duc d'Aiguillon un
gentilhomme prussien, mon admirateur. Il m'a longuement vanté mes
improvisations à Notre-Dame dont parlait Son Altesse, et loué mes
pièces de clavecin avec deux fugues pour orgue.
— C'est le corbeau et le renard, que vous
nous contez là !
— Hélas, madame ! Je m'y suis laissé
prendre.
— Le nom de cet admirateur ?
— Je ne puis…
— Vous ne pouvez ! Comment, vous ne
pouvez ? Foi de fille de France, je vous ferai rouer pour
crime de lèse-majesté, monsieur, si vous ne parlez.
— Il serait dommage d'en arriver là avec un
homme qui possède un clavecin orné du portrait du grand Rameau.
Répondez, monsieur, à Son Altesse royale. Ce nom,
sur-le-champ.
— Il s'agit du chevalier Tadeusz von
Issen.
— Et savez-vous, hurla la princesse, d'où
vient l'objet en question ? Il a été dérobé dans les cabinets
intérieurs du roi Frédéric ! Oui, à Sans-Souci ! C'en est
assez.
Elle se leva, tendit sa main à baiser avec un
sourire à Nicolas, toisa Balbastre et sortit du salon.
— Monsieur, dit Nicolas, en dépit du passé
qui ne devrait pas m'inciter à faire fond sur votre loyauté
d'aujourd'hui, je veux bien croire à votre bonne foi. Encore un
mot. Où peut-on trouver ce Prussien-là ?
— Je l'ignore tout à fait. Je voudrais vous
exprimer…
— C'est superflu. Serviteur, monsieur.
Il remonta la colline le cœur lourd du souvenir de
Mme de Lastérieux158 , mais au fond de lui-même l'âme apaisée
d'avoir résisté aux basses tentations de la rancune. Le nom de von
Issen lui rappelait quelque chose. Il conviendrait d'élucider cela.
Rien ne devait être abandonné au hasard. Il consulta sa montre qui
piquait cinq heures. Il ordonna à Rabouine d'aller au pas ; il
souhaitait réfléchir. La nuit tombait quand il arriva à l'hôtel
d'Arranet.
Tribord vint lui tenir la porte et le
débarrasser.
— M'est avis, dit-il à mi-voix, que ça
fraîchit à l'intérieur. Paraît que l'amiral jette de l'huile à la
baille, mais il y a gros à parier que ça va tanguer fort. Le
ministre est là qui rouscaille !
— Merci du conseil. Breton, je ne suis guère
sujet au mal de mer. J'en ai pris par le travers, et des plus
grosses, sur ma plate en baie de Vilaine !
Le salon était éclairé par les seules flammes de
la cheminée, jouant sur les visages de Sartine et de M. d'Arranet,
debout face à face. Il les salua. L'amiral recula et s'enfonça dans
l'ombre.
— Nicolas, dit le ministre, que je suis aise
de vous voir. Il faut désormais vous faire quérir si l'on veut
avoir la chance de vous tenir. L'autre soir, vous vous êtes, sans
vergogne, enfui à mon approche.
— Monseigneur, vous ne pouvez penser
cela ! À quelle occasion vous aurais-je ainsi
manqué ?
— À la curée froide de la cour des
Cerfs.
— Votre présence m'a échappé et croyez que je
le regrette. M. Thierry m'accaparait sans doute à ce
moment-là.
— À quelles fins ?
— Dans l'attente d'une entrevue avec Sa
Majesté. Je ne peux croire que vous pouvez l'avoir ignoré.
— Sa Majesté ! Un entretien avec le
roi ? M. Le Noir aurait-il été remplacé sans que je n'en
sache rien ? Et à quel sujet, me direz-vous ?
— Je ne suis pas autorisé à en faire
état.
Sartine joignit les mains comme s'il les voulait
maîtriser.
— Nicolas, mon ami, mon ami… Ne le
sommes-nous pas ?
Ces changements de registre en douceur ou en
haine, ou même en fureur éclatée, lui étaient coutumiers. Le chaud
et le froid…
— Je souhaite vous parler en toute clarté.
Vous aurez compris, et je ne vous ferais pas l'injure d'en douter,
qu'une opération secrète s'était imposée à nous par raison d'État.
Il s'agissait, dans un domaine bien particulier, de berner les
Anglais. Je me souviens m'être ouvert devant vous naguère du projet
nourri alors que le secret du roi, traversé par des puissances
étrangères, avait été abandonné, d'établir des moyens neufs de
connaissances des forces, du degré d'armement, des essais
d'artillerie, du trafic et d'autres choses encore, de la marine
anglaise.
— De la précision des horloges en vue du
calcul de la longitude, par exemple.
— Entre autres, oui. C'est pourquoi un
pion a été placé sur l'échiquier…
Nicolas eut la vision fugitive d'un corps gisant
dans la neige et d'un cadavre sur la table de la basse-geôle.
— … en position visible dans l'atelier de
M. Le Roy et cela pour prendre l'ennemi sur le
temps159 .
— Dans quelles vues ?
— Conduire tout d'abord l'adversaire à
admettre que le transfuge anglais, d'origine française et
protestant de surcroît, en viendrait à souhaiter se venger de la
couronne. Cela doublait la garantie de le voir saisir l'hameçon que
nous avions garni. On arrêtait le pion
soupçonné d'être un espion, on l'incarcérait au Fort-l'Évêque.
Pourquoi là ? Au contraire de la Bastille ou de Vincennes,
c'est assurément la prison d'où l'on s'évade le plus
aisément.
— Monseigneur, tout ce plan me semble malaisé
à admettre. Voilà quelqu'un qui veut trahir sa patrie d'adoption et
qui soudain change d'avis et fait volte-face. Je serais anglais, ma
méfiance serait extrême.
— Des éléments vous échappent, dit Sartine
sur le ton d'une leçon faite à un enfant. Depuis la paix, les
correspondances sont libres avec l'Angleterre. Notre pion avait rompu avec sa famille là-bas. Les mois
succédaient aux mois. Il leur écrit et explique ses états d'âme, il
comprend la rançon de leur exil et exprime la haine qu'il ressent à
l'égard de la France. Nous faisons en sorte que cette
correspondance tombe entre les mains des services anglais. Le
pion, approché par eux, tenté par eux,
circonvenu par eux, cède enfin à leurs instances. L'arrestation
confirme les certitudes d'en face, la machine est en marche.
Sartine jubilait de ce récit si bien mené dont la
perspective d'exécution le ravissait.
