I

LE SECRET

Car toute cette brume maintenant tendue devant tes yeux émousse ton regard et à l'entour épaissit ses vapeurs.
Virgile 
Jeudi 2 mars 1775

Nicolas considérait avec étonnement le ramas de sarcophages qui jonchait le sol de la crypte des Capucins. Ce tableau éteint de métaux, oxydés pour certains ou encore éclatants pour d'autres, le poignait comme la pensée d'un naufrage. Le plomb, le zinc et l'argent dominaient et leurs teintes noircies recueillaient par endroits un peu de la lumière glauque issue d'étroites ouvertures en s'irisant des couleurs du prisme. Partout des têtes et des ossements figurés, des formes d'épouvante, des couronnes et des sceptres abattus. Dans une odeur humide de moisi et de chandelle froide, un capucin noyé dans sa bure l'avait introduit dans le panthéon des Habsbourgs, passage obligé de tout visiteur étranger à Vienne. Rien à voir, songeait-il, avec le caveau des Bourbons à Saint-Denis. Depuis la mort de Louis XV, il y était descendu à deux reprises, une fois seul pour y rendre les derniers devoirs à son maître, et l'autre pour y accompagner Madame Adélaïde désireuse de se recueillir devant le petit bâti de briques qui contenait le cercueil de son père. Il avait erré dans la longue salle où, sagement posées sur des tréteaux de fer, s'alignaient les bières austères des princes. Ce lieu auguste possédait un aspect paisible et familial alors qu'ici des figures de cauchemar vous observaient ; cette impression était encore renforcée par le désordre dans lequel ces dépouilles semblaient avoir été disposées au hasard. Adossé à un pilier, il se remémora les événements des derniers mois. Le succès de sa dernière enquête tirant le duc de La Vrillière, ministre de la Maison du roi, d'un fort mauvais pas, avait marqué son retour en grâce auprès de M. Le Noir. Le nouveau lieutenant général de police s'en remettait désormais à lui dans l'ouverture d'esprit la plus totale.

Au début de l'année, il fut chargé d'accompagner l'archiduc Maximilien d'Autriche depuis Bruxelles jusqu'à Paris. Il devait veiller non seulement à la sécurité du prince, voyageant incognito sous le nom de comte de Burgau, mais aussi s'assurer que les honneurs militaires lui seraient rendus dans les places traversées avec tout le respect et les égards dus à un frère de la reine. Le jeune archiduc, qui s'était entiché de lui, avait demandé qu'il l'accompagnât dans ses visites de la capitale. Nicolas fut témoin à cette occasion d'une scène qui réjouissait encore tout Paris : M. de Buffon, recevant l'illustre visiteur, lui avait fait hommage d'un volume de son Histoire Naturelle que l'autre avait refusé en indiquant poliment « qu'il ne voulait pas l'en priver ». Chacun éclata en apprenant ce trait de candide ignorance. La visite de son frère conduisit la reine à un pas de clerc qui lui valut ses premières marques d'impopularité : en raison du statut incognito de l'archiduc, les princes de sang, Orléans, Condé et Conti, prétendirent qu'il leur devait la première visite. Quelques propos plus que vifs furent échangés à ce sujet entre la reine et le duc d'Orléans, lequel ne changea point de système. Pendant les fêtes de Versailles dont ils s'étaient eux-mêmes exclus, les princes affectèrent de se rendre à Paris pour se montrer dans les lieux publics et s'y faire applaudir à outrance par le peuple.

Nicolas fut également requis d'aller chercher à l'Isle Sainte-Marguerite un détenu nommé Querelle1, ancien archer garde de la connétablie de France, afin de le mener à Bicêtre pour y être enfermé dans les cabanons de cette prison-hôpital. Accompagné de deux cavaliers de la maréchaussée, il gagna à franc étrier le sud du royaume et prit livraison du détenu. L'homme ameuta par ses plaintes M. de Vergennes, ministre des Affaires étrangères. Nicolas découvrit que M. de Laurens, prévôt général à Aix, lui avait naguère fait confiance et, sur sa bonne mine et l'air de franchise qui paraissait dans ses discours, lui avait consenti sans difficultés une importante avance en louis. Lorsqu'il voulut s'en prévaloir auprès de la trésorerie de la connétablie, celle-ci rétorqua aigrement que, depuis longtemps, l'intéressé avait abdiqué ses fonctions et en usurpait l'uniforme. Le commissaire, poursuivant ses recherches, découvrit que, déjà condamné à Montpellier sept ans auparavant, il se voyait accusé d'avoir soutiré derechef quatre cents livres au consul du roi à Parme, se mettant dans le cas d'être pendu. Enfin, le cardinal de Bernis, ambassadeur à Rome, révélait que le nommé Querelle, multipliant les mauvais coups, s'était spécialisé dans la fabrication d'ordres, de passeports et d'ordonnances forgés avec la dernière habileté.

De retour à Paris, Nicolas retrouvait avec surprise M. de Sartine à l'hôtel de police. Il lui apprit qu'en sus du département de la marine, il assurait pour un temps l'intérim de la lieutenance générale de police, M. Le Noir étant accablé d'une maladie de peau. Les nouvelles à la main s'en donnaient à cœur joie en répétant à qui mieux mieux le dernier calembour du marquis de Bièvre, « Le Noir malade n'a plus la peau lisse… ».

Du côté de la rue Montmartre, calme et régularité prévalaient. Noël réunissait le père et le fils. Ravi et agité, M. de Noblecourt s'évertua pour entourer d'attentions prodiguées ces quelques jours de répit. Une chambre et un petit bureau bibliothèque aménagés dans les combles de l'hôtel constituèrent, avec des livres et des friandises, les étrennes de Louis Le Floch. Le jeune homme ne paraissait guère éprouvé par le régime du collège, mais Nicolas remarqua avec la perspicacité de l'amour paternel que son fils paraissait remâcher quelque tourment. Quels que fussent ses efforts pour donner le change et manifester de mille façons la joie des retrouvailles, son père, sans mettre en doute sa sincérité spontanée, pressentit qu'une blessure secrète avait atteint son but. Il tenta avec délicatesse de le faire parler, supposant tout d'abord que l'exil de sa mère à Londres lui pesait et l'attristait. Louis s'en défendit, soit qu'il souhaitât dissimuler ses sentiments profonds, soit que tout autre objet le préoccupât. Le voyant pourtant disert et souriant dans ses longues conversations avec le vieux procureur et sensible aux gâteries de l'office où Marion et Catherine s'évertuaient à d'alléchantes préparations destinées à lui faire, un temps, oublier les peu ragoûtants brouets du collège, Nicolas n'y voulut plus penser, persuadé de s'être trompé.

Il conduisit son fils à Versailles pour la grand-messe du premier dimanche de janvier. L'enfant ébloui vit passer le cortège du roi se rendant à la chapelle par les splendeurs de la grande galerie. Il s'enorgueillit du salut aimable du souverain à son père ainsi que du sourire de la reine jeté dans un joli mouvement du col. Sur le chemin du retour, il entêta Nicolas de questions sans que celui-ci s'en lassât, heureux et rasséréné de ce bonheur évident. Louis revint exalté et conquis du spectacle de la majesté ; il en fit aussitôt un récit précipité et haletant que la maisonnée, subjuguée, écouta béante. Chacun releva son sens du récit et du détail utile, si conforme au talent de son père. Des parties d'échecs, quelques leçons d'escrime et d'équitation de haute école et d'autres divertissements occupèrent le reste de cet intermède. Louis repartit, serein en apparence, bardé de paquets, de recommandations et d'une provision considérable de cotignac. Nicolas, rassuré, se promit cependant de veiller sur lui de plus près et de se rendre sans tarder à Juilly pour prendre quelques informations auprès des oratoriens.

