XII

L'ÉTAU

Après avoir mal fourni sa carrière, on ne réussit pas pour reprendre d'autres routes.
Massillon 
Du dimanche 6 mai au vendredi 12 mai 1775

Le dimanche, toute la maisonnée de la rue Montmartre, M. de Noblecourt radieux à sa tête, assista à la grand-messe à Saint-Eustache. Louis eut l'honneur de tenir l'aumônière de la quête. La présence de Naganda, que son éducation conduisait à juger vaines les controverses théologiques et qui conciliait, sans états d'âme, sa foi et les croyances de son peuple, effraya d'abord l'assistance pour ensuite la distraire et, enfin, l'édifier. Au prône, le célébrant lut l'adresse extraordinaire que Louis XVI venait d'envoyer à tous les évêques au sujet des récents événements ayant affecté le royaume ; sa voix retentissait sous les hautes voûtes : « Vous êtes instruits du brigandage inouï qui s'est exercé sur les blés tout autour de la capitale, et presque sous mes yeux à Versailles, et qui semble menacer plusieurs provinces du royaume. S'il vient à approcher de votre diocèse ou à s'y introduire, je ne doute pas que vous n'y opposiez tous les obstacles que votre zèle, votre attachement à ma Personne, et plus encore la Religion Sainte dont vous êtes le ministre, sauront vous suggérer. Le maintien de l'ordre public est une loi de l'évangile, comme une loi de l'État, et tout ce qui le trouble est également criminel devant Dieu et les hommes. »

— Cela a plus de tenue que l'adresse d'instructions aux curés du royaume. On m'a fait lire ce texte, verbeux, sophistique et maladroit ! Une piètre défense du contrôleur général dont je crains qu'elle ne fournisse en même temps des armes contre lui, murmura Noblecourt à l'oreille de Nicolas.

En l'honneur de Naganda, une partie de campagne était prévue. À la sortie du sanctuaire, des fiacres les attendaient et, dans l'un d'eux, Semacgus qui, à l'instar du sage de Ferney, respectait le Seigneur mais ne le fréquentait pas. Dans la gaieté, ils se dirigèrent vers les barrières en direction de la Basse Courtille des Porcherons afin de rejoindre Le Tambour Royal, l'auberge du célèbre Ramponneau. L'idée était de montrer au chef mic-mac les simples plaisirs du Parisien.

Passé l'enseigne, on descendait par trois marches dans une vaste salle rectangulaire avec, à main droite, l'office. Sa cheminée monumentale, ses potagers gigantesques et ses fontaines au cuivre éclatant firent envie à Marion et Catherine. De nombreuses tables et bancs accueillaient une foule bon enfant dont la rumeur, par moments, atteignait l'insupportable. Le maître de maison, gros homme rougeaud et courtaud à l'encolure d'un Silène1, les reçut de belle humeur et les conduisit à une table bien placée, légèrement surélevée, offrant une vue panoramique sur l'assemblée. Il avait reconnu Nicolas, ayant, à plusieurs reprises, eu affaire à lui. Louis s'égayait en déchiffrant les inscriptions sur la muraille, Mon aise fait tout, la Camargo, Belle humeur, Crédit est mort, bonum vinum laetificat cor hominis : le bon vin réjouit le cœur, Gallus cantavit : le coq a chanté. Le docteur et polichinelle. La joie fut portée à l'extrême en découvrant Ramponneau représenté en majesté assis à cheval sur un tonneau.

La chère et la cave, pour simples qu'elles fussent, y étaient réputées. Les gens de cour ne répugnaient pas à venir incognito s'y encanailler. Semacgus commanda le repas, aidé par Awa, conviée elle aussi à ces agapes. Ils se régalèrent de fritures, de volailles à la broche et de gibelottes de lapin accompagnées d'une salade d'améliorée2dans laquelle ni l'ail, ni l'œuf dur, ni les lardons n'avaient été pleurés et où abondaient ciboule et cerfeuil. Semacgus se félicita de la véracité de la gibelotte. Elle comprenait bien, avec les morceaux de lapin, les indispensables tronçons de jeune anguille préalablement revenus au beurre avec des champignons et des petits oignons. Il convenait d'être rapide avec le poisson pour ne pas le défaire. Le lapin, lui, devait mijoter dans un mélange congruent de vin blanc et de bouillon jusqu'à réduction d'un tiers du tout. Un petit vin de Suresnes accompagna ce festin. Ils achevèrent par des assiettes de gimblettes, poupelins, croquignoles et autres croquets, du café et un ratafia digestif d'angélique. Hors de l'établissement, la foule s'agitait au son de violons criards. M. de Noblecourt, autorisé à goûter de tout par le chirurgien, retrouvait sa jeunesse et se fit prêter un instrument ; battant la mesure de son pied, il entama un air napolitain qui mit la foule en joie et en mouvement. Il déclencha la traditionnelle « course », sorte de farandole de cent à trois cents personnes qui achevait de tradition les réjouissances du dîner chez Ramponneau. Déchaînée, l'assistance courait et sautait de toutes ses forces autour de la salle, foulant aux pieds ceux qui avaient le malheur de se laisser choir.

Les jours suivants, plusieurs découvertes marquèrent l'enquête. D'une part, la battue de Bourdeau chez les notaires finit par aboutir. Il apprit à Nicolas que la demeure des Hénéfiance, rue du Poirier, avait été vendue par décision de justice, mise aux enchères publiques après la mort présumée du galérien à Brest. Un certain Matisset s'en était porté acquéreur. Ce qui redoublait l'intérêt de la chose, c'est qu'il s'agissait d'un ancien marchand de grains fort connu sur la place. Le même avait acheté la maison qui faisait face. Nicolas sursauta à l'énoncé de ce nom et consulta ses notes. Le Noir avait évoqué devant lui ce personnage au centre des rumeurs sur le pacte de famine. Outre le lieutenant général, Le Prévôt de Beaumont en avait dénoncé les agissements, le décrivant comme le centre d'un vaste réseau de corruption. Le questionnement sur l'homme s'accrut quand Bourdeau ajouta que ces acquisitions, le notaire un peu bousculé avait lâché la chose, s'étaient accomplies en sous-main au profit d'une opération conduite par un personnage illustre qu'on se refusait obstinément à nommer.

Nicolas lança aussitôt mouches et informateurs. Dans les deux jours qui suivirent, le suspect était repéré, filé et plusieurs rencontres avec l'abbé Georgel rapportées. En revanche, le même Matisset paraissait s'être fait éconduire au Temple. Il apparaissait qu'aux yeux du prince de Conti, certaines relations, moins dans l'air du temps au vu de la tournure prise par les événements, se devaient d'être distendues. Il ne souhaitait d'évidence pas le moindre concertement avec l'un ou l'autre des troubles acteurs du désordre.