— Un accident fait échouer le plan et, au
risque de tout éventer, vous apparaissez dans un paysage que rien
ne devait venir troubler. Que venait faire rue
Saint-Germain-l'Auxerrois le sieur Le Floch le nez au vent ?
Quel besoin avait-il de jeter le trouble dans une affaire si bien
montée ? Comme de coutume, il apparaît et alors tout est à
craindre ! Le cadavre surgit et le désordre suit au moment
exact où chaque détail ménagé visait à ce qu'il n'y en eût
point…
Le ton égal au début montait crescendo.
— … Notre pion
incarcéré au Fort-l'Évêque préparait son évasion. Tout suivait son
cours pour le mieux. Hélas ! L'échappée tourne court. Vertige,
maladresse, il lâche sa corde, il glisse, il choit et voilà notre
pion au sol, mort et sans aucune
utilité pour quiconque. Non ! je me trompe. Pour le sieur Le
Floch, quelle aubaine ! Curieux et vorace de ce qu'il n'entend
pas, de tout ce à quoi il n'a point accès, que croyez-vous qu'il
fait ? Il muse, renaude, renifle, retourne, s'empare du
cadavre et ordonne qu'on l'ouvre, car c'est son habitude, son
délassement avec ses chirurgiens et ses bourreaux. Il ne trouve
rien si ce n'est de quoi satisfaire sa macabre curiosité et sans en
référer, sans ordres, sans instructions, il anime et développe une
maladroite enquête, et pourquoi ? C'est la tentation de la
connaissance. A-t-on naguère exalté de trop de fumées d'encens
l'éclat de ses mérites qu'il oublie d'où il vient ? Certes il
a du talent, mais est-ce un talent nécessaire ?
Nicolas souriant écoutait Sartine.
— Que n'êtes-vous encore, monseigneur,
lieutenant général de police, car après cette diatribe j'aurais eu
le regret de vous remettre la démission de mes fonctions,
conservant l'office qui m'appartient et qui me vient du feu roi,
mon maître.
— Grâce à ma bienveillance, ne l'oubliez
pas !
— J'ai garde de ne rien oublier. Il n'y a que
celui qui mérite un bienfait qui sache le reconnaître.
— Quelle arrogance ! Je vous revois
arrivant à Paris, Breton boueux à la triste figure.
— Ne gâchez pas, monseigneur, par des paroles
irréparables, une fidélité à laquelle m'attachent tant de liens. En
la pressant de la sorte, en me traitant en ennemi, craignez de la
réduire à rien.
L'amiral d'Arranet s'avança.
— Monseigneur, ce débat est stérile et les
paroles que tous deux prononcez…
Sartine eut un mouvement d'irritation.
— … vous les regretteriez un jour l'un et
l'autre. Permettez à un vieil officier de vous affirmer,
monseigneur, que votre autorité n'est pas en cause. Le marquis de
Ranreuil…
L'amiral insista sur la qualité.
— … vous a donné par le passé des preuves
éclatantes que sa parole ne saurait être tenue pour rien. Je suis
d'avis qu'on l'écoute. Il n'agit jamais sans de bonnes et
déterminantes raisons. L'échec de cette affaire aurait dû nous
inciter à l'éclairer dès lors qu'il enquêtait sur le mort présumé
du Fort-l'Évêque. Mesurez que nous avions peut-être quelque chose à
apprendre de lui. Encore pour le savoir faut-il au moins l'écouter.
Votre génie, monseigneur, comprendra le bon sens qui sous-tend mes
propos.
Sartine grommela des paroles que personne ne
comprit et fit un signe de la main au commissaire.
— Monseigneur, ce n'est pas la curiosité qui
m'a précipité sur cette affaire. Le hasard a voulu qu'elle se
déroulât presque sous mes yeux et que, seul représentant de la
force publique, elle m'ait saisi plus que je ne l'aie prise.
S'étant imposée à moi, une multitude de détails m'ont conduit à y
déceler ce que vous vous obstinez à ne pas vouloir y voir.
Un mouvement furieux de Sartine fut prévenu par
l'amiral.
— Votre propos, dit-il à Nicolas, semble
suggérer que vous détenez une autre vérité sur la mort de notre
jeune horloger.
— Allons, comment cela serait-il
possible ? Et pourquoi Le Floch ne s'en est-il pas ouvert à
moi alors que je le recevais peu après l'événement ?
— Monseigneur, j'ai peut-être tort, mais rien
dans votre attitude ne m'a incité à vous en parler. On ne prête
qu'aux riches, vous savez toujours tout. Je vous imaginais au fait
de ce qui s'était passé. Que ne m'avez-vous interrogé !
Nicolas à cet instant eut l'intuition qu'en vérité
Sartine et d'Arranet ignoraient la vraie nature de l'événement.
Personne à part un sergent de la compagnie du guet, Sanson,
Semacgus et Bourdeau, ne connaissait le fin mot de ce qui était
advenu à Saül Peilly, sa mort par piège préparé et le fait qu'il
ait été en outre achevé au sol.
— Permettez-moi, monseigneur, de vous poser
une question.
— Il n'est pas… dit Sartine.
— Laquelle ? dit d'Arranet, coupant la
parole au ministre.
— La raison de l'enlèvement du peintre
Lavalée et de la destruction de ses œuvres.
— Nous avions été informés que des portraits
de Peilly circulaient et qu'on recherchait des témoins. Il nous a
été facile par vous et par nos informateurs de remonter jusqu'à
Lavalée. Rassurez-vous, il est en lieu sûr.
— Cela ne le regarde point, dit
Sartine.
— Au dernier degré, au contraire ! Il
vous faut, monseigneur, faire effort de vous mettre à ma place pour
juger sainement de ma conduite. Autrement vos raisonnements
tournent à vide sans éléments pour conclure. Je crois que
l'ignorance reconnue vaut mieux que cette fausse assurance qui
s'imagine savoir ce qu'on ignore !
— Et, selon vous, nous ne savons
pas ?
— Oui, l'essentiel vous échappe. Tout ce qui
motive des actions peu faites pour être comprises à leur juste
mesure. Comment croyez-vous que Peilly a péri ? Une chute
selon vous ? Dans ces conditions si bien ménagées ?
Aucune enquête pour vérifier les faits, rien. Supposons que la
pierre ait effiloché…
— La corde, dit Sartine impatient, cela nous
le savons.
— Pas la corde, monseigneur.
— Comment pas la corde, vous-même…
— J'achève mon propos. Ce n'est point une
corde que la pierre a effilochée, mais bien des draps noués. Voyez
comme à votre niveau, le menu vous échappe.
L'amiral leva les deux bras comme pour apaiser le
ministre que le propos de Nicolas relançait.