De fait, la passion amoureuse possédait tout entier le commissaire ; elle dominait sa vie. Il s'y était jeté à corps et à cœur perdus. Sa situation particulière d'aristocrate pourtant proche du peuple, l'existence d'un enfant naturel et la nature de ses fonctions auraient pu l'inciter à nourrir d'excessifs scrupules. Or, il menait sa liaison avec Aimée d'Arranet à longues guides, moins soucieux des convenances qu'il aurait supposé. Il faillit au début ne pouvoir se départir d'une réserve et d'une inquiétude qui visaient davantage la réputation de la jeune femme que la sienne. Avec prudence, il s'en ouvrit à sa maîtresse qui se moqua, le bouscula, le houspilla, le couvrit de caresses et lui ferma la bouche d'un baiser. Quant à l'amiral d'Arranet, pris par ses nouvelles tâches auprès du ministre de la Marine, il le recevait toujours avec la même paternelle bienveillance, ne laissant rien paraître de son sentiment sur ce qui eût semblé éclatant aux yeux du moins suspicieux des pères. Ayant consenti depuis longtemps de lâcher la bride à une enfant qui, par sa tendresse impérieuse, lui imposait ses volontés, il avait d'évidence pris son parti, sans préjugés. D'ailleurs Nicolas n'était-il pas le fils du marquis de Ranreuil, et chacun, Sartine le premier, ne chantait-il pas autour de lui ses louanges ? Que pouvait-il souhaiter de mieux pour sa fille ? Son vieux cœur ayant vu beaucoup souffrir s'attendrissait devant ces enfants qui semblaient si heureux ensemble et l'entouraient de leur gaîté.

Quant au cénacle de la rue Montmartre, Noblecourt, Semacgus, Bourdeau et La Borde, qui l'avait connue enfant, il était tombé sous le charme de la coquine. Le procureur s'épanouissait en grande perruque régence lors de ses visites et Semacgus le taquinait, s'écriant qu'il croyait voir le grand roi batifoler avec la petite duchesse de Bourgogne. Elle avait asservi bêtes et gens, y compris, ce qui était un succès, Marion, Catherine et Poitevin. Quant à Cyrus et Mouchette, ils lui faisaient cortège et, familiers, ne la quittaient pas, couchés à ses pieds. Tout à la fois savante, sérieuse, mutine ou luronne, elle tenait sa partie avec un appétit de connaissances et de la bonne chère qui avait conquis cette société d'hommes. En secret, les uns et les autres se félicitaient de voir cette jeunesse insolente effacer enfin le souvenir maléfique de Mme de Lastérieux. Même Bourdeau, pourtant si ombrageux pour tout ce qui approchait Nicolas, avait baissé ses défenses et se multipliait en égards. Le commissaire s'affermissait dans son bonheur. L'ardeur et la fougue des retrouvailles dans de discrètes auberges de campagne ne le cédaient en rien à celles qui précédaient les séparations, tant les deux amants souhaitaient profiter de ces moments volés au temps. Ainsi, Nicolas, mesurant l'incertitude de leur avenir et dans l'impossibilité de l'envisager au-delà de la présente occurrence, s'abandonnait au destin en goûtant la félicité de posséder une femme qu'il pouvait sans réticence aimer et estimer.

Soudain, il fut tiré de cette longue réflexion par une ombre interposée entre lui et la lumière déclinante qui tombait dans le caveau par d'étroites ouvertures. Un homme mince en habit bourgeois, perruque poudrée et chapeau sous le bras, le considérait avec un air à la fois investigateur et ironique. Nicolas nota, en dépit du contre-jour, les yeux clairs, la bouche serrée et un peu cruelle et l'air de tristesse surmontée :

— Monsieur, dit-il dans un français légèrement accentué2, vous êtes étranger et ce lieu paraît vous inspirer.

— Je le suis en effet, répondit Nicolas en s'inclinant avec la naturelle courtoisie que ce traitement poli appelait. Il incite à la méditation sur le mystère du temps et la fragilité humaine.

L'inconnu se redressa dans une attitude un peu théâtrale et d'une raideur toute militaire.

— Je vois, philosophe, donc français ! Que dit-on à Paris de la nouvelle reine ?

— Elle enchante ses sujets.

— On rapporte à Vienne qu'elle les enchaîne surtout à ses traîneaux dont elle a beaucoup usé par ce rude hiver pour courir à ses divertissements et au bal de l'Opéra.

— Les traîneaux de la reine sont acclamés du peuple auquel elle dispense ses aumônes sans compter.

Le ton se fit un peu grinçant.

— Mais encore, monsieur ? Je sais les Français propres aux compliments, excessifs, et aussi prompts aux retournements d'humeur. Chez vous le moindre succès n'a d'avenir qu'autant que le commun le veut bien maintenir. Peu de peuples sont aussi versatiles que le vôtre. N'appelait-on pas votre précédent roi « le bien aimé » ? Son convoi n'en fut pas moins hué et insulté par la populace lors de son dernier voyage.

— Il a pu compter sur ses fidèles ; tous pleurent un bon maître.

— Vous en fûtes, monsieur ?

— J'eus l'honneur de le servir.

— Le nouveau souverain bénéficie-t-il de leur allégeance ?

— Certes, monsieur. Le Français a la religion de la monarchie chevillée à l'âme. Notre fidélité est notre honneur, soyez-en persuadé.

— Bien, bien, monsieur, loin de moi l'idée de vous offenser. C'était affaire de parler.

Ils demeurèrent immobiles dans un silence pesant, puis l'homme salua et se retira. En sortant, Nicolas interrogea le capucin afin de savoir s'il connaissait l'inconnu. Celui-ci releva la tête, dévoilant une barbe mitée, il ne comprenait rien au français. Le latin fut essayé. Le moine s'inclina, l'air effrayé.

— Imperator, rex romanorum.

Ainsi le commissaire Le Floch comprit qu'il venait de parler avec Joseph II, empereur d'Autriche et frère de Marie-Antoinette. La rencontre était-elle fortuite ou savait-il qui était Nicolas ? La chose était peu vraisemblable. Il s'en voulait pourtant de ne l'avoir point reconnu. Il ne disposait que d'une note d'un commis de M. de Vergennes. Elle rappelait que Joseph II exerçait le pouvoir conjointement avec Marie-Thérèse, qui le consultait sans pourtant lui abandonner la moindre autorité. On le disait irrité de cette sujétion et enclin, pour secouer le joug de son inutilité, à voyager dans ses futurs États. N'aimant ni le faste ni la représentation, il excellait à se dépouiller du plus pesant dans ses dignités pour ne paraître qu'en simple particulier ; ainsi avait-il surgi devant Nicolas. On le disait charmeur dans une conversation ouverte, habile à favoriser le choc et la combinaison des idées d'où jaillissaient, selon lui, les étincelles de la vérité. Cette propension au débat ne poussait cependant pas jusqu'à tolérer certaines familiarités. Pour soucieux qu'il fût d'écarter les entraves, l'autocrate perçait aisément sous l'honnête homme.