De longues marches aux Tuileries lui permettraient d'ordonner ses idées. Si Hénéfiance n'est pas mort lors de son évasion, se disait-il, il doit être vivant. Où peut-il avoir resurgi ? D'évidence il veut se venger de Mourut, son dénonciateur. Et pour ce dernier, quelles raisons plaidaient pour qu'un traître fût toujours assez considéré par la confrérie pour participer encore à ses réunions secrètes ? Peut-être le surveillait-on mieux ainsi ? N'avait-il pas été menacé en ne se résolvant pas à faire baisser le prix du pain ? Que dégager de ces constatations contradictoires ? Les leçons de ses maîtres jésuites lui revenaient et, aussi, celles de Descartes, leur élève à La Flèche : « L'esprit humain se trompe adroitement de deux façons, soit en prenant plus qu'il n'est donné pour déterminer une question, soit, au contraire, en oubliant quelque chose. » Il se promit de parcourir tout ce qu'il savait de ces affaires apparemment liées.

Dans cette perspective, le commissaire reprit ses investigations afin de recouper les assertions de Caminet. Une chose l'intriguait à laquelle il réfléchit avec méthode. Il était maintenant avéré qu'un inconnu, le capucin en l'occurrence, pouvait dissimuler n'importe qui et des personnages multiples. Il s'était abouché avec l'apprenti boulanger, l'avait corrompu pour qu'il acceptât de se livrer à une comédie dont il ignorait l'issue tragique, ou alors… Il demeurait que cet individu, quel qu'il fût, se devait au préalable à toute cette mise en scène connaître les habitudes de la maison Mourut et même sa part d'ombre et ses dessous cachés. La seule chose dont on était assuré, c'était la participation du boulanger à la réunion secrète chez la Gourdan. Mais encore fallait-il alors que le capucin se confondît avec l'homme penché sur le corps de Caminet vu par Friope et Parnaux. Il ne brassait rien d'autre que du mouvant et des incertitudes.

Qui pouvait avoir informé le capucin, ou plutôt comment connaissait-il les secrets du boulanger et de son entourage ? Les deux mitrons ? Son intuition s'y refusait. Mme Mourut ? C'était une possibilité. Caminet ? Le moine savait déjà tout quand il avait abordé l'apprenti. Il songea soudain à la Babine, cette aigre commère à qui rien n'échappait de l'intimité de ses maîtres. Il alla sur-le-champ la trouver. Pour corsetée de réticences qu'elle fût, il la tourna et la retourna tant et si bien qu'à la fin, folle de rage et écumante, elle cracha la vérité : oui, un homme s'était présenté à elle alors qu'elle faisait son marché rue Montorgueil ; non, elle ne se remettait plus la date exacte ; oui, il lui avait posé d'insistantes questions ; oui, elle avait donné les informations demandées. La somme offerte était d'importance et ce n'est pas ce que Mourut lui départissait depuis tant d'années qui lui permettrait de subvenir lorsqu'elle serait bien vieille. Elle ne voulait pas être réduite à l'hôpital avec la soupe en manière d'arlequin. Et elle avait eu raison maintenant que le boulanger était mort. En outre, qu'aurait-elle pu refuser à un homme qu'elle connaissait de longue main ? Bien des années auparavant, maître Mourut se trouvait en affaires avec lui. Elle lui avait tout dévidé, à ce M. Matisset, sur les uns et sur les autres, emportée par le démon de sa langue à entrer dans les bas détails sans s'interroger pour savoir à quoi tout cela pouvait bien servir. Ainsi, peu à peu, les pièces du carton découpé3s'ordonnaient. Plus il y réfléchissait, plus prenait corps la forme menaçante de complots imbriqués.

Les jours qui suivirent, Nicolas trompa son impatience de voir Rabouine revenir de Lorient en se consacrant à Louis et à Naganda. Il apprit que son ami s'était marié et qu'un fils était né de cette union. Ce furent des moments précieux de bonheur, une sorte de halte du temps. Ils hantèrent les promenades de Paris, assistèrent à des parties de mail à l'Arsenal où, dans une allée d'arbres fermée de planches, de jeunes gens poussaient avec violence et adresse des boules de bois afin de les faire franchir un petit arceau de fer, la passe, fiché en terre. Depuis la terrasse des Tuileries, ils admirèrent la vue du Palais-Bourbon et du Cours-la-Reine, coururent à Chaillot voir une jeune artiste qui commençait à percer peindre les portraits du cardinal Fleury et de La Bruyère destinés à l'Académie française. Elle se nommait Louise Élisabeth Vigée. Fascinée par le visage de l'Indien, elle fit en un instant son portrait rehaussé de gouache, qu'elle lui offrit et qu'il reçut avec ravissement. Les courses dans Paris se poursuivirent pour voir, éblouis, les carrosses de Reims, les équipages, les bijoux, la couronne de diamants et une chapelle d'or offerte par le cardinal de Richelieu en 1636, meuble du sacre jadis commandé par François Iertout de broderies et tableaux exécutés d'après les dessins de Raphaël d'Urbino. Enfin, ils se préoccupèrent d'équiper le jeune Ranreuil chez les meilleurs fournisseurs en vue de son entrée chez les pages.

Le 11 mai, le siècle reprit ses droits sur Nicolas. En fin de matinée, une convocation arriva rue Montmartre, portée par un de ces commis sans âge qui hantaient l'hôtel de police. Elle intimait au commissaire Le Floch, d'ordre de M. Albert, d'avoir à assister avec tenue, robe de magistrat, perruque et verge d'ivoire à la main – il reconnut le caractère tatillon de son nouveau chef dans ces précisions maniaques –, à l'exécution des condamnés à mort suite aux arrestations effectuées lors des émeutes du 3 mai. Nicolas s'apprêta tout en interrogeant l'envoyé sur les coupables. Seules deux sentences capitales avaient été prononcées : une contre Jean Desportes, perruquier, et l'autre contre Jean-Charles Lesguille, ouvrier en gaze, repris de justice et arrêtés en flagrant délit de vol et de pillage. Il comprit qu'on souhaitait rassurer bourgeois et artisans que les déprédations des émeutes avaient affolés. Il fut glacé d'apprendre que l'encre de leur jugement à peine séchée leur exécution s'organisait déjà.