— Des draps fournis par qui ?
poursuivait Nicolas. On peut supposer par ceux de créatures
chargées du détail de la préparation de l'évasion. On fournissait
au prisonnier d'agréables victuailles à la
pistole. Or ces draps, des expériences concluantes le
prouvent, avaient été imprégnés d'un acide affectant leur solidité.
Un poids conséquent, une traction trop prolongée, et les draps
noués se lacèrent précipitant votre homme dans le vide avant qu'il
ne s'écrase dans la rue. Mais détail qui vous a échappé, il n'est
point mort et détail de surcroît qui vous a également échappé, il
n'est pas assuré que les blessures consécutives à sa chute
l'auraient tué si un coup de fer de canne proprement ajusté ne
l'avait bel et bien achevé !
— Vous l'affirmez ! Mais n'est-ce pas
plutôt une des fâcheuses conséquences de ces manipulations macabres
auxquelles vous vous complaisez depuis tant d'années ?
— Monseigneur, monseigneur, ces expériences
marquent les progrès des lumières du siècle dans le domaine
criminel. Ce sont ces méthodes appliquées à Vienne depuis des
années qui m'ont si souvent permis de démêler les affaires que vous
m'avez soumises.
— Soit. Quelle que soit la part de
vraisemblance dans vos affirmations, il reste que vous détenez un
officier du roi et que je vous somme de me le remettre
immédiatement.
— De lourdes présomptions pèsent sur le
lieutenant de vaisseau Emmanuel de Rivoux. Les preuves rassemblées
imposent jusqu'à nouvel ordre son maintien au secret.
— Monsieur, comment osez-vous ! Vous
vous oubliez. Sachez que même si Rivoux pouvait être, ce qu'à Dieu
ne plaise, accusé, il ne dépendrait pas de vous d'instrumenter à
son encontre. Amiral, rappelez-lui les règles.
— En ce qui concerne la marine, Sa Majesté
exerce son droit de justice par l'intermédiaire du secrétaire
d'État, ministre de la marine et des colonies. Ainsi pour un crime
commis et projeté à l'occasion du service du roi, il relève de la
justice particulière de la marine. Si c'était le cas pour
l'officier en question, vous n'y avez nulle autorité.
— Ainsi c'est Sa Majesté qui exerce
directement sa justice ?
— Si vous tenez à l'exprimer ainsi,
oui.
— Eh, bien ! Je réponds que j'ai toute
autorité pour évoquer cette affaire, la suivre, en éclairer les
arcanes et décider à tout moment des conditions de déroulement de
la procédure criminelle.
— Il est fou ! dit Sartine. Sa
suffisance lui monte à la tête. Il est bon pour les cabanons de
Bicêtre !
Nicolas, sans un mot, brandit la lettre signée par
le roi et la remit à l'amiral.
— Qu'est-ce encore ? jeta Sartine qui
tourmentait en les déroulant les boucles de sa longue
perruque.
— Il semble évident, monseigneur, que le
marquis de Ranreuil ait reçu tout pouvoir de Sa Majesté, et cet
ordre l'atteste, pour traiter de la question et d'autres, car ce
blanc-seing paraît sans limite aucune.
— Comment avez-vous osé ? clama
Sartine.
— Monseigneur, je n'ai fait qu'obéir à
monsieur le lieutenant général de police qui m'a remis ce papier
d'ordre du roi.
— Comment ! Le Noir est au courant et
serait à l'origine de…
Il parut réfléchir un moment.
— Monsieur Le Floch, vous m'allez rendre
Rivoux sur-le-champ.
— Je suis au désespoir de ne pouvoir déférer
à vos vœux. C'est moi qui, au nom du roi, vous exhorte à libérer
M. Lavalée et à me le remettre.
Sartine, empourpré, fit une brusque volte-face et
sortit du salon, bousculant au passage Tribord qui apportait sur un
plateau le rhum, boisson traditionnelle à l'hôtel d'Arranet.
L'amiral soupira, se servit un verre de rhum qu'il
lampa avec une sorte d'avidité et puis tendit un verre à
Nicolas.
— Mon Dieu, quel homme ! Son commerce
n'est pas toujours aisé. Il en reviendra. Il est difficile par les
temps qui courent d'être ministre. On est souvent impérieux par
impuissance… Le drame d'un personnage de sa valeur est de disposer
d'une volonté sans pouvoir. Et pourtant, que ne lui doit-on point
depuis qu'il est en charge, et cela en dépit des oppositions du
contrôleur des finances et de ceux qui lui refusent les moyens
nécessaires ?
— La cuisine des enquêtes l'a toujours
exaspéré, il veut bondir au résultat. Lui résister, c'est pourtant
souvent l'aider.
D'Arranet se servit un nouveau verre qu'il but
avec la même célérité.
— Certes, mais peut-on imaginer qu'un homme
qui passe dans la société pour probe, doux, exact, dont on loue la
modestie, qu'on aime et qu'on estime comme tel, avec le grand art
qu'on lui prête d'être avare en paroles s'instruisant de ce qu'il
ignore par des réticences qui donnent à croire qu'il est plus au
fait qu'il n'y paraît des questions que l'on traite, que cet homme
puisse dans le privé de ses entours s'avérer aussi cassant, de
mauvaise foi et d'un esprit de contradiction que, seul à la cour et
à la ville, peut lui envier le président de Saujac.
— Vous peignez là un tableau que j'observe
depuis des lustres ! Je suis assuré au fond qu'il m'aime, mais
il doit prendre en compte que je ne suis plus l'apprenti de
1760.
— Il sert la France et le roi avec un zèle
égal au vôtre et c'est pourquoi on le subit en patience. Lisez son
plan sur la marine. Il a compris que, dans la guerre qui s'annonce,
le royaume, s'il veut tenir tête à son rival anglais, se doit de
pouvoir disposer d'une flotte renouvelée et puissante. Il faut de
l'or encore et encore et c'est un crime de le lui refuser !
Turgot ne le pouvait souffrir et il indispose Necker de ses
incessantes demandes.
— Et Lavalée ?
— Ne vous souciez en rien. Il est sous ma
responsabilité dans un lieu aimable en tout et fait pour lui rendre
la vie agréable. L'ire retombée, il recouvrera la liberté et
recevra de quoi restaurer sa demeure. Encore une chose… délicate.
Vous avez revu Antoinette Godelet. Je ne vous pose pas la question,
je connais la réponse. C'est la mère de votre fils.
— À vous monsieur, je veux bien l'admettre et
vous confier aussi que je la soupçonne de travailler pour Lord
Aschbury, le chef du secret anglais.