Le commissaire apprécia l'air froid d'un hiver qui durait et s'assit, après avoir dégagé la neige, sur les marches de la Donnerbrunnen, fontaine surmontée d'une effigie de la Providence et au socle entouré de putti. Un cicérone improvisé flairant l'étranger lui indiqua, tout en veillant à n'être point entendu, que les quatre statues représentant les affluents du Danube, jugées impudiques dans leur nudité, avaient été retirées sur ordre de l'impératrice. L'inconnu y gagna quelques piécettes avant que Nicolas ne replonge dans sa rêverie. Sa présence à Vienne le surprenait encore et il se remémora l'étrange concours de circonstances qui l'y avait conduit…

Deux semaines auparavant, tout s'était précipité. Sartine l'avait convoqué et entraîné dans son carrosse, silencieux et perdu dans ses pensées jusqu'au mutisme. À l'hôtel des Affaires étrangères, Vergennes, le ministre, les recevait aussitôt. L'homme au long visage, aux bajoues couperosées et aux yeux pétillant d'une ironie amusée, avait froidement salué Nicolas comme une vieille connaissance. Sartine, ouvrant la séance, rappela que le commissaire était initié de longue main au secret du feu roi. Sans préalables superflus, il répéta ce qu'il avait confié au commissaire l'automne précédent. L'abbé Georgel, secrétaire du prince Louis de Rohan, ambassadeur à Vienne, avait découvert que la correspondance du secret était traversée par le cabinet autrichien. Un mystérieux intermédiaire masqué lui en avait fourni l'éclatante confirmation et d'indiscutables preuves matérielles. Cela corroborait les renseignements dont Versailles disposait sur ce réseau d'interception qui, outre les États patrimoniaux des Habsbourgs, tissait sa toile sur la mosaïque des innombrables principautés de l'empire. Chaque relais de poste possédait une officine expérimentée. Leurs servants faisaient preuve d'une habileté diabolique pour pénétrer les systèmes les plus ingénieux. Or le nouvel ambassadeur à Vienne, le baron de Breteuil, ne parvenait pas à obtenir de l'abbé Georgel les informations nécessaires sur le transfuge en question. Vergennes s'était alors adressé à Nicolas.

— Songez, monsieur, que la logique de ce tiercelet de prêtre n'est pas la mienne. Il m'accable de dépêches contradictoires, se dit détenteur de la confiance du prince de Kaunitz3. Comme si la confiance pesait de quelque poids dans ces affaires-là ! Celui-ci se répandrait en confidences. Je sais par expérience ce que vaut l'aune de ces épanchements des grands. Ils gagnent par ce moyen le cœur des naïfs et font passer le chiendent pour de l'avoine.

Il s'était levé et marchait à petits pas pressés.

— Je me plains, oui je me plains de ce monsieur dont la délicatesse s'alarme dès que je réclame de plus grands éclaircissements sur ses activités et ses liaisons occultes. Aussi, monsieur, vous saurais-je gré de me faire, autant que vous y parviendrez, rapport sur ce mystérieux interlocuteur de notre abbé. De surcroît, la correspondance et sa sincérité n'étant plus assurées…

Il soupira.

— … cela, hélas, dans tous les cas, car les hommes sont corruptibles… Veillez à me rapporter, avec l'aide de Breteuil, un mémoire sur les agrandissements récents de l'empire, en Moldavie notamment : ses limites, le nombre et la nature des troupes qui les couvrent et d'autres circonstances de cette espèce qu'il me serait agréable de devoir à votre zèle et qu'il aurait été à la portée de l'abbé de se procurer s'il ne les avait pas jugées indifférentes à sa gloire.

Il s'adressa à Sartine.

— Il vous reviendra, monsieur le comte, de peaufiner le détail de tout cela avec le commissaire qui voyagera, à cette occasion, sous son nom de marquis de Ranreuil. Je vous abandonne le soin de lui révéler ce que nous avons décidé. Un crédit illimité est ouvert dans mes bureaux. Que l'on songe aux passeports…

De retour à Paris, les deux hommes s'étaient mis au travail sans désemparer. Sartine, précautionneux lorsqu'il se plongeait lui-même dans le détail d'une affaire, lui découvrit le choix arrêté pour servir de prétexte à ce déplacement. Le baron de Breteuil n'avait pu, faute d'achèvement à la manufacture, emporter dans son bagage un buste en Sèvres de la reine destiné à sa mère. Nicolas serait chargé de le convoyer et de le remettre à son auguste destinataire. Pour donner plus d'éclat et de véracité à cette mission, un officier lui serait adjoint, le chevalier de Lastire, lieutenant-colonel. Disposant d'une berline de poste, on mobiliserait Rabouine comme valet et garde du corps. Nicolas hasarda que Bourdeau… Sartine ne voulut rien entendre : il venait de reprendre pied à la lieutenance générale tout en étant requis par les tracas de son département de la marine. L'expérience de l'inspecteur et la totale confiance qu'il lui inspirait en faisaient l'homme de la situation en l'absence du commissaire des affaires extraordinaires.

Nicolas souleva la question de la langue. Ne pratiquant que l'anglais, ses investigations risquaient d'être vaines. Dans ces conditions, il suggéra, et le lieutenant général de police saisit la balle au bond4, que le docteur Semacgus pourrait être du voyage.

Botaniste émérite, il évoquait souvent son souhait de visiter le jardin d'essai de l'empereur François Ierà Schönbrunn et de rencontrer Nicolaus von Jacquin, élève des Jussieu et célèbre pour ses voyages aux Antilles en en Colombie. Les plantes rapportées de cette expédition ornaient les jardins d'acclimatation impériaux. Cependant, par esprit de contradiction, Sartine lui opposa qu'il ne s'agissait pas d'un voyage d'études. Il changea d'avis en apprenant que le chirurgien de marine parlait parfaitement l'allemand. De surcroît, il savait l'homme de bon conseil et, le cas échéant, d'utile secours. Enfin, il avança une somme importante en louis et des lettres de change sur une banque de la capitale autrichienne. Le lendemain Nicolas parut à la toilette de la reine qui lui fit, comme à l'accoutumée, bon visage, et battit des mains à l'annonce que « son cavalier de Compiègne » acheminerait son buste à « sa chère maman ». Mercy-Argenteau, ambassadeur impérial présent à l'entretien, l'assura de son appui, offrit ses services et promit des lettres de recommandation qui lui parvinrent le soir même. Il connaissait le commissaire depuis la visite de l'archiduc Maximilien en France. La reine griffonna un petit mot pour Marie-Thérèse qu'elle confia au messager, lui précisant, en pouffant, de garantir à l'impératrice qu'il était bien de sa main. Il se promettait d'élucider ce mystère quand l'ambassadeur le rattrapa dans l'escalier et lui confia, essoufflé, que la reine s'exerçait depuis peu à se former une écriture moins enfantine.

La rue Montmartre s'émerveilla, non sans s'inquiéter de cette nouvelle équipée. Bourdeau, partagé entre le souci de ne pas suivre Nicolas et la satisfaction d'être indispensable à Sartine, finit par se persuader que cette faveur éclatante compensait sa déception. Rabouine sauta de joie et s'empressa de se procurer la livrée convenant à ses éphémères fonctions. Semacgus, empourpré et silencieux, ordonna, dès qu'il apprit la chose, qu'on prépare son portemanteau. Nicolas fit un saut à Versailles pour embrasser Mlle d'Arranet qui le supplia de l'emmener, au point qu'il dut la raisonner et la convaincre de l'incongruité d'une telle proposition. Les préparatifs allèrent bon train. Nicolas médita sur ses impedimenta, en particulier les habits, qui devaient non seulement répondre aux circonstances, mais encore aux situations les plus variées. Avec l'aide de l'inspecteur Bourdeau, il se procura aussi une garde-robe parallèle, choix judicieux de tenues disparates propres aux travestissements. Les cuisinières de la rue Montmartre, Marion et Catherine, et celle de Semacgus, Awa, réunirent leurs efforts afin de pourvoir en abondance les voyageurs de provisions de bouche transportables et de flacons destinés à les arroser. Une malle en osier recueillit, soigneusement rangés, terrines, rillons, andouilles diverses, biscuits et croquignoles et une multitude de pots de terre contenant gelées et confitures. Rabouine avait retenu une berline presque neuve tirée par six chevaux et menée par un cocher et un postillon. Une solide caisse de bois pleine de paille accueillit le buste de la reine soigneusement enveloppé dans un coutil double.

