VI

UN ROI DE VINGT ANS

L'autorité souveraine n'est jamais ébranlée que par les instruments qu'elle croyait destinés à l'affermir.
D'Argenson 

La chance lui avait souri. Alors qu'il errait, perdu dans ses pensées, dans la galerie des Glaces à la recherche d'un truchement qui lui permît d'avoir accès à la reine, il se heurta à l'ambassadeur de l'impératrice à Versailles. Il n'y avait guère de jour qu'on ne le vît paraître à la cour avec son compère l'abbé de Vermond, lecteur de la princesse, pour être reçus privément. M. de Mercy-Argenteau se répandit aussitôt en compliments suaves sur la réussite d'un voyage dont il paraissait connaître parfaitement les détails. Ayant demandé à Nicolas l'objet de sa présence, il se proposa de le conduire chez la reine, le prit par le bras et l'entraîna vers les appartements royaux. Ce faisant, il poursuivit ses commentaires, car il était dans sa nature d'accabler son interlocuteur de paroles au milieu desquelles surgissait quelque précise et insidieuse question.

— Mon cher marquis, mille bruits ont apporté ici l'écho de vos triomphes viennois. Je gage, mais vous me l'allez confirmer, que M. de Breteuil s'est félicité d'avoir couronné ses débuts par la venue d'un envoyé tel que vous. Voilà qui s'appelle un franc succès. Et Kaunitz, que dit-il ?

Il étourdissait Nicolas par sa verve redondante et son verbe fleuri. Celui-ci ne répondait que par des paroles sans fioritures à ses demandes de plus en plus insistantes. L'ambassadeur se prolongea en propos élogieux jusqu'aux antichambres de la reine où un huissier les remit aux mains d'une des dames d'honneur qui les fit pénétrer dans les cabinets, en arrière de la chambre de la reine. Ces audiences quasi bourgeoises ne laissaient pas d'étonner les moins ferrés sur les usages de cour. On savait la reine excédée du cérémonial de son lever et le ressentant comme une persécution. Elle parvenait peu à peu à en abolir l'esclavage et, une fois coiffée, saluait l'assistance dans sa chambre d'apparat pour disparaître, suivie de ses gens, dans ses cabinets intérieurs. Là, elle retrouvait des intimes ou encore Mlle Bertin, astre montant, marchande de modes que la duchesse de Chartres avait introduite à Marly dans l'entour de la reine, peu après la mort de Louis XV. Pour l'heure, seul l'abbé de Vermond était présent, lisant à haute voix des pages de l'Histoire de France d'Anquetil. La reine, songeuse et ennuyée, ne put dissimuler un mouvement de joie en apercevant les visiteurs.

— Mes amis, s'exclama-t-elle enjouée, venez donc me distraire de ce cher abbé qui m'attriste de récits de guerre et de traités ! Monsieur le cavalier de Compiègne, vous avez été bien long pour revenir…

Il aurait donc manqué à beaucoup de monde, sauf à ceux auxquels il était le plus attaché, pensa-t-il avec amertume. Il se reprit aussitôt en exceptant de cette remarque l'hôtel de Noblecourt.

— … Comment va ma chère maman ?

— Votre Majesté peut se persuader qu'elle se porte à merveille autant que j'ai pu en juger, ayant eu l'honneur de demeurer plus d'une heure en sa présence.

Elle joignit les mains dans un ravissement un peu forcé.

— A-t-elle bien mené ses questions sur sa fille ?

Il nota le français maladroit de cette phrase.

— Les pensées de l'impératrice sont tout entières tournées sur la félicité de la reine.

— J'en suis convaincue. J'espère qu'elle ne s'est pas montrée trop grandig1 ? dit-elle en regardant, avec un peu de provocation, M. de Mercy.