— Rien n'échappe à votre perspicacité. Je
vous confirme qu'elle œuvre avec ce personnage à qui elle remet
certaines informations.
Le visage atterré de Nicolas frappa
l'amiral.
— Je sais, la vérité n'est pas toujours
agréable à regarder en face. Rassurez-vous, Mme Godelet agit
en fait au service du roi. C'est un agent à double face. Elle est à
nous et nous renseigne de ce qu'elle peut glaner à Londres dans son
négoce. Elle a gagné notre estime, ayant, à plusieurs reprises, mis
au jour et démonté des entreprises dangereuses de l'ennemi. Son
embossure 160 est française.
— Mais comment en est-elle arrivée
là ?
— Le ministre a choisi d'exercer une certaine
influence sur la dame en liaison…
L'amiral soupira.
— … avec son passé. Soucieuse de vous et de
son fils, elle a aussitôt accepté.
— C'est indigne de la part de Sartine. S'il
devait arriver malheur à Antoinette, je ne lui pardonnerais pas,
murmura Nicolas comme s'il se parlait à lui-même.
— Pour vous manifester ma confiance, je vais
vous révéler la nature de son rôle principal. Elle dépouille les
gazettes anglaises qui rendent publics la construction, les
mouvements des navires, mais aussi les lettres de commission
nommant les officiers. Chaque vaisseau possède une fiche rapportant
l'année de sa construction, ses courses, combats, avaries et
réparations, réputations, noms de ses commandants successifs,
opinion sur celui qui le commande. Des boîtes rassemblant toutes
ces fiches sont conservées au ministère. Les informations
proviennent par les bateaux de charbon en paquets à nos
commissaires de la marine de Boulogne et de Calais qui nous les
adressent par estafettes. Tout est tenu à jour. Chaque lundi,
Thierry, premier valet de chambre, transporte les états pour être
placés sous les yeux de Sa Majesté. Et ainsi, grâce à
Mme Godelet, la Navy dans
l'univers est sous les yeux du roi161 !
— Je mesure avec effroi les périls constants
qui à tout moment la menacent.
— Elle est habile et prudente.
— Si vous connaissiez Aschbury… Rien ne
l'arrête.
— Ne vous souciez pas. Nous avons en réserve
quelques arguments dirimants qui, s'il s'avérait que son rôle fût
traversé, permettraient de la sauvegarder.
— Monsieur, je dois vous demander une faveur.
Je doute, vu l'humeur qui le tient, que M. de Sartine soit en
mesure de m'entendre et encore moins de me répondre. Vous comprenez
les présomptions qui pèsent sur Rivoux. Cependant, rien n'est
encore décisif et tout peut dépendre des éclaircissements qu'il
serait à même de nous fournir. Il doit pouvoir se défendre et
objecter aux questions légitimes qui s'imposent. Pour l'heure il
s'y refuse obstinément, muré dans un silence que justifient les
ordres reçus. Il détient sans doute des détails dont il ne mesure
pas la portée et qui viendraient, on peut l'espérer pour lui,
conforter ses protestations d'innocence. Il est expédient qu'il
parle. Un mot de vous le relevant de sa consigne faciliterait la
suite de mon enquête, au cours de laquelle, outre Peilly, une
pauvre fille a perdu la vie en conséquence de l'enlèvement de
Lavalée et moi-même ai été tiré comme un lapin. J'ajoute qu'il
devient nécessaire que soit déterminé pour la sécurité du royaume
le pourquoi de l'échec d'un plan si bien ménagé et quelle
criminelle traîtrise y a tenu la main.
L'amiral médita un moment, puis s'assit devant un
petit bureau à cylindre. La plume traça quelques lignes sur un
papier qu'il plia, scella de l'empreinte de sa bague à cachet et
tendit au commissaire.
— Ne me faites pas regretter un geste qui, à
tout coup, me sera reproché.
Aimée n'était pas au logis, retenue chez Madame
Élisabeth qu'on amarinait, comme le dit
plaisamment d'Arranet, à sa future maison. Ils soupèrent donc en
tête-à-tête d'un ragoût d'esturgeon servi par Tribord qui se mêlait
gaillardement à la conversation, les faisant rire de ses reparties
et dissipant peu à peu l'aigreur de la scène avec Sartine. Ils
glosaient sur les nouvelles de la cour et de la ville en
particulier sur le dîner public offert par l'archevêque de Paris,
Christophe de Beaumont, à Necker, le directeur du trésor. L'amiral
rapporta l'épigramme qui courait à Paris sur l'événement.
Nous avons un scandale
épouvantable !
Necker assis avec Christophe
à table
L'Église en pleure et le
diable est ravi
C'est que Necker, le fait
est très constant
N'est janséniste, il n'est
que protestant.
Nicolas ne fut pas en reste et, sur le même
ecclésiastique registre, conta à l'amiral que le cardinal de la
Roche-Aymon, grand aumônier de France plus ou moins retombé en
enfance, s'étant plaint de la goutte à M. Bouvart, son
médecin, gémissant qu'il souffrait comme un damné, l'esculape
compatissant lui avait crûment répondu « Quoi ! Déjà, monseigneur. »
Ils évoquèrent aussi les affaires d'Amérique.
L'amiral lui confia le mécontentement général du militaire devant l'inertie du royaume. Les agents
des insurgents multipliaient les offres
pour débaucher des hommes, avec congé accordé ou non. Le marquis de
La Fayette, dégoûté de l'inexécution des promesses du ministre pour
son avancement, avait pris le parti, en concertation avec les
envoyés américains Franklin et Deane, de faire armer en secret un
navire à Bordeaux sur lequel il s'était embarqué avec une
cinquantaine de jeunes officiers pour joindre Washington.
Quelques rasades de vieux rhum auxquelles Tribord
fut convié à s'associer conclurent la soirée. Dès qu'il fut dans sa
chambre, Nicolas s'allongea et plongea dans un lourd sommeil.
Dimanche 16 février
1777
Nicolas prit un soin particulier à sa toilette. Le
sombre cordon de l'ordre de Saint-Michel accentua encore
l'austérité d'une tenue tenant davantage de celle du magistrat que
de la défroque de l'homme de cour. Avec un soupir d'agacement il
ajusta sa perruque et fixa à son côté l'épée du marquis de
Ranreuil. Il constata dans un miroir que pour sérieux que fussent
son habit gris moiré et son gilet gris clair, ce camaïeu semblait
en contraste le rajeunir.
À son arrivée au château bien avant l'heure de la
messe fixée à midi, il loua des épées pour permettre à Rabouine et
à la mouche d'y pénétrer sans que leur tenue attirât autrement
l'attention. Louis vint saluer son père dans la galerie des glaces.
Il était rayonnant de fierté dans son habit bleu orné de galons de
soie cramoisi et blanc. Mme Campan l'attendait dans le salon
de la Paix. Le lieu, qui faisait désormais partie des appartements
de la reine, était presque vide. La dame en mantille noire tendait
frileusement ses mains vers le feu de la haute cheminée de marbre
polychrome. Nicolas eut un regard pour le tableau qui dominait la
scène « Louis XV donnant la paix à
l'Europe ».
— Ah ! monsieur le marquis, je me
languissais dans l'espoir de vous voir, ne sachant si mon message
vous était parvenu.
Inquiète, elle regarda autour d'elle, mais aucune
des ombres affairées qui traversaient le salon ne leur prêta
attention.
— Mes inquiétudes s'accroissent dans le même
temps que les événements se précipitent. Il me faut vous révéler un
secret… Sa Majesté a de nouveau reçu la personne que vous
savez.
— Derechef ! après tout ce qui lui a été
découvert. Vous étiez présente ?
Elle parut gênée.
— En vérité, à peine… de fait je me trouvais
dans la garde-robe voisine d'où j'entendais, sans le vouloir,
l'essentiel des propos échangés. À ma grande confusion, croyez-le
bien.
— Je n'en doute pas, mais qu'avez-vous
appris ?
— Au début rien de bien notable. Elle a rendu
compte de menues commissions et emplettes dont la reine l'avait
chargée à Paris. La suite s'est avérée plus grave : elle a
évoqué le nom de M. Loiseau de Béranger et la possibilité d'un
apport de cent mille livres d'un banquier nommé Lafosse. Mais il y
a pire et cela justifie mon pressant appel à l'aide. J'ai sans
doute mal compris…
Cette clause de style ne troubla pas Nicolas qui
la pressa de poursuivre.
— Ce matin même, Mme Cahuet de Villers
sera à la chapelle accompagnée de deux dames. Par des gestes non
équivoques, la reine devrait signifier son appréciation des
coiffures de celles-ci. Je frémis à cette idée à laquelle je
n'entends rien. Je soupçonne quelque méchant stratagème. Cette
machination m'obsède, je défaille à chaque instant au point de
devoir me faire tamponner les tempes au vinaigre.
— Madame, rassurez-vous. Je crois pouvoir
éclairer le côté obscur de cette proposition. M. Loiseau de
Béranger m'a donné des précisions qui permettent de comprendre le
jeu de Mme de Villers. Il sera à la chapelle aux côtés d'elle
et la reine devrait, dirigeant ses regards vers lui…
— Comment monsieur ! Y
pensez-vous ?
— … lui donner un signe d'assentiment pour un
marché…
— Oh, Mon Dieu !
— … négocié en faveur d'un certain emprunt
destiné à régler ses dettes. La scène se devait tenir dans la
galerie des glaces. Y aurait-il un changement de plan, vous évoquez
la chapelle ?
— Il semble que tout fut bouleversé à la
demande du sieur Loiseau de Béranger…
Nicolas supposa que l'homme était retombé sous
l'influence convaincante de Mme de Villers.
— Mais, reprit éplorée Mme Campan, je ne
peux croire ce que vous m'apprenez.
— Comme vous-même, madame, je suis au service
de Sa Majesté. Il faut la sauver de ce guet-apens où l'ont jetée sa
trop grande bonté et l'ouverture confiante qu'elle accorde à tous
ceux qui l'approchent. La dame doit être prise sur le fait, et que
je sois témoin de cette comédie. Je ne la connais point. Vous devez
m'aider. La foule commence à s'assembler dans la grande galerie.
Comme la puis-je trouver ? Allez, et dites-moi où elle se
trouve.
Réconfortée par ce mâle discours, Mme Campan
s'éclipsa à pas pressés. Au bout d'un long moment, essoufflée, elle
reparut.
— Elle ne se trouve point dans la galerie, et
pour cause. Elle a déjà pris place à la chapelle. Vous la
reconnaîtrez aisément, Loiseau de Béranger est à sa droite,
lui-même flanqué par deux dames aux coiffures extravagantes où
Cérès et Pomone déversent leurs bienfaits. Cette femme est d'une
audace ! Le piège est bien tendu, j'en frémis !
— Rassurez-vous, elle va en en payer la
façon. Avec de l'audace on peut tout tenter, on ne peut pas tout
faire.
Au moment où il sortait du salon de la Paix,
M. Thierry surgit et le retint un moment. À l'oreille il lui
confia que le roi souhaitait sa présence dans la bibliothèque de
ses appartements à l'issue de l'office. Une sorte de conseil
réunirait M. de Maurepas, le comte de Vergennes, Sartine,
M. Amelot de Chaillou, ministre de la maison du roi et
Mercy-Argenteau, ambassadeur de l'impératrice-reine et mentor de
Marie-Antoinette. La porte de glace communiquant au cabinet du
conseil venait de s'ouvrir ; pages, officiers et gardes
paraissaient déjà, précédant le roi. Le cortège de la reine sortait
du salon de la Paix. Nicolas se hâta pour rejoindre le bas de la
chapelle royale.
Il repéra très vite l'éclatant habit parme de
Loiseau de Béranger et à sa gauche une dame dont le visage fardé
rappelait en brouillé en version
vulgaire et vieillie, celui de Mme du Barry. Au côté du
fermier général, deux dames qu'on ne pouvait ignorer dressaient
haut d'invraisemblables édifices. Il parvint à se placer derrière
eux sans que sa présence attirât leur attention. L'assistance
tournait le dos à l'autel et levait ses regards vers le cortège
qui, à pas lents et dans le déchaînement de l'orgue, apparaissait
dans sa pompe habituelle. Le roi considérait la foule inclinée,
mais pour Nicolas, qui le connaissait bien, cette curiosité n'avait
pas d'objet, sans ses bésicles il ne distinguait qu'une masse
confuse et chatoyante. Le devant de la tribune était bordé d'une
balustrade de marbre sur laquelle était jeté un grand drap de
velours cramoisi à franges d'or.
Nicolas, là où il était placé, pouvait observer la
reine. Au bout d'un moment, il parut qu'elle recherchait du regard
les deux dames dont les coiffures lui avaient été signalées. Elle
porta en effet les yeux sur le quatuor, fit un premier hochement de
tête approbateur, puis un second plus prononcé. Nicolas qui s'était
penché entendit distinctement la dame de Villers murmurer son
commentaire à l'oreille du fermier général en proie à une sorte de
ravissement.
— Voyez ! Désormais vous ne doutez plus.
La reine à qui j'ai dit votre incrédulité s'y est reprise à deux
fois pour vous convaincre.
— Je vous dois mille excuses et suis votre
serviteur.
Unique témoin de la machination, Nicolas détenait
désormais la preuve de la culpabilité de Mme Cahuet de
Villers. Que, de surcroît, elle ait eu à connaître de la vente en
recel de la flûte du roi de Prusse, en disait long sur l'écheveau
d'intrigues dans lequel on tentait d'enserrer la reine. Restait à
déterminer sur ce dernier point quel truchement faisait le lien
avec cette femme en manœuvres depuis le dernier règne en vue de
battre monnaie sur de nuisibles filouteries. Un murmure lui fit
lever la tête. Au loin, une jeune femme en grand habit
magnifiquement paré défilait devant la cour, plongeant en révérence
tous les trois pas, l'aumônière à la main. À sa tournure et à sa
grâce il reconnut Aimée. Le soir, après son jeu, ce serait au tour
de la reine de quêter au profit des pauvres, l'usage du carême
étant que seul l'or était reçu.
Il mesura soudain l'inconvenance de sa réflexion
durant le service divin. Il s'abîma dans les prières de son
enfance. Répercuté par la voûte, le salvum fac
regem le ramena à la triviale réalité. Il mesura alors avec
une sorte de nausée la distance entre ce roi, le plus puissant de
l'univers, sur lequel reposaient les espérances communes, et la
bassesse qui battait le trône comme une marée de boue. Nicolas
connaissait bien les souffrances des Français, mais aussi leur
ferveur. Qu'auraient-ils pensé par les rues et dans les campagnes
au su de ce qui menaçait leur roi, toutes ces menées rampantes
semblables à ces reptiles ignobles qu'écrase le pied d'airain des
statues ?
Dans la gloire éclatante du sanctuaire, c'était de
cet homme, clignant des yeux et se dandinant d'un pied sur l'autre,
avec ses imperfections et ses faiblesses, son indécision parfois,
mais aussi, il en avait été le témoin, sa volonté toute simple de
soulager le corps meurtri de son peuple, que tout dépendait. Un
sentiment d'injustice le saisit, mais cette angoisse armait son
bras et renforçait sa volonté de se dévouer pour le salut du roi.
Que celui-ci comptât sur lui l'emplissait d'un juste orgueil et
effaçait tout ce que la vie lui avait réservé d'amertume.
Qu'allait-il advenir ? Les preuves étaient
là, et les décisions nécessaires s'imposaient, dussent-elles, comme
tout ce qui approchait le trône, être dûment validées. Qu'importait
maintenant que Loiseau de Béranger allât donner, tête baissée, dans
le piège tendu, oubliant toute prudence et les avertissements
prodigués ? Nicolas devait rendre compte au roi à l'issue d'un
conseil sur le motif duquel il s'interrogeait encore.
La famille royale s'était retirée et le flot des
courtisans quittait la chapelle. Il s'empressa de gagner
l'antichambre de l'Œil de Bœuf où Thierry l'entraîna dans
l'enfilade des appartements, cabinet du conseil, chambre du roi où
La Borde et lui avaient recueilli le dernier soupir de Louis XV,
salon de la pendule… Deux autres pièces se succédèrent pour accéder
enfin à la bibliothèque du roi. Une assemblée silencieuse les
attendait. Lunettes sur le nez, le roi assis au fond de la pièce
feuilletait un gros ouvrage que Nicolas, qui avait la vue perçante,
reconnut être Le voyage autour du monde
de M. de Bougainville. Autour et devant lui Sartine, Maurepas,
Vergennes, Amelot de Chaillou et Mercy-Argenteau attendaient
debout. Il y avait gros à parier, songea Nicolas, dont la fidélité
au roi n'excluait pas d'impertinents jugements sur ses petits
travers, qu'il n'aborderait pas ex
abrupto le sujet pour lequel il les avait réunis.
— Ah ! dit Louis XVI, jetant sur
lui un regard bienveillant, le petit Ranreuil est là. Savez-vous,
messieurs, que lors du voyage de La
Boudeuse et de La Flûte, le
séjour prolongé de nos marins à Batavia a fait plus de ravages
parmi eux en maladies que le voyage tout entier ! Cela non
seulement, mais…
Ce fut curieusement Thierry qui rompit la chaîne
des voyages exotiques. Il parla au roi à mi-voix, mais chacun
l'entendit. Nicolas releva la scène qui confirmait la rumeur de la
faveur grandissante du premier valet de chambre.
— Sire, M. de Ranreuil détient des nouvelles
qu'il convient que Votre Majesté entende au plus vite.
— Soit, dit le roi, refermant le volume d'un
geste brusque avec la mimique de quelqu'un qu'on force à
s'intéresser à autre chose. Ranreuil ?
Nicolas jeta un œil éloquent sur l'ambassadeur
d'Autriche. Vergennes comprit aussitôt sa réticence.
— Avec votre permission Sire. Vous pouvez,
Ranreuil, parler devant le comte de Mercy. Son dévouement à l'égard
de la reine égale le vôtre.
Il prit le parti de raconter simplement la suite
des événements. Il possédait l'art du récit, mais le délicat de
celui-ci tenait à ne pas évoquer les confidences de la reine, ce
qui aurait eu pour conséquence de mettre en lumière les
contradictions de son attitude au sujet de Mme Cahuet de
Villers. Il effleura donc les raisons pour lesquelles la dame avait
réussi à approcher la souveraine, mais démontra sans concession à
l'indulgence les domaines où l'escroqueuse avait porté ses griffes. Il rappela le
passé de la dame, sa folie de faire accroire sa faveur à la cour où
rien ne l'appelait, ni sa naissance ni aucun emploi. Il décrivit
son entrée dans les bonnes grâces de M. de Saint-Charles, intendant
des finances de la reine, par lequel elle s'était procuré des
brevets et des ordonnances signées de Sa Majesté, pour mieux
s'appliquer ensuite à en contrefaire la signature. Qu'armée de la
sorte, elle avait forgé à toutes fins utiles billets et lettres
dans le style le plus familier et le plus tendre. Qu'elle se
faisait ainsi commander des objets de fantaisie, donnant à lire aux
marchands des écrits qui les persuadaient qu'elle était en faveur
auprès de la souveraine.
Sous le regard sévère du roi, il poursuivit un
moment, approchant la vérité sans la dévoiler jamais, toujours
soucieux de ne point dessiner le caractère double de la reine.
Enfin, il en vint à l'épisode du jour, qu'il conta plaisamment sans
entrer dans le détail de ce que savait Marie-Antoinette, suggérant
que ses mouvements d'approbation que, peut-être, le roi avait
notés, tenaient à l'habitude des plus gracieuses de salut à la
foule dont elle était coutumière. Derrière le roi, Thierry écoutait
attentivement le récit, approuvant des yeux la prudence du
conteur.
— Quel fidèle serviteur vous êtes !
murmura Mercy à l'oreille de Nicolas, l'impératrice-reine saura
votre dévouement.
Il comprit que l'ambassadeur était tout aussi bien
informé qu'il l'était lui-même. Le roi baissait la tête,
accablé.
— Voilà une bien méchante personne !
jeta-t-il sur un ton presque enfantin. Qu'en dites-vous monsieur
l'ambassadeur ?
— Je me permets de dire et j'affirme, Sire,
que toutes les menées de cette femme et ses intrigues auprès de
tant de gens imposent que le jugement de cette criminelle soit
glorieusement prononcé par les tribunaux ordinaires.
Un long silence accueillit cette éclatante
déclaration. Le roi semblait hésiter, il interrogea M. de Maurepas
qui faisait des ronds sur le tapis avec le bout de sa canne.
— Sire, après le récit si clair et inventorié
de Ranreuil, je m'interroge. Oui, en vérité, cette femme est
coupable et mérite un châtiment exemplaire. Elle a usé du nom, de
l'écriture et de la signature de la reine. On n'y peut croire et,
d'après les lois de ce pays-ci, pour une seule de ces raisons, elle
mériterait la potence et…
— Et ? dit le roi.
— Et pourtant, reprit le vieux ministre avec
son hochement de tête inimitable, je ne le conseillerais pas. Au
fait, qu'y gagnerions-nous ? Une défroque hideuse dansant au
gré du vent ? Une exécution où la dame réussirait sans doute à
enflammer la populace déjà si fiévreuse et prompte à se
partialiser ? Nous sortons à peine
d'épreuves difficiles. Le corps du peuple est long à se calmer.
C'est celui d'un fauve. Ne le réveillons pas. Ne serait-ce pas une
insigne imprudence de jeter le nom de la reine et sa réputation en
pâture aux libellistes et pamphlétaires de tout poil ? Leurs
excès continuels nous fatiguent assez comme cela !
De nouveau Mercy se pencha à l'oreille de
Nicolas.
— Il se pourrait qu'il ne craigne que son
neveu le duc d'Aiguillon ne se trouve impliqué dans les
machinations de cette Villers qui naguère a eu grande part dans
l'élévation de Mme du Barry dont elle était l'amie
intime.
Nicolas entendit avec douleur M. de Maurepas
évoquer le corps du peuple en des termes aussi empreints de mépris.
Il se remémora sa précédente réflexion à la chapelle. Ces hommes et
ces femmes, que sa tâche quotidienne lui faisait approcher et
comprendre, jamais il ne les pourrait traiter ainsi. Pour une part
de lui-même, il se sentait l'un d'eux.
— Vergennes ? dit le roi.
Les deux bourrelets de chair entre les sourcils du
ministre se plissèrent.
— Il y a plus à perdre qu'à gagner dans cette
affaire…
— … qui devrait demeurer environnée de
ténèbres, acheva Sartine.
— Et qu'en pense
monsieur Amelot ?
L'intéressé toussa, s'étrangla, et prit son
élan.
— Je ppp…pen… pense, Sire…, que je
ré…ré…fléchis. Il y a du p… pour, il y a du con… du contre.
— Le sot ! murmura Mercy.
Le roi ouvrit Le
Voyage et parut se perdre dans la contemplation d'une
planche représentant les naturels des îles de la Sonde. Il le ferma
tout aussi brusquement que la fois précédente.
— Et qu'en dit Ranreuil ?
Les têtes se tournèrent vers Nicolas seule
manifestation apparente de surprise. Voilà ! pensa-t-il, je
vais encore me faire quelques ennemis. Le roi suivait souvent le
conseil de celui qui s'exprimait le dernier.
— Son avis est à prendre en considération,
Sire, dit Maurepas. Ma femme le tient pour un habile négociateur
capable de sauver des causes perdues162 .
Les mines s'allongèrent. Que voulait signifier le
vieux Mentor ?
— Allons Ranreuil, vous avez le nihil obstat de M. de Maurepas.
— Je dirais à Votre Majesté que l'affaire est
délicate. Elle est à la fois scandaleuse et dérisoire. D'une part
le nom sacré de la reine y est mentionné, d'autre part elle
l'évoque et le compromet dans une misérable et basse intrigue.
Qu'il plaise à Votre Majesté de faire saisir la dame et de la faire
incarcérer. Certes, il se pourrait que le public ne manque pas,
suivant sa pente habituelle et par une dérive si répandue dans la
société, d'envisager des causes très secrètes à sa détention.
Qu'importe ! Cela durera quelques jours, le temps que la mode
en passe et que d'autres nouvelles effacent les précédentes. Rendre
publiques par un procès les circonstances scandaleuses de cette
intrigue réveillerait l'esprit de faction et favoriserait des
gloses forgées de toute main par les folliculaires et toutes les
méchantes plumes de Londres et de La Haye. Seul le silence aura
raison de tout cela et balaiera cette boue.
Un long silence salua la péroraison d'un discours
que Maurepas et Sartine avaient approuvé de leurs mimiques.
— Je crois, s'empressa d'ajouter M. de
Maurepas, que Ranreuil a résumé de belle manière et en bon sens ce
que chacun d'entre nous estime juste. On ne doit pas donner à la
robe le goût de ces débats-là avec tout ce qui devrait s'ensuivre
de mémoires en défense et de procédures. Trop d'intérêts y
trouveraient de quoi pâturer les champs du lys au détriment de la
couronne.
— Tiens ! jeta en un soupir Mercy, ton
neveu le premier !
— Monsieur Amelot, dit le roi caressant la
reliure du livre d'un geste lassé, qu'on fasse, sur-le-champ,
saisir la dame en question et qu'on l'enferme au secret à
Sainte-Pélagie163 . Nous aviserons par la suite. Que
M. Cahuet de Villers soit conduit à la Bastille le temps que
soit éclairci son rôle dans les menées de sa femme et réunies les
preuves qu'il n'y a pris aucune part. Cela pour ne pas se départir
des règles d'un silence nécessaire. Qu'il en soit donc ainsi.
Chacun se retirait quand il fit signe à Vergennes,
Sartine et Nicolas de demeurer.
— Il m'est revenu qu'un objet précieux
appartenant au roi de Prusse a été offert à la reine par ma tante
Adélaïde. Je veux la vérité. Ranreuil, avez-vous débrouillé ce
nouvel écheveau ?
— Tout commence quand le duc d'Aiguillon
présente M. von Issen, chevalier prussien, à Balbastre, professeur
de clavecin de Sa Majesté.
— Le duc d'Aiguillon ! répéta le roi
avec un mouvement de recul.
— Le dit Prussien a parlé de l'objet à
Balbastre qui l'a proposé à Mme Adélaïde, laquelle recherchait
un présent à faire à la reine. J'ajoute, et cela n'est pas le moins
étrange dans cette nouvelle affaire, que la Villers, sans doute
approchée par le même émissaire et dans un but identique, a tenté
de circonvenir Rose Bertin, modiste de la reine. Celle-ci, échaudée
des trigauderies de la dame, l'a aussitôt éconduite. C'est ainsi
et… Oh ! Von Issen… il me revient les conditions où j'ai
relevé ce nom ! Le registre des étrangers…
Chacun, surpris, regardait Nicolas qui feuilletait
fébrilement son petit carnet noir.
— Mais, nous savons de qui il s'agit, dit
Vergennes, c'est un agent prussien. Tout d'ailleurs le
démontre.
— Alors, dit Nicolas, dans ce cas que
fomente-t-il avec les agents anglais ?
Il se mit à lire son carnet.
— … le 31 janvier,
M. Calley, alias Lord Aschbury, chef du secret anglais,
s'entretient avec le chevalier von Issen, sujet du roi Frédéric
arrivé de Berlin.
— Et que devons-nous y comprendre ?
demanda le roi.
— Que M. de Ranreuil, dit Sartine, qui fut à
bonne école, a découvert un point des plus intéressants, Sire, la
collusion de nos ennemis.
— Et la raison pour laquelle cette flûte fut
offerte à la reine ?
— Sire, dit Vergennes, l'Europe est suspendue
à nos décisions concernant les affaires d'Amérique. Chacun calcule
la durée de notre réserve, fruit de votre modération et de votre
amour de la paix, et prétend savoir que nous sommes sur le point de
la rompre. L'Angleterre et la Prusse ont cause commune. Toutes deux
ont intérêt à un scandale qui éclabousserait la couronne. Le
royaume en serait affaibli et, en contrecoup, l'Autriche avec
laquelle nous sommes alliés. Voyez la subtilité du jeu entrepris.
Supposons qu'un agent anglais ait dérobé à Sans-Souci un objet
précieux appartenant au roi Frédéric. À Paris, les services anglais
et prussien prennent langue. L'entregent d'Aiguillon… Des
tentatives avec la Villers et Rose Bertin qui échouent. Balbastre
apparaît ; c'est l'homme idoine et l'innocente candeur de
Madame Adélaïde fait le reste. Voilà le piège tendu et refermé.
Tout se sait à la cour en l'instant et la nouvelle court les
salons. Le Baron de Golz, ministre de Sa Majesté prussienne à
Paris, qui a reçu le signalement de l'objet, prend connaissance de
la rumeur. Il se manifeste. Le scandale est prêt à éclater. Le nom
de Sa Majesté est mêlé à une sordide affaire de recel.
— Mais, dit le roi, le roi Frédéric en est-il
informé ?
— Rien n'est moins sûr. Ce genre d'affaire
appelle le secret et ne parvient pas à la connaissance des
souverains. Seul le résultat final compte.
— Oui, oui, dit le roi, regardant Sartine,
cela me semble assez fréquent et donc plus que probable.
— Quoi qu'il en soit il faut parer le coup.
Et d'abord, que devient l'objet du litige ?
— Entre nos mains, en lieu sûr.
— Bon, dit Vergennes. Je recevrai le baron de
Golz avec lequel je jouerai la surprise et la plus grande
méconnaissance ; il y a toujours plaisir à feindre la bête. Je
lui affirmerai avec force et détails des plus convaincants que le
présent de Madame Adélaïde – il sera proposé avec insistance de le
lui présenter ce qu'il sera contraint de repousser – est bien une
flûte certes, mais d'un modèle en tous points dissemblable de celui
qu'il prétend avoir été dérobé. Oh ! de l'ivoire ? De
narval, croyez-vous ? Non d'éléphant. Canne ? Plutôt un
sceptre du roi d'Angola rapporté par un commerçant portugais. Que
sais-je encore ? Pour faire bonne mesure, nous insinuerons que
le ministre de Sa Majesté prussienne pourrait avoir été victime
d'une machination visant à creuser le fossé entre Versailles et
Potsdam….
Le roi riait de bon cœur de voir son grave
Vergennes mimer froidement la scène.
— …Il ne sera peut-être pas convaincu et
persuadé par nos propos, mais placé dans l'obligation de s'en
satisfaire car on aime mieux perdre en secret que de passer pour
dupe sans l'être. Pour la suite, il serait opportun que l'objet
réapparût dans les cabinets du roi de Prusse… d'une manière ou
d'une autre. Ce qu'un agent d'un secret étranger parvient à faire,
il ferait beau voir que l'un du nôtre ne le réussît
point !
— Nul, dit Sartine en précipitation, ne
serait mieux à même pour remplir cette délicate mission que
Ranreuil, lui qui a déjà si bien démêlé le dessous de ce
tour.
— Monseigneur, dit Nicolas, je suis aux
ordres de Sa Majesté, mais auparavant une autre question se doit
d'être réglée.
Sartine, sur le point de répliquer, fut interrompu
par le roi.
— Les Dieux soutiennent
des avis différents… Notre souhait est que Ranreuil nous
apporte au préalable les lumières indispensables sur des événements
dont j'ai entretenu notre lieutenant général de police et dont
vous, Sartine, devriez être le premier à souhaiter connaître le
dénouement que, messieurs, le marquis de Ranreuil dévoilera dès
qu'il sera en mesure de le faire, à vous et à M. Le Noir.
Alors, et seulement, il pourra s'attacher à conclure au mieux des
intérêts du royaume cette malheureuse affaire de flûte.
Pour la troisième fois il ouvrit son livre et ne
leva plus les yeux. L'entretien était terminé. À son habitude,
Vergennes se retira en hâte sans saluer personne. Sartine, qui
paraissait se contenir, s'adressa à Nicolas en le dépassant dans le
cabinet du conseil.
— Nous n'en avons pas fini ensemble, lui
jeta-t-il, sans se retourner.
Nicolas salua.
— Je demeure à votre disposition et suis,
monseigneur, votre très humble et obéissant serviteur.