Au-dehors il fut frappé du déploiement de la force publique. Plus la Grève approchait, plus nombreuse apparaissait la troupe. Les baïonnettes brillaient et des dragons à cheval patrouillaient de front la largeur des rues. Devant le vieil hôtel de ville, deux potences se dressaient, d'une hauteur peu commune ; cette disposition voulue par le lieutenant général de police répondait à son souci, lui expliqua gravement le commis, qu'on vît le spectacle du plus loin possible et qu'il contribuât à décourager toute tentative de rééditer une aussi intolérable agitation. Des troupes à cheval et à pied échelonnées sur le passage du convoi en canalisaient l'avancée. Une double rangée de soldats entourait la place de Grève, les uns tournés vers les pourtours, les autres vers les potences.

Nicolas descendit de sa voiture, relevant les pans de sa robe pour rejoindre le groupe des magistrats présents. Sanson, en grande tenue rouge d'exécuteur, le salua de loin d'un imperceptible et morne sourire. Saisi, Nicolas s'aperçut que, pour la première fois, il le verrait officier dans son emploi. Il en éprouva une tristesse profonde comme devant un mystère qu'il n'aurait pas dû contempler. Les condamnés arrivaient, accompagnés par une clameur sourde dont on ne distinguait pas la signification, de pitié ou de vengeance. Les deux hommes vociféraient, criaient au déni de justice, appelaient le peuple à l'émeute en prétendant qu'ils allaient périr pour lui. Jusqu'aux degrés de l'échafaud, ils clamèrent leur innocence, puis tout alla très vite. Nicolas ferma les yeux : le bruit sourd de deux corps qui tombaient et les soubresauts brefs qui suivirent, il les ressentit dans sa chair. Un grand silence plana sur l'assemblée. Peu à peu, sans un cri, morne et silencieuse, la foule se dispersa. Sur le chemin du retour, il entendit bien des propos. En général le peuple plaignait les suppliciés sacrifiés à la tranquillité publique et à celle des vrais coupables « couverts eux d'une explicable indulgence ». Il pensa que ces accusations, largement fondées, omettaient d'autres responsables dont les menées secrètes avaient dirigé le bras des émeutiers. Le soir même à Versailles, fort tard, il rendait compte de la journée au duc de La Vrillière ; celui-ci s'épancha sans retenue. Le roi, à son coucher, lui confia-t-il, avait déploré les exécutions et prescrit à M. Turgot « d'avoir à épargner les gens qui n'avaient été qu'entraînés et de découvrir les chefs de tout ce mouvement ».

Vendredi 12 mai 1775

Rabouine, épuisé, couvert de boue et de l'écume de sa monture, surgit de bon matin rue Montmartre. Il tendit aussitôt un papier froissé sorti de son plastron. Nicolas l'ayant lu fit chercher une voiture et entraîna la mouche au Grand Châtelet. Louis fut chargé de réconforter le cheval avant de le reconduire aux écuries des Messageries. Bourdeau fut, sur-le-champ, mandé au bureau de permanence, au Châtelet. Après un bref échange, il repartait pour de précises missions, tandis que le commissaire prenait sans délai une voiture pour Versailles où il arrivait en fin de matinée.

Forçant portes et consignes, il interrompit une audience de Vergennes, interceptant Sartine sur le point de regagner Paris, le forçant presque à l'accompagner chez le ministre de la Maison du roi. Il leur fit savoir qu'il avait de graves révélations à faire et qu'un conseil devait être réuni au plus tôt pour les examiner. Un message de Vergennes arriva opportunément pour soutenir sa requête.

De retour à Paris au début de la soirée, il rencontra Le Noir qui le convia à souper en famille. Il lui transmit l'invitation d'avoir à assister au conseil du lendemain prévu à l'hôtel de Saint-Florentin en présence de Sartine. Le chevalier de Lastire fut également convié vu le rôle décisif qu'il avait joué dans l'enquête en retrouvant Caminet rue des Moineaux. Flatté d'être de la partie, Le Noir s'enquit du rôle de son successeur. D'ordre du duc de La Vrillière, le lieutenant général de police serait laissé à l'écart d'une histoire dont les tenants et aboutissants ne s'étaient pas déroulés sous son mandat. Le Noir sourit à ce prétexte qui gazait avec élégance la volonté de ne pas accepter de voir cet homme brouillon, réputé la créature de Turgot, s'immiscer dans une affaire aussi particulière où la sûreté de l'État et du trône se mêlait à des considérations privées.

Samedi 13 mai 1775

Bourdeau parut fort tôt rue Montmartre. Il monta chez Nicolas rendre longuement compte de sa mission. Il reçut en échange des instructions. Il repartit aussitôt, chargé de recommandations, notamment d'organiser, le cas échéant, le transport de certains suspects jusqu'à l'hôtel de Saint-Florentin. L'inspecteur rejoindrait le lieu de la réunion prévue à onze heures précises. Nicolas plaisanta avec son fils qui attendait Naganda et Semacgus pour une visite au Jardin du Roi et une présentation du fameux cobra. Il gagna à pied la place Louis XV par la rue Saint-Honoré. Quiconque l'eût observé aurait noté que ses lèvres bougeaient comme s'il se récitait à lui-même une leçon apprise ou le texte d'un rôle à jouer. De fait, sa réflexion, stimulée par le rythme de sa marche, mettait en place éléments et arguments qu'il allait devoir développer devant un circonspect auditoire. Restaient quelques pièces manquantes ; il espérait qu'elles apparaîtraient au cours du débat que ses propos ne manqueraient pas de susciter.

Provence, étonné de l'événement qui troublait le calme habituel de l'hôtel, accueillit le commissaire avec la déférence de mise envers un homme qui avait naguère sauvé son maître d'une terrible accusation4. Dans le grand escalier, il sembla à Nicolas que les personnages de la grande peinture La Prudence et la Force le regardaient avec ironie. Était-ce un pied de nez du destin ? Aujourd'hui, ces deux qualités lui seraient plus que nécessaires. Il pénétra dans le cabinet de travail du ministre. Comme souvent, une semi-pénombre régnait et un feu d'enfer ronflait dans la grande cheminée de marbre jaspé. Le duc de La Vrillière, Sartine et Le Noir devisaient à voix basse. Il les salua en cérémonie, puis s'approcha du maître de maison à qui il parla à l'oreille sous le regard interrogateur et mécontent de Sartine. Le ministre acquiesça. Nicolas sonna et Provence reparut à qui il donna ses instructions. Quelques secondes avant onze heures, le chevalier de Lastire se présenta en uniforme de lieutenant-colonel, en perruque et sans pansement. Le ministre de la Marine l'accueillit avec amabilité et le présenta au duc et à Le Noir.