Nicolas était persuadé que l'ambassadeur n'ignorait rien de son entretien avec Marie-Thérèse. En avait-il informé la reine ? Certainement, dans ses grandes lignes. Il observa la coiffure de Marie-Antoinette, si haute qu'elle obligeait le regard à se hausser. Les craintes de la mère étaient fondées à ce sujet. Il avait entendu dire que l'une des raisons de l'abandon de l'habillement en public tenait à ce que, désormais, on devait passer la chemise par le bas, exercice qu'on ne pouvait décemment exécuter en public. Il s'aperçut que la reine attendait une réponse. Il supposa le sens du terme allemand.

— Sa Majesté impériale a manifesté à mon égard la bienveillance la plus soutenue et m'a fait l'honneur d'être son messager auprès de ma reine.

Elle inclina la tête en souriant avec une grâce particulière. À demi penché, il tendit le paquet et le pli. Elle considéra le message de sa mère avec une espèce de circonspection inquiète, offrant l'image de l'indécision comme si elle appréhendait une admonestation attendue et redoutée. Au bout d'un instant, elle jeta le pli sur la tablette d'une cheminée derrière elle et ouvrit le paquet en poussant de petits soupirs d'impatience. Elle contempla le médaillon avant de le porter à ses lèvres dans un mouvement un peu théâtral. Un regard en dessous jeté sur Mercy intrigua Nicolas ; il semblait que cette attitude était beaucoup plus dictée par le souci d'être rapportée que par la spontanéité d'un mouvement de sensibilité filiale.

— Que je vous ai de grâces, monsieur le marquis, d'avoir été le messager de ma bonne maman. Elle a marqué sa satisfaction de votre visite : l'ambassadeur m'en a conté le détail. Comment avez-vous trouvé Vienne ?

— Votre Majesté sait que c'était là ma première venue dans la ville des Césars. Les splendeurs et les richesses qu'elle prodigue ont émerveillé le voyageur, tout comme les embellissements du règne. J'ai eu aussi le privilège d'entendre la première de l'oratorio de Haydn Il retorno di Tobia, au Kärtnertortheater de la porte de Carinthie… et j'ai soupé au Prater en buvant du Nussberger comme un vrai Viennois !

La reine éclata de rire et battit des mains. Sous la jeune femme, l'enfant n'était pas loin.

— Il y a quelques jours, j'ai pensé à vous…

Nicolas s'inclina.

— … Mon beau-frère m'a présenté un mécanicien qui anime des automates. L'un d'eux, fort curieux, a dessiné mon portrait. N'est-ce point là extravagant ? Quel est le subterfuge ? Ceux de M. de Vaucanson2qui…

Nicolas mit un doigt sur ses lèvres.

— Oh ! Vous avez raison, c'est un secret entre nous.

Le regard qu'échangèrent Mercy et Vermond n'échappa point à la reine.

— C'est ainsi ! Le marquis et moi, messieurs, avons nos secrets. Ma bonne maman ne vous a pas trop accablé de questions sur ma toilette ?

— J'ai marqué à Son Impériale Majesté que la reine se devait d'être l'arbitre des élégances et le modèle idéal sur lequel le goût français s'allait modeler.

La reine approuva et regarda Mercy avec insistance.

— Voilà ce qu'il convient de dire à ma mère. Sachez qu'il nous déplairait que vous demeuriez trop longtemps loin de notre personne.

Comprenant que l'entretien avait pris fin, Nicolas salua et se retira à reculons. Dans l'antichambre il se félicita d'avoir si habilement mené sa barque en présence de témoins si retors. Sous cape, il se moqua de lui-même, mais au fond, son langage de courtisan était une politesse et ne sacrifiait pas la vérité. Subsistait toujours entre la souveraine et lui ce souvenir d'une première rencontre marquée par la surprise et le rire dans la forêt de Compiègne. C'est l'adolescente timide et espiègle qui reconnaissait toujours le jeune homme d'alors. Descendant les degrés, une main se posa sur son épaule. C'était l'abbé de Vermond.