Le mercredi 15 février, par un petit matin glacial, tous se retrouvèrent devant l'hôtel de Noblecourt. Rabouine, en livrée amarante à liserés d'argent à demi dissimulée sous son manteau de calemande, se percha auprès du cocher, le postillon en grandes bottes enfourchant l'un des chevaux de l'attelage. Le chevalier de Lastire, sans âge, la chevelure tirée et tressée, apparut d'emblée comme un bon compagnon. Il portait un manteau de cavalerie d'un rouge brun. Le docteur Semacgus s'enveloppait frileusement dans une cape à col de loutre et son visage disparaissait sous une toque de la même fourrure. Nicolas étrennait une création de maître Vachon, son tailleur, manteau ample à col de zibeline garni de poches multiples. Il avait noué autour de son cou un châle de cachemire qu'Aimée d'Arranet lui avait offert en lui faisant promettre de ne le pas quitter. Il en respirait avec délices le délicat parfum de verveine.

L'or prodigué par Vergennes et Sartine ne serait pas inutile. Cinquante-neuf postes séparaient déjà Paris de Strasbourg et, avec une voiture de cette importance, la dépense, dans les seules limites du royaume, s'élèverait à plusieurs centaines de livres. La route habituelle traversait Chalons, Saint-Dizier, Bar-le-Duc, Nancy, Lunéville, Phalsbourg et Saverne pour les étapes françaises les plus importantes. L'indicateur des Messageries royales consulté signalait en outre qu'à Strasbourg et au cas où l'attelage arriverait après la fermeture des portes, il faudrait payer au maître de poste dix sols par cheval en surplus du prix de la route. Enfin, à Vienne, la location d'une voiture de place, plus maniable dans les embarras des rues, s'imposerait.

Les conversations sur les conditions matérielles du voyage rompirent la glace avec le chevalier de Lastire. Il se révéla un connaisseur éclairé des monnaies et leur distribua de petits vade-mecum de change sur des carrés de papier. Il expliqua doctement qu'un kronthaler autrichien était l'équivalent de vingt-quatre livres, soit d'un louis d'or, que la livre comprenait vingt sols, un sol quatre liards et que, par conséquent, le liard valait un pfennig et enfin que de tout cela résultait… À ce moment-là il s'égara dans son raisonnement, ayant fait apparaître des kreutzer là où des florins auraient convenu. Il finit par tenter de convertir le pfennig en anas des Indes orientales. Semacgus, qui avait navigué sous toutes les latitudes, l'aida sans y parvenir. La compagnie, à laquelle s'était joint Rabouine transi de froid, s'égaya, et le chirurgien en profita pour sortir de dessous la banquette de petites caisses en bois tapissées de tôle emplies de braises. Ces chaufferettes furent bien accueillies et la gaieté redoubla quand il exhiba un pot de chambre de voyage en porcelaine, dans son étui de maroquin, dont le bord doré du plus bel effet fut unanimement loué. Il mit le comble à l'enthousiasme en ouvrant un petit cabaret en bois des Isles, comprenant des verres et quatre couteaux à manche de nacre et à deux lames pliantes, l'une servant de fourchette et l'autre de couteau. Dans ces conditions, ils ne furent pas longs à entamer leurs provisions et l'après-midi se passa dans une sieste digestive.

Les jours s'écoulaient ponctués par les menus incidents du voyage : un cheval déferré, les marches roboratives dans les pentes afin d'alléger le fardeau de la caisse, les sempiternelles et aigres discussions dans les relais pour obtenir les meilleurs attelages, les auberges toujours sales et les invasions de punaises chaque nuit conquérantes. Semacgus avait distribué à ses compagnons de petits pots de pommade odorante de sa confection dans laquelle le camphre dominait au milieu d'autres substances dont il gardait obstinément le secret. Les soupers succédaient aux dîners plus ou moins réussis. Ils conservèrent le souvenir ému d'une ripaille dans l'auberge du Lion d'or à Vitry-le-François. Des andouillettes de Troyes grillées, toutes luisantes de leur graisse, les avaient mis en bouche avant d'entamer un pâté de lapin dont l'hôtesse expliqua qu'elle en faisait mariner les morceaux dans le vin rouge et l'alcool de quetsche durant plusieurs jours. Son arôme si parfumé venait de n'être point désossé. Le tout était longuement cuit dans une pâte au saindoux dont le centre tel un nombril-cheminée, selon ses propres termes, laissait échapper la vapeur de cuisson. Une terrine de hure complétait ce régal. Un fromage cendré du cru avait ensuite exalté la fraîche alacrité d'un vin nature de champagne. Ils tentèrent d'obtenir le secret de sa fabrication tant ce délice corsé les séduisit, en vain. L'hôtesse précisa seulement que ce fromage était lavé à grande eau avec une brosse avant d'être servi, ce qui accru d'autant le mystère.

Pour couronner le festin, on apporta un plat de roussettes, losanges de pâte frite et sucrée, gonflés et légers. Semacgus déclara qu'ils accompagneraient à merveille une omelette de sa façon. Il bondit vers l'âtre, saisit une vingtaine d'œufs, prétendit que c'était bonne proportion pour quatre appétits honnêtes et, en un clin d'œil, les cassa et sépara les jaunes des blancs. Les premiers furent mélangés à la fourchette avec du sucre, et les seconds montés en neige au fouet. Les deux masses délicatement incorporées l'une à l'autre avaient été versées, avec mille précautions, dans une gigantesque poêle où grésillait un beurre blond. Sous l'effet de la chaleur, et aux yeux étonnés de l'assistance, les œufs ainsi préparés avaient gonflé de manière prodigieuse. Secmagus sucrait d'abondance, puis, sortant de sa poitrine un flacon de vieux rhum, il en versa une large partie dans un poêlon pour le chauffer. Il fit glisser l'omelette sur un plat dans une odeur de caramel moussant, arrosa avec l'alcool qu'il enflamma en approchant une brindille allumée. La clarté bleuâtre illumina les visages réjouis des convives. Le croustillant des roussettes s'harmonisait avec la douceur suave et relevée par le rhum du soufflé. On n'entendit pendant un long moment que les soupirs de plaisir des quatre voyageurs.

L'hiver perdurait et le froid s'était tellement concentré dans les bâtiments et dans les lieux les mieux calfeutrés que le feu, même ardent et le plus habilement entretenu, ne parvenait pas à les réchauffer. Nicolas nota l'angoisse des paysans rencontrés lors des relais tant l'automne les avait déjà frappés par sa dureté. Une abondance prodigieuse de beaux fruits avait été perdue. Ils craignaient que cette saison rigoureuse ne les exposât au double fléau de la faim et de la ruine. De fait, le givre piquait jusqu'à midi, c'est-à-dire au moment où le soleil adoucissait l'air et faisait fondre la neige et le verglas. La nuit venue les vents du nord se remettaient à souffler, ramenant des nuages chargés de neige. Tout gelait à nouveau jusqu'au lendemain.

À Strasbourg, la ville étonna Nicolas par sa beauté et sa richesse. La cathédrale rose dominant les toits pentus le ravit et lui rappela les descriptions de Catherine Gauss, le soir à l'office, quand elle évoquait son pays natal. Ils firent provision de salaisons, lard, palettes fumées auxquels Semacgus ajouta quelques pots de raifort dont il raffolait. Nicolas leur réserva une surprise. Ayant entendu évoquer par M. Le Noir le pâté de foie gras du maréchal de Contades, il s'en était ouvert à son cuisinier. Celui-ci lui avait révélé que, par ordre de son maître, le secret en était jalousement gardé par Close, cuisinier du maréchal, et normand comme lui. Cette complicité avait fait le reste et ils purent faire leurs délices de ce mets en quintessence, entouré d'une douillette de veau fin haché et recouvert d'une fine cuirasse de pâte dorée et historiée. Un suave Trottacker de Ribeauvillé l'accompagna et égaya longuement la soirée.