— Voici l'un des bons éléments du bureau que j'ai créé et dont vous connaissez l'objet.

— Bon, bon, dit La Vrillière, nous pouvons commencer. Monsieur le marquis, nous vous écoutons.

Pouvait-on signifier avec plus d'élégance que la séance était secrète, presque privée, et l'estime que le ministre portait au commissaire ? C'est ainsi que Nicolas ressentit cette entrée en matière.

— Vous m'avez, messeigneurs, confié cette mission à Vienne dont le prétexte était d'acheminer le buste de la reine à son auguste mère, et le dessein caché de tenter d'éclairer les circonstances dans lesquelles l'Autriche avait pu traverser le secret du roi. Je ne pouvais imaginer qu'elle mènerait à Paris, par le biais d'un crime domestique dont j'ai la preuve, aujourd'hui, qu'il est lié aux événements que nous venons de connaître.

— Par la farine, sans doute ? demanda Sartine avec cette ironie dont il lui arrivait rarement de se départir.

— Comment, comment ! grinça La Vrillière. Si nous interrompons le début, nous ne gagnerons jamais la fin ! Reprenez, je vous prie.

— La tourmente dans le royaume, le caractère prétendu des émeutes et les contradictions qu'on y décèle, tout concourt à soupçonner, sinon une conspiration, du moins un maître d'œuvre occulte dont les buts ont su utiliser le désordre, l'accompagnant pour le mieux orienter. Toute autre hypothèse, outre qu'elle ouvrirait d'effrayantes perspectives, impliquerait une volonté perverse de s'attaquer au trône, ce que la raison autant que le sentiment se refusent à concevoir.

— Nous voilà bien loin de Vienne, remarqua La Vrillière, rompant sa propre consigne.

— Tout au contraire, monseigneur, nous y retournons. Plusieurs certitudes se sont imposées à moi. D'une part, par forfanterie ou naïveté, l'abbé Georgel, …

— Naïveté ! L'abbé Georgel ? À qui ferez-vous croire cela ? dit Sartine.

— … secrétaire du prince Louis, ambassadeur du roi, a servi d'instrument aux services autrichiens à la fois pour nous signifier leur connaissance du secret, mais également pour nous faire passer des documents faux ou anodins. Ce système est retenu par l'abbé qui y trouvait ses intérêts et ceux de ses amis parisiens, ne laissant pas de compromettre gravement la position du royaume. L'attentat perpétré contre moi et auquel seule l'intervention du chevalier de Lastire m'a permis d'échapper…

L'intéressé salua.

— … la découverte d'un vestige de la correspondance politique de Georgel marquant, à tout le moins, de troublantes prévisions sur l'avenir proche. Il y a eu, je le dis sans ambages, collusion volontaire ou non entre les Autrichiens et un groupe de comploteurs qui faisaient tout, relayés par Georgel, pour me faire périr ou, au moins, pour me retenir le plus longtemps possible à Vienne. Qu'avais-je découvert ? Sinon, sans doute, la vérité ! Maintenant il me faut évoquer ce retour à Paris et la suite inconcevable d'événements dont je prétends, moi, qu'ils sont liés entre eux pour une convaincante raison.

Il se leva et commença à parcourir à pas lents le cabinet tout en regardant ses trois interlocuteurs.

— À peine franchies les barrières de Paris, j'apprends que mon fils a disparu, suborné par un capucin inconnu, porteur d'une lettre de moi, forgée de toutes mains. Seul un heureux concours de circonstances a empêché que l'enfant ne tente de gagner Londres. Cela m'aurait lancé sur les routes à sa suite… Survient alors la mort de maître Mourut, boulanger, locataire rue Montmartre de M. de Noblecourt où je loge moi-même. Les causes de son décès à son fournil procurent tant de détails troublants que l'idée de meurtre prévaut au bout du compte. L'arme du crime semble être le poison, mais la méthode opératoire, une plaie à la main, est des plus intrigantes. Je me concentre sur cette enquête au détriment de la surveillance de l'agitation montante que j'avais signalée sans relâche.

Il fixa Sartine dans les yeux sans que celui-ci bronche. Le Noir baissait la tête. La Vrillière, à qui rien n'échappait, les regardait l'un et l'autre.

— Je vous passe les méandres.

— Oui, oui, acquiesça Sartine, gagnez l'embouchure. On se croirait dans un conte de Fromaget5.

— Il faut quelque peu s'étendre sur la personnalité de la victime. Boulanger certes, mais surtout accapareur et agioteur sur les grains. Soupçonné de faire partie d'un circuit secret de négociants…

Le Noir toussa.

— Dont le maître d'œuvre, Matisset, a été accusé par la rumeur d'avoir organisé le pacte de famine. Vous connaissez tous le personnage, je ne m'y étends pas.

— Une bien cruelle et exécrable calomnie, murmura La Vrillière.

— Le dit Mourut a, jadis, dénoncé un de ses confrères dont les intérêts s'opposaient aux siens. Lequel, un certain Hénéfiance, a été envoyé au bagne à Brest dont il s'est enfui. On suppose, sans en avoir la preuve, que, ce faisant, il a péri en mer. Soit qu'il ait agi en conformité avec les desseins de sa confrérie, soit pour tout autre cause, Mourut n'a aucunement pâti de cette affaire. Il reste que récemment il a pu se mettre en travers de celle-ci en hésitant à hausser le prix du pain, sensible à des menaces reçues ou enclin à attendre une conjoncture de disette plus favorable à son augmentation. Pour compléter le tableau, il possède un fils caché dont il feint de payer l'apprentissage, à qui il passe des caprices dispendieux et qu'il a couché sur son testament. Rue Montmartre, ce ne sont point les suspects qui manquent susceptibles de souhaiter la mort du boulanger !

— La société à laquelle il appartenait peut-elle gagner à sa disparition ? demanda Le Noir.

— Certes, il n'est plus sans doute à sa main et refuse de payer à la caisse commune tout en agissant pour son propre compte. Sa mort pouvait servir d'exemple et faire réfléchir ceux qui envisageaient de l'imiter.

— Comment soutenir que cette société occulte et puissante n'en vienne pas à trouver d'autres moyens que le meurtre pour contraindre un pauvre boulanger à se plier à ses règles ? J'observe que nous glosons sur un fait qui n'a, d'ailleurs, jamais été établi ! clama Sartine.

— Je n'ai nullement soutenu, monseigneur, que ladite société soit responsable d'une mort dont tout pourtant nous signifie qu'elle est de nature criminelle. Je répondais à M. Le Noir et j'achève mon propos : cette mort sert les intérêts de cette société.

— Vraiment, vraiment, nous nous égarons. La suite.

— Considérons, reprit Nicolas, la femme de Mourut. L'aigreur domine chez elle avec le sentiment d'une mésalliance. Voulait-elle refaire sa vie avec un autre homme plus jeune ? L'idée de se débarrasser de son mari a pu l'effleurer. A-t-elle été complice ? Doit-on croire en son innocence alors que la nuit de la mort de Mourut, elle se trouvait dans les bras de Caminet, apprenti et fils caché de Mourut ?

— Et celui-là ? s'exclama Le Noir.

— Mauvais drôle. Connaît-il sa filiation ? A-t-il appris l'existence d'un testament à son profit ? D'autres le savaient ou le pressentaient, qui auraient pu le lui apprendre. Courant la gueuse, joueur, tricheur, dépensant sans compter. Tout chez lui nourrit les présomptions. Coupable ? Complice ? Qui le sait ? Venons-en aux deux mitrons, Parnaux et Friope. Le second, travesti, s'avère être une fille et, de surcroît, grosse du premier. Caminet a surpris leur secret et exerce un chantage. Ils sont en situation de tout redouter. Si Caminet les dénonce, Mourut les chasse et les voilà à la rue sans ressources. Ainsi, eux aussi possèdent de secrètes raisons de souhaiter la disparition de leur maître. Quant à la servante, la Babine, sa haine de sa maîtresse se hausse à un point tel qu'elle ferait tout pour la détruire et la faire accuser d'un crime capital.

— Mais vous, monsieur le marquis, dit La Vrillière, quel est votre sentiment sur cette affaire ?

— Je dois vous découvrir un fait essentiel. La manière par laquelle le boulanger a été assassiné implique une telle préparation que tous ceux que j'ai cités ne peuvent être coupables seuls. Je ne dis pas qu'ils ne le sont pas, mais j'affirme que, pour l'être, il fallait avoir un complice.

— Encore un de ces instruments étranges qui surgissent dans vos enquêtes, dit Sartine, décidément acrimonieux.

Nicolas pensait que la disgrâce de Le Noir et les accusations portées par Turgot contre lui avaient touché Sartine au plus vif et que son humeur s'en ressentait. Le duc de La Vrillière caressait nerveusement sa main d'argent, pièce à conviction d'un précédent drame6.

— Que non pas, monseigneur. Pour ce coup-ci, il s'agit d'une hamadryade, grand cobra d'Asie et serpent redoutable par sa rapidité et son venin mortel.

Ses interlocuteurs se regardaient effarés.

— Mais alors, c'est un accident ? s'étonna Sartine, le premier à reprendre ses esprits.

— Non, c'est un meurtre, et des plus diaboliques ! Je m'explique. Il suffit de recueillir le venin de l'animal et, par une plaie volontairement produite, de le faire pénétrer dans le sang de la victime, reproduisant ainsi la nature. Grâce à la sagacité du docteur Semacgus, l'ouverture a permis de déceler une blessure à l'intérieur de la main. Le reste est pure mécanique. Prenant les précautions nécessaires, bottes et gants en cuir épais, vous saisissez la tête du serpent et lui faites mordre le bord d'une écuelle fermée d'un papier. Le venin s'écoule que vous recueillez. La suite est un jeu d'enfant, une poignée de main suffit, une main gantée bien sûr. Une petite ampoule de verre filé emplie du mortel liquide qui se brise, la chair est entaillée et le venin pénètre…

— Mais ce verre ? demanda Sartine que la surprise laissait pantois.

— Il a craqué sous mon pied sur le sol du fournil et j'en ai ramassé les débris. Je suis demeuré longtemps sans en comprendre la signification. Ce n'est que ces tout derniers jours que j'ai fait le rapprochement avec l'hypothèse de Semacgus.

— Mais ce serpent ? reprit Sartine toujours aussi peu loquace.

— Vous le pouvez admirer au Jardin du Roi où notre chirurgien l'a fait placer pour le mieux étudier.

— Soit, soit, dit La Vrillière. Par cette découverte, je déduis que vous remontez jusqu'à l'assassin ?

— Certes, répondit Nicolas épanoui, après de nombreuses traverses. Les lapins m'y ont beaucoup aidé !

Sartine se dressa et se mit à son habitude à arpenter le cabinet.

— Monsieur le commissaire, vous moqueriez-vous de nous ?

— Si vous le laissiez continuer, proposa doucement Le Noir. Qu'il s'explique, nous sommes là pour l'entendre.

— L'emploi d'un animal aussi étrange implique un assassin d'une étonnante perversité, ayant longuement prémédité son acte. Il implique d'avoir acquis un exemplaire de ce type de serpent, là où il vit. J'ajouterai d'autres détails : il faut pouvoir conserver vivant ce dangereux spécimen à une température qui lui convienne et qui restitue le climat de sa région d'origine. Enfin, messieurs, le cobra a la caractéristique de ne se nourrir que de proies vivantes, d'où la présence de lapins.

— Quelle horreur ! se récria le chevalier de Lastire. Et comment êtes-vous arrivé jusqu'à lui ?

— C'est une étrange histoire qui mêle l'intuition et le hasard. Je vais essayer de vous l'expliquer le plus courtement et précisément possible. Il faut remonter le temps, les événements ainsi vous apparaîtront avec davantage de clarté. Hénéfiance, dénoncé par Mourut, est envoyé aux galères, enfin au bagne de Brest. Il n'y a ni procès public, ni condamnation. Il disparaît secrètement, comme d'autres condamnés…

Pour la seconde fois, M. Le Noir toussa.

— … On ignore, en fait, la vraie nature des accusations de Mourut contre lui. Reste que celles-ci menaçaient de grands intérêts pour que la réaction publique soit aussi sévère. À Brest, nous savons qu'il est considéré comme une forte tête et qu'il apprend le breton. C'est la condition nécessaire pour organiser son évasion. Je ne crois pas à l'hypothèse de la fuite par voie de mer. La barque retrouvée n'est qu'un leurre semé pour accréditer sa mort. Je suppose qu'il a utilisé la voie de terre, rejoint Lorient ou Port-Louis et, là, s'est embarqué à destination des Indes orientales. Où débarqua-t-il ? Que devint-il ? Nous l'ignorons pour le moment. En revanche, nous sommes assurés qu'il est revenu en France, l'existence du cobra nous le prouve. À son retour, soit qu'il parvienne à se justifier, soit que sa dénonciation soit en passe de menacer les intérêts de la Société, il renoue avec elle.

— Et sous quelle apparence et identité ? demanda Le Noir.

Nicolas ferma les yeux et se tut de longues secondes.

— C'est bien là le hic ! Je gage que souvent la robe de bure d'un capucin l'a abrité… Il connaît l'adresse de son ennemi, il veut le punir et se venger. Il utilise Matisset pour s'informer des détails sur l'intimité de la maison Mourut. La Babine, servante du boulanger, prête la main à cette quête. Survient la nuit du 30 avril au 1er mai. Sont rassemblés chez la Gourdan, rue des Deux-Ponts-Saint-Sauveur, Mourut, sa femme, Caminet et un troisième homme qui devait être Hénéfiance…

— Ce n'est pas avec des conditionnels, jeta Sartine, que…

— Allons, allons, au fait !

— Caminet, corrompu par ce dernier, se présente ostensiblement au boulanger qui partait. Celui-ci l'attend à la porte. L'autre paraît, altercation, coups et l'apprenti feint de tomber sur une borne. Surgit le troisième homme qui constate la mort présumée de la victime. Il entraîne Mourut dans la voiture, le reconduit rue Montmartre. C'est dans le fournil qu'il assassine le boulanger. J'entends vos objections : ne pouvait-on utiliser une arme du crime plus classique ? Je vous réponds que le meurtrier souhaitait faire accroire que le boulanger était mort d'une attaque ou que, désespéré d'avoir tué son fils, il en soit venu à utiliser un mystérieux poison. Sans la chance d'avoir eu un médecin ayant vécu dans ces régions… J'ajoute que…

— Tout beau, Nicolas, dit Sartine attentif. Il semblerait que vous avez assisté à toutes les scènes que vous décrivez si gaillardement ?

— Les affirmations de plusieurs témoins fondent mes propos : Colette, la servante de la Gourdan, Friope et Parnaux, présents tous deux et longtemps suspects.

— Êtes-vous assuré de ce départ en voiture ?

— Un témoin a entendu le bruit. Plus probant pour moi, les souliers propres que porte le cadavre de Mourut alors qu'aussitôt après la scène de la rue des Deux-Ponts-Saint-Sauveur la pluie s'est mise à tomber, et vous connaissez la boue de notre Paris.

— Enfin, objecta Sartine, un dernier point : comment se fait-il que Mourut n'ait pas reconnu Hénéfiance ?

— Je me suis posé la question, monseigneur, et je crois avoir trouvé la réponse. Si l'homme était bien Hénéfiance, ce que je crains, je ne suis pas du tout convaincu qu'il ait été connu de Mourut qui avait surtout eu commerce avec son père. Je suis presque sûr qu'il ne connaissait pas son visage. J'ajoute que, dans le cas contraire, près de dix ans d'exil, le bagne et les Indes peuvent changer son homme.

— Soit, tout cela est bel et bon, mais ne nous dit pas comment vous avez été jeté sur la piste de l'homme au cobra ?

— Une descente chez la Gourdan nous a permis de trouver un papier au nom d'Hénéfiance qui nous conduisait rue du Poirier. Sans doute prévenu par la maquerelle, l'occupant des lieux se moque de nous et nous retarde, en nous envoyant par énigme loin de là. Cependant, je trouvai sur place d'étranges indices. Une écaille de serpent collée à ma botte et la réaction de ma chatte recoupaient l'intuition du docteur Semacgus. Malheureusement l'occupant avait fui et le risque était grand de le perdre. Il a alors commis sa première imprudence en me filant. Nos mouches, les meilleures de l'Europe, ont fait merveille.

Pour la première fois, Sartine sourit.

— Ils l'ont aussitôt repéré et suivi à leur tour. Hélas, entre-temps, alerté par mon intérêt pour les archives de la Compagnie des Indes, il tue sans pitié celui qui recherchait pour moi des informations sur les mouvements en provenance d'Orient. Ce faisant, il est entré dans le piège en arrachant des mains de Belhome, la victime, un registre qui nous dévoile les années utiles à notre recherche. Nos mouches le suivront jusqu'à la maison de la rue de Vendôme, qui jouxte l'enclos du Temple…

Pour la troisième fois, Le Noir toussa, et La Vrillière s'agita dans son fauteuil.

— Cette piste est la bonne. Un capucin me menace, je tire, je le manque, il s'enfuit. Fouillant le logis, je suis attaqué par le cobra et seule l'intervention de Naganda me sauve d'une mort affreuse.

— Tiens, tiens, dit La Vrillière, l'Algonquin naguère si apprécié par notre feu roi ? Est-il donc de retour ?

— Justement, monseigneur, invité par Sa Majesté au sacre de Reims.

— Admirons le travail et les risques encourus d'un policier hors pair, s'écria Sartine. Toutefois l'essentiel nous manque. Ce capucin, quel est-il ? Nous comprenons tous qu'il peut s'agir d'Hénéfiance, mais sous quel nom agit-il ? L'avez-vous retrouvé ? Il faut l'arrêter.

— Nous voilà devant la grande inconnue. Permettez, monseigneur, que je fasse entrer Bourdeau qui devait me communiquer d'éclairants documents.

Sans attendre la réponse du duc, il sonna. L'inspecteur surgit, lui tendit une liasse de papiers nouée d'un ruban bleu, et disparut. Chacun regardait Nicolas.

— Le 1er juillet 1775, le bâtiment La Bourbonnaise, de la Compagnie des Indes, touchait terre à Lorient avec, à son bord, des militaires, des négociants et quelques prêtres des missions étrangères. Je dispose…

Il agita un document.

— … de la liste des passagers et de la description des effets, caisses et malles. Le livre de bord indique que le 30 avril de la même année, un mousse de quinze ans, Jacques Le Gurun, a été immergé après un service religieux. Il était mort de manière mystérieuse sans qu'on ait pu en déterminer les causes. Le cas était si curieux que le médecin de bord en a relaté et décrit les détails. Ils suggèrent, à la réflexion, que le marin aurait été mordu par un cobra présent à bord. Un nom sur la liste des passagers a retenu mon attention. Il s'agit d'un officier. J'ai donc visité les bureaux de la guerre, rue Saint-Dominique…

— Et alors ? interrogea Sartine.

Nicolas consulta un papier.

— Qu'apprenons-nous sur cet officier ? Qu'il serait depuis 1770 au service de Haider Ali.

— Comment, comment ? Nous ne le connaissons pas.

— Haider Ali, monseigneur, était le général du rajah de Mysore qu'il renversa. Il a organisé contre les Anglais la confédération des chefs mahrattes avec l'aide d'officiers français. Notre homme finit par tomber dans un guet-apens. Tous ses compagnons succombent, lui seul en réchappe. Il demeure prisonnier plusieurs années avant de s'enfuir et de réapparaître dans notre comptoir de Pondichéry. Personne ne l'a rencontré auparavant et, par conséquent, personne n'est à même de le reconnaître. Il rentre en France où sa famille est éteinte. J'ai pu retrouver un médaillon qui le représente jeune. Et, maintenant, je vais vous conter une autre histoire.

— Comment, comment ! Nous mènera-t-elle aussi loin ?

— Elle nous conduira en France. Un homme se fait passer pour un autre, usurpe nom, qualités, grade. Et le pire dans cette affaire, c'est qu'il parvient à obtenir des soutiens, des appuis, sans doute de la part d'un groupe qui, à l'ombre du trône, ourdit des complots, profitant de la jeunesse du roi, du retour des Parlements et d'ambitions longtemps réfrénées. Un groupe qui, à tort ou raison, s'exaspère des réformes du contrôleur général. Son entregent lui permet de placer l'intéressé auprès d'un ministre et, qui plus est, dans un bureau récemment créé pour contrer les menées des puissances hostiles à la France. Lorsque ce groupe apprend ma mission à Vienne, il entend que je sois surveillé et que mes recherches soient entravées. Un document trouvé chez l'abbé Georgel prouve qu'il a noué une correspondance secrète avec ces personnes et qu'il a partie liée avec un officier placé auprès de moi pour, soi-disant, me protéger !

Sartine se dressa.

— Vous avez souvent passé les bornes, monsieur, mais, pour le coup, votre audace est intolérable et j'ose à peine croire ce que j'entends ! Ainsi, j'aurais délibérément placé le chevalier de Lastire….

— Qui, jamais, a prétendu cela, monseigneur ? Pour désagréable que cela paraisse, vous avez été, comme moi, abusé et victime.

— Comment, comment ! dit La Vrillière. Monsieur, entendez-vous les graves accusations portées contre vous ? Que vous en semble ?

Le chevalier, interpellé, haussa les épaules.

— Qu'aurais-je à répondre à d'aussi folles assertions ? M. Le Floch devrait se souvenir qu'il me doit la vie.

— C'est vrai ! s'écria Sartine. Tout à l'heure vous le remerciiez.

— La vérité, hélas, est tout autre. J'ai largement réfléchi à cet épisode. Si le chevalier m'a sauvé, c'est que la mise en scène d'une attaque en règle imposait cette fin si bien ménagée qu'il y avait tout lieu de s'y tromper.

— Des preuves, des preuves !

— Des présomptions, les preuves suivront. Revenons en arrière une nouvelle fois. Tout au cours du voyage de Paris à Vienne, le prétendu chevalier a évoqué ses campagnes. A-t-il, à aucun moment, parlé des Indes ? Il n'était question que de batailles en Allemagne. Dans le feu d'une conversation, alors qu'il essayait de calculer le change de la monnaie de l'Empire, il a parlé d'anas, pièces de cuivre et d'argent aux Indes. Il m'a déclaré, j'en ai le vif souvenir, avoir déjà porté le turban ; j'ai cru à une ancienne mission auprès du Grand Seigneur. Enfin, ce médaillon, où l'ai-je trouvé ? Dans les caisses accumulées dans la maison de la rue de Vendôme. Le pourquoi de ces découvertes si Lastire n'est pas Hénéfiance ? Et il y a mieux encore…

— Fumées que tout cela ! murmura le chevalier.

— Vous donnez le mot juste ! À trois reprises, une odeur identique de tabac me frappe. À Vienne à l'auberge où vous fumez la pipe, dans le fournil de maître Mourut et rue du Poirier. L'odeur si particulière de ce tabac dont vous enfumiez notre voiture de poste. Fumée sans doute, également, votre présence dissimulée, alors que la police autrichienne fouille nos bagages ? Hier Rabouine, longtemps hésitant sur le fait et craignant de se tromper, m'a révélé vous avoir aperçu. En fait, vous nous suiviez et renseigniez nos poursuivants. Fumée qu'une lettre forgée de moi à mon fils ? Il reconnaît l'écriture et pour cause ! Je vous avais chargé de porter mon courrier, ce qui vous a permis d'imiter ou de faire imiter mon écriture.

— Mettriez-vous en doute ma blessure ? se récria Lastire. N'avez-vous point vu mon pansement ?

— Oui, un faux turban retrouvé rue de Vendôme ! Cette blessure ? Un conte pour justifier votre retard. Faux pansement, fausse blessure, faux capucin, vrai meurtrier de Mourut, de Belhome et de Nicolas Le Floch si le destin n'en avait pas décidé autrement !

— Un seul mot et tout ce bel édifice s'effondre. D'évidence, quelqu'un me ressemble et utilise mon nom. Je vais vous en procurer sur-le-champ la preuve. La voici : à l'heure où l'on assassinait le boulanger, j'étais chez M. de Sartine pour lui rendre compte des mouvements de la rue. Enfin qui, oui qui, vous a livré Caminet ? Est-ce là conduite de coupable ? Vous me voyez confondu…

— C'est le mot !

— … de votre attitude, monsieur. Il faudra que vous m'en rendiez compte, car elle est pire qu'une injure !

— Je suis à votre disposition, si toutefois le roi m'autorise à croiser le fer avec un assassin !

— Messieurs, interrompit La Vrillière, poursuivons. Le chevalier peut-il dire comment il se trouve si précisément au fait de l'heure du crime ?

— C'est moi-même qui, confiant alors, la lui avais révélée.

— Bien, bien. Et vous étiez donc chez M. de Sartine ?

— C'est exact, dit le ministre de la Marine. On m'a réveillé et je l'ai reçu. Il me semble vous l'avoir signalé. C'était dans la nuit du 30 au 1er, à minuit et demi, la pendule de mon cabinet a justement sonné. À quelle heure estimez-vous les faits ?

— Le meurtrier ne pouvait se trouver à votre hôtel avant deux heures du matin au plus juste.

Nicolas réfléchissait. Une parole de M. de Noblecourt lui revenait en tête : « Une pendule arrêtée marque deux fois par jour l'heure exacte. »

— Qui a introduit Lastire ?

— Mon vieux valet ; vous le connaissez.

— Votre visiteur vous attendait-il dans le cabinet de travail ?

— Oui, mais je ne vois pas…

— Ainsi, il a pu avoir accès à votre pendule ?

— Certes !

— Sonne-t-elle à la demie ?