— Monsieur, je souhaiterais vous assurer de mes services. Je suis un vieil ami de M. de Breteuil. Il m'a écrit sur votre valeur. À nous revoir !

Et sur ces paroles, il remonta. Que la cour était un lieu étrange, un pays aux voies compliquées. Aux strates successives des noms, titres, qualités, fonctions et honneurs correspondait la hiérarchie secrète des pouvoirs occultes, des familles, des amitiés secrètes et des influences parallèles. Les clans et les groupes s'appuyaient sur des liens subtils, organisaient leur ascendant, poussaient leurs affidés et tissaient leurs toiles. De fait, c'était l'affrontement de ces dominations qui établissait la balance des forces, l'équilibre à partir duquel basculaient les volontés et s'affirmaient les crédits. Il se souvint que l'abbé de Vermond demeurait l'ami et l'obligé de Choiseul, tout comme l'étaient, pour des raisons diverses, Breteuil et Sartine. Ces constatations laissaient à penser que l'ancien ministre, au nez retroussé d'ironie et d'arrogance, ne renonçait nullement à revenir aux affaires et activait des troupes, lesquelles s'agençaient, étendaient leur emprise et recrutaient. On pesait peu dans ce pays-ci, à moins d'appartenir à l'une des factions en présence. Négligeant les risques encourus, Nicolas n'entendait servir que le roi sans s'inféoder à quiconque. Que chacun le crût penchant vers sa cause le laissait de marbre. Dans ce cas particulier, il savait que la reine, par reconnaissance pour l'initiateur de son mariage ou par esprit d'intrigue, n'avait d'autre but que de favoriser le retour de l'ancien ministre. Rien ne prouvait que ce caprice, soutenu avec âpreté, rencontrât l'inclination de l'impératrice et de l'empereur à Vienne. Il se pouvait qu'ils fussent moins portés qu'elle à souhaiter le retour d'un homme considéré comme ayant couru sa carrière et dont les foucades ne convenaient plus à l'évolution des temps.

Il souhaita méditer sur tout cela et entra dans le parc pour finir par s'asseoir au bord de la pièce d'eau des Suisses. De longues heures, il demeura immobile et seul le froid du soir le tira de sa retraite. Le soleil se couchait sur une nature encore engourdie par un trop long et rude hiver. Les eaux glauques et sombres du Grand Canal paraissaient exemptes de toute vie. Il songea soudain qu'un jour Versailles, comme Athènes et Rome, retournerait au néant, transformé en champs de ruines, trace immense et nostalgique d'une grandeur effacée.

Chez lui heureusement, les nécessités de l'action créaient le sursaut salvateur. Il gagna les grandes écuries pour y récupérer une monture reposée, bouchonnée et nourrie. Il récompensa l'homme de l'art de ses soins. En verve, celui-ci, reprenant le cours de leur conversation du matin, lui confia des indications plus fraîches qui assombrissaient encore davantage le tableau dressé. Il paraissait que le château de la duchesse de La Rochefoucauld à La Roche-Guyon avait été forcé. Cette grande famille était réputée posséder la majeure partie des minoteries autour de Paris ; ce monopole sur la force de l'eau l'avait déjà désignée comme complice du pacte de famine. Une troupe sans foi ni loi d'environ deux à trois mille hommes aurait menacé la noble dame, l'abandonnant enfin quasi pâmée de terreur. De là, l'engeance serait allée piller un bateau de blé qu'elle trouva sur son passage. Le projet avait alors été lancé de se rendre à Versailles sous le prétexte que sa masse en imposerait, que le peuple se joindrait à elle et qu'on ferait taxer le pain à deux sols la livre. La rumeur la plus récente rapportait que le marché de Saint-Germain avait été mis à sac dans la journée. À sept heures, il se retrouva attablé avec le chevalier de Lastire devant un agneau rôti et un plat de fèves nouvelles au jus.