Le cours du voyage reprit avec une monotonie accentuée par la fatigue et le manque d'exercice. L'observation de paysages inconnus était trop souvent noyée dans les brouillards et les bourrasques de neige. Heureusement le chevalier de Lastire, dévoilant chaque jour de nouveaux talents, savait animer l'assemblée de son insouciante légèreté. La fréquentation assidue des salons parisiens l'avait conduit à adopter leurs petites distractions. Il découpait des silhouettes, faisant surgir avec adresse des chaînes de pantins d'une feuille de papier. Il les multiplia tant et si bien que Semacgus, qui lui avait cédé son papier à lettres, l'arrêta, lui expliquant que le courrier était pesé et taxé à haut tarif au fur et à mesure qu'on s'éloignait de Paris ; il convenait donc de l'économiser et d'écrire sur cette texture spéciale le plus finement du monde et de la manière la plus serrée. Dépité, le chevalier avait sorti son ouvrage, découvrant une autre occupation masculine des cercles à la mode, et brodait, désormais, morose, le motif de ses armes sur un petit tambourin tendu de trame. Sa bonne humeur revenue, il les divertit par le récit de ses campagnes. Il paraissait un peu amer et leur avoua espérer que cette mission à Vienne lui apporterait la récompense de ses services depuis longtemps espérée. On obtiendrait tout ce que l'on souhaite, disait-il, si cela était donné sur le champ de bataille. Hélas, ce qui devait être le prix de la valeur se résumait trop souvent en prétentions non fondées et en intrigues. Le passe-droit dominait dans ce combat de cour et, quelquefois, d'alcôve. Le plus chanceux était trop souvent celui qui avait à peine entendu le bruit du canon. Ils s'évertuèrent à consoler cet homme déjà mûr qui voyait les honneurs s'éloigner et Semacgus ouvrit un flacon afin de trinquer à ses succès futurs.

Après les étapes de Salzbourg et de Linz, leur voiture, couverte de neige et menée par deux fantomatiques ombres blanches, franchissait en fin de matinée du mercredi 1er mars, jour des cendres, la vieille enceinte de remparts, de tours et de bastions et entrait dans Vienne. Corsetée dans ses murailles, elle apparaissait comme une petite ville entourée d'un vaste glacis sur lequel des faubourgs commençaient à prendre forme. Lastire leur expliqua que cet appareil fortifié avait été élevé sur les ruines provoquées par le dernier siège turc de 1683. La première impression cédait vite à l'admiration devant le nombre et la splendeur des édifices, palais, églises et monuments. Le luxe et l'opulence s'affirmaient dans l'apparence des maisons aux façades sculptées et décorées et dans la richesse de boutiques reflétant une vie brillante. Pourtant ils ne pouvaient s'empêcher de jeter sur cette capitale d'empire le regard dépréciateur des Parisiens blasés, la jugeant un peu provinciale ; tant et si bien que Semacgus se moqua de leurs commentaires, les engageant à éviter ce travers propre aux Français. Il fallait, disait-il, « changer sa clef de sol quand on abordait une terre étrangère en la considérant sans préjugés et sans comparaisons ».

Nicolas, toujours collectionneur de silhouettes, regardait avec avidité d'étranges figures dont la vêture rappelait la diversité des peuples qui composaient l'empire et le voisinage de ses possessions avec la Sublime Porte. Le Bœuf d'or, auberge recommandée par l'ambassadeur d'Autriche, située Seilergasse en plein cœur de la cité, les surprit par sa splendeur et sa propreté. Nicolas estima que l'établissement pouvait rivaliser avec les meilleures enseignes de Paris : l'Hôtel du Parc Royal, rue du Colombier, et celui de Luynes dans le faubourg Saint-Germain.

Le lendemain, chacun se dispersa au gré de ses préférences, un peu de solitude s'imposant à tous. Nicolas courut entendre la messe à la cathédrale Saint-Étienne tandis que Semacgus se précipitait à Schönbrunn visiter les jardins et les serres en dépit de la neige. M. de Lastire préférait se prélasser sous un édredon de plumes en fumant une pipe, les yeux rêveurs et fixés sur les solives du plafond. Rabouine enfin s'occupait à louer une voiture de place. Nicolas avait erré une partie de la journée avant que la modeste entrée du caveau des Capucins ne l'attire…

La nuit tombait sur la place et le froid se faisait plus vif. Il regagna l'hôtel à quelques rues de là. Ses compagnons semblaient tous épuisés, comme si la fatigue accumulée du voyage les écrasait soudain. Une soupe aux pois secs et un plat de charcuterie accompagné d'un pain noir fort parfumé et de bière ambrée leur servit de déjeuner. Silencieux, ils se retirèrent dans leurs chambres sans autre forme de procès.

Vendredi 3 mars 1775

De bon matin, Nicolas quitta le Bœuf d'or pour rallier la résidence de l'ambassadeur du roi à Vienne. Sa voiture avait bonne allure et Rabouine en livrée se tenait fièrement juché sur l'arrière de la caisse. La majesté du bâtiment marquait le faste par lequel le prince Louis avait illustré sa mission. Il fut aussitôt introduit chez le baron de Breteuil dans un vaste bureau tendu de damas rouge. Au milieu de meubles surdorés, de laques et de vases de Chine, un homme en habit feuille morte et grande perruque surannée l'attendait. Il était de taille moyenne, corpulent, un visage ferme et énergique aux yeux grands et bien fendus. Un nez fort surmontait une bouche mince, aux coins curieusement relevés, soulignée par deux profonds plis d'amertume. Nicolas songea à ne pas se fier à cet air débonnaire. Ils s'étaient croisés chez le feu roi quelques années auparavant et il avait pris la mesure du personnage. Il le trouva vieilli, le temps ayant fait son œuvre. À peine échangés de cérémonieux saluts que l'ambassadeur, un doigt sur la bouche, lui intima silence. Le prenant par le bras, il l'entraîna par une porte dérobée dans un petit couloir obscur. Ils franchirent ainsi plusieurs portes que Breteuil fermait soigneusement à clef derrière lui pour arriver à ce qui parut à Nicolas un réduit de garde-robe sans autre meuble qu'une chaise percée en cuir de Cordoue, un escabeau et une fontaine d'argent. L'ambassadeur s'assit et invita son hôte à l'imiter. Un demi-sourire éclairait son visage sévère.

— Pardonnez, monsieur le marquis, cet accueil pour le moins étrange, mais je ne suis jamais à court d'excès de précautions. Tel que vous me voyez, je ne suis assuré ni des serviteurs que m'a laissés mon prédécesseur, ni de ceux que je m'évertue à recruter moi-même. Mes gens rapportent, je n'y puis rien. Venons-en à votre mission dont je suis parfaitement au fait. Nous pouvons nous entretenir en toute sécurité dans ce lieu retranché dont j'ai vérifié la discrétion. Ne vous ai-je pas rencontré jadis lors d'un souper dans les petits appartements ?

— Si fait, monsieur l'ambassadeur. Nous avions parlé de vos collections de chinoiseries avec M. de La Borde.

Breteuil sourit et cela le rajeunit. Nicolas songea à Sartine.

— Le feu roi vous appréciait…

Il soupira.

— Le secret est donc traversé, et depuis des mois. Il est vrai que notre nouveau maître paraît bien réticent à prendre la suite et à restaurer le mouvement…

La question n'appelait que le silence qui dura un moment.

— Que savez-vous de l'abbé Georgel ?

Nicolas rappela en termes mesurés ce que Vergennes lui avait révélé.

— C'est suffisant pour les grandes lignes, il vous reste à apprendre le détail. Sachez que, dès mon arrivée, j'ai remis à l'abbé, en l'assurant de ma bienveillance, une lettre du ministre qui l'engageait à me faire connaître l'homme qui s'est livré à lui. Aussitôt, il a élevé des constructions fort argumentées, que rien ne pourrait déterminer cet intermédiaire à prendre confiance en moi, qu'il s'agissait d'une affaire d'honneur, c'est à peine s'il n'a pas excipé du secret de la confession !

— Je présume que là n'était pas votre dessein ?

— Justement ! Il ne s'agissait nullement de consulter l'homme en question ! Qu'aurais-je à faire, moi Breteuil, avec un tel faquin ? Mais il était du devoir de Georgel, chargé des affaires du roi, de ne point dissimuler son nom ni les moyens de rapport établis avec lui à moi, l'ambassadeur qui entrait en fonctions. Rien à faire, rien ! Des arguties… de faibles prétextes ! L'homme ne s'était jamais dévoilé, il ignorait son vrai nom tout en s'obstinant à celer le prétendu, les voies tierces qui lui servaient de canal n'existaient plus, et que sais-je encore ? À la suite de mes objurgations, il m'a fait espérer être bientôt en état de remédier à tout ce qui lui manquait pour m'assurer ce moyen. J'ai laissé s'écouler quelques jours avant que de lui rappeler sa promesse. Il m'a demandé un nouveau délai.

— Que vous lui avez accordé ?

— Certes non ! J'imagine que vous jugez comme moi sa démarche intolérable. J'avoue que je n'aurais jamais cru qu'il pouvait passer par la tête d'un homme employé par le roi de se croire en droit de taire quelque chose intéressant son service dès lors qu'on le somme de le dire. Le zèle obstiné d'un tel ouvrier est pour le moins suspect.

— Comment expliquez-vous cette coupable réticence ?

— L'homme n'a ni honneur ni principes. Ce petit collet a été lancé fort jeune dans un monde pervers. Mme Geoffrin, cette précieuse philosophe, se trouva bien de faire son éducation. C'est chez elle qu'il puisa cette aisance artificielle que l'on ne saurait acquérir qu'à la cour ou…

Il sourit à nouveau en fixant Nicolas.

— … de naissance. Depuis le départ du prince Louis…

Un rictus méprisant, presque haineux, s'afficha sur le visage de Breteuil. Nicolas se souvint que l'ambassade de Vienne lui avait échappé à la chute de Choiseul et qu'Aiguillon avait désigné Rohan.

— … il s'est cru en place et s'est laissé corrompre par des illusions qui le flattaient. Il s'est persuadé être l'homme de la situation, l'homme en crédit. L'empereur et Kaunitz favorisent cette prétention, mais l'éclat importun du personnage ne m'en impose guère. Je l'ai congédié : il part dans quelques jours, le sept ou le huit. J'ignore si ce délai suffira pour vous permettre de démêler cette affaire. J'ai pourtant tout tenté pour le convaincre, oui, tout !

Le ton persuadait Nicolas que Breteuil avait déployé toute son autorité et même au-delà. D'expérience, il savait pourtant que ni les voies de la douceur non plus que la violence, ni l'appel au devoir d'État, ni le respect de l'autorité, ne peuvent rien sur les gens de cette robe lorsque leurs passions veulent se satisfaire. D'évidence, Georgel était mu par d'autres intérêts dans le cas où il ne travaillerait pas, en jésuite, à la plus grande gloire de son ordre. L'affaire prenait mauvaise tournure et le congédiement tombait mal. Il n'y avait là ni facilités ni recours, or c'était justement dans les commencements, comme le rappelait souvent M. de Noblecourt, « que les secours extraordinaires sont le plus nécessaires ! »

— Voulez-vous, monsieur le marquis, loger chez moi ? Avec votre… suite, bien entendu. Au fait, apportez-vous le Sèvres destiné à l'impératrice-reine ?

— Oui, et il est fort ressemblant à son illustre modèle. Je suis également porteur d'une lettre de Sa Majesté à son auguste mère.

Le visage de Breteuil s'éclaira et il joignit les mains dans un geste théâtral d'adoration qui semblait remercier le destin.

— Ainsi, grâce à votre zèle et à votre entregent, nous aurons une nouvelle audience au palais. Avez-vous été présenté à la reine ?

— Dès son arrivée en France, en 1770, à Compiègne où j'accompagnais le roi et le dauphin.

Breteuil n'en saurait pas plus. Nicolas se garda d'orner d'aucun détail une phrase qui en disait si long. Avec les hommes de cour il avait appris à ne jamais sortir du mystère. Intriguer l'interlocuteur de son laconisme et ne jamais répondre aux questions qui n'étaient pas posées lui servait souvent de bouclier. Il prit un air assez cafard et baissa les yeux avec modestie, riant en lui-même de sa malice. C'était un point marqué, une main dont il emportait la mise, et sur un rude jouteur. Béat, M. de Breteuil savourait cette suite d'heureuses nouvelles. Nicolas trouva le moment bien choisi pour aborder l'autre aspect de sa mission à Vienne.

— Puis-je compter, monsieur l'ambassadeur, sur votre aide pour rapporter à M. de Vergennes les éclaircissements demandés à propos des extensions de l'empire qu'il souhaiterait recevoir par une voie moins exposée ?

Breteuil le considéra d'un air sévère. La question abordait un terrain où il estimait être le maître.

— Outre les demandes du ministre, nous préparons une dépêche sur la Moldavie et une, également, sur des troubles en Bohême dont l'écho est parvenu jusqu'à Vienne. Reste le problème de savoir comment procéder pour les transmettre sans risque… Votre lettre de courrier ne vous sera d'aucun secours… On ouvre les sacs d'autorité, on fouille, on saisit. Nous protestons et le prince de Kaunitz déplore, en chassant les mouches, la maladresse de ses agents. Il ne se multiplie guère en regrets, à ce que me rapportent les ministres des autres cours étrangères. Entre temps, le mal est fait ! Comment comptez-vous procéder ?

— Vous me permettez de garder le silence là-dessus.

— Les papiers seront chiffrés, mais nous savons, hélas, ce qu'il advient de nos codes.

Soudain, il se précipita pour ouvrir une porte faisant face à celle par laquelle ils étaient entrés. Nicolas perçut quelques paroles vives et l'ambassadeur réapparut le teint empourpré et l'air fort crêté.

— Que vous disais-je ! Voyez comme je suis entouré d'espions et de sicaires. Ce maroufle de valet tentait de traverser nos propos. Renvoyez-le, vous entends-je penser. Hélas, le prochain serait pire ! Heureusement que la porte est matelassée. Le prince Louis recevait en ces lieux ses greluchonnes travesties en abbés… Et pour qui tout cela ? Au profit de qui ? Rohan, d'Aiguillon et leur suite, sans aucun doute. Le cabinet autrichien par-dessus le marché et peut-être même les redoutables de Sans-Souci5.

Il reprit souffle.

— Monsieur le marquis, je compte sur votre zèle, votre passé plaide pour le succès de nos affaires. Je vous ferai connaître le jour et l'heure de l'audience que je vais, sans délai, solliciter de Sa Majesté impériale et royale. Au fait, pour trouver Georgel, vous n'aurez pas grand chemin à faire. Il loge au Bœuf d'or, ayant repoussé avec hauteur mon invitation à l'héberger.

Ils reprirent à l'envers le chemin parcouru dans le dédale des couloirs jusqu'au bureau de l'ambassadeur. Celui-ci le reconduisit jusqu'au palier avec cérémonie, pérorant à haute voix sur la chronique des comédiennes de Paris et sur la rigueur de l'hiver.

Dans sa voiture, Nicolas dressa le bilan de cette entrevue. C'était déjà un succès d'avoir réussi à amadouer Breteuil, réputé d'abord rugueux. Il avait cependant suspecté sous la dorure des paroles et la souplesse du diplomate une volonté mal dissimulée de s'imposer. Nicolas lui était utile et même nécessaire et les accointances du commissaire de nature à ne pas être insoucieusement dédaignées. Maintenant il lui fallait entendre l'abbé Georgel, autre instrument du duo discordant constitué avec l'ambassadeur. La tâche lui était facilitée : il savait où le trouver. Il pressentait que le dialogue serait plus malaisé avec un homme qui ne reculait pas devant le risque de s'attirer les mauvaises grâces de son chef et de son ministre. Cela choquait en lui l'homme du roi, mais il comprenait que celui-là se sentait appuyé par la réputation de son ordre et assuré du soutien de la puissante famille des Rohan et de toute sa séquelle.

De retour au Bœuf d'or, trouver l'abbé Georgel fut un jeu d'enfant. Il dégustait un chocolat et des gâteaux dans l'un des salons de l'auberge. Par le jeu d'une glace qui couvrait un mur, il put l'observer à loisir avant de l'aborder. L'homme, de petite taille, chevelure frisée et poudrée, portait avec élégance un habit noir avec un rabat discret qui tenait plus de la cravate que de la parure d'un prêtre. Des yeux clairs, une bouche mince resserrée entre deux plis dissymétriques et un curieux haussement d'épaule involontaire offraient un ensemble net et sans joie. Il approcha.

— Puis-je, monsieur l'abbé, troubler votre collation ? Permettez que je me présente…

L'homme le fixa avec froideur alors que se multipliaient les mouvements de son épaule.

— Vous êtes le marquis de Ranreuil, plus connu, je crois, sous le nom de Le Floch, commissaire de police au Châtelet.

En apparence, l'intéressé ne marquait en rien que cette rencontre inattendue dût l'émouvoir. D'évidence l'abbé était déjà informé de tout. Il sentit une menace s'appesantir.

— Allons, vous ne croyez pas, vous savez ! Cela simplifie ma tâche.

Un mince sourire crispé s'esquissa.

— Prenez place, monsieur le marquis. Le chocolat est fouetté à merveille, en prendrez-vous une tasse ?

— On ne saurait résister à une invitation formulée de si gracieuse manière, dit Nicolas en s'asseyant.

Il avait choisi le ton le plus léger. Donnerait-il suffisamment le change pour désarmer la méfiance tangible de son interlocuteur ? L'abbé s'était tu. Nicolas voulait savoir jusqu'où allaient ses informations. Rien ne venant, il força le destin.

— Je présume que vous n'ignorez pas pourquoi je suis à Vienne ?

— Vous présumez bien ! Il s'agit, je crois, de remettre un buste de Sèvres à la reine de Hongrie, présent de notre souveraine, sans oublier le poulet de la fille à la mère.

Nicolas se contint. Il n'appréciait ni le ton ni la forme, qu'il tenait pour intolérables.

— Vous êtes bien informé.

Il revoyait la scène à Versailles. Étaient présents la reine, l'ambassadeur Mercy-Argenteau et quelques dames d'honneur. Toutes les possibilités de fuite étaient réunies. Sans doute était-il informé par les Rohan.

— Alors, monsieur l'abbé, inutile de m'étendre sur le but réel de ma mission : vous rencontrer, et m'enquérir auprès de vous, sur instructions de M. de Vergennes, des raisons pour lesquelles vous refusez d'informer votre ambassadeur dans la question grave que vous savez…

Il n'était plus temps de finasser. Il lui semblait que Georgel accusait le coup.

— Monsieur, répondit-il, comment pourrais-je croire en votre équanimité ? Vous sortez de la résidence de France. Nul doute que l'homme qui s'y calfeutre a chanté mes louanges. Qu'aurais-je à opposer à ce haut et puissant personnage dont l'éclat usurpé tient de la happelourde, cette pierre au scintillement sans valeur ? Me croirez-vous ? M'écouterez-vous ? Me prêterez-vous une oreille bienveillante après tout ce qui a été distillé et glosé sur ma bonne foi ?

— C'est, monsieur, me faire le plus mauvais procès du monde.

— Je vais vous énoncer quelques vérités : je pouvais espérer un autre traitement, ma situation est en effet trop flatteuse pour en perdre l'espérance sans regret. Mais au fond, en dépit des agréments dont je jouis à Vienne, j'aspire au moment de reprendre mon état premier. La carrière diplomatique n'avait pour moi d'autres attraits que la satisfaction de remplir mon devoir, mon goût ne m'y portait pas. Devais-je, pour autant, être traité comme un laquais qu'on casse aux gages ?

— Je vous entends, cependant le baron de Breteuil déplore votre peu d'ouverture à son égard.

— Quelle injustice ! Alors que j'ai fait tout ce que mon devoir exigeait pour sa présentation à la cour, subissant toutes les avanies de la mise au point d'une entrée solennelle ! Je n'évoquerai pas les visites aux ministres et aux gens en place. J'ai tout déployé à ses yeux : mes sources, mes relais, le détail du caractère et des affections des souverains, les préjugés pour ou contre nous, et j'en oublie. Je l'ai instruit par le menu des liaisons secrètes des ministres de Russie, d'Angleterre et de Prusse, de leurs démarches tortueuses pour diminuer notre influence et du fil de toutes les négociations particulières qui tiennent à nos intérêts. Que voulez-vous de plus ?

— Et qu'advint-il ? Ne manifesta-t-il point l'appréciation reconnaissante de ce zèle ?

— Au début, il me rendit en effet des propos fort honnêtes. Mais bientôt, il me mit en demeure de lui révéler les moyens que j'employais avec tant de succès pour procurer à Sa Majesté les secrets du cabinet de Vienne. Je ne le pouvais pas. Son arrivée avait tari la source, et comment aurais-je pu retrouver un homme masqué entraperçu de nuit et qui m'avait prévenu que toute tentative pour le reconnaître et le ramener serait en pure perte et dangereuse pour moi ?

— Pourquoi cette réticence alors que, sous le prince Louis, ce commerce amorcé depuis longtemps paraissait si aisé ?

— L'ambassadeur en éprouva une vive colère, tant qu'il s'oublia et se déchaîna contre son prédécesseur, prétendant que j'avais épousé sa fortune et m'assurant « qu'il saurait un jour se venger, qu'il serait le ministre de Rohan et lui ferait sentir le poids de son autorité ». Je lui répondis, sans sortir des bornes ni des égards que je devais à son caractère, que je ferais connaître à Versailles sa conduite. Le croirez-vous ? Après cette scène, il osa revenir me tympaniser, pensant que je lui pouvais être encore utile.

— Ainsi, constata Nicolas, vous estimez ne lui rien devoir, ni votre estime ni votre entregent, qualités qui, jusqu'à présent, ont permis à notre cour de contrôler les menées du cabinet autrichien. Reste, monsieur l'abbé, qu'à moi-même, venant de bonne foi de la part de votre ministre, vous devriez consentir à m'aider. Il va de soi que, dans ces conditions, je me constituerais à Versailles votre avocat le plus dévoué.

Le mot malheureux lui avait échappé ; il s'en mordit aussitôt les doigts. L'abbé sursauta sous l'injure. Il jeta sa cuillère dans une jatte de crème battue et s'en éclaboussa l'habit.

— Avocat ? Avocat ! Ai-je bien entendu ? Suis-je donc accusé, qu'on veuille ainsi me défendre ? jeta-t-il d'une voix basse et sifflante. Comprenez, vous et les autres, que rien ne sortira de ma bouche, que je n'ai rien à révéler. Dans quatre jours, je prendrai la poste et quitterai à jamais ce lieu d'iniquités.

Il leva les yeux au ciel.

— Dieu merci ! Au moins nos amis autrichiens ont clairement marqué leur déplaisir de me voir partir. L'empereur Joseph m'a accordé une audience de congé ! Oui, de congé.

Il se redressait, comme ivre d'orgueil.

— Comme pour un ambassadeur en titre ! Quant au prince de Kaunitz, il m'a prodigué toutes sortes d'égards, c'est tout dire !

— Indiquez-moi au moins comment vous procédiez.

— Il n'y a guère de mystère. Je consens à le répéter pour la millième fois. Billet anonyme à lettres moulées. Homme masqué à minuit qui me remet une liasse comprenant des dépêches déchiffrées du secret ainsi que celles du roi de Prusse. Deux fois par semaine. Un ancien secrétaire les copie, car je devais les rendre. Là-dessus, monsieur, bâtissez votre mémoire en défense, je suis votre serviteur !

Il sortit du salon la mine haute et gourmée. Nicolas songea que ses efforts étaient inutiles. On ne tirerait rien de l'abbé, du moins de bon gré. La haine appuyée sur la vanité blessée conduisait toujours les hommes de cette trempe à de coupables reniements. Affrontement du prince Louis et de Breteuil avec, en toile de fond, Choiseul aux aguets, d'Aiguillon ulcéré des outrages de la cour et la puissante famille de Rohan à l'affût, tout cela menait à d'ignominieuses manœuvres au détriment du trône et du royaume. Il décida d'aller parcourir la ville pour réfléchir à la marche à suivre.

Dehors, il se félicita d'avoir échangé ses souliers d'apparat contre une solide paire de bottes graissées de frais par Rabouine. La neige fondue qui giclait à chaque pas aurait sans remède souillé ses bas blancs. Il erra un peu au hasard jusqu'à la Hofburg, palais viennois de l'impératrice, qui lui parut simple et sans fioritures. Il était gardé par un détachement de médiocre importance dont l'uniforme oriental l'intrigua. Il nota la numérotation régulière des habitations. Sartine en avait eu le projet pour Paris, mais n'avait pu le mener à terme. Ses pas le conduisirent ensuite sur une grande place appelée le Graben. Entouré de maisons richement décorées, ce grand rectangle possédait en son centre une sorte de tour de marbre curieusement sculptée, revêtue des symboles de la Sainte Trinité. Deux pièces d'eau entourées de grilles forgées placées aux deux extrémités de la place ajoutaient à la splendeur de l'endroit. Il fut frappé par les déversoirs des gouttières dont les extrémités figurant des têtes de griffon dépassaient largement les toits des demeures ; elles vomissaient le trop-plein du dégel. Les boutiques abondaient sur le pourtour, avec des auvents de bois pour protéger des intempéries de l'hiver, mais sans doute aussi des ardeurs du soleil. Partout une grande animation régnait, carrosses, charrettes, fardiers, et une foule très variée. Il ne fut pas long à découvrir, en dépit de ce qu'il savait de la volonté de la reine de Hongrie de proscrire la prostitution dans sa bonne ville, que le Graben fourmillait de filles galantes peu discrètes et de la clientèle correspondante. À l'une des extrémités de la place, il tomba en arrêt devant une fresque décorant une façade aveugle. Elle représentait un éléphant caparaçonné monté par un chevaucheur tenant un crochet. Il portait un curieux chapeau conique qui lui rappela ceux des païens d'Asie dont son ami Pigneau de Behaine, aujourd'hui missionnaire aux Indes orientales, lui avait montré la représentation.

Dans une petite baraque en roseau, il acheta un morceau de carpe panée enveloppé dans un fragment de partition. Le mets était recouvert d'une poudre rouge dont il apprécia l'ardeur et la saveur inconnue. Plus loin, il entra dans un établissement aux cuivres étincelants pour déguster un café tout en observant les chalands. C'est alors qu'il prit conscience d'avoir été suivi par deux personnages qui, dans leur maladresse, ne pouvaient échapper à un œil aussi averti que le sien. Un enfant se fût aperçu de leur grossier manège. Il n'en fut pas surpris. À Paris, M. de Sartine avait poussé à l'extrême cette pratique, et la surveillance des étrangers, en particulier en temps de guerre, atteignait une espèce de perfection. L'une des entrées du café donnant sur un passage en galerie, Nicolas s'y précipita une fois sa consommation réglée. Il changea soudain de direction et se heurta de front avec les deux mouches dont il perçut les remugles d'hommes mal lavés. Il reprit sa promenade en ne prêtant plus d'attention à ses gardiens. L'après-midi s'écoula en visites d'églises jusqu'à ce que, rompu et glacé, il se décide à rentrer au bercail.

Chacun de ses compagnons avait quelque chose à conter, sauf Rabouine qui courtisait déjà la femme de chambre d'une dame de qualité séjournant au Bœuf d'or. Nicolas, après bien des précautions, réunit son monde dans sa chambre et lui résuma la situation. Il restait quatre jours pour démasquer l'interlocuteur de l'abbé. On pouvait supposer, quoi qu'il en dise, que Georgel prendrait un dernier contact avec son informateur. Il fallait en avoir le cœur net et découvrir son identité. M. de Lastire, associé à ce conseil de guerre sur l'assurance de Sartine qu'on pouvait se fier à lui, paraissait bien loin de leurs préoccupations et chantonnait à mi-voix. Nicolas, quelque peu irrité de son attitude, lui demanda son avis.

— Remerciez-moi plutôt d'être allé par ce froid prendre mes places pour la première annoncée de l'oratorio de Haydn Il Ritorno de Tobia, au théâtre de la porte de Carinthie.

Il fit un entrechat en chantant.

— Songez ! Basse Christian Specht, ténor Carl Friberth, soprano dans le rôle de Sara, Magdalena Friberth ! Un régal, je vous le promets. Et…

Il mima un instrumentiste raclant son archet.

— … Luigi Tomassini au violon et Frantz Xavier Morteau, violoncelliste, qui joueront, l'un et l'autre, un concerto entre les deux parties de l'ouvrage. J'ajoute, messieurs, que le livret est de la plume de Giovanni Gastone Boccherini, le père du compositeur ! La la la… la la, … la…

— La date de cette soirée ? demanda Semacgus.

— Le 2 avril prochain.

— Comment, reprit le chirurgien, et vous imaginez que nous serons encore là !

— Eh ! dit Lastire, j'y compte bien. On attend une audience de l'impératrice, m'est avis qu'elle tardera. Sur ce, messieurs, je vous abandonne, car je crains que mes lumières ne vous soient d'aucune utilité ; il n'y a pas de charge en vue ! Et vivat Maria Teresa !

Les dispositions furent vite prises. Chacun avait relevé être suivi par des sbires ; il fallait en tirer les conséquences et déjouer cette surveillance, source d'échec dans leur tentative. Il fut décidé que Nicolas sortirait, revêtu des habits de Rabouine, aux bras de la soubrette que quelques florins attendriraient. Il emprunterait la porte des domestiques, moins en vue. Rabouine, dans le manteau de Nicolas, rameuterait les mouches. Semacgus en attirerait d'autres très ostensiblement. Lastire demeurerait au logis, surveillerait la porte de l'abbé Georgel et donnerait l'alarme en levant une chandelle à sa croisée pour prévenir Nicolas, dissimulé sous un porche près de l'auberge. Ce soir-là, il ne se passa rien et, bien qu'ils eussent veillé une partie de la nuit, ils durent convenir de leur échec.

Samedi 4 mars 1775

La table d'hôte les réunit fort tard dans la matinée. Le chevalier de Lastire manquait à l'appel. Rabouine monta le réveiller. Après un long moment, il réapparut fort pâle.

— M. de Lastire a disparu. Ses effets ne sont plus là. Sa chambre est vide !