VI
DÉDALES
Demonstres ubi tuae tenebrae
Dis-moi dans quelles ténèbres tu te caches ?
Catulle
Rodollet releva la tête.
— Il a réussi à dissimuler un élément essentiel en multipliant les indications horlogères.
— Avez-vous remarqué, dit Bourdeau, les majuscules au milieu des mots, l'ü et le ç ? Leur place et leur utilisation ne sont-elles pas intrigantes ?
— Mais oui, je suis assuré que vous avez raison. Je m'y attache.
Il prit un papier et une plume et se mit à aligner des mots sans suite. Soudain il ricana.
— La méthode de dissimulation était intelligente, mais le chiffrement paraît, en revanche, enfantin. Il ne m'a pas longtemps résisté. Pourquoi des majuscules ? Je suppose pour souligner des débuts de mots. Voyez le F, le S et le P. Imaginez qu'il ait voulu nous transmettre son identité : le premier F serait un début de prénom. Allons au plus courant. François convient parfaitement. Nous avons le F, le r, le a, le n, le ç, le o, le i et le s ! Il nous reste des lettres et la seconde majuscule S. Pourquoi pas un second prénom ? Essayons.
Il prit un dictionnaire qu'il consulta avec fièvre.
— J'ai trouvé ! Saül. Nous avons le S, le a, le ü et le l. La troisième majuscule, le P, appartiendrait donc au nom. Il gouvernerait la suite.
— Que nous reste-t-il ? dit Nicolas.
— Deux e, un i, deux l, un y et le P initial.
— Ce qui ferait, dit Bourdeau après un moment de réflexion, Pleily, Pleyli, Peylli ou Peilly.
— Le dernier me paraît le plus engageant, dit Rodollet. Cela nous donnerait François Saül Peilly. L'un des prénoms est peu courant et la plupart du temps porté par les fidèles de la religion prétendue réformée.
— Un protestant ?
— Oui, et peut-être venu d'Angleterre.
— Monsieur, reprit Nicolas, puis-je vous dire que votre démonstration surpasse l'entendement ? J'admire votre talent.
— Celui qui admire de bonne foi le mérite d'autrui ne peut en manquer lui-même, monsieur le marquis.
— Ainsi, dit Bourdeau, il nous revient de découvrir ceux qui ont croisé François Saül Peilly, horloger de son état et vêtu de laine écossaise.
— Qu'il y ait de l'horlogerie dans tout cela ne fait aucun doute, mais je ne suis pas assez pénétré de ces matières pour vous accompagner plus avant. Mon sentiment pourtant, la chose est par trop évidente, penche vers l'existence d'un autre message dissimulé dans la mention horlogère. Interrogez donc nos grands horlogers, un Berthoud, un Le Roy. Et puis, j'y songe soudain, oui, oui, je n'y pensais pas…
Il se frottait les mains d'enthousiasme.
— Quoi d'autre encore ?
— Nous avons été des maîtres dans cette matière, enfin jusqu'à l'édit de Fontainebleau. Après…
— L'édit de Fontainebleau ? demanda Bourdeau.
— Oui, dit Nicolas, la révocation de l'édit de Nantes.
— Précisément, c'est alors que nombre d'artisans de qualité ont quitté le royaume avec comme premières destinations Genève et Londres. Mais, sous le feu roi, le gouvernement, par d'alléchantes propositions, réussit à favoriser le retour de certains d'entre eux installés outre-Manche. Creusez dans ce sens, votre inconnu est peut-être l'un de ceux-ci.
Il les accompagna jusqu'à leur fiacre pour des adieux renouvelés et l'assurance de ses respects à l'attention de M. de Sartine. Avant de rentrer, il jeta un regard suspicieux sur les deux extrémités de la rue Scipion. Ils l'entendirent ensuite tirer plusieurs verrous et claquemurer son échoppe. Quels inavouables secrets protégeait-il ainsi ? Sur le chemin du Châtelet, les deux policiers commentaient avec excitation l'heureuse conclusion de cette consultation. Nicolas fit cependant observer à Bourdeau l'étrange propension du calligraphe à s'enquérir de M. de Sartine. Ils convinrent d'un commun accord qu'avoir affaire avec ce type de truchement entre deux mondes, celui du pouvoir et celui à la marge des affaires d'État et des intérêts extérieurs du Royaume, impliquait des non-dits plus éloquents que de longs discours. Ils se perdirent en conjectures sur les raisons de cette insistance. Pour l'heure, restait que la découverte du nom de l'inconnu du Fort-l'Évêque et la confirmation de ses activités horlogères constituaient des fondements solides pour la poursuite de leur enquête. Au vu de ces révélations, il faudrait ramasser l'écheveau des indices connus et le recouper avec les autres éléments, en espérant que ce rapprochement pourrait s'avérer éloquent.
— Il conviendra, dit Nicolas, de procéder à une consultation approfondie avec suffisamment de recul, disons six mois, du registre des étrangers arrivés à Paris.
— Peste ! Comme tu y vas ! C'est un travail de bénédictin que tu nous réclames là !
— Nous disposons de mouches en surabondance. Mets-en quelques-unes à bourdonner là-dessus. Et, pour bon compte, qu'on recherche aussi toute mention d'une certaine Mrs Alice Dombey.
Il écrivit le nom sur un feuillet de son carnet noir et le donna à l'inspecteur.
— De qui diable s'agit-il ?
— Un nom glané par hasard à la cour.
Bourdeau hocha la tête et ne commenta point.
— Nous aurions pu aller souper chez moi ; la rue des Fossés-Saint-Marcel est tout proche.
— La belle proposition ! Je suis assuré que ta femme m'aurait bien accueilli… avant de t'arracher les yeux de m'avoir convié sans l'avertir.
— Je ne savais pas que tu la connaissais mieux que moi !
— Il n'y a qu'avec Catherine qu'on peut agir ainsi. Elle est toujours contente qu'on lui demande le couvert, c'est sa tradition de cantinière !
— Les femmes haïssent l'imprévu dans leur intérieur.
— À Guérande, le chanoine, mon tuteur et père adoptif, ramenait souvent de pauvres gens affamés pour le souper du soir. Tu aurais vu Fine, ma nourrice. Une vraie furie, elle si bonne ! À casser la faïence, en jurant en breton.
Il rit à ce souvenir.
— J'ai une proposition, dit Bourdeau.
— Tu as jeté tes plombs77 sur quelqu'un ?
— Nous pourrions prendre notre temps pour manger un morceau chez la mère Morel. Par ce temps, une bonne galimafrée de viandailles nous réchaufferait. Et, de surcroît, c'est Mardi gras.


L'idée plut à Nicolas qui donna ordre au cocher de cingler vers la rue des Boucheries-Saint-Germain. À l'entrée de l'impasse où se tenait la taverne, ils pataugèrent dans la neige ensanglantée des abattages du jour. La maîtresse des lieux leur sauta au cou autant que le permettaient des articulations grippées par l'éternel va-et-vient du service. À vrai dire elle se traînait, vieillie et voûtée, et, sans le montrer, ils furent tous deux conscients et attristés de l'inexorable marche du temps. De fait, elle ne quittait plus le devant de son potager, juchée sur une sorte de chaise à roulettes. De ce trône ménager, elle dirigeait sa maison de la voix et du geste, l'œil surveillant de près le mitonnement des marmites et le grésillement des poêles. Vive et enjouée, une jolie jeune fille en casaquin à courtes basques et coiffe virevoltait entre les convives.
— Te voilà en puissance de servante, mère Morel, dit Bourdeau avec jovialité.
— Faut bien, les jambes ne sont plus comme le Pont-Neuf. Y a du mou et du flanchard !
— Nous avons froid, nous avons faim. Nous avons songé à toi.
— Après une bien longue infidélité, je pense ! Je me disais : m'ont oubliée, ces gueux-là ! Et pourtant je connais vos goûts. Tenez, ce soir je vous propose des issues d'agneau au petit lard et, avant c'te platée, la soupe aux choux dans laquelle elle a mitonné, puis des queues de veau à la rémoulade, des œufs à l'ail et, pour dulcifier, des beignets d'hosties.
— Tais-toi, malheureuse, la veille du carême ! Tu veux dire de pain à chanter.
— Ah ! Si cela te chante.
— Et tes issues, après le titre, donne-nous les paroles.
— Je vous retrouve. Tête d'agneau, foie, cœur et pieds. Le tout dégorgé et blanchi. À la marmite avec l'eau, le lard et les choux, des racines, carottes et panais, l'oignon piqué, le clou de girofle, le cœur, la tête et les pieds. Le tout, mes gaillards, longuement cuit, que la chair se lambelle en effiloches. Pour suite, j'y plonge un petit instant le foie, partie délicate et friande. Ce potage qui est du nanan, on vous le sert de suite. Je vous conterai la fin en ribambelle. Prenez place à cette table près de moi, ce feu d'enfer vous réchauffera. Élise, des écuelles pour mes amis.
La fille se précipita.
— Je pouvions compter sur elle, reprit la mère Morel. Une autre moi-même… quand j'avais son âge. Elle sait tout servir sans se tromper. Elle décèle ceux qui voudraient escamoter un plat. Elle a une idée nette de la roquille 78 que tel ajoute en douce à sa chopine, non plus que ceux qui changent l'entrée en rôti, d'où l'excédent. Toutes les assiettes se gravent dans sa mémoire et tu la vois enlever ce qui se doit au moment précis. Et prude avec ça, une vraie rosière ! Ça n'est pas si courant dans la profession où l'on rôtit le balai si aisément ! Celui qui s'aviserait à s'émanciper avec elle, serait puni sur-le-champ. Et vlan ! le plat en sauce sur la tête.
La soupe fut expédiée. Elle leur fit tenir à la dérobée un cruchon de vin qu'elle n'avait pas le droit de servir. La présence du commissaire la préservait ce soir de toute mise en cause.
— Voici les issues ! Sorties du bouillon, je les passe à la casserole avec thym, laurier et persil et ciboule et de l'estragon, hachés dans deux cuillères de bouillon, du vinaigre et de l'huile à la jetée. Passez muscade ! Et je sers tiède, avec le petit lard autour.
La servante s'agitait autour d'eux et posa sur la table une longue terrine fumante.
— Voilà les queues de veau. Bouillies, égouttées, trempées dans l'œuf et panées de mie de pain. Voyez leur couleur, d'un beau brun, et un bol de rémoulade à l'échalote et à la moutarde. Et pour ces gentilshommes, quelques croûtons bien grillés sur la braise pour saucer. V'là-t-y pas du plaisir en l'assiette ? V'là-t-y pas de la gouleye dans la gorge ? Vous pouvez gruger le tout ensemble, ce sont des plats dont les sauces se peuvent mêler et entremêler sans dommage pour le ragoût. Et la glose est bonne aussi pour le petit dernier !
Un nouveau plat surgit, à l'odeur forte et appétissante.
— Des œufs à l'ail, s'écria, triomphante, la mère Morel.
— Elle nous met à blanc79 avec ses plats ! s'exclama Bourdeau ravi, écarlate de chaleur et de bien-être.
— C'est carousse80 de Mardi gras, ce soir ! renchérit Nicolas. Et comment les traites-tu, ces œufs ?
— Ces œufs ? On les durcit et c'est l'assaisonnement qui fait la fête. Dix gousses d'ail écrasées et maniées avec deux anchois, une bonne pincée de câpres, de l'huile, un trait de vinaigre et du poivre. Du haut goût ! Et je vous garantis un sommeil sans rêves, l'ail est une panacée.
Nicolas, qui suçotait un tronçon de queue de veau – il en appréciait toujours le gélatineux et le croquant mêlés – se sentit soudain tiré par le pan de son habit. Surpris, il baissa la tête et découvrit à hauteur de ses genoux, ployée presque à angle droit, une vieille femme appuyée sur un bâton. Le menton fortement engoncé dans la poitrine ne lui permettait pas de hausser le visage et elle s'efforçait de tourner le col de côté pour regarder vers le haut. Des yeux qui pouvaient avoir été bleus conjuguaient le jaune sale et le sanguinolent. Nicolas considéra avec attention cette débâcle.
— La charité, monseigneur, à une vieille femme.
La voix chevrotante réveilla au fond de lui-même une ancienne émotion, comme un mouvement de pitié lointain et assoupi jusque-là.
— Mais voyez donc la mazette81 , grincha la Morel. Allons, vieille carne, décampe. Ouh ! La vilaine.
La lumière se fit brutalement dans la mémoire de Nicolas. Il se revit dans une voiture avec Bourdeau, seize ans auparavant sur le chemin du grand équarrissage de Montfaucon. Oui, c'était bien elle, assise sur la banquette, la vieille Émilie, qui lui lançait, enveloppée dans des hardes décaties d'une splendeur éteinte, des œillades éhontées. Quel âge pouvait avoir cette ruine qui, jeune fille, avait fait les beaux soirs du régent d'Orléans ? Dix-sept ans en 1720 ? Donc un peu plus jeune que Noblecourt, né avec le siècle. Il poussa Bourdeau du coude, qui enrobait une moitié d'œuf de sauce à l'ail.
— Pierre, regardez cette pauvresse. Elle ne vous rappelle rien ?
Bourdeau l'observa à la dérobée. Elle maronnait, rageuse de la sortie de la Morel. Elle allait pourtant se retirer, boitant bas, quand Nicolas la rappela. Il approcha une chandelle de son visage.
— Ah, bigre ! La vieille Émilie, dit l'inspecteur. Si jamais j'avais cru la revoir !
Derechef la mère Morel s'apprêtait à intervenir, mais s'en abstint, voyant l'intérêt que la pauvresse suscitait chez ses pratiques. Le commissaire lui mit quelques louis dans la main qu'elle prit avec hésitation, ses petits yeux furetant à droite et à gauche, comme ceux d'une bête aux abois.
— Tu ne vends plus tes soupes de regrats ?
Effrayée, elle cligna et le fixa, cherchant à reconnaître celui qui la connaissait si bien.
— Hélas, mon bon monsieur, je ne peux plus pousser la voiture.
— Et où loges-tu ?
La méfiance s'accroissait au feu des questions.
— Là où je peux. Il y a toujours un coin à l'Enclos Saint-Jean de Latran82 . Je ne veux pas qu'on me prenne…
Et dans un murmure affolé.
— … J'ai peur d'aller à l'hôpital !
Sans remercier, elle s'empressait, autant qu'elle le pouvait, de disparaître. Nicolas paraissait figé. Pourquoi le passé se manifestait-il à deux reprises dans la même journée ? La Satin et la vieille Émilie… Quel avertissement lui adressait le destin par ces signes insidieux et répétés ? Il chassa de son esprit cette idée porteuse de pensers néfastes.
— À cet âge, murmura-t-il, et par ce temps, courir les rues !
Il se leva d'un bond et la rattrapa pour lui poser son manteau sur les épaules ; celui-ci enveloppait la pauvresse tout entière. Elle le regarda de côté et avec difficulté, profitant qu'il s'était baissé, tendit la main pour lui caresser furtivement la joue, puis sans un mot se retira.
— Votre vieux manteau auquel vous teniez tant ! dit Bourdeau d'une voix bourrue et tremblée… A-t-on idée !
— Justement… Et maître Vachon m'en coupera un autre.
Un long silence suivit. L'inspecteur se moucha bruyamment.
— Et avec ça, vous allez prendre malemort ! Mère Morel, vite un cruchon d'eau… claire. Vous voyez ce que je désire.
Des yeux, elle appela la servante. Dès qu'elle lui eut parlé à l'oreille, celle-ci disparut pour revenir avec une bouteille de grès, deux gobelets et un plat de beignets et de crêpes.
— Ces beignets-là, dit la mère Morel soucieuse de satisfaire leur manie, c'est tout simple. Tu prends des…
— Du pain à chanter.
— À chanter, si tu préfères ! Tu découpes à l'emporte-pièce des ronds que tu charges de frangipane. Un autre rond recouvre le premier. Tu les colles en les mouillant sur le bord. Chaque pistole est jetée dans la friture et ensuite saupoudrée de sucre et dorée à la pelle rougie. Pourquoi veux-tu que Notre Seigneur s'en fâche ? Et si vous revenez en juin, je vous en ferai à la cerise avec du ratafia de noyaux dans la pâte !
L'eau leur venant à la bouche, ils se jetèrent sur les beignets croustillants à l'extérieur et fondants à l'intérieur. L'eau claire qui fleurait la prune et l'angélique arrosa avec vigueur cette gourmandise.
— On comprend que la vieille Émilie puisse craindre les hôpitaux, dit Bourdeau. Chacun ne sait que trop que leurs administrateurs s'enrichissent scandaleusement aux dépens des pauvres en détournant à leur profit les sommes qui leur sont dédiées.
— Et Dieu sait pourtant si le Français est charitable ! On dit qu'il y aurait tant de fondations qu'elles seraient en mesure de nourrir le tiers des habitants du royaume ! Le vice résiderait dans la mauvaise organisation de la distribution.
— L'essentiel n'est pas de faire le bien, mais de le bien faire !
— Mais, repartit Nicolas, il est certain que le siècle est plutôt aumônier et que nos Français sensibles qui ont lu votre Rousseau répandent libéralement leurs largesses et sacrifient sans regimber à l'amour de l'humanité.
— Il paraît que vous l'avez lu aussi !
— Le lire ne signifie pas l'approuver. Pourquoi voudriez-vous que je l'ignore ? Et même, je le cite : Se faire sa propre opinion n'est déjà plus un comportement d'esclave.
— Ah ! Ah ! Je sens que vous rentrez dans son raisonnement : tu es un homme dans les fers content d'obéir au lieu de donner ton avis. Mais il arrivera un jour où le plus fort cessera d'être le maître s'il ne vient à transformer sa force en droit et l'obéissance qui lui est due en devoir ! Méditez là-dessus, monsieur le marquis !
Nicolas leva son gobelet.
— Je bois à votre générosité, Pierre. Elle ne doit rien aux philosophes. Et pour poursuivre dans cette voie, considérez Tronchin, le médecin de Noblecourt et de Voltaire. Il fournit tout dans ses consultations gratuites, même les remèdes nécessaires. Il nomme cela son bureau de philanthropie.
— Serviteur ! dit Bourdeau. Il en est d'autres qui, comme un certain marquis, ont remis les redevances de leurs fermiers en raison des maladies qui ont frappé le bétail.
— Eh diable ! Comment l'avez-vous appris ?
— La nouvelle des bienfaits se répand comme la poudre. Tout comme chacun sait et demeure affligé de voir un jeune monarque doué, semble-t-il, d'un cœur tendre dirigé par un vieux courtisan incapable de fortifier en lui les sentiments d'humanité et de lui inspirer l'amour de ses peuples, puisque lui-même…
Il se remit une rasade d'eau claire.
— … s'est rendu odieux et méprisable à ses vassaux de Pontchartrain par son caractère dur, impérieux et fort éloigné du moindre goût pour la bienfaisance. Et que dire de la dame ? Elle t'entretint naguère, je crois ?
— Oui, quand Sa Majesté avait occis par erreur son chat favori. Je négociai le traité ! Ce dont la dite dame me tint reconnaissance.
— Eh bien, chacun sait que la comtesse de Maurepas influe beaucoup plus que le ministre lui-même dans les affaires et que rien à la cour ne réussit que par son entremise.
— Allez, dit Nicolas souriant, votre pente naturelle vous entraîne vers le pamphlet. Je crois relire « Les Manequins » (sic) 83 dont on disait à juste titre l'an dernier qu'il émanait de Provence, le frère du roi.
— Bien vu, Nicolas ! On est toujours le mannequin de quelqu'un. Chacun l'est à sa manière. Vous êtes celui de Sartine, de Le Noir. Je suis le vôtre. Dans l'univers moral et physique, il n'existe que le mouvement. Tout s'emprunte, se communique et se rend et celui que gardent les Suisses n'a d'autres avantages que d'être le premier mannequin de son royaume !
Nicolas préféra changer la conversation. Il n'aimait pas voir Bourdeau dans cette humeur-là.
— Mannequin ou pas, je m'inquiète pour cette pauvresse. J'ai ouï M. Le Noir évoquer un projet d'édit obligeant les mendiants à se retirer incontinent au lieu de leur naissance ou de prendre un état…
— Le peuvent-ils, ces malheureux ?
— … qui leur permettrait de subsister sans demander l'aumône. Passé le délai prescrit, ils seraient conduits dans les hôpitaux ou les maisons de force84 .
— À l'hôpital, la vieille Émilie ? Autant la tuer tout de suite. Voyez l'Hôtel-Dieu, cinq à six par lits, les convalescents mêlés aux mourants, la mort éteignant la vie ! Il faut voir ces pauvres gens serrés comme harengs en caque, blessés, fébricitants, femmes en gésine, galeux, pulmoniques, varioliques et j'en passe ! C'est le réceptacle de toutes les misères et de tous les désespoirs.
— Qui ne fuirait ces lieux dénaturés ? Il y meurt le cinquième des malades qui y sont reçus, dit-on. Et les vêtements des morts sont cédés aux fripiers, le tout sans aucune précaution. Vendues, ces hardes entretiennent dans la ville mille maux cachés dont on est bien éloigné de soupçonner l'origine. Et même le docteur de Gévigland m'a rapporté que…
— Ah ! Je savais bien que je finirais par vous trouver !
Une silhouette toute couverte de neige se dressa devant eux. Elle s'ébroua, tel un chien mouillé. Le tricorne ôté et secoué, ils reconnurent la longue et spirituelle figure de Rabouine.
— Alors, dit Bourdeau goguenard, on ne peut même plus chanter complies tranquillement ?
La mouche jeta un coup d'œil appréciateur sur les vestiges dévastés du souper.
— Complies de carnaval à ce que je vois ! J'étais assuré qu'ast'heure je vous trouverais attablés quelque part, dans un de vos repaires favoris. Rien chez votre comparse de Chinon, personne rue Montmartre, en désespoir de cause j'ai songé à la mère Morel. Cela s'imposait en ces derniers jours de gras !
— Prends place, sers-toi et conte-nous ton affaire, dit Nicolas.
— Les instructions ont été suivies à la lettre, dit Rabouine, en s'empiffrant d'un gros morceau de cœur qu'il avait trempé gaillardement dans le reste de la sauce à l'ail. Pourvu du portrait de l'homme, j'avais jeté sur le terrain un des nôtres, Richard, de bon aspect bourgeois, qui, sous prétexte de rechercher un parent, interrogeait chalands et commerçants dans les quartiers les plus passants.
— Parfait ! Et alors ?
— Alors ? Devant la pompe de la Samaritaine, au débouché du Pont-Neuf, notre homme a été proprement assommé ! Du bâton plombé à ce que je crois. Dépouillé de sa bourse et de sa montre ? Point du tout, c'est le seul portrait qui d'évidence intéressait son ou ses agresseurs.
— Quel est son état ?
— Le moins pire. A été porté chez un apothicaire qui l'a pansé et soigné d'une confection d'hyacinthe et de mélisse. Il a la tête dure, il s'en tirera avec une bosse ouverte. M'ayant fait appeler par un vas-y-dire, j'ai pu l'accompagner à son logis, rue des Déchargeurs.
— Y a-t-il eu des témoins ? demanda l'inspecteur.
— Trop, c'est-à-dire aucun. Je n'ai pu les retrouver.
— À quelle heure tout ceci ?
— Sur le coup des cinq heures, entre chiens et loups.
— Voilà qui confirme que nous sommes surveillés et cela, depuis le début de cette affaire !
Il raconta à Rabouine son aventure au couvent des Capucines.
— Sauf que nous conservons encore deux autres cartes, dit Bourdeau. Nous supposons désormais le milieu auquel nous pouvons restreindre nos recherches, celui de l'horlogerie. Et nous disposons encore des esquisses de Lavalée avec lesquelles le maître pourra reconstituer le portrait original dérobé.
Une pensée venait de traverser Nicolas. Il l'exprima aussitôt.
— À condition qu'on ne s'en prenne pas à notre pastelliste lui-même ! Nos adversaires paraissent fort au point de tout ce que nous entreprenons. M'est avis, mes amis, qu'une visite même tardive à notre homme s'impose, et immédiatement. On reprend la voiture. Rabouine, tu nous accompagnes.