— Il me faut, commença celui-ci, vous conter des aventures bien extraordinaires. Après avoir quitté Vienne, la première partie de mon périple à franc étrier se déroulait sans accident…

— Mille pardons de vous interrompre, dit Nicolas. Ai-je bien compris ? Parti un mois avant nous, vous voici à Paris à peu près au même moment.

— Hélas, et pour cause ! Ma partie de plaisir initiale allait vite se transformer en cauchemar. Au début, le froid était vif mais le sol dur, même s'il dissimulait traîtreusement quelques plaques de verglas assassines, favorisa ma course. J'avoue préférer cela aux fondrières de boue rencontrées à l'aller. Je multipliai les précautions, utilisant parfois des chemins détournés et ne me rapprochant des villes que pour le rechange de ma monture. De fait, ma route était des plus sinueuses, persuadé que j'étais que mon départ précipité avait été aussitôt rapporté aux services autrichiens et qu'on tenterait de m'arrêter pour me contrôler, sinon pour me retarder. Bien m'en prit de ces précautions, car pour les premières étapes, tout se déroula selon mon désir. Tout se compliqua à la limite des États héréditaires. Il semblait que je dusse m'engager dans une sorte d'entonnoir où contrôles et patrouilles se multipliaient. À deux reprises, je faillis être arrêté et ne dus mon salut qu'à la vitesse de mon coursier. L'obligation des haltes dans les relais de poste m'obligeait à réemprunter le chemin commun. De surcroît, le temps retournait à la tempête…

— Enfin, vous avez échappé à toutes ces embûches et…

— … Certes non ! Sur la route de Linz à Munich, me voilà accroché par une troupe d'hommes en noir, accompagnée d'un gros de hussards. Leur allure menaçante, leurs armes braquées sur votre serviteur, la solitude du lieu propice aux mauvais coups et la nuit qui tombait me conseillèrent, sur le moment, la prudence. Mais, à l'instant où, penché sur mes fontes, je feignais de chercher mes passeports, je déchargeai mes pistolets et profitai de l'effet de surprise. Je piquai des deux après une superbe ruade qui mit hors de combat deux de ces argousins. Il s'ensuivit une décharge générale. Une balle arracha une oreille à ma monture qui, sous l'effet de la douleur, s'emballa. Dans cette fuite redoublée, une autre balle me laboura le haut du crâne. Inondé de sang, je ne voyais plus rien. Cramponné, les rênes entortillées à mes bras, je m'abandonnai à cette course folle, perdant bientôt conscience de ce qui m'advenait. Des semaines s'écoulèrent…

— Comment cela ?

— À bout de course, mon pauvre cheval finit par rechercher un gîte et entra dans une ferme isolée où un paysan me découvrit évanoui. Sans s'interroger sur les raisons de tout cela, il me soigna avec dévouement. Quand je me réveillai, je finis par découvrir ce qui s'était passé. Je pris connaissance du temps écoulé et compris que l'homme pensait que des branches d'arbres brisées, qui sont autant de lances dirigées contre les cavaliers, m'avaient blessé. Croyez que je ne le détrompai pas. Il avait religieusement respecté mon bagage. Péniblement, je me remis en route après avoir récompensé mon sauveur. Désormais, je ne supportais que de petites étapes. Dieu soit loué, il n'y eut plus d'alertes si ce n'est, et tout cela me parut le comble, aux alentours de Paris, des regroupements menaçants de peuple. Mais vous-même, pourquoi ce retour si tardif ?

Nicolas lui en donna les raisons et raconta l'interception dont lui et ses compagnons avaient été, eux aussi, l'objet.

— Nous avons pu nous laisser faire, n'ayant rien de compromettant qui pût être découvert.

— Il est vrai, mais n'oubliez pas que moi, j'avais des lettres et une mission urgente à remplir. J'ai failli à mon cœur défendant. Me voilà portant le turban, ce n'est pas la première fois !

Ils trinquèrent et mirent à mal l'agneau dont la peau croustillante dissimulait une chair d'une saveur et d'une tendreté exquises.

