XI
LE THÉÂTRE D'OMBRES
C'est ici que la mort et que la vérité élèvent
leur flambeau terrible.
Baculard
d'Arnaud
Sur le chemin de Paris, rencogné à son habitude,
Nicolas réfléchissait. Il demeurait sous le coup de ce conseil de
guerre chez le roi, comme abasourdi. Quel chemin parcouru depuis
les jeux avec les galopins de son âge, pieds nus dans ses galoches,
sur les bords vaseux de la Vilaine entre Tréhiguier et
Pénestin ! Dans sa modestie native, il en éprouvait un frisson
d'effroi. Il comprenait aussi que cette position privilégiée lui
appartenait désormais en propre, qu'il ne la devait à personne,
qu'il n'était plus l'ombre portée de telle ou telle puissance
tutélaire. Il percevait avec tristesse qu'un lien s'était rompu
avec Sartine. La chose en fait menaçait depuis longtemps, mais il
n'avait pas voulu la regarder en face, repoussant à plus tard une
constatation qu'il supportait mal. La mort du feu roi en avait été
le signe annonciateur ; elle avait révélé une rupture masquée
par des faux-semblants. La fin du précédent règne préludait pour
lui à la fin d'un âge. Le temps irrémédiable sapait ses défenses et
c'est en homme seul qu'il en appréhendait maintenant la part
d'ombre.
Il soupira en revoyant cette réunion étrange dans
la bibliothèque du roi. Et d'abord cette surprenante présence d'un
ambassadeur d'une puissance étrangère prenant part aux conseils du
monarque. Il y avait là de quoi s'effarer. Était-il convenable
qu'une reine de France eût quasiment à demeure auprès d'elle, et
chaque jour que Dieu faisait, un tel conseiller ? Quelles que
fussent les aimables relations qu'il avait nouées avec le comte de
Mercy-Argenteau, au fond de lui-même il ne pouvait s'empêcher de le
qualifier d'espion. Si étroite que fût l'alliance entre la France
et l'Autriche, rien n'était plus fragile que ces constructions
éphémères qu'un changement d'équilibre des puissances ou de règne
pouvait bousculer en un instant.
À cet observateur domestique aux conseils si
intéressés, s'ajoutait M. de Maurepas. Aussi conscient qu'il était
du dépérissement de sa santé et du vœu de beaucoup de le voir
sortir du champ des affaires, il ne pouvait s'empêcher de préserver
en l'état cette douce et aimable dictature qu'il exerçait sur
l'esprit du jeune roi. Parfois il semblait que la tentation de la
retraite l'emportât, mais l'amour-propre et la passion du pouvoir,
même immobile, combattaient toujours les conseils de la raison et
de la prudence. Il craignait de quitter la cour et de n'y conserver
alors nulle parcelle d'autorité.
Quant à Vergennes, les grands intérêts dans
lesquels il était plongé, sa prudence et les calculs toujours
renouvelés à la mesure des événements le laissaient indifférent aux
péripéties, serviteur du trône sans état d'âme ni volonté de
suprématie. En cela même il n'était d'aucun appui au roi dans tout
ce qu'il considérait comme agitation subalterne.
Et pour le petit Amelot, il suffisait d'écouter
les refrains fredonnés de par les rues pour comprendre aussitôt son
inconsistance164 .
Et Nicolas revenait à M. de Sartine. Son esprit
toujours l'y ramenait comme la main ne peut s'empêcher de gratter
une mauvaise plaie. Le ministre, il le savait bien, poursuivait des
voies multiples. Sa passion pour Choiseul allait de pair avec celle
qu'il éprouvait pour la marine dans son désir de venger le
désastreux traité de Paris avec les Anglais. Il conservait le vain
espoir de voir revenir aux affaires l'ermite de Chanteloup. Ces
deux passions conjuguées le poussaient à s'opposer aux étoiles
montantes. Il critiquait Necker, directeur du Trésor, comme naguère
Turgot, souhaitant les voir échouer au profit de Choiseul, mais
pour cela et ce qu'on lui prêtait n'obtenant d'eux que des crédits
limités pour son département.
Des cris sortirent Nicolas de sa réflexion, la
file des voitures s'immobilisa à l'entrée dans Paris. Un soleil
pâle baignait d'une douce lumière cette fin d'après-midi. Les cris
redoublaient ; ayant abaissé la glace, il se pencha à
l'extérieur. Il s'agissait d'une banale querelle comme il en
éclatait tant chaque jour. Le passage était bloqué par un de ces
attroupements toujours si redoutés de la police. Cela débutait par
un accès de curiosité populaire, des regards au début indifférents
sur les protagonistes, le côtoiement et les filous qui se
faufilaient, profitant de l'aubaine pour récolter bourses, montres
et tabatières. À la curiosité et à l'amusement succédaient souvent
la prise à partie, les quolibets, les battements de mains qui peu à
peu augmentaient le nombre des belligérants et déclenchaient de
funestes accès de violence. Les mœurs simples des Parisiens
favorisaient d'abord cette humeur enjouée prompte à la plaisanterie
tant vantée par les étrangers. Cependant, rapidement autour de
cette masse de gens assemblés tout s'agglutinait : marchands
de bouches proposant leurs poisseux produits croquignoles, petits
fours, oublies et fruits sur des éventaires portatifs, mendiants,
estropiés, aveugles, soldats en goguettes, tire-goussets et bons
bourgeois en famille. Comme une étoupe l'émotion populaire pouvait
s'enflammer en un instant. Mais la foule se dispersait déjà, rieuse
et caquetante. Le propos de Maurepas retentit dans la tête de
Nicolas et, dans un soupir, il embrassa soudain la grand'ville et
ceux qui y vivaient dans un même élan d'amour et de pitié.
À hauteur du Pont-Royal, il se fit déposer et
renvoya sa voiture. Il souhaitait marcher. Il en ressentait
l'impérieux besoin, si salutaire pour favoriser la rumination quasi
inconsciente des idées. De cet état scandé par le rythme des pas,
maintes fois il en avait fait l'expérience, naissaient les
appréhensions nouvelles des situations compliquées. Il gagna le
quai des Galeries et le Port Saint-Nicolas. Là il s'arrêta et,
assis sur une borne, contempla le spectacle qui s'offrait à lui de
tous côtés. Au premier plan, la rive pavée, descendant en pente
douce vers la rivière. Cet espace tout de désordre était encombré
de ballots, caisses, pierres de taille, tonnelets déchargés. Des
silhouettes étranges se dressaient vers le ciel, instruments de
levage, potences et faisceaux de gaffes et de perches. Çà et là
gisaient de curieux berceaux, sorte de traîneaux qui permettaient
de faire glisser les charges les plus lourdes. De vieux chevaux de
réforme attelés à des charrois baissaient la tête à la recherche de
quelque brin de paille. Des baraques provisoires de joncs et de
planches disjointes abritaient des commis, plume à l'oreille. Des
gabarres à fond large et plat remontaient s'échouer sur le rivage,
d'autres s'appontaient à des jetées de pierres entassées ou à des
avancées formées de gabions. Sur le sol boueux et couvert de
paille, des ancres couchées et des masses informes masquées de
bâches ajoutaient encore à l'impression de désordre. Ces
amoncellements étaient animés de cris et de rires, de jurons et des
grasses injures des portefaix. Des gagne-deniers proposaient leurs
bras, des marchands, et même un vendeur d'eau de coco, hurlaient
leurs produits. Au-delà, le regard portait sur le fleuve agité,
verdâtre et limoneux à la fois. La Seine était sillonnée de bateaux
dont beaucoup faisaient la navette entre les deux rives. Les cris
perçants des mouettes toujours en mouvement ajoutaient une touche
de vérité à ce tableau presque maritime. Nicolas se tourna vers
l'aval ; le contraste était grand avec la rive droite pavée.
Sur la rive gauche, entre le Palais Bourbon et l'élégant quai des
Théatins, le port de la Grenouillère couvert de boues et
d'immondices abritait des chantiers et d'infâmes masures. Du côté
du Pont-Royal, la galiote de Saint-Cloud abordait maladroitement
dans les remous du fleuve, ramenant les Parisiens de leur promenade
dominicale. Vers la gauche, tout était splendeur. Dans la lumière
bleue de cette fin d'après-midi, la perspective, comme une immense
fresque, frappait le regard ; le Louvre, la Samaritaine et son
pavillon, le Pont-Neuf, la pointe de la Cité, le cheval de bronze,
la flèche de la Sainte-Chapelle et au fond les tours de Notre-Dame.
Cette accumulation de beauté lui serra le cœur. Les ombres déjà
s'allongeaient et le froid piquait plus vif.
Il reprit son chemin pour aller se perdre dans les
vieilles ruelles de la Cité. Après le Marché-neuf, il rejoignit le
Pont-au-Change par les rues de la Vieille Juiverie et de la
Pelleterie. Il envisagea une échoppe de joaillier qui ne respectait
point le repos dominical ; il y entra et s'entretint
longuement avec l'artisan. Alors qu'il en sortait, une fille,
quasiment une enfant encore, le raccrocha dans l'obscurité
tombante. Il se dégagea avec douceur. « Le môssieu, dit-elle avec l'accent du faubourg,
la voulons pas tromper sa
belle ! » Il s'arrêta quelques pas plus loin,
interdit. Quelque chose dans cette simple phrase l'avait frappé. Il
se remit en marche pour s'arrêter aussitôt sous un réverbère, pour
consulter son petit carnet noir. Il le feuilleta avec une sorte de
frénésie. Il paraissait saisi d'une impression soudaine,
inattendue, de celles qui vous frappent d'autant plus brutalement
qu'elles déchirent en un instant le voile d'un secret et, donnant à
tout un visage imprévu, inversent les propositions et démasquent la
vérité. Il hâta le pas et se précipita au Grand Châtelet. Il
descendit dans la cellule d'Emmanuel de Rivoux qui, en dépit du
billet de l'amiral d'Arranet, se refusa obstinément à répondre à
ses questions. Nicolas remonta au bureau de permanence, fit appeler
des exempts par le père Marie. Deux voitures quittèrent bientôt la
vieille prison. La nuit était tombée quand elles réapparurent. Deux
prisonniers en furent extraits et immédiatement mis au secret dans
des cellules reculées.
Lundi 17 février
1777
Dès l'aube sur le pied de guerre, Nicolas tint une
longue conférence avec Bourdeau qui en sortit tout en jubilation
contenue. Ce fut ensuite Le Noir qui fut d'objet de trésors de
diplomatie de la part du commissaire. Le lieutenant général de
police s'était déjà fort engagé, mais il tergiversait pour franchir
les derniers pas. Au bout du compte il fut décidé qu'il se rendrait
sur-le-champ à Versailles, qu'il avertirait le roi, entre deux
portes, de la conjoncture et de son urgence. Nicolas avait fourni
son émissaire d'arguments congruents propres à convaincre le
souverain si jaloux de son autorité et, au fond, si inquiet que le
secret du feu roi ne se reconstitue hors de sa main. Le but de la
manœuvre consistait à convoquer à six heures de relevée le
secrétaire d'État, ministre de la marine, et l'amiral d'Arranet
pour une séance de ce tribunal secret qui tant de fois par le passé
s'était réuni sous la justice du roi pour trancher des affaires
extraordinaires.
Nicolas occupa le reste de sa journée à marcher
dans la ville, désormais en accord avec ses pensées rassemblées. Il
devait faire le vide dans son esprit ; la clarté de son exposé
n'en serait que plus convaincante. Pourtant sa réflexion continuait
à battre la campagne. Il s'interrogeait sur le succès de la mission
de Le Noir. Il ne s'agissait pas d'une misérable revanche à
l'encontre du ministre, pourtant si peu ouvert tout au long des
vicissitudes de cette enquête, mais le point final ne pouvait
prendre forme qu'en sa présence. Cette machination d'État peut-être
mal conduite s'était soldée par des morts. Dans le silence, le
mépris et l'obstruction et avec des négations bien tranchantes,
Sartine s'était obstiné, oubliant tout ce que le commissaire avait
tant de fois obtenu sous son autorité, à couper les nœuds gordiens
alors que seul un savant démêlage était à même de dévoiler la
vérité.
Du chanoine Le Floch le marquis de Ranreuil aurait
eu sur la question une tout autre et plus cynique attitude. Nicolas
avait retenu qu'il n'était permis de prendre sa revanche qu'en
bienfaits. Un examen de conscience suivit aussitôt duquel il
résulta que plus il paraissait s'oublier, plus son orgueil était
attentif à faire en sorte qu'il se retrouve. Me voici encore,
songea-t-il, à ratiociner et à me créer des cas de conscience.
Quand perdrai-je cette propension fâcheuse qui me pousse dans mes
retranchements, me conduit à l'impuissance et aux
hésitations ? Et fallait-il donc pratiquer le mépris des
autres au profit de l'estime de soi-même et tomber d'un écueil à un
autre ? Il visait à l'insouciance sans y parvenir au milieu de
confuses considérations, de velléités impossibles d'indifférence.
Quand s'arrêterait-il de toupiller
comme un toton, et sur quelle face ?
Il traversait le jardin des Tuileries quand sa
réflexion fut interrompue par des rires et des lazzis. Quatre
jeunes gens se promenaient, suivis d'une foule de badauds qui les
montraient du doigt tout en se dépensant en invectives. L'un des
cavaliers était vêtu d'une redingote d'espagnolette blanche faite à
la lévite, sur la tête un chapeau de jockey gris bordé de poil,
orné d'une bande de martre en guise de bourdaloue. Il tenait à la
main une badine à la mode. C'est à celui-ci que la hargne de la
multitude s'attachait, jugeant sans doute sa mise ridicule. Les uns
et les autres se moquaient, lui donnant des coups de canne dans les
jambes au dessein de le faire choir. Les trois camarades du jeune
homme s'étaient enfuis, le laissant seul à souffrir les avanies du
populaire. Nicolas, qui suivait la scène de loin, le vit se
réfugier chez le Suisse de la porte des Feuillants. Il ressortit
bientôt, soit que le préposé l'ait chassé, soit qu'il voulût
quitter les jardins au plus tôt. Nicolas le suivit. Il sortit par
le Pont-Tournant pour regagner un carrosse de place. Il n'avait
plus ni chapeau ni badine et son bel habit était constellé de
crachats et d'ordures. Il remonta dans la voiture dont il ferma les
jalousies, mais en dépit des coups de fouet du cocher une foule
grossie l'injuriait et lui jetait des déchets, allant même jusqu'à
secouer la caisse à la renverser. Indigné de ce traitement, Nicolas
se précipita, excipa de sa fonction et intima à un groupe de
cavaliers du guet à cheval d'avoir à faciliter la retraite du jeune
homme. Un chevalier de Saint-Louis, d'évidence un vieil officier,
joignit sur un ton d'autorité sa voix à celle du commissaire, se
plaignant hautement que ces responsables de la police et du bon
ordre demeurassent spectateurs et indifférents des outrages
perpétrés à l'égard d'un original victime de son goût pour la
singularité. La scène laissa Nicolas songeur. Que ce peuple était
versatile et comme un rien pouvait en un instant en changer
l'humeur et transmuer sa bonhomie en cruauté ! Que devait-on
en conclure ? Il en éprouva un malaise, comme devant une
menace diffuse toujours prête à former une vague meurtrière.
Comme s'il souhaitait se mettre à l'unisson de son
humeur, le temps virait. Le petit vent aigrelet laissa la place à
de rageuses bourrasques. Par l'ouest, de gros nuages ardoise aux
inquiétants reflets noirs et verts débordèrent la ligne des toits
et des cheminées. Brusquement la neige se mit à tomber en
tourbillons, transformant vite les voies en fleuves de fange
grisâtre. Ces changements de la nature parlaient toujours d'une
voix mystérieuse à Nicolas. Il constatait que les moments clés de
sa vie s'accompagnaient souvent de cette présence de la neige.
Enfant de l'océan, des landes et des bois, ces impressions, quel
nom aurait-il pu leur donner ? suscitaient chez lui un malaise
qui l'emportait sur la raison. Cela tenait-il aux étranges
conditions de sa naissance ? Soudain il pensa à celle qui
avait été sa mère et éprouva comme un grand vide. Il n'était
cependant pas assez aveugle sur ses propres tourments pour ne pas
déceler que cette crise était la conséquence obligée d'une rupture.
La fin de sa relation privilégiée avec M. de Sartine le conduisait
sans échappatoire à se considérer comme doublement orphelin. De
gros flocons se plaquaient sur son visage ; il enfonça son
tricorne sur les yeux. Il essaya de s'abandonner au courant d'une
pensée qui désormais devait se cramponner au souvenir des bienfaits
reçus dans l'indifférence et l'oubli des mauvaises manières. Il
sentit que le mal et le bien étaient tellement ourdis ensemble qu'à
tenter de les disjoindre, on risquait de déchirer l'étoffe. Au fond
il savait que cela aurait été se déchirer lui-même que de nourrir
ainsi des rancunes.
Ce retour en lui-même finit par le calmer et,
rasséréné, il rejoignit le Grand Châtelet. Bourdeau était au
rendez-vous. M. Le Noir fit bientôt son apparition, son bon
visage barré de rides d'appréhension. Il prit Nicolas à part ;
le combat avait été rude, le roi s'ingéniant à ne pas répondre et à
écarter l'essentiel. Il rechignait à imposer, voulait s'en remettre
à M. de Maurepas pour, au bout du compte, se résigner à saisir
Sartine, mais en chargeant le malheureux Le Noir de le faire. L'âme
en peine, il s'était présenté au ministre qui, après un éclat et de
vifs reproches, avait dû s'incliner. Pour l'amiral, l'affaire était
allée de suite. Le lieutenant général de police finit par rire,
affirmant qu'il en serait d'une perruque à offrir à Sartine et que
Nicolas serait chargé, vu l'expérience qu'il avait de la chose, de
la choisir. C'était selon lui l'unique moyen de faire sa
paix.
Nicolas s'enquit auprès de l'inspecteur de la
présence des prisonniers. Ils avaient été extraits de leurs
cellules et attendaient sous bonne garde, séparés les uns des
autres. Enfin, il prescrivit à Bourdeau d'apporter après un signe
convenu les pièces à conviction qui viendraient au moment voulu
étayer son argumentation.
Sartine et l'amiral arrivèrent avec une demi-heure
de retard, la neige tombant en tempête sur la route de Versailles
avait dérangé leurs prévisions. Le ministre salua l'assemblée avec
froideur. Il avait revêtu un vieil habit noir que Nicolas lui
connaissait et qui, sans le rajeunir, rappelait son ancienne
fonction de magistrat de la ville.
L'amiral d'Arranet avait revêtu l'uniforme de lieutenant général
des armées navales. Nicolas s'interrogea sur son teint empourpré et
son air contrarié. La froideur du dehors en était-elle la cause, ou
la chaleur d'un débat récent ? Dans la grande salle gothique
où flambait un joyeux amoncellement de bûches monstrueuses, le
ministre s'installa aussitôt derrière son ancien bureau, tirant sur
les rouleaux de sa grande perruque à la chancelière. L'amiral se
plaça à sa droite, le dos appuyé à la bibliothèque. Bourdeau
demeura près de la porte, attentif à répondre à toute demande de
Nicolas. M. Le Noir, voulant sans doute exprimer de quel côté
allaient son appui et son approbation, s'assit dans un fauteuil
devant la cheminée près de Nicolas debout. Un long silence lourd de
gêne et d'arrière-pensées préluda au début de la séance.
— Quand il vous plaira, monseigneur, dit le
lieutenant général de police.
— Ne perdons pas de temps, répondit Sartine
en se rejetant en arrière. Puisque le bon plaisir du roi nous a
conduits ici, écoutons ce que nous avons à entendre, étant bien
compris de chacun d'entre nous que ce qui va être dit devra, sans
exception…
— … demeurer environné de ténèbres.
Nicolas avait terminé la phrase, mais la déférence
avec laquelle il l'avait énoncée ne permettait pas à Sartine de
prendre la mouche. Il pinça les lèvres et approuva en
silence.
— Monseigneur, quand vous me fîtes l'honneur
il y a dix-sept ans de m'admettre dans la police de Sa Majesté, je
reçus de vous quelques conseils judicieux que je n'ai jamais
oubliés et que je me suis efforcé de suivre à la lettre. Il
s'agissait de la justice et des règles que nous devions nous
imposer quelles que soient les circonstances. Je n'ai cessé de les
avoir à l'esprit et votre voix me les répétait en cas
d'incertitude. C'est au nom de ces principes que je vous prie de
bien vouloir m'entendre une fois de plus.
— Une fois de trop sans doute, remarqua
Sartine. À quoi rime ce sermon ? Nous a-t-on fait venir pour
entendre votre panégyrique et, de surcroît, prononcé par vous, Le
Floch ?
— Monseigneur, dans le cas présent c'est le
vôtre que je dressais en rappelant ce qui fonde mon action de
magistrat de police et que je tiens de vous. Imaginez, messieurs,
qu'une couleur puisse exister que nous ne connaissions pas, la
verrions-nous ?
— Allons, entrez dans le vif et non dans la
fantasmagorie. À quand le grand Albert165 ? Pour faire bonne mesure je vous
signale qu'il traite de l'arc-en-ciel !
Une des choses que Nicolas admirait chez Sartine,
c'était l'universalité de ses connaissances, fruit de longues
lectures des livres d'une formidable bibliothèque.
— Imaginez, messieurs, poursuivit-il sans se
troubler, qu'en fait ce bureau du Châtelet ne corresponde en rien à
la vision que vous croyez en avoir…
— Nicolas, observa doucement M. Le Noir,
vous sentez-vous bien ? Vos propos sont furieusement
obscurs.
— Obscurs ? De votre point de vue.
Messieurs, dans l'affaire qui nous occupe dans laquelle les uns
voient une opération qui a malheureusement échoué et les autres,
moi, l'inspecteur Bourdeau et tous ceux qui ont coutume de nous
apporter leur aide, discernent bel et bien des actes criminels dont
le démêlé s'avère simple quand on déplace les perspectives.
— Il forlonge, dit Sartine en frappant le
bureau du plat de la main, geste qui dérangea l'aplomb de sa
perruque, la portant de guingois et donnant à son visage sévère un
aspect des plus comiques.
Nicolas dut retenir un fou rire qui montait.
Ainsi, nota-t-il, la comédie se joint souvent à la tragédie et de
graves moments sont traversés d'éclairs de folie.
— Il poursuit, continuait Sartine, et
maintenant nul doute que les lanternes magiques et les vues
d'optique vont apparaître comme à la foire Saint-Laurent, pour la
plus grande joie du vulgaire. Mes lumières à moi sont fondées sur
la réalité.
— Vos lumières ? Elles sont trop
éclatantes, monseigneur, et leurs feux éblouissent la vérité. Il
est temps de reprendre la trame des événements qui nous réunissent.
Je passerai vite sur certains points que nous connaissons tous. Il
y a d'abord une affaire d'État. Vous avez, monseigneur, chargé
l'amiral d'Arranet de mettre en place un bureau dont la mission
essentielle est de recueillir des informations sur les forces
navales anglaises. Il appert rapidement que le point capital n'est
pas la question de l'artillerie, ni la conception de nos vaisseaux
qu'admirent les Anglais eux-mêmes, mais une autre question
d'intérêt vital pour toutes les flottes : le calcul de la
longitude. Vous décidez alors d'introduire le cheval de Troie en
Albion. Comment ? Dans des conditions que j'ignore et qui
n'ont pas de conséquences sur la suite, un jeune horloger de
talent, issu d'une famille de huguenots émigrés en Angleterre, qui
a le mal du pays perdu, se laisse convaincre de venir en France
pour y être formé chez Le Roy.
— Passons, passons, dit Sartine.
— Ces faits doivent être rappelés. On le
formera à la question des pendules et montres marines, puis dans
des circonstances qui me sont inconnues…
— Que d'ignorances !
— Il suffit, monseigneur, que vous les ayez
organisées. Dans des circonstances inconnues, disais-je, il va être
contacté par les Anglais. Depuis la paix et surtout depuis la
révolte des colonies d'Amérique, leurs espions grouillent comme
vermine à Paris. Des lettres de notre jeune homme sont adroitement
agitées aux yeux de ceux qui l'observent et qui mesurent l'intérêt
qu'il y aurait à le retourner contre ses employeurs. Soudain on
feint de découvrir la trahison, on crie hautement à l'espion, on
l'arrête. On l'emprisonne au Fort-l'Évêque. De manière bien
imprudente, car quiconque pouvait légitimement s'inquiéter de voir
un espion convaincu placé dans une aussi piètre prison. De fait,
c'est cette caractéristique qui a fondé le choix retenu. Des moyens
d'évasion sont fournis de l'extérieur. Le 8 février dernier,
il est prêt, il est attendu, il descelle les barreaux du jour de sa
cellule, attache des draps noués, descend dans le vide. Tout était
clair ou paraissait l'être. Alors qu'il est suspendu le long de la
muraille, la corde cède, il tombe. Cette apparence dissimulait une
toute autre réalité que personne n'aurait soupçonnée si, ce soir,
je n'étais pas passé par là.
— Nous y voilà ! J'attendais le
deus ex machina ! Vous devriez
courir le Parnasse avec des contes ou des fables au choix, monsieur
le semeur de cadavres.
— Monseigneur, ces moqueries ne mènent à rien
si ce n'est à m'obliger à confirmer que notre homme a bien été
assassiné. Les draps que, peu à peu, on lui avait fait passer,
étaient imbibés d'un acide corrosif qui en a altéré la solidité.
Notre homme, une fois au sol et gravement blessé, n'était pas mort.
Et il a été achevé d'un coup de canne ou de bâton ferré. Ce que
vous nommez nos macabres manipulations l'a prouvé. Et comme la
victime, par un ultime pressentiment, avait tenu à laisser une
trace dans une fissure de la muraille de sa cellule, ce minuscule
papier en langage codé, une fois déchiffré, nous a permis de
déterminer son identité et de découvrir son lien avec la
quête de la longitude. Oui,
monseigneur, toutes ces circonstances n'auraient conduit à rien si
ce soir-là le hasard ne m'avait jeté rue Saint-Germain-l'Auxerrois,
et retenu au bureau de permanence. A suivi une minutieuse enquête
qu'un mot de vous, un seul, monseigneur, aurait facilitée.
— Il arrive, monsieur le commissaire, dit
Sartine en agitant la main comme s'il voulait chasser la dernière
phrase de Nicolas comme une mouche inopportune, que la soude du
lavage brûle le linge. Et que notre homme ait été achevé, je veux
bien prendre la chose en considération. Il s'échappait, les Anglais
l'attendaient. Un homme à demi mort, qui pouvait parler,
représentait un péril qu'il fallait sur l'heure écarter.
— Là, monseigneur, je crois que vous voyez
peut-être juste, peut-être pas… Quelque temps auparavant, j'avais,
dans la susdite rue, croisé un carrosse de grande maison. Le masque
qui l'occupait m'a toisé au passage, me reconnaissant comme je l'ai
reconnu. Il s'agissait de Lord Aschbury qui, nous le savons, est à
Paris pour des conférences avec Lord Stormont, le ministre
d'Angleterre auprès de Sa Majesté.
— Bien, soit ! Fermons le chapitre.
Finalement nous tombons d'accord. La réunion était certes inutile
et il n'était point nécessaire de tympaniser le roi pour
cela ! Compliments au commissaire pour sa sagacité coutumière,
dans une affaire d'ailleurs des plus simples. Allons amiral, il n'y
a pas à ergoter, j'ordonne le délogement. Des choses sérieuses nous attendent.
Serviteur, messieurs. Nous déranger pour si peu ! Ce Le Floch
est incorrigible. Le Noir, il faut le tenir.
Il enfilait sa pelisse et se dirigeait vers la
porte. Ce fut Le Noir qui intervint de sa voix douce et
posée.
— Je crains, monseigneur, que ces
constatations ne constituent que le prologue de ce que le marquis
de Ranreuil a le devoir de vous exposer au nom du roi.
Le ministre ne se rassit pas. Il alla tisonner
avec rage les braises, retrouvant les habitudes d'un lieu qu'il
avait si longtemps occupé.
— Monseigneur, abordons l'apodope166 . Ceux qui recherchaient
l'identité de la victime, nos gens, vos gens de naguère… ont été
l'objet de voies de fait intolérables entre membres d'une même…
famille. Outre ceci, un fidèle et honorable sujet de Sa Majesté qui
apportait le concours de son talent pour…
— Peuh ! Un barbouilleur crève-la-joie 167 !
— … a été agressé dans sa demeure, ses œuvres
détruites et sa maison dévastée…
— Tirez, monsieur, tirez ! L'homme après
une retraite dans un agréable séjour vient d'être lib… reconduit
chez lui, notre invitation ayant pris fin. Il a été grassement
récompensé.
— Par là vous suggérez sans doute qu'on lui a
fait réparation des dommages et violences subis ?
— Je dis ce que je dis, comprenne qui voudra.
Allons, passons cela, c'est affaire réglée.
— À votre guise, monseigneur. Il reste que sa
maîtresse, le modèle Freluche, après sa fuite lors du forcement de la maison Lavalée, a été pourchassée.
Par ceux qui avaient enlevé son protecteur ? Peut-être. Par
d'autres ? C'est possible. Ou par les uns et par les
autres.
— Le voilà reparti dans ses tours de
foire ! s'exclama Sartine qui ne désarmait pas.
— Certes non ! Mais rien n'est clair au
fur et à mesure que l'on avance et que l'on s'enfonce dans le
dédale de conjonctures qui ressemblent aux tourbillons de
Descartes. Peignez-vous ces sphères élastiques qui se heurtent, se
compriment, se dilatent, se repoussent et finalement
s'écrasent.
— Et alors ?
— Et alors ? Prise entre ces remous, la
petite sphère Freluche y a perdu la vie et votre serviteur a bien
failli y perdre la sienne, sans compter quelques plaies et bosses
pour notre montreur d'estampes.
— Vous mêlez, en apitoiement, l'infiniment
grand à l'infiniment petit. Malheur à ceux qui se trouvent sur des
trajectoires où ils n'auraient pas dû se trouver. Foin de tout
ceci. Où voulez-vous nous conduire maintenant ?
— D'abord, que soit puni le meurtre d'une
pauvre fille retrouvée dans les douves des Invalides une balle
entre les deux yeux.
— Enveloppée, m'a-t-on dit, dans votre
manteau…
— Puis-je, monseigneur, vous prier de
signifier ce que vous suggérez par là ?
L'amiral d'Arranet fit un mouvement pour
intervenir, mais Le Noir le précéda.
— Rien du tout, Nicolas. Le ministre évoquait
un détail qui a sans doute son importance dans l'enquête puisqu'en
effet… Mais je vous laisse le soin de nous révéler l'étonnant
indice que vous y avez découvert.
Sartine grommela et frappa sur la pyramide de
bûches d'un coup de tisonnier si violent qu'elle s'effondra soudain
en étincelles. Des braises incandescentes roulèrent jusqu'à un
tapis. Bourdeau se précipita et piétina le départ du feu avant d'y
déverser un carafon d'eau. L'incident fit tomber la tension des
esprits. Dehors la tempête faisait rage. Le vent parcourait les
sombres galeries en hurlant et en ébranlant les lourdes portes de
la forteresse.
— Nous y reviendrons, reprit Nicolas. Mais
deux guinées anglaises ont été découvertes dans la doublure de ce
manteau.
— Récompense disproportionnée d'un de ces
riches voyageurs anglais qui fourmillent à Paris depuis la
paix.
— Je crois que dans ce cas également il faut
savoir dépasser la seule apparence pour déterminer avec exactitude
le sens de cette découverte. Il n'est pas encore temps de s'y
attacher. C'est une partie du labyrinthe que nous n'emprunterons
pas si vite. Revenons en arrière et engageons-nous vers l'avant
plutôt que de scruter l'après. Considérons M. Le Roy, horloger
du roi, et ses ateliers rue de Harlay. Autour de lui sa filleule,
Agnès Guinguet, son ouvrier Deplat, son apprenti visiteur venu
d'outre-Manche, Saül Francis Peilly et enfin, présent presque
chaque jour, Emmanuel de Rivoux, lieutenant de vaisseau. Rien n'est
dissimulé. On sort, on cause, on rit. Qu'importe la rumeur et les
espions ! Et nous comprenons que cela doit être. C'est l'appât
qu'on jette à la rivière pour attirer le poisson. Une première
constatation saute aux yeux.
— Alors nous sommes aveugles ! dit
Sartine.
— Considérez maintenant la position d'une
jolie jeune femme au milieu de trois jeunes gens. C'est approcher
l'étincelle de l'amadou. Qui d'entre nous jurerait que des
séductions ne vont pas agir ? La police, celle que l'on dit la
meilleure de l'Europe grâce à vous, monseigneur, connaît sa tâche.
On n'emploie pas à tort des suppôts et des stratagèmes pour
finalement se retrouver dans l'ignorance. Cette police a fait son
travail, même si en l'occurrence il fut incomplet, et cela même
avant l'arrivée de M. Peilly rue de Harlay. Mlle Guinguet
était à cette époque la maîtresse secrète d'Armand Deplat.
Surviennent l'Anglais et l'officier dont les charmes dépassaient
peut-être, avec le goût de l'aventure propre aux jeunes femmes
rêveuses, les prestiges de l'artisan. Pensez donc ! Un espion
et un marin ! Arrive alors ce qui devait arriver.
— Et quoi donc, mon Dieu, qui soit si décisif
en la question ? jeta Sartine qui retourna s'asseoir derrière
le bureau.
— Elle cède aux instances du jeune Anglais et
pour donner le change à Deplat joue les coquettes avec
Rivoux.
— Et cela vous suffit pour…
— Je constate tout ce que cela signifie pour
les uns et les autres rue de Harlay. On peut tout imaginer, y
compris que deux des protagonistes éprouvent des sentiments plus
qu'hostiles à l'égard du troisième. On peut même supposer qu'ils
font cause commune, remettant à plus tard la résolution de leur
rivalité. C'est une hypothèse.
— Et sur quoi fondez-vous ces assertions,
demanda l'amiral, enclin à intervenir dès lors que la réputation
d'un de ses officiers était en cause. Sur quelles preuves vous
appuyez-vous pour soutenir la véracité d'une telle
intrigue ?
— Pas de preuves. Des indices et des
présomptions. Des impressions.
— Des impressions ! Et c'est sur des
impressions que vous pensez nous convaincre, lança Sartine.
— Des plus intrigantes, oui monseigneur. Tout
débute chez Armand Deplat, l'ouvrier de Le Roy. À son domicile,
nous avons saisi, dissimulées sous son linge de corps dans une
commode, des empreintes en cire de clés, lesquelles portées chez un
maître serrurier nous ont donné des exemplaires qui se sont révélés
par la suite correspondre à la porte du domicile du lieutenant de
vaisseau Emmanuel de Rivoux et d'une cassette lui
appartenant.
— Avez-vous interrogé Deplat ?
— Certes. Il assure avoir agi à la demande de
l'officier, affirmation que ce dernier d'ailleurs confirme. Égarant
souvent son trousseau, il aurait chargé Deplat de faire
confectionner des répliques de secours à la fin de l'année
dernière. Dans la cassette en question, nous avons découvert la
correspondance intime de Mlle Agnès Guinguet, filleule de
M. Le Roy, avec Saül Francis Peilly.
— Il paraît évident qu'il avait souhaité la
sauvegarder afin de ne point laisser de trace qui devait
demeurer…
— … secrète ? Voilà en effet
l'explication qui se présente aussitôt, si commune que Rivoux me
l'a fournie sans hésiter. Comment s'en était-il emparé ?
— Voilà bien ce qu'on nomme un procès
d'intention.
Au fur et à mesure que Nicolas développait les
éléments de son enquête, il s'imposait en évidence que Sartine
n'entendait pas se laisser convaincre. Mille fois auparavant il
s'était conduit de manière identique, rétif aux arguments les plus
logiques et aux évidences les plus criantes. Ce jeu était habituel
entre eux, dans lequel, se faisant l'avocat du diable, il poussait
Nicolas dans ses retranchements pour mieux finir par se rendre à
l'évidence. Désormais ce n'était plus le cas. L'acrimonie d'une
attitude hostile l'emportait. Il était visible qu'elle surprenait
les témoins des échanges, l'amiral, Le Noir et Bourdeau. D'anciens
moments lui revenaient en mémoire et accroissaient encore sa peine
d'une rupture qui se consommait mot après mot.
— Ce n'est pas tout, monseigneur, d'autres
découvertes étaient en lice. Notamment un manteau bleu d'uniforme
qui se multiplie, disparaît, se dédouble. On le trouve pour la
première fois au Fort-l'Évêque lors de l'incarcération de Peilly,
puis à trois reprises, toujours dans cette prison, une autre fois
chez Lavalée et peut-être encore à Vaugirard lors de la disparition
de Freluche… Il sème même des boutons, un sous le corps de Peilly
rue Saint-Germain-l'Auxerrois, l'autre arraché par la main de
Freluche. L'un m'a particulièrement intéressé, il a été arraché
d'un manteau retrouvé chez Rivoux. C'est celui qui était sous le
cadavre de Peilly dont tout prouve qu'il a été retourné avant
d'être découvert par le guet. Or dans ce manteau à nouveau on
trouve une guinée anglaise… En résumé, Emmanuel de Rivoux, acteur
de cette intrigue, se trouve environné d'indices et de questions.
Enfin…
— Quoi encore ?
— Rivoux transmet à l'horloger Le Roy un
prétendu message de Peilly, forgé de toutes pièces puisque
l'intéressé est mort.
— Cela va de soi, dit Sartine. Il faut taire
cette disparition calamiteuse et préserver le secret.
— Je ne crois pas que cela aille de soi,
hasarda Le Noir. Le silence et le secret les plus absolus
m'auraient paru plus conformes à une aussi délicate situation.
Qu'avait-il à relancer l'intérêt sur un homme mort ?
— Et que répond Rivoux ? demanda
d'Arranet.
— Il demeure évasif et ne souhaite pas
s'expliquer en dépit de vos encouragements à le faire.
Nicolas se mordit les lèvres, se rendant compte un
peu tard de son indiscrétion. Le sursaut de Sartine et son coup
d'œil à l'amiral étaient éloquents.
— Je vois ! On tente de forcer la
voie.
— Monseigneur, il me paraît inévitable de…
commença l'amiral avec un regard de reproche à Nicolas
confus.
— Plus un mot, c'est inutile. Nous voyons
bien que tout cela nous égare. À force d'avoir toujours raison, Le
Floch se croit infaillible. Il prend les vessies pour des
lanternes. Son imagination galope et fait le reste.
— Ce n'est pas tout, reprit froidement
Nicolas. Rivoux est suspect. Il avait toute latitude pour dresser
le piège dans lequel Peilly a perdu la vie. La jalousie peut
l'avoir animé.
— Soit, dit Le Noir. Cependant, cher Nicolas,
si vous le croyez amoureux d'Agnès Guinguet, n'était-ce pas une
erreur d'alimenter les espérances de la jeune femme par un message
prouvant que l'Anglais était toujours vivant ?
— La question se retourne. Quel intérêt
avait-il à procéder de la sorte ? Voilà bien ce qui cloche
dans une affaire où chaque élément paraît n'être pas à sa place. Il
y a d'autres suspects et d'abord nous devons réexaminer le cas
d'Armand Deplat. Que penser des empreintes de cire découvertes à
son domicile alors que Rivoux semble confirmer ses
explications ? Reste qu'un indice découvert lors de ma seconde
visite à son domicile m'a intrigué. Nous le découvrirons sur
pièces.
Bourdeau apporta alors un plateau d'argent sur
lequel avaient été déposés un bouton d'uniforme et des petits
carrés de papier plié numérotés. Il le déposa sur le bureau et fit
tomber le flambeau.
— Maladroit ! dit Sartine.
Bourdeau ramassa l'objet et les chandelles
éteintes éparses et porta le tout sur le dessus de la cheminée,
l'air satisfait. Désormais seul l'ardent flamboiement du foyer
éclairait la grande salle.
— Qu'on fasse entrer Deplat, demanda
Nicolas.
L'inspecteur ouvrit la porte. Dans l'ombre un
homme entra, en manteau d'uniforme et tricorne.
— Tout cela n'aboutit qu'à une erreur, dit
Sartine. Il faudrait revoir vos agencements, monsieur le
commissaire. On annonce Deplat et c'est Rivoux qui paraît ! En
vérité, lorsqu'on vise trop à l'effet, on le manque.
— Croyez-vous, monseigneur ? Comme le
dit votre ami l'abbé Galiani, l'homme est fait
pour jouir des effets sans connaître les causes.
— N'évoquez pas quelqu'un qui quittait Paris
quand vous y arrivâtes.
— Je ne suis pas M. Rivoux, dit
l'homme.
— Allons, reprit Sartine. La plaisanterie a
assez duré !
— Il dit la vérité, je connais mes officiers,
ce n'est pas la voix de Rivoux.
— L'amiral a raison, reprit Nicolas, et cette
mise en scène démontre ce que je voulais vous faire sentir. De
l'obscurité jaillit parfois la lumière.
Il s'adressa à Deplat.
— Retirez vos bottes et laissez-nous.
La chose faite, Nicolas saisit l'une des bottes, y
plongea la main et en retira une épaisse talonnette de cuir.
— Voilà le second indice découvert au
domicile de Deplat. De quoi lui hausser la taille. Qu'en
dit-il ? Que se trouvant trop petit il use de ce subterfuge.
C'est un bien pauvre argument, trop évident dans sa simplicité pour
être reçu sans examen. Or je constate que son apparition vous a
tous convaincus d'avoir affaire au lieutenant de vaisseau. La voix
seule a détruit l'illusion. Imaginez l'impression sur ceux qui
n'étaient pas familiers avec les deux hommes. Or dès qu'on écarte
une illusion, il faut bien y substituer une réalité.
Laquelle ? Pour quelle raison Deplat qui disposait de la
garde-robe de Rivoux avait-il besoin de se hausser ?
Considérez-les, ils se ressemblent tous les deux. Même couleur des
yeux, même profil et avec la perruque tout concorde, sauf la taille
évidemment. Alors, le pourquoi de cette mascarade ? Nous
retombons dans nos incertitudes.
— Que suggérez-vous ? demanda
l'amiral.
— Je crois que Deplat est l'homme par lequel
Saül Francis Peilly a pris contact avec les Anglais. Je crois que
c'est encore lui qui apparaît plusieurs fois dans la cellule du
prisonnier du Fort-l'Évêque. Je crois que c'est lui qui, sous une
autre apparence et, peut-être avec l'assentiment de Rivoux, apporte
les repas du régime à la pistole et qu'à cette occasion il fait
passer à Peilly les draps traités à l'acide, produit que l'on
trouve en quantité chez un horloger. Je suppose que Deplat,
amoureux éperdu, trouve ainsi le moyen de se débarrasser de Rivoux,
en le compromettant par le dépôt sous le cadavre d'un bouton
d'uniforme. Ce faisant, il écarte son second rival auprès d'Agnès
Guinguet.
— Quelle imagination débridée, dit Sartine.
Cela me dépasse ! Il y a peu vous affirmiez que Rivoux était
suspect et que tout se liguait contre son innocence. Restez, je
vous prie, conséquent avec vous-même !
— Vous oubliez l'assassinat de
Freluche.
— Eh ! qu'avons-nous à faire de cette
fille ?
— On ne la peut écarter. Cette fille qui a si cruellement péri demeure un élément
de trop. Une pièce supplémentaire de ce carton découpé168 . Où donc allons-nous la
placer ?
— Vous allez sans doute nous
l'expliquer ?
— Pour votre édification, monseigneur.
Considérons que Freluche n'a aucune relation connue avec les
suspects. C'est le point de départ. C'est en tant que maîtresse de
Lavalée qu'elle se trouve d'abord impliquée dans l'affaire. Dans
l'ignorance de ce qui a justifié l'enlèvement du peintre, je me
jette à sa recherche puisqu'elle s'est échappée. Sauf à penser,
monseigneur, que ce sont vos gens qui l'ont poursuivie et
assassinée ce que je ne veux croire il faut bien trouver un motif à
son assassinat et aux guinées anglaises qui se multiplient autour
d'elle, dans le manteau retrouvé chez Rivoux et dans celui qui
l'enveloppait au moment de sa mort. Il semble que dans ce cas
également notre officier est accusé par les faits. Je connais à
l'avance vos objections. Cela ne nous mène à rien. Peut-être
avez-vous raison, sauf à changer notre vision et à considérer les
faits sous d'autres perspectives.
— Et que disais-je ! Voilà derechef Le
Floch sur la Foire Saint-Laurent, entouré d'un vain peuple béat. Il
monte le tripode de son zograscope,
manipule sa lentille, fait pivoter son miroir, allume à nous
aveugler ses bougies. Et vogue la galère, voici
l'illusion !
— Monseigneur, dit Nicolas, dédaignant le
persiflage, avec votre permission nous allons entendre le
lieutenant de vaisseau Emmanuel de Rivoux.
Sartine fit un geste de la main comme s'il
chassait une mouche inopportune. Bourdeau fit entrer l'officier qui
paraissait accablé et le teint livide.
— Monsieur, dit Nicolas, je vous confirme de
répondre aux questions qu'au nom de Sa Majesté, et devant vos
chefs, je me dois de vous poser.
Le jeune homme leva un regard sans expression sur
le commissaire.
— Je ne puis rien dire.
— Allons Rivoux, jeta d'Arranet avec sa voix
de commandement, il faut parler et dire ce que vous savez, mon
garçon. Le marquis de Ranreuil ne vous est point hostile. Il est
seulement en quête de la vérité.
— Peut-être est-elle indicible, n'est-ce
pas ? suggéra doucement Nicolas. Je vous connais peu et
pourtant je crois pouvoir lire en vous. Vous avez voulu remplir au
mieux votre mission. Lorsque je vous ai interrogé sur Freluche j'ai
cru sentir que vous forciez votre honnête nature. Ce mépris glacé
exprimé avec tant de véhémence m'a étonné de votre part. Il ne vous
correspondait nullement. J'y ai longuement réfléchi. Qu'un
gentilhomme, un officier, exsude un tel mépris à l'égard d'une
jeune femme. Non, monsieur, cette indication ne donnait pas la
mesure de votre caractère. Or dans ce faux transport, un mot de
trop vous a échappé que j'aurais pu ne pas remarquer, la pauvrette ! Que de pitié et de douceur
contenues dans une simple expression ! Et ce qui m'a fait
davantage méditer sur votre attitude, c'est votre chambre,
monsieur, son austérité, sa rigueur. Vous n'êtes pas de ces hommes
à cracher sur la femme qu'ils aiment.
— Comment ! dit Sartine.
— Mais oui, monseigneur, l'amour et la mort
dialoguent dans cette affaire d'État. Le mot échappé au milieu de
l'injure ne s'expliquait que par un sentiment très fort. Freluche,
lors de l'enlèvement de Lavalée, ne s'est pas échappée des bras de
son prétendu agresseur, il l'a laissée s'enfuir. Pour la forme,
elle s'est débattue et l'a mordu pour la frime. Et elle aussi, évoquant cet instant, a
laissé échapper un mot amoureux ! À cela s'ajoute ce faux
courrier apporté par Rivoux pour faire accroire que Peilly était
toujours vivant. Quel imbroglio ! Où allons-nous ? Qui
trompe qui ? Tout se mêle, se complique, s'obscurcit. Emmanuel
de Rivoux, parlez ! Encore un dernier point, je doute que vous
ayez été au courant de la présence des lettres de Peilly dans votre
cassette. En revanche, il y a là sans doute des indices se
rattachant à Freluche. D'où votre émotion quand je les découvre.
Mais, vous ayant informé de ce qu'il en était vraiment, vous avez
rebondi. J'ai trop d'expérience pour m'être trompé sur votre
compte. Monsieur, je suis persuadé que tout était ménagé pour vous
compromettre.
L'officier baissait la tête comme un adolescent
pris en faute. Nicolas songea qu'il était à peine plus âgé que le
roi.
— Monsieur, dit Rivoux, j'en demande pardon,
mais j'ai cru pouvoir élucider cette affaire par moi-même. Vous
avez vu juste et Mlle Freluche était ma maîtresse. C'était une
grave et impardonnable imprudence de ma part. Je n'osais… Sans
doute Deplat en a-t-il été informé…
Dans quel monde cet enfant vivait-il, se demanda
Nicolas. Beaucoup de son âge et de sa condition faisaient bien pire
sans scrupule aucun. C'était sans doute les conséquences d'une
éducation un peu janséniste. La vision de la chambre de l'officier
avait fondé en vérité son premier jugement.
— … J'en savais moins que le commissaire,
mais je me refusais à parler de peur de dévoiler…
— Enfin ! dit d'Arranet. La vie dissipée
d'un jeune homme n'a rien d'intolérable. Reprenez-vous.
— Oui, amiral. Reste que je demeure persuadé
être tombé dans un piège et que M. Peilly a payé de sa vie une
machination ourdie contre lui dans un complot dont je ne distingue
pas les contours.
— Allons, monsieur, rien ne saurait vous être
reproché si ce n'est un excès de scrupule que l'âge et l'expérience
se chargeront de tempérer. La vertu est à cet égard plus regardante
que la fausseté… Avançons donc. Pourquoi ce message d'outre-tombe
adressé à M. Le Roy ? À quoi rimait cette
démarche ?
— Hélas, sachant le sort funeste de
M. Peilly, j'ai présagé que ce message provoquerait une
réaction du coupable. C'était un caillou jeté dans l'eau pour en
observer les effets.
— Et que furent-ils ?
— Je n'ai pas eu le loisir de m'en informer,
ayant été arrêté.
— Je vous ai peut-être sauvé la vie, mais
vous avez sans doute compromis celle de Freluche. Votre message a
laissé croire à quelqu'un que vous en saviez davantage qu'on
supposait : votre liaison avec elle a pu faire croire,
d'autant plus que vous l'aviez laissée s'enfuir, qu'elle détenait
certaines informations.
L'officier semblait atterré.
— Que de si ! grogna Sartine, de
suppositions, de peut-être ! Votre discours est bâti comme un
conte oriental. Qu'allez-vous ajouter à cela ?
— J'en reviens à Peilly. Qui l'a
achevé ? Nous approchons de la vérité.
— Monsieur, dit Rivoux, je peux désormais
indiquer que dans l'évasion de Peilly le rôle de Deplat était de
figurer le garçon traiteur chargé de lui apporter sa pitance
quotidienne.
— En effet, dit l'amiral, nous aurions pu
laisser filer les choses et attendre que les Anglais tentent de
récupérer le transfuge. Cela semait tant d'inconnues que nous avons
préféré lui en procurer les moyens. C'est par Deplat également que
les services anglais étaient informés par des messages placés dans
un faux tronc de l'église Saint-Pierre aux bœufs près de
Notre-Dame. Et enfin, et cela vous intéressera, Deplat était chargé
de se dissimuler aux abords de la prison pour constater le succès
de l'opération.
— Nous devons l'interroger à nouveau.
Était-il un instrument inerte ?
Deplat, qui avait quitté le manteau d'uniforme,
reparut introduit par l'inspecteur.
— Monsieur Deplat, nous sommes au fait de
toutes les missions à vous confiées. L'heure est à la sincérité. Je
vous crois intelligent et il faudrait être bien sot pour nous
parler faux et nous prendre pour des dupes. Vous étiez sur place le
soir de l'évasion et tous ici le confirment. Qu'avez-vous pu
observer ?
— J'avais été retardé, ne trouvant pas de
fiacre. Sur place je me suis tenu à bonne distance. Il y avait un
corps étendu. Je distinguai avec difficulté, les lanternes étaient
éteintes…
— Et pour cause, dit Nicolas en fixant
Sartine.
— … le corps était immobile. Soudain M. de
Rivoux apparut en uniforme. Il longeait la muraille avec
précaution. Il s'est approché du corps, a regardé autour de lui,
sans doute dans la crainte de quelque passant, puis a tiré son épée
et l'a plongée dans le corps du pauvre Peilly.
— Tu en as menti, coquin ! s'exclama
Rivoux que Bourdeau dut retenir, m'accuser de la sorte alors que je
puis prouver que…
— … qu'il était à Versailles, dit Sartine, où
je me trouvais avec M. de Vergennes à l'heure dite.
— Calmons-nous, dit Nicolas, et précisons les
faits. De votre point d'observation, comment était déposé le
corps ?
Deplat sembla éprouver une courte
hésitation.
— Il se trouvait sur le ventre, face contre
terre.
Nicolas se remémorait toutes ses constatations et
reconstituait la scène. Peilly tombe lourdement sur le dos. Deplat
se précipite et l'achève d'un coup de canne ou d'épée, il dépose le
bouton d'uniforme pris à Rivoux, retourne le corps et s'enfuit.
C'est alors sans doute que le carrosse paraît et que Lord Aschbury
constate le désastre. Contrairement à d'autres hypothèses Lord
Aschbury n'aurait point achevé Peilly : pourquoi aurait-il
abandonné un bouton et comment d'ailleurs se le serait-il
procuré ?
— Monsieur, dit-il, vous mentez ! Et je
vais vous dire pourquoi. Le corps de Peilly ne pouvait se trouver
que sur le dos. Ses blessures ne lui auraient pas permis de se
retourner. Or nous le découvrons face contre terre. Puisque nous
savons en certitude que M. de Rivoux ne pouvait être sur place,
étant à Versailles, vous mentez. Vous disposiez des manteaux
d'uniforme de l'officier. Se trouvant ailleurs, comment aurait-il
pu perdre le bouton retrouvé sous le corps de Peilly ? Or
vous, vous affirmez qu'il a été achevé. Dans ce cas, qui d'autre
que vous pouvait accomplir ce geste et laisser sous le corps le
bouton en question ? Ce fait étant acquis, je laisse à
d'autres que moi le fait d'en approfondir les conséquences. Je
m'interroge, oui, je m'interroge. Votre jalousie fut-elle poussée
jusqu'à ne pas craindre tromper les uns et les autres ?
Deplat baissa la tête devant cet implacable
réquisitoire.
— Et le mobile de tout ceci ? demanda
Sartine.
— Tuant Peilly, il se débarrassait d'un rival
honni et, du même coup, compromettait l'autre. Et pourquoi,
monsieur, cet attentat contre moi sur la route de
Versailles ?
— Monsieur, balbutia Deplat, pour le coup je
n'y suis pour rien.
— C'est possible après tout. Ou alors…,
murmura Nicolas, ces guinées m'embarrassent ; jouait-il double
jeu ? Qu'on l'emmène.
Sartine se taisait, les queues de sa perruque
dissimulant l'expression de son visage.
— Un innocent justifié et un coupable
convaincu. Que de reconnaissance nous vous devons, dit Le Noir ravi
du tour que prenait la séance.
— Hélas, monsieur, nous n'en avons pas fini.
Je dois vous apprendre, au cas où vous l'ignoreriez, ce que m'a
confirmé M. Le Roy, homme bien et honnête, au sujet de
Mlle Agnès Guinguet. Il se trouve qu'elle n'est pas sa
filleule. Il l'a trouvée un soir d'hiver en guenilles et affamée.
Il l'a aidée et recueillie. Le bizarre dans cette affaire c'est
qu'elle se soit révélée si douée et experte qu'on ait pu la mettre
au travail d'atelier. L'étrange aussi qu'à part son nom elle n'ait
aucun souvenir de sa vie antérieure. J'ai le regret de vous
informer que cet ange de beauté et d'aménité paraît être au centre
de l'affaire d'État qui nous occupe et qui n'est pas seulement un
drame de la jalousie. La perquisition opérée rue de Harlay au
moment de son arrestation nous a permis de saisir, là aussi,
plusieurs guinées.
— Vous voilà bien grandiloquent.
Expliquez-vous.
— J'accuse Agnès Guinguet d'être un agent
anglais. Voilà une jeune femme, soudainement apparue chez Le Roy,
qui acquiert rapidement, trop rapidement, la maîtrise d'un métier
délicat. Voilà une jeune femme qui, amante de Deplat, devient celle
de Peilly et joue les coquettes avec Rivoux. Elle manipule les uns
et les autres, apprend tout de Peilly qui ne lui dissimule rien,
pousse à bout Deplat malade de jalousie, découvre d'une manière ou
d'une autre la liaison entre Rivoux et Freluche. Si Deplat est
emporté par sa frénésie amoureuse, chez elle il n'est rien d'autre
que le froid raisonnement, l'artifice, le piège ou la séduction
dans lesquels ses victimes doivent tomber. Nul doute qu'elle aurait
ensuite imaginé quelque bonne raison de se débarrasser de Deplat
afin de poursuivre sa mission au service du secret anglais.
Monsieur Rivoux, sauf objection de vos chefs, vous êtes libre et
pouvez vous retirer. Qu'on fasse comparaître Agnès Guinguet.
Les larmes aux yeux, l'officier vint serrer la
main de Nicolas et le remercier. Déjà Agnès Guinguet paraissait,
frêle et confuse, comme une enfant devant un auditoire
intimidant.
— Mademoiselle, dit Nicolas, vous n'êtes
point la filleule de M. Le Roy.
— Je ne l'ai jamais caché. Il suffit de me le
demander. C'est ainsi que je marque les liens de reconnaissance que
j'ai à son égard.
— D'où veniez-vous quand il vous a
recueillie ?
— Je n'en ai nul souvenir et vous le deviez
savoir me posant la question. J'étais malade et l'esprit
égaré.
— C'est en effet ce que vous avez fait
croire. Qui vous a enseigné le métier ?
— Je n'en possède que quelques rudiments, ce
que m'a bien voulu apprendre mon parrain.
— Que faisiez-vous dans la nuit du mercredi
12 février de la semaine dernière ? C'est tout proche et
votre mémoire ne peut faillir.
Elle parut méditer, le doigt sur la bouche.
— Je crois bien que j'étais au bal de
l'Opéra.
— Je crois bien que vous faites erreur. Il
n'y a point de bal le mercredi des Cendres.
— Sans doute avez-vous raison. Je me trompe
de semaine.
— Où étiez-vous donc ?
— Eh, ma foi ! au logis.
— Ah ! vous voilà plus précise !
Seule ?
— J'étais seule, M. Le Roy étant à
Vitry.
— Pourquoi étiez-vous en possession de
guinées anglaises ?
— C'est un présent de M. Peilly au
moment de son départ.
— Autre point. C'est vous qui vous consacrez
au finissage des montres les plus précieuses ?
— Oui, les montres en or.
Nicolas désigna deux petits carrés de papier
numérotés sur le plateau d'argent.
— Savez-vous ce qu'ils contiennent ?
Non, bien sûr. L'un contient une sorte de limaille recueillie sur
le revers d'un manteau que portait une jeune femme nommée Freluche.
La connaissez-vous ?
— Je devrais ?
Cela fut proféré avec un peu d'insolence.
— C'est selon. L'autre contient des
paillettes d'or prélevées lors de mon passage rue de Harlay et que
vous avez semées en venant m'entretenir. Ce sont les mêmes.
Auriez-vous quelque explication de cette coïncidence ?
— Ce n'est pas mon affaire.
— Je crois que si. Donnez-moi votre
main.
— Et pourquoi le ferais-je ?
— Parce que vous ne pouvez pas faire
autrement car ce serait vous avouer coupable d'un meurtre,
mademoiselle.
Avec réticence elle lui tendit la main
gauche.
— La droite, s'il vous plaît.
Il l'examina avec soin, essuyant l'intérieur des
ongles avec son mouchoir. Les assistants médusés suivaient ses
gestes avec attention. Il demanda à l'inspecteur de rallumer le
flambeau. Il s'en approcha et considéra avec soin le coin de son
mouchoir, enfin secoua la tête, l'air entendu.
— De la poussière d'or, cela va de soi !
Mais aussi des grains incrustés de poudre noire. C'est
intrigant ! Je m'étonne qu'une jeune femme manie des
instruments aussi dangereux… Cela laisse des traces longtemps
après.
— Mais que signifie, monsieur ?
— Vous ne comprenez pas et ce noble auditoire
non plus. Il se trouve qu'il y a deux ans à Vienne, ayant du temps
à perdre, j'ai visité un institut très en avance sur nos propres
tentatives où l'on examine les corps péris de mort violente.
— Le voilà reparti dans ses macabres
manipulations. Que va-t-il nous annoncer, toujours à se
forfanter169 de quelque diablerie !
— Pas de diablerie, monseigneur, la science
au service du siècle. Un savant interlocuteur m'avait alors dévoilé
que lorsqu'on tirait avec un pistolet, les traces de poudre noire
s'incrustaient dans la peau et ne disparaissaient que longtemps
après. Vous ne paraissez pas comprendre, mademoiselle. Il n'est
plus possible de nier. Il y a peu nous supposions, désormais la
preuve est faite. C'est vous qui êtes l'auteur de l'assassinat de
Mlle Freluche et de l'attentat contre moi route de
Versailles.
— Non, je n'y étais pas, murmura-t-elle l'air
égaré.
— Comment cela ! On vous a aperçue vous
enfuyant.
— Ce n'était pas moi.
— Pas vous ? À qui le feriez-vous
croire ? Près du moulin ? Hein, la mémoire vous
revient !
— Je n'y étais pas, j'étais aux…
Elle s'arrêta.
— Où donc ? Pas chez vous, mademoiselle.
Pas à l'Opéra. Aux quoi ? Hein ? Aux Invalides selon
moi.
— Non, non ! jeta-t-elle en
désespoir.
— Alors sur la route de Versailles ? Car
d'où proviennent ces traces de poudre ?
— J'ai dû en toucher à l'atelier.
— Ainsi vous reconnaissez avoir manié de la
poudre. Vous êtes donc persuadée que vos mains en portent
témoignage. Voilà un argument décisif et je vais vous dire
pourquoi, Agnès Guinguet. Dans cette sombre pièce, je n'ai rien
recueilli sur vos ongles et sur vos mains. Les uns et les autres
sont beaux et propres.
Il agita son mouchoir blanc immaculé.
— Vous ne dites rien, car en effet il n'y a
rien à dire. Je vous crois et vous proclame agent du secret anglais
dès le début de votre si curieuse apparition chez M. Le Roy.
La mort de Freluche s'imposait car vous ignoriez ce que Rivoux
avait pu lui confier. Or tout se sait quand les uns surveillent les
autres et vous pressentiez qu'il avait laissé échapper sa
maîtresse. La pauvrette a sans doute
été abusée par l'apparition d'un uniforme bleu à Vaugirard… Le rôle
de Deplat devra être reconsidéré dans cette embûche. Quant à la
tentative contre ma personne, dans le doute, je vous en donne
quitus. C'est sans doute Lord Aschbury qui, une fois de plus, m'a
dépêché ses sicaires. Allez, mademoiselle, que la justice du roi
passe.
Il éprouvait soudain une grande lassitude. Il
avait une fois de plus triomphé et démonté les arcanes d'une
affaire dans laquelle il avait dû agir contre un adversaire
redoutable et à contre-pied de Sartine, mais à quel prix !
Celui-ci sortit sans le saluer, mais lui jeta au passage une phrase
intrigante.
— Vous croyez triompher ? Mais vous ne
savez rien ! la surface des choses…
L'amiral qui emboîtait le pas au ministre pressa
Nicolas contre lui.
— Allons, vous le connaissez. Il vous
reviendra. C'est l'échec de cette opération qui le mortifie et le
ronge et non votre obstination à la démêler.
Il demeura un long moment dans la grande salle
déserte. La victoire avait un goût amer. Justifiait-elle les
sacrifices consentis et cette rupture ? Et connaissait-il
vraiment le fin mot de cette affaire ? Le Noir et Bourdeau
vinrent le chercher, l'entraînèrent et ensemble ils sortirent du
Grand Châtelet. Le lieutenant général de police les convia tous les
deux à souper. En chemin, ils éprouvèrent la fureur des éléments
dont les assauts martelaient la caisse du carrosse. Le ciel était à
l'unisson des sentiments de Nicolas.