— J'ai un cheval. J'y serai avant vous.
Ils réglèrent leur écot à une mère Morel désolée de les voir partir aussi vite. Quand le fiacre s'ébranla, Rabouine avait déjà disparu. La neige tombait dru. Leur voiture allait au pas, dérapant aux tournants. À d'autres moments, l'attelage chassait par-devant. Pendant que Bourdeau, qui avait un peu abusé de l'eau claire, piquait du nez, Nicolas faisait le point. L'affaire de la Samaritaine n'était pas un vol ordinaire. Tout laissait supposer qu'il s'agissait d'un travail d'amateur. Des voleurs expérimentés se seraient habilement emparés du portrait, sans courir le risque insensé d'une agression en plein jour et à la sortie du pont de Paris le plus fréquenté. Bourdeau se réveilla en sursaut.
— Il faut chercher chez les horlogers… Oui, votre Rodollet en a cité deux. Le Roy et Berthoud, je crois.
— Le milieu de ce négoce-là est assez répandu dans Paris, mais la plupart des boutiques et des ateliers connus se retrouvent place Dauphine, quai des Orfèvres, rue du Harlay et au Cours du Palais.
Bourdeau opina, tout en balayant de la main la buée qui recouvrait la glace de la voiture.
— Si ce temps se poursuit, faudra avoir recours aux aveugles pour circuler, comme naguère !
— Cet aveuglement est à l'image du déroulement de notre enquête. Chacun s'évertue à en gazer les contours et à en miner les fondements.
La montagne Sainte-Geneviève péniblement gravie, bientôt la masse du collège de Montaigu se profila. À peine sortis de la voiture, ils s'enfoncèrent dans la neige à mi-bottes. Ils durent soulever le marteau à plusieurs reprises avant qu'on ouvre prudemment et qu'apparaisse la face pointue de la portière, émergeant d'une coiffe de nuit.
— Quoi ! Encore ? Y en a pas assez durant la journée, les voilà qui dérangent la nuit tombée. Quelles brides à veaux85 m'allez-vous jeter ? Hein ?
Elle leva sa lanterne et toisa Nicolas.
— Encore vous ! C'est-y pas que vous en voulez à nouveau au paillard du fond ? N'est point en logis.
— Comment ? Où se trouve-t-il ?
— Et pourquoi, moi, je vous répondrais ? J' suis point là pour le torcher, ce traîne-potence !
Elle tenta de leur claquer la porte au nez. L'inspecteur la bloqua du bout de sa botte.
— La vieille, cela suffit ! Si tu n'ouvres pas, tu vas te retrouver à Bicêtre sans autre forme de procès. Obéis au commissaire et avise-toi maintenant de ne lui point répondre. Au fond, tu es brave et tu vas causer gentiment.
— Voilà un propos à double branche. Voyez le brusquiaire86 qui tanne le pauvre peuple ! Vous arrivez à terme et maintenant il est plus malaisé de faire mieux qu'autrement.
— Elle se gausse ! Elle nous mène au diable vert, murmura Nicolas.
— Gare ! reprit Bourdeau, excédé par l'obscurité du propos, il n'y a pas de terrain plus glissant que celui de la fausseté. Si tu persistes à t'incruster en falibourdes87 tu t'en repentiras !
— Ce que je voulais vous dire, susurra-t-elle, soudain cajoleuse, c'est que vous surgissez trop tard. D'autres sont déjà venus, de vos amis à coup sûr, et ont arrêté le Lavalée.
— Comment cela ?
— Oui-da, plusieurs hommes et deux voitures. Alors, hein ! Que dites-vous de cela ?
Provocante, elle balançait sa lanterne dont la lumière portait par à-coups sur sa figure chafouine, l'autre main posée sur la hanche.
— Il suffit, coupa Nicolas. Quand cesseras-tu donc de carillonner ? Lavalée était-il seul au logis lorsqu'il a été arrêté par ces inconnus que vous supposez appartenir à la police ?
— J'suppose rien du tout, je crache ce que je vois ! Et ce n'est pas beau ; les loups se mangent entre eux… Toutefois, mon beau monsieur, pour répondre à votre question, je dirais qu'à l'instant où il est passé devant moi tout couvert de liens, l'était tout seul.
— Est-ce à dire qu'il ne l'était pas auparavant ?
— Peut-être bien en effet que sa gaupe se trouvait là à lui prodiguer ses saletés.
— Et alors ?
— Sans doute par un tour de souplesse, elle a réussi à s'épouffer88 à petit bruit.
— As-tu les clefs du logis ? demanda Bourdeau.
— Ah ! C'est que vous n'en avez guère besoin, demandez donc à ce grand efflanqué en manteau bleu : ses comparses ont forcé la porte. En miette qu'elle est, à la croire défoncée à la hache ! L'aura bien du débours s'il s'en sort, ce goguenet de barbouilleur, à tout remettre en état !
Elle protesta avec véhémence quand l'inspecteur lui prit la lanterne des mains. Ses cris et ses injures les poursuivaient alors qu'ils traversaient l'arrière-cour. La porte éclatée franchie, l'appartement du pastelliste offrait un spectacle désolant : un vrai pillage de troupe en campagne. Ils marchaient sur toutes sortes de débris, porcelaines et verres brisés. Sans doute Lavalée avait-il opposé une vive résistance et celle-ci s'était ajoutée au désordre d'une fouille en règle.
— Vois-tu ce que je découvre et comprends-tu ce qui en découle ? dit Nicolas.
— Certes ! Nous voici en retard de l'événement. Tout a été fouillé et ils ont sans doute découvert ce qu'ils cherchaient.
Le commissaire ne répondit pas. Il examinait avec attention la cheminée et semblait un chien à l'arrêt. Il humait le mince filet de fumée qui montait des braises mourantes. Bourdeau s'approcha.
— Quelle étrange odeur… Oh ! J'y suis, dit-il en se frappant le front, ils ont trouvé les esquisses et les ont brûlées.
— Tout juste ! Voici leurs cendres.
Il s'accroupit, gêné par ses bottes, et réussit à recueillir un petit fragment de parchemin avec des traces de pastel qui avait échappé aux flammes.
— L'artiste disparu, l'œuvre détruite, l'original dérobé. Que nous reste-t-il ?
— M'est avis qu'il urge de découvrir l'ouvrier de ce satanique esprit de suite. Il s'ingénie à nous précéder et à détruire tout ce que nous cherchons ! De quelle gaupe parlait la portière ?
— Sans aucun doute de Freluche, une jeunesse plus qu'accorte et éveillée, que j'eus l'heur de croiser lors de ma première visite chez le peintre. Elle n'a pas froid aux yeux et je la crois assez fine mouche pour savoir sbignare 89 à bon escient…
Bourdeau leva la tête, intrigué.
— Et depuis quand parles-tu cette langue-là ?
— Rien que de l'italien. Jeune homme, je lisais Le Tasse dans le texte. Un de nos jésuites du collège de Vannes, qui avait servi à Rome, m'en apprenait les rudiments.
— Eût-elle décampée, on devrait pouvoir la retrouver. Les filles galantes sont certes nombreuses à Paris, mais celles qui posent le sont moins. Elle doit être connue. Une fois de plus, la Paulet nous sera utile pour en savoir davantage sur cette Freluche.
Nicolas pensa à Antoinette. Avait-elle eu le loisir lors de son bref séjour de saluer sa vieille amie ? Il s'avoua, sans tirer la raison de sa curiosité, qu'il serait intéressé de le savoir.
— J'imagine, reprit Bourdeau, qu'un artiste de qualité est en mesure de refaire de mémoire le portrait de notre inconnu, ses esquisses fussent-elles détruites. Voilà la raison première de l'enlèvement de Lavalée. On nous surveille, on découvre nos relations avec lui, on repère, on court, on vole, on force, on fouille, on brûle, on enlève et on cache. L'homme n'est pas en danger, il est au secret ! Autrement on l'eût assassiné !
— Secret est un terme dont tu uses à bon escient et qui n'appartient pas au vocabulaire du crime. Je crains, cher Pierre, que tes soupçons, comme ceux de la portière, visent d'autres cibles.
— Qui dit secret implique qu'on le puisse trahir.
— Et recommander le secret c'est exciter l'indiscrétion… Voilà notre espérance ! La nuit nous portera conseil ; ici, plus rien n'est à même de nous instruire.
Ils retraversèrent la cour et le vestibule de la première maison ; la portière demeura invisible mais tandis qu'ils remontaient en voiture la porte fut claquée avec violence, réveillant les échos assourdis par la neige. Nicolas fit déposer Bourdeau à sa demeure avant de rejoindre la rue Montmartre. Rien ne décela à sa suspicieuse attention qu'il fût suivi. Il ne s'en étonna pas tant il semblait qu'on précédât toujours ses mouvements. L'adversaire savait qu'une fois perpétrés l'agression du Pont-Neuf, le vol du portrait, la destruction des esquisses et l'enlèvement de Lavalée, les démarches de Bourdeau et de lui-même ne pouvaient qu'être prévisibles et rien ne justifiait pour l'heure de prolonger leur surveillance. Il envisageait de supposer devoir apporter, lui l'homme du roi et des affaires extraordinaires, une puissance qui lui tenait la dragée haute et dont il redoutait qu'elle… Il tenta de se raisonner, de chasser de son esprit inquiet une pensée mauvaise revenant sans cesse l'assaillir et le tourmenter. L'étrange silence de Sartine, la constatation de l'ignorance de Le Noir des événements du Fort-l'Évêque, le départ précipité du gouverneur de la prison royale, ce mystérieux personnage d'allure militaire qui reparaissait si souvent, et mille faits étrangers entourant cette affaire, tout laissait à penser et confirmait qu'il avait approché un secret redoutable touchant l'État et ses arcanes les plus dissimulés. Qu'il en fût écarté et, en quelque sorte, la victime, blessait en lui sa fidélité, peut-être, son orgueil ; cela lui paraissait insultant pour un bon serviteur du roi conduit depuis tant d'années à détenir la clé des mystères du pouvoir.


C'est sur cette déplaisante constatation qu'il revint à l'hôtel de Noblecourt. Seule Mouchette l'attendait dormant d'un œil devant le potager de l'office. Elle bâilla, s'étira, fila dans un coin et lui rapporta avec un glorieux balancement de sa petite tête une souris qu'elle déposa en hommage à ses pieds. Il la remercia d'une caresse, la fit sortir et jeta le petit corps au dehors. Il fallait éviter à tout prix que la vieille Marion le vît, elle qui ne supportait pas la gent trotte-menu. Il se coucha aussitôt, s'efforçant de maîtriser toute tentation de réflexion. La manœuvre réussit et Mouchette, qui était venue le rejoindre, constata d'une patte précautionneuse que son maître s'était endormi.
Mercredi 12 février 1777
— Les cendres de tous les hommes et de tous les bois se ressemblent, murmura M. de Noblecourt qui effleurait d'une lèvre réticente le rebord de sa tasse de sauge. Tout ce que vous me rapportez possède un si étrange parfum de répétition, une sorte de mouvement musical dont les thèmes, apparaissant séparément, de loin en loin retentissent à l'unisson. M'intrigue au plus haut point la réapparition régulière d'un personnage d'allure militaire qui semble, çà et là, jouer les maîtres de cérémonie ! Et ce bouton trouvé sur le lieu du drame, qu'en est-il ?
— Vous connaissez mon sentiment, dit Nicolas, enfournant la dernière brioche au grand désespoir de son hôte qui, le feu de la conversation aidant, tentait de la distraire depuis un long moment, j'estime…
— Et de six, commenta dépité Noblecourt.
— Plaît-il ?
— Peu de choses… Je réfléchissais à haute voix. Oui, je m'interrogeais sur ce redoublement, cette multiplication même, d'indications concernant quelqu'un que tout devrait conduire à se montrer franchement discret et qui semble s'ingénier à se laisser morguer par nombre de témoins tous plus diserts à nous en conter et dont les récits se complètent et se recoupent !
— Cela ne m'a point échappé.
— Peut-être trois dans un, un dans chacun ou encore vice et versa… Allez savoir ! Vous pouvez avec votre intuition vous passer de raisonnement, mais les autres ? Ils ont besoin que vous en ayez un, et c'est celui qu'ils vous supposent sur lequel ils tablent pour établir leurs plans. Il n'y a pas en vérité de plénitude plus aveugle que celle de la suffisance… Vous luttez contre une intelligence toute pétrie d'orgueilleuse suffisance. Trouvez-la ! Elle commet des erreurs et cela la perdra.
Nicolas n'osa répondre. La sortie déconcertante de son ami proférée sur ce ton augural le frappait de sentiments mitigés : celui d'une confiance éprouvée dans les conseils du vieux magistrat et l'autre d'inquiétude devant la propension quasi prophétique par laquelle, d'un ton égal, il dévidait d'étranges formules. Restait que l'expérience prouvait que Noblecourt ne parlait jamais au hasard et que ses vaticinations90 se dévoilaient toujours riches et fécondes en découvertes.
Ayant dormi fort tard, il prit congé à la hâte et, pataugeant, gagna l'angle de Saint-Eustache où bientôt un fiacre se présenta. Rien n'indiquait qu'il fût suivi et compte tenu de sa destination, il ne s'en préoccupait pas. Bourdeau était là depuis des heures. Il s'était fait apporter le registre des Étrangers et celui des entrées à Paris et les épluchait, passant au crible les noms et les détails mentionnés.
— Te voilà bien méditatif, Pierre. Et dès potron-minet !
— Tes demandes n'ont cessé de me courir la tête. J'ai voulu y travailler au plus tôt. Je suis passé dès six heures à l'hôtel de police rue Neuve-des-Capucines. J'ai secoué d'importance tout ce petit monde assoupi. Imagine l'ardeur de la permanence de nuit !
— Je le veux bien croire ! Et des réponses à mes questions sont-elles le fruit de ce zèle ?
— En vérité je le crois et tu vas être étonné du résultat de cette cueillette. Tout tourne autour du ministre anglais à Paris.
— Lord Stormont ?
— Lui-même. Le 15 janvier il a donné audience à un gentilhomme anglais, M. Calley, logé à l'hôtel du Grand Villars, rue Saint-Guillaume. Il l'a revu ensuite à maintes reprises pour de longues conférences. Le 30 janvier, un valet a surpris un morceau de conversation « les Français font des efforts pour traverser… ». L'excellence a fait signe à son interlocuteur de ne point poursuivre. Ils se sont enfermés et sont demeurés une heure ensemble, puis il a fait dire à son secrétaire de retarder le courrier prêt à partir, qu'il avait quelque chose à y ajouter. Un des paquets a par conséquent été ouvert.
— Cela donne une image flatteuse de notre police, mais où cela nous mène-t-il pour notre affaire ?
— Modère ton ardeur et écoute la suite. Ce M. Calley, qui au passage prend des apparences et des coiffures différentes à chacune de ses apparitions, a eu ensuite des entretiens avec un certain M. Belfort qu'on soupçonne être le secrétaire de Lord Germaine91 et qui serait censé ne point avoir de relations ouvertes avec Lord Stormont, vu l'incognito qu'il observe et les matières dont il traite, sinon par le truchement de ce M. Calley. On a découvert qu'il avait des correspondants à Brest, Cherbourg, Lorient et Nantes d'où ils relèvent le mouvement de ces ports. M. Calley s'est aussi enquis auprès de Geoffroy, banquier rue Vivienne, du départ imminent de plusieurs vaisseaux. Le lendemain, il s'est entretenu avec le chevalier von Issen, sujet du roi Frédéric, venant de Berlin.
— Je ne vois toujours pas…
— Quand tu sauras que ce M. Calley n'est autre que notre vieil ami Lord Aschbury, chef du secret anglais et ton plus persistant adversaire, tu comprendras ! Et, comme tu parais t'intéresser, sans m'en vouloir éclairer, à une certaine Mrs Alice Dombey, sache qu'elle œuvre à ses côtés.
Il ouvrit un autre registre.
— Écoute la suite. Je lis pour l'arrivée des Étrangers à Paris : le 10 janvier, MM. Kirkpatrick, le chevalier Fox, MM. Hunter et Belfort, M. Calley, accompagné de Mrs Alice Dombey, marchande de mode à Londres. Je souligne accompagné !
— Et alors ? dit Nicolas, baissant les yeux le cœur pris dans un étau de glace.
— Et alors ? Il serait bon et convenant que monsieur Nicolas ne se paye pas la tête du sieur Bourdeau, inspecteur de police au Châtelet et son meilleur ami depuis tant d'années. Que le sieur Bourdeau, honnête comme un écu blanc92 , n'est pas de ceux qu'on empaume en empiétant sur sa fidélité. Qu'il ne mérite pas qu'on le traite ainsi. Surtout quand il découvre que la dite Alice Dombey loge dans un appartement appartenant à Antoinette Godelet dite la Satin, personne que connaît bien un certain commissaire ! Voilà mon paquet ! Et j'y ajoute qu'une certaine mine blafarde et moliniste93 , le nez fixant la pointe des bottes, n'était pas en mesure d'assoupir l'attention de quelqu'un qui t'est si cher…
La voix de Bourdeau se cassa et il se retourna pour fixer la cheminée.
Pourquoi fallait-il toujours, songeait Nicolas, que les joies fussent accompagnées d'amères contreparties. Il avait revu Antoinette et malgré ses remords en éprouvait une aimable tendresse. Pourquoi devait-il payer cela d'une peine affligée à Bourdeau, le dernier à qui il aurait souhaité faire peine. Le mal étant accompli, il devait trouver le geste pour le convaincre. Le trop sensible amour-propre de l'inspecteur ne supportait pas d'être le moins du monde mis à l'écart. La plus insignifiante vicissitude de leur longue complicité menait droit à une incandescence ranimant chez lui la crainte d'un affaiblissement de leur amitié. Nicolas se souvint que le concours de Bourdeau lui avait été acquis tout d'une pièce, sans discussion ni réticences, dès le moment où Sartine l'avait désigné comme son adjoint. À y bien réfléchir, cela n'allait pas de soi. Il s'approcha de son ami, le prit par les épaules. Il éprouva aussitôt la violence de son émotion, toute sa résistance troublée. Enfin Bourdeau se relâcha et Nicolas lui parla quasiment à l'oreille.
— Pierre, il faut me comprendre. Antoinette, de passage à Paris, a vu Louis secrètement. En dépit de ce qu'elle lui avait intimé, il m'a confié la chose. J'ai voulu la revoir. Chez elle, rue du Bac. J'ai remarqué des ballots portant la mention Mrs Alice Dombey. Cela m'a intrigué et, sur le coup, j'ai cru qu'il s'agissait d'une cliente londonienne d'Antoinette. Cela cependant ne laissait pas de m'intriguer. Mais après ce que tu viens de me révéler, l'observation me met en cervelle94 . Le doute n'est plus permis. Dans quel brouillement s'est-elle jetée ? Alors toi que j'aime comme un frère, me vas-tu pardonner un écart et me rendre la paix sans encore ajouter à la peine et à l'inquiétude que cette nouvelle m'apporte en m'accablant ?
Bourdeau se leva et se retourna, les yeux embués. Il serra Nicolas contre lui.
— C'est moi qui suis une vieille bête ! Toujours soucieux de vérifier la chance d'être depuis tant d'années à tes côtés, il me faut, de temps en temps, m'assurer de la réalité de ce bonheur. Oublie ce mouvement d'humeur.
Soudain Bourdeau vit Nicolas pâlir, chercher une chaise, s'y laisser tomber comme frappé de sidération95 et murmurer des propos incohérents.
— Voilà bien… Et, oui, la chose que j'avais oubliée… Cette vision fugitive… Les masques de la chienlit… Le carrosse… L'obscurité… Juste avant et sans doute pendant. Quant aux traces… effacées et perdues dans la neige… Que n'ai-je alors fait le rapport entre les deux événements ?
Son ami, de plus en plus ahuri, l'écoutait sans rien comprendre.
— Que nous débites-tu là ?
— Que je m'en veux de n'y avoir point songé auparavant. Il se trouve que le soir où notre inconnu du Fort-l'Évêque a été tué, j'arpentais la rue Saint-Germain-l'Auxerrois venant de souper dans une taverne du carrefour des Trois-Maries. Or plusieurs choses m'avaient frappé à ce moment-là. D'abord les lanternes éteintes et une étrange rencontre à deux reprises, la seconde à l'angle de la rue de la Sonnerie, enfin un carrosse croisé qui allait au pas. Un instant une main essuya la buée de la glace et un visage maquillé – ou était-ce un masque ? – me fixa avec insistance. J'eus alors l'impression du déjà vu, puis j'oubliai l'incident. Ce que tu viens de m'apprendre m'en fait souvenir et le visage une seconde aperçu alors, j'en suis maintenant assuré était celui de Lord Aschbury.
— Ainsi…
— Ainsi tout est lié et les conséquences sont d'importance. Raisonnons froidement. Un inconnu, auquel d'évidence les autorités s'intéressent, est mis au secret au Fort-l'Évêque. Première incongruité : il s'en évade dans des conditions plus que douteuses. On ose dire qu'il est assassiné à deux reprises, ou plutôt achevé à coups de canne. Quelques instants auparavant, une voiture occupée par le chef du secret anglais patrouille dans la rue. Exeunt tous les témoins : le gouverneur ? point. Les traiteurs ? disparus ou inconnus. L'obscurité la plus épaisse s'étend sur cette affaire que s'obstine à ne point connaître Sartine et dont Le Noir n'est point informé. Et maintenant le comble ! Lord Aschbury, mon vieil adversaire et éternel comploteur, est de retour à Paris en compagnie de Mrs Alice Dombey, qui n'est autre qu'Antoinette, hélas ! Que devons-nous penser de cet imbroglio ?
— Il y a sans doute à cela des explications toutes simples, dit Bourdeau conciliant. Sans doute des coïncidences, certes fâcheuses, mais rien d'autre sinon un entremêlement inextricable de fausses et de vraies présomptions. Voyager sur le même paquebot, entrer à Paris le même jour et se retrouver sur la même main-courante de police ne signifient pas plus qu'une suite d'événements de rencontres sans doute fortuites.
— Allons ! Tu n'en crois rien et me dévides des balivernes pour apaiser mon inquiétude. Tu as toi-même souligné qu'elle accompagnait Aschbury et c'est bien sous ce nom qu'elle est entrée en France. Pourquoi ?
— Je n'ignore point tout cela, cependant imagine qu'elle ait souhaité la plus grande discrétion, qu'elle craigne au plus haut point qu'on la reconnaisse comme Antoinette Godelet et, surtout, la Satin ancienne fille galante et, un temps, mère-gérante du Dauphin couronné.
Nicolas réfléchit un instant.
— Cela est bien imaginé, sans pourtant me convaincre. Restant que, dans ce cas, quelle imprudence de s'aller loger rue du Bac dans un lieu qui lui appartient en propre !… Ou quelle suprême habileté…
— La prudence n'est parfois pas la sœur jumelle de l'innocence, même si elles peuvent cheminer d'un même pas. Y trouver raison est des plus malaisé.
— Enfin, de tout cela il ressort que l'affaire du Fort-l'Évêque est certainement liée aux relations du royaume avec l'Angleterre. Le terrain me paraît de plus en plus bourbeux.
De nouveau il sembla méditer.
— Je crains, reprit-il, qu'il ne faille désormais donner le change à qui nous observera. À partir de maintenant, ni toi ni moi ne devons apparaître en première ligne, sauf à user de détours et de stratagèmes. Laissons agir les nôtres en secret. Pour mon compte, je vais ouvertement me consacrer à une autre affaire que tu ignores et sur laquelle je te demande le secret le plus absolu.
Bourdeau fit le geste de se coudre les lèvres. Son ravissement transparaissait d'être initié à une confidence aussi particulière. Il apprit ainsi les grandes lignes de l'escroquerie qui se tramait autour de la reine. Nicolas cependant n'insista pas sur l'attitude ambiguë de cette dernière, tirant un voile et escamotant ce que l'imprudence de la princesse pouvait receler de scandaleux au regard du suspicieux et vertueux Bourdeau. Mais la satisfaction d'être mis au fait de secrets si graves l'emporta sur sa curiosité et l'inspecteur ne chercha pas à approfondir les faits que Nicolas lui venait d'apprendre, réservés en leurs grandes lignes et drapés de discrétion.
Les plans de campagne se succédèrent. Il convenait de multiplier ostensiblement les brisées erratiques. Nicolas visiterait Mlle Bertin, car c'est lui que l'adversaire surveillerait par priorité. Il consulterait aussi la Paulet qui, toujours très au fait des rumeurs de la ville, pourrait le remettre sur la voie de Freluche, la maîtresse de Lavalée, disparue elle aussi au moment de l'enlèvement de l'artiste. Dans le même temps des émissaires multipliés écumeraient le monde de l'horlogerie. Il fallait se diviser pour enquêter et ensuite se rassembler pour frapper.
Timidement Bourdeau s'enquit de ce qu'il fallait faire avec Mrs Alice Dombey. Nicolas, se contraignant à une froide indifférence, évalua les risques et les nécessités. D'évidence elle n'avait pu résister au désir de rencontrer son fils et, pour un instant, avait dû abandonner son identité anglaise. Une pensée le traversa, qu'il jugea importune, mais qui s'imposa. Il en éprouva aussitôt la cruauté : se serait-elle mariée avec un Anglais ? Il mesura aussi que rien ne méritait qu'il s'en préoccupât ; elle était libre comme lui-même. Et pourtant l'élan qui les avait poussés dans les bras l'un de l'autre, son abandon à elle et son ardeur à lui, possédaient bien un sens. L'ombre d'Aimée d'Arranet traversa sa pensée ; il se mordit les lèvres. Bourdeau l'observait comme s'il suivait les méandres de sa réflexion.
— Qu'on la surveille, ainsi que ce M. Calley. Nous verrons bien ce qu'il en ressortira. N'écartons pas l'hypothèse qu'une explication candide éclaire d'un jour différent ce tableau inquiétant.
Il n'en croyait pas un mot et ces paroles lénifiantes et raisonnables, il se les servait à son propre usage afin de se rassurer devant une perspective de plus en plus insoutenable. Car Antoinette lui avait menti jusqu'à dissimuler sa venue à Paris que, seule, la loyauté de son fils lui avait permis d'apprendre. Son angoisse et sa tristesse croissaient par l'habitude de développer, tel un écheveau dévidé, les conséquences d'un événement avec la propension cruelle d'en tirer les plus détestables fins.
— Pierre, demeure le maître d'œuvre en arrière-main. Lance nos gens en enfants perdus. Qu'ils se répandent. Ne ménage pas le nerf de la guerre.
— Qui verras-tu en premier ? la Paulet ou la Bertin ?
Nicolas consulta sa montre.
— Je commencerai par la Paulet. C'est l'heure où le Dauphin couronné s'éveille… Et pourquoi dis-tu « la Bertin » ?
— Le rapprochement n'est pas fortuit, il n'y a que la manière qui diverge. Ces femmes-là, c'est du pareil au même ! Et dire que cette dame est reçue par la reine !
— Allons, ne préjuge pas son honnêteté ou même sa vertu ; tout ce qui touche à l'ornement de la femme touche à l'amour !
Chaque retour au Dauphin couronné ramenait Nicolas vers son passé. Ce lieu ponctuait les étapes de son existence mouvementée. Les liens si particuliers que la police entretenait avec le monde de la débauche se doublaient pour lui d'une sorte d'attachement distant et parfois indulgent pour la Paulet, même s'il ne se dissimulait pas les obscurs travers du personnage. Elle s'était révélée en de mémorables occasions généreuse, d'une chaleur de cœur que rien n'aurait pu laisser supposer.
La porte était entrouverte, sans doute mal tirée : c'était bien la première fois qu'il n'était pas accueilli par la belle et sombre fille des tropiques, connue tout enfant encore. Dans la semi-obscurité de la rotonde, il prit conscience que le décor, sans abandonner son pompeux criard, avait changé. La maison, naguère parée d'une somptuosité de mauvais aloi, du goût propre aux établissements de cette nature, subissait l'usure du temps. Par endroits la tapisserie éteinte paraissait dégradée, décollée sinon souillée. Les fauteuils en cabriolets branlaient sur leurs pieds fatigués, leurs fines moulures égratignées. La trame des tapis, éraillée, ajoutait au désordre des franges inégales. Il poussa plus avant dans cette pièce où la Paulet recevait le chaland et le dirigeait vers les alcôves ad hoc, absides discrètes de ce temple de Vénus. De l'une d'entre elles provenaient des mots et des soupirs dont la signification n'avait rien d'équivoque.
— La belle gorge que voilà ! Est-elle ferme, la coquine et que les globes en sont bien disposés !
— Monsieur ! Tirez votre main !
— Eh quoi ! Friponne. À ton tour tu me serres… J'entends à merveille ce que cela veut dire. Ôte donc cette palatine96 . Elle ne te sied guère, et elle m'importune.
— C'est qu'il fait froid !
— Pour moi, je suis tout en feu !
— Arrêtez, de grâce !
Nicolas, qui ne souhaitait pas tenir la chandelle, se mit à tousser devant la crise proche.
— Ah, malheur ! Voilà quelqu'un. C'est sans doute la vieille outre.
La tenture s'ouvrit brutalement découvrant un jeune homme bien découplé, la chemise et la culotte en bataille. D'un air courroucé il toisait le commissaire.
— Bigre, quel est ce fendant ?
Son visage s'empourprait, à la fois commun et beau. Derrière lui, la jeune négresse, le teint gris, baissait la tête, ayant reconnu son vieil ami Nicolas. L'une de ses mains faisait des gestes désespérés comme si elle eût voulu qu'il décampât, de l'autre elle tentait de se rajuster. L'inconnu, les mains sur ses hanches, considérait l'épée du visiteur.
— Voyez-vous donc le goyer97 avec son olinde98 . À qui croit-il en remontrer, ce matamore ? Faudrait-il avoir peur ?
L'irritation gagna Nicolas qui pourtant se contint, impassible et la parole mesurée.
— Monsieur, cette irritation n'est point de mise. Je ne nourris aucune mauvaise intention à votre égard. Je dois seulement m'entretenir sans désemparer avec la maîtresse des lieux.
— Point de tout cela ici. Il y a moi et c'est tout !
— Certes, monsieur, je vous vois, mais songez que je souhaite voir Mme Paulet, une vieille amie.
— Mme Paulet ! Comme il y va, ce gonze ! Vieille amie ! Je t'en foutrais… Pas visible, elle est souffrante.
Derrière lui la jeune femme s'évertuait à faire des gestes de dénégation.
— Raison de plus. Cela est pitoyable et je vais envoyer de ce pas quérir un médecin de mes amis qui loge rue Saint-Honoré.
— Qui est le maître ici ?
L'autre roulait des yeux furieux, les mains sur les hanches. Nicolas, à qui rien n'échappait, remarqua que sa culotte paraissait appartenir à un uniforme. L'homme, en dépit d'un poil largement répandu, ne paraissait guère plus de vingt-cinq ans. Il glissait insensiblement vers un pouf où gisait son habit abandonné. Cet uniforme de garde-française dissimulait mal la poignée d'une épée. Nicolas tira son tricorne et le tint contre sa poitrine, la main droite sur le pistolet offert jadis par Bourdeau. L'homme l'observait d'un air sournois, la main à quelques pouces de son arme. Nicolas entendait prévenir ces inquiétantes intentions. Il leva soudain son bras en l'air et fit feu. Une fine poussière de plâtre tomba tandis que, prises de folie, les pendeloques du grand lustre se mettaient à tinter. La négresse poussa un glapissement. L'homme, la mine basse, recula contre la muraille, se ramassant comme s'il allait bondir. Enfin une boule blanche jaillit de dessous un sofa, aboyant tous crocs découverts. Un coup de talon sur le plancher rejeta la chose gémissante dans sa retraite. Les échos de la détonation se calmèrent, laissant la place à des pas lourds et traînants. La Paulet, énorme, voûtée, la respiration sifflante, apparut, ses grosses jambes ouvrant sa chenille, tout entourées de bandes de tissu. De guingois, une perruque blonde oscillait sur sa tête, surmontant un visage truellé de céruse, de carmin et de noir. Elle s'appuyait sur une canne enrubannée. Ses petits yeux noyés dans la graisse parcoururent le champ de bataille. Chaque détail de la scène fut scruté et analysé. La jeune femme s'enfuit en sanglotant et poussa un cri plaintif quand, au passage, la vieille maquerelle lui décocha un coup de canne. La Paulet marcha alors vers le soldat qui, après une velléité de révolte, déguerpit avec un regard haineux vers le commissaire. Survint alors une scène dont Nicolas se remémorerait longtemps les détails. Sa vieille amie éclata en pleurs, le saisit et s'écrasa contre son large corps. Le busc du corset lui entra dans l'estomac. De cette étreinte désespérée montaient les senteurs composites des fards, des parfums puissants, de la sueur âcre et, par-dessus tout cela, une odeur à la fois forte et sucrée dans laquelle il finit par déceler les vapeurs du ratafia. Se dégageant avec peine, il la repoussa doucement. Elle geignait, dolente, et se laissa enfin choir sur un fauteuil qui gémit et protesta contre la masse qui soudain l'accablait. Elle bredouillait.
— Bien malheureuse… Bien malheureuse. Qu'était-ce donc que tout ce tintamarre-là ? Pardié, je suis bien aise de te voir, mon Nicolas. Tu ne peux savoir…
Elle tentait de reprendre souffle, pareille à un cuir de forge déréglé !
— Ce vaurien, ce maroufle que j'ai accueilli, nourri, dorloté, m'en a-t-il quelque reconnaissance ? Oh ! Il est contraint d'avoir des complaisances pour moi… Je le tiens, et la Paulet n'est pas encore au point de ne pas soulever ce que tu as surpris ; je puis deviner la pantomire.
— Mime.
— Quoi, mime ? Ce n'est point charitable de te moquer, j'ai toujours clabaudé comme je voulais. Enfin… sans avoir recours aux questions, je devine aisément l'action. Après s'enivrer, foutre !
Nicolas se mit à rire.
— L'algarade n'est point de mon fait.
Mais vous qui me parlez, mettez-vous à ma place
Que diriez-vous trouvant une fille chez vous
Sur un sofa pâmée, un homme à ses genoux
Promenant ses regards dessus sa gorge nue99  ?
— Voilà qui me chatouille la mémoire. J'ai entendu cela quand je tenais théâtre…
— C'est ainsi que vous nommiez alors ces scènes animées dans lesquelles jouvencelles et godelureaux se livraient à…
— Tu peux railler : d'autres du plus beau linge y donnaient la main sans vergogne. Mais, pour en revenir au matou, la petite qui me doit tout a du vif-argent dans les fesses et malgré ce que j'ai pu faire, elle a toujours rompu mes mesures. Il me faut bien fermer les yeux sur les jeux de cette effrontée : elle connaît toutes mes affaires.
Elle ouvrit un petit cabaret d'acajou et remplit deux verres cabochons d'un liquide ambré. Elle en tendit un à Nicolas et vida l'autre d'un trait. Elle recommença trois fois en dépit des hochements de tête attristés de Nicolas. Calmée, elle se rajusta, se considéra dans le miroir, essuya ses larmes en mélangeant la palette de ses fards et offrit au commissaire un visage de cauchemar.
— Vois-tu, je me sens hors de gamme avec cette maison lourde à mener. Je n'ai jamais voulu passer la main et me départir de sa gouverne. La Présidente naguère n'a point fait l'affaire… Une écervelée ! J'avais besoin d'un bras, enfin je m'entends.
Nicolas songea soudain que pour lui elle n'avait plus d'âge. Il l'avait toujours vue ainsi. Elle avait bien la cinquantaine quand il l'avait rencontrée pour la première fois. Ainsi elle approchait les soixante-dix ans. Que s'était-elle acoquinée avec ce grand flandrin ? Son expérience et ce qu'il observait à la cour, tout lui faisait comprendre que les ans n'éteignaient pas toujours l'amoureuse passion et le désir. Mille exemples lui revinrent en mémoire.
— Vois-tu, quand il s'approche de moi ce mignon avec son air faraud, mon cœur se remet à battre. Ah ! Si j'avais compris sur-le-champ que j'avions affaire à un courtisan du cheval de bronze100  ! Il m'a bien traversée et a aussitôt jeté ses plombs sur moi et pris son temps101 pour se rendre à composition102 .
Elle paraissait frissonner. Il décela comme une vague de béatitude qui la submergeait.
— Tu me vois à quia… Que faire ? Je n'en suis point à savoir m'en passer. Sais-tu qu'il me vole, alors que je lui donne sans compter ?
Où était donc passée la gaguie103 réjouie d'autrefois ? Elle se servit à nouveau du ratafia, semblable à l'automate de Vaucanson qui vide verre après verre.
— Tu me vois regoulée de tout. Quant aux affaires ! La concurrence est rude. Je n'ai plus le cœur à suivre la mode et la pratique se fait rare. Il lui faut des nouveautés. Ah ! Comme je regrette la pauvre Satin ! Comment va ton fils ?
Il y avait là une voie où il fallait s'engouffrer.
— Louis va bien. Il se garde d'oublier son affection pour sa tante ni l'aide qu'elle lui a jadis apportée.
Elle redoubla de sanglots.
— Vois-tu… toi et la Satin… on aurait pu s'arranger.
— Tu me la contes joliment, oublies-tu mes fonctions ?
— Voyez-vous le bégueule ! Comme s'il ne savait pas que la pousse104 et la débauche marchent d'un même pas, appuyées l'une sur l'autre !
Il décida d'ouvrir ses sabords. Rien ne l'obligeait à biaiser.
— As-tu vu Antoinette depuis son départ ? jeta-t-il d'un ton indifférent en tenant levé son verre qu'il considérait avec attention.
La Paulet parut se tasser sur elle-même, ses petits yeux enfoncés s'agitant en tous sens. La langue humecta le sanglant des lèvres.
— Tu as de ses nouvelles ?
À la question posée, la vieille matoise, toujours sagace, répondait par une autre.
— Elle écrit à Louis qui m'en informe.
Elle ne disait rien. Il décida de changer la cible de ses pièces. La manœuvre faciliterait la question suivante.
— Toi qui sais tout de la ville, un modèle du nom de Freluche te dit-il quelque chose ?
Elle semblait soulagée du tour que prenait la conversation. Au fond, elle avait toujours craint Nicolas. Elle se frappa le front d'où churent des fragments de céruse.
— Dis donc ! Une pétronille que j'ai failli avoir dans mon harem. J'y avais renoncé vu son âge ; tu connais la Paulet : elle a des principes. Mais elle a fait son jeu toute seule à la marge de la comédie, de la rabouille et des ateliers de peinture. Le modèle sert à tout. Elle loge pour l'heure rue des Beaujolais près du Palais-Royal chez un marchand de vin dont la veuve cuisine pour les peintres. Elle a longtemps grugé un capitaine de cavalerie, homme de condition, grison qui la prenait pour une rosière. Pour l'heure c'est un coquelet d'aristo, officier d'on ne sait quoi.
— Mille mercis, ma chère Paulet. Que puis-je faire pour t'être agréable en retour ?
— Si tu effrayais un peu mon gaillard ? Cela l'attendrirait peut-être…
— Appelle-le.
— Simon !
Il parut aussitôt en tenue de garde-française.
— Monsieur, dit Nicolas le menton haussé, celui qui vous fait l'honneur de vous parler est commissaire au Châtelet.
— Tu peux l'en croire, dit la Paulet ricanante, et des plus retors !
— … Si je devais apprendre que Mme Paulet, ma mie, ait à souffrir de votre fait, j'en aviserais sur-le-champ Monseigneur le Maréchal de Biron qui me fait l'honneur de son amitié. Serviteur monsieur !
Sa sortie s'effectua en majesté devant une assistance médusée, de satisfaction vengeresse pour la Paulet triomphante et de crainte redoublée pour le soldat penaud.