— Chevalier, j'ai été heureux de ce voyage commun même si je déplore votre aventure. Votre présence m'a sauvé la mise et je regrette que notre tâche commune s'achève.

Lastire frappa joyeusement sur la table.

— Détrompez-vous et ne vous réjouissez pas trop vite. M. de Sartine souhaite qu'en cette période agitée je demeure à vos côtés ; surtout à un moment où des soucis de famille vous assaillent.

— J'en suis heureux, dit Nicolas. Cependant…

Il ne termina pas sa phrase et un long silence s'installa que chacun meubla en se consacrant au repas avec une attention presque minutieuse. Que signifiait l'agacement que ressentait Nicolas ? Accoutumé aux examens de conscience, il mesura avec lucidité sa joie de poursuivre aux côtés de Lastire, mais également son regret d'une décision de Sartine lui imposant une présence – un témoin – sous le prétexte d'une situation qu'il s'était empressé de minimiser quand son ancien commissaire la lui avait décrite avec les risques de troubles à Paris. Cela participait bien du style contourné de l'ancien lieutenant général de police, habile à mitonner sur plusieurs potagers diverses préparations propres à justifier sa réputation « d'universelle araigne ». Ses fils se croisaient et s'entrecroisaient jusqu'à, parfois, se rompre à force d'être emmêlés. Il semblait encore que le pauvre M. Le Noir fût écarté des décisions prises. Il se fit une raison, bien qu'ayant sur le cœur de découvrir un Sartine révélant ses affaires privées à un étranger sans en avoir dit mot à un père angoissé. Il décida de passer outre et renoua le fil de la conversation.

Il évoqua la situation rue Montmartre, inquiétante dans la mesure où le mort était un maître boulanger. Lastire se passionna pour les détails de l'enquête comme s'il découvrait un tableau nouveau pour lui. Ils décidèrent de se retrouver le lendemain soir chez M. de Noblecourt, Nicolas devant participer à la chasse du roi. Le chevalier fut si disert et plein d'attentions que Nicolas sentit ses préventions le quitter. Le voyage à Vienne avait créé des liens entre ces deux serviteurs du roi. Il s'inquiétait seulement de la réaction prévisible de Bourdeau devant une telle intrusion dans leurs habitudes. Il renonça à y songer davantage, il aviserait dans le feu de l'action.

Leur échange se poursuivait. Lastire, comme le commissaire, s'interrogeait sur l'agitation constatée. Il en faisait porter la responsabilité sur la brutalité expéditive par laquelle le contrôleur général poussait les réformes et, en particulier, l'instauration de la liberté du commerce des grains. Il accompagna Nicolas quelques pas dans la rue avant de le quitter sur la grande place sans lui indiquer où lui-même était hébergé ; il savait où joindre le commissaire à Paris. À l'hôtel d'Arranet, Tribord et un valet d'écurie l'attendaient. Il leur recommanda la jument, les priant de ne pas la nourrir : en la sanglant, il avait remarqué son volume, fruit des gâteries de l'écurie royale. Il rejoignit sa chambre, refit en pensée le bilan mitigé de sa journée et demeura longtemps éveillé, taraudé par la représentation éprouvante des périls que pouvait courir son fils disparu.

Mardi 2 mai 1775

En vérité, on en prenait toujours à l'aise avec lui. Il détestait ces réveils impromptus. Les coups redoublaient à sa porte. Il se leva, alluma la chandelle, consulta sa montre qui marquait six heures et demanda qu'on entre. Tribord, habillé, le visage grave, se mit à débiter un inquiétant discours.

— Le temps fraîchit, monsieur, et je gage que d'ici peu nous aurons gros temps. Gaspard, un des laquais qui habite du côté de la route de Saint-Germain, a rencontré des groupes de plus en plus nombreux qui appareillent pour le marché. D'autres venant de Paris patrouillent jusque devant chez nous. Je voulais vous en avertir. M'est avis que vous ne gagnerez pas sauf le château en habit de chasse. Il faut aviser.