— Oui, je ne comprends toujours pas où…

— … Moi, très bien ! Je constate qu'à ce moment de la nuit, un coup peut tout à la fois signifier minuit et demie, une heure, une heure et demie. Nous ne saurons jamais si un doigt perfide a retardé le mouvement. Ou plutôt, il suffira d'interroger celui de vos gens chargé de la remonter. Je suis assuré de la réponse.

Sartine semblait pétrifié. Nicolas sortit de sa poche le médaillon. Il pendait au bout d'une chaîne. Il le balançait. Alors tout s'accéléra. Lastire se leva d'un bond, marcha sur Nicolas, le frappa au visage d'une main et, de l'autre, lui arracha le médaillon qu'il piétina avant de le ramasser et de le lancer au feu. Tout ce mouvement s'inscrivit dans un laps de temps si court que les assistants pétrifiés ne purent intervenir. À peine Sartine, le premier, se dressait-il que le chevalier sortait un pistolet de son plastron d'uniforme, les en menaçait et, reculant vers la porte, l'ouvrait à la volée avant de disparaître.

— Ne bougez pas, hurla Nicolas qui se relevait le nez en sang, toutes dispositions sont prises. Il ne s'en tirera pas !

Des bruits sourds leur parvenaient, puis un grand silence, des éclats confus de voix et deux coups de feu presque simultanés, et de nouveau le silence. Enfin, la porte s'ouvrit lentement et Bourdeau entra d'un pas hésitant. Un filet de sang coulait sur le côté de son front. Il dut s'asseoir. Le commissaire se précipita.

— Il a tenté de sauter par la fenêtre, j'ai voulu l'en empêcher. Il m'a menacé de son arme ; nous avons tiré presque ensemble. Il m'a manqué… enfin une balle m'a juste effleuré le bord du crâne. La mienne en revanche a fait son office et il est tombé à la renverse dans la cour. C'était un rude coquin !

— Vraiment, vraiment ! dit La Vrillière, cette maison est maudite.

Chacun se taisait tandis que Nicolas enlevait son habit, déchirait une manche de sa chemise et commençait à panser la tête de l'inspecteur qui, ému, le repoussa légèrement. M. de La Vrillière courut à un cabinet de liqueurs et emplit deux verres d'un liquide verdâtre qu'il leur tendit. Chacun reprit sa place.

— Une question, cher Nicolas, dit Le Noir. Ce médaillon ? Je soupçonne un piège tendu à Lastire, enfin à Hénéfiance.

— Vous voyez juste, monseigneur. De fait, ce que le criminel ignorait, c'est que cet objet, prétendument découvert dans les caisses appartenant au vrai chevalier de Lastire, n'existait pas. Cette boîte de cuivre et de cristal ne contenait rien. J'imagine assez ce qui a dû se tramer dans son esprit : n'avait-il pas, par inattention, ignoré le médaillon lorsqu'il fouillait les effets de Lastire, sans doute laissés en dépôt à Pondichéry au moment où ce dernier partait en mission chez Haider Ali à Mysore ?

— Il pouvait supposer que le médaillon ne se trouvait pas dans les bagages.

— Je crois qu'il pressentait un piège ; de toute façon, je pouvais avoir découvert cette preuve en France.

— Mais, mais, balbutia La Vrillière, dans ce cas il pouvait ne point réagir à votre tentative. Après tout cela prouvait qu'il était bien celui qu'il prétendait être.

— Certes non, car, argument ultime, j'étais détenteur…

Il tira de la poche de son habit une petite tabatière ovale avec un pastel sur le couvercle.

— … du véritable portait du chevalier retrouvé avec des bijoux déposés chez son notaire, avant son départ pour les Indes. Et constatez…

Il le leur tendit.

— … qu'Hénéfiance ne ressemblait en rien à Lastire ! s'écria Le Noir.

— C'est pourquoi, désespérément, il s'en est tenu à ses affirmations, persuadé qu'il s'en sortirait. L'argument de la pendule n'était pas une preuve. En revanche, face à cet objet, la vérité s'imposait sans conteste : s'il n'était pas Lastire, dont nous avions le portrait, il ne pouvait être qu'Hénéfiance. Une seule chose reste à déterminer. Comment a-t-il pu tromper la vigilance du ministre de la Marine ?

Nicolas assouvissait une petite vengeance contre l'aveuglement de Sartine.

— Cela demeure mystérieux. Il fallait que l'escroc possédât un garant particulièrement puissant pour s'imposer à un magistrat aussi avisé que vous, monseigneur ! Cela passe l'imagination.

— Là n'est point la question, cette énigme ne sera pas éclaircie, dit Sartine, sous le regard de La Vrillière qui le fixait avec une expression méditative. Je consens à reconnaître avoir été abusé. Je n'avais même pas demandé un état de ses services. D'autres l'auraient été aussi. Enfin, tout est heureusement réglé. Je me félicite de vous avoir aidé tout au long de cette délicate enquête. On reconnaît dans votre action le talent de mes gens.

Nicolas ne répliqua point. La mauvaise foi du ministre participait des agréments de son commerce. Seul, au Parlement, le président de Saujac rivalisait avec lui dans cet exercice de haute école.

— Bien, bien, gronda La Vrillière. Et votre Caminet, qu'en faisons-nous ? Point de coupable, puisque mort, donc point de procédure. Alors, secret absolu sur tout cela, car, par quelque bout qu'on approche cette affaire, au début Sartine abusé et, à la fin, découverte du coupable rue de Vendôme, près de… je m'entends, on tutoie de redoutables… Je propose que pour cet apprenti, on laisse agir la justice pour cocange et rixe. Nous donnerons à Testard du Lys, notre lieutenant criminel, les instructions en conséquence pour que tout soit prestement conclu. Après tout, ce bougre a beaucoup de chance de n'être point poursuivi pour complicité de meurtre.

— Nicolas, demanda Le Noir, quel est votre ultime sentiment sur Hénéfiance ?

— Je crois, monseigneur, que le malheur et l'injustice jettent un homme dans de sombres désespoirs. De là surgissent aridité de l'âme et volonté de vengeance. Hénéfiance fut, à la fois, victime et bourreau. Que n'aurait-il accompli s'il avait utilisé son astuce au service du bien ? Que Dieu lui accorde son pardon ; c'est tout ce que je puis dire.

— Une dernière question. Ces bottes et ces gants d'un cuir à résister à la morsure du cobra, d'où provenaient-ils ?

— Des Indes. Je les ai soumis au docteur Semacgus qui les a examinés avec soin. Il a reconnu du cuir d'éléphant.

— Cela complète, gronda Sartine, lapins, cobra et maintenant voilà l'éléphant !