Nicolas réfléchit un moment. Il ne connaissait que trop les mouvements irréfléchis du peuple. Tout était alors prétexte à excès. La vox populi3n'avait point d'oreilles, elle vociférait sans écouter. Elle portait son discours mêlé de vrai et de faux, d'un ramas de rumeurs en vrac, qui prenaient vie et, se répercutaient en s'amplifiant. Tout contribuait à cette effervescence, contes à dormir debout colportés, placards, inscriptions sur les murs, exordes d'orateurs improvisés dans les jardins et les cafés. Tribord avait raison ; se jeter en habit de chasse royale au milieu de la vague populaire, c'était, à tout coup, risquer l'incident. Ce serait commettre une faute et une provocation. Pourtant, dans ces conditions, sa présence auprès du roi lui apparaissait nécessaire et il enjoignit au majordome de lui dénicher des vêtements qui lui permettraient de se fondre dans la masse. Celui-ci se précipita. Nicolas considéra ses fusils, présents du jeune roi, qu'un jour Louis XV lui avait confiés. Un regret le poignit. Son maître disparu trop tôt, la couronne était revenue à un presque enfant. Les temps étaient rudes et l'histoire vieillissait promptement, mûrie par des intérêts nouveaux et ardents. Déjà il apparaissait que le peuple, avant même le sacre, commençait à soupçonner une mésentente avec le jeune souverain sur lequel se fondaient tant d'espérances. À peine Nicolas achevait-il sa toilette que Tribord reparut, les bras chargés de hardes. Une culotte de ratine râpée, une chemise de grosse toile écrue, une veste de panne brune, des souliers éculés et un vieux tricorne feraient l'affaire. L'homme lui tendit enfin un poignard à la lame étrécie par l'usure qu'il pourrait dissimuler. Il conseilla à Nicolas de plonger ses mains dans les cendres froides de la cheminée et de se frotter le visage afin d'éviter qu'une propreté trop éclatante ne trahisse son déguisement. Tribord, inquiet, lui recommanda de prendre garde au sortir de l'allée menant de l'hôtel à la route. Mieux valait emprunter le petit bois voisin qu'aucune clôture ne séparait de la voie. Il en sortirait en feignant de se rajuster comme s'il venait de donner de l'eau4. On sentait chez l'ancien matelot comme une fièvre montante, celle sans doute qui s'emparait de lui quand les tambours des fusiliers et la cloche du bord appelaient l'équipage au branle-bas de combat et que s'abattaient couchettes et cloisons pour dégager les canons.

Nicolas suivit son conseil et rejoignit avec prudence la route de Versailles. Elle était éclairée de loin en loin de lanternes qui laissaient de longs espaces d'une obscurité peu à peu dissipée par le jour qui se levait. Des hommes et des femmes avançaient d'un pas vif autour de lui. Certains portaient des torches. Seuls le martèlement des souliers sur le chemin et parfois un appel rompaient le silence de cette progression. Il avait réglé ses pas à l'unisson, veillant à demeurer isolé dans les intervalles. Plus la troupe approchait du palais, plus elle grossissait, augmentée d'apports adjacents. À deux reprises des cavaliers parurent, s'arrêtant près d'une troupe. Il supposa que des ordres étaient transmis. À aucun moment la force publique ne parut. Si la police était présente, il savait d'expérience que c'était par l'intermédiaire de « mouches » dissimulées dans la foule. Il ne put empêcher deux personnages de le rejoindre, qui s'empressèrent de nouer conversation avec lui.

Ils lui précisèrent qu'ils venaient de Puteaux et de Bougival. Avertis de ce que le peuple marchait sur Versailles, ils avaient décidé de rallier le mouvement. L'un était perruquier et l'autre maçon. Nicolas dut faire route avec eux, en essayant de comprendre ce qui les animait. Ils paraissaient sincères et naïfs dans leur exaspération de la hausse du prix du pain. Cet aliment constituait, ils ne cessaient de le répéter, leur unique subsistance.

— Vois-tu, disait le maçon, solide gaillard d'une trentaine d'années, quand tu n'as plus rien, seul le pain te sauve. Sinon tu meurs, ou c'est le dépôt de mendicité. Faut pas le hausser, deux sous la livre et c'est même encore trop !

— Surtout, renchérit le perruquier, petit jeune homme chétif au nez pointu, que pour ce tarif-là on vous procure du pain brun plein de son. C'est là une distinction odieuse. Le riche et l'aristo croquent du blanc, eux ! Pourtant nous qui travaillons devons nous contenter du moins nourrissant. Est-ce juste ? Hein ! l'ami, qu'en dis-tu ?

Nicolas se revoyait enfant creuser de sa petite main dans une miche de pain noir. Il adorait l'acidité de la pâte. Il jugea que cette réflexion n'était pas de mise. Il approuva sans répondre.

— Faut voir, ajouta le perruquier, que le Parisien ne mange pas à sa faim. Le couvreur de toits perché sur les maisons, le gagne-deniers, et ceux qui voiturent des fardeaux énormes sont abandonnés à la merci des monopoleurs et écrasés comme moucherons dès qu'ils veulent élever la voix. C'est avec sueur, peine et navrement qu'on gagne ce mauvais pain qui ne pourvoit pas à notre subsistance. Alors, si on nous l'arrache du gosier… Il faut que le jeune roi le sache. Et toi, l'ami, que fais-tu là ?

— Je suis garçon imprimeur, dit Nicolas en baissant modestement les paupières. Sans travail, pour l'heure.

L'homme le fixa et, soudain, les yeux mauvais, lui saisit les mains qu'il considéra avec attention. Après un long examen, il parut satisfait. Nicolas pensa un instant être découvert et qu'on le prenne pour ce qu'il était : un policier, heureusement le charbon de bois avait noirci ses ongles à tel point que, dans le jour hésitant, on pouvait s'y tromper et confondre la noirceur avec les traces indélébiles de l'encre grasse d'imprimerie.

— Tu es comme nous, sans travail et sans pain.

La foule, étirée comme un fleuve, s'était grossie de ruisseaux et de rivières ; elle coulait maintenant vers le marché de Versailles. Abandonner ce flot était bien risqué, mieux valait surveiller l'évolution de la situation pour ensuite faire rapport au château. Ses compagnons lui assurèrent que des émissaires s'étaient répandus pour donner le lieu du rassemblement. Jusqu'alors la marche du peuple avait été, sinon ordonnée, du moins calme et pacifique. Tout changea dans la ville royale et un groupe de meneurs entraîna quelques enivrés vers une boulangerie ayant le malheur de se trouver là. En un tournemain, elle fut saccagée et pillée. La marée humaine parvenue au marché, la fureur se déchaîna. Nicolas vit ses deux paisibles compagnons s'animer soudain et prêter la main à de sauvages déprédations. Des femmes échevelées éventraient les sacs de farine des étals et s'en mettaient de pleines poignées dans le creux de leurs tabliers pour s'en retourner, l'air farouche et provocant, prêtes à défendre bec et ongles le peu gagné. Nicolas décela que certaines s'avéraient à l'examen des hommes déguisés et travestis. On entendait des paysans proclamer avec conviction qu'en agissant ainsi, ils remplissaient le vœu du roi, nouvel Henri IV, et que, du reste, ils n'en voulaient qu'aux accapareurs et aux affameurs du peuple. D'autres, de bonne mine, dont les bottes n'appartenaient pas à l'ordre populaire, brandissaient du pain moisi destiné, hurlaient-ils, à empoisonner le peuple. Le grand mot lâché, il se répandait, déclenchant des huées, des cris et des injures.

De faux bruits passés de bouche à oreille alimentaient de nouveaux ressacs de fureur. Une harpie à moitié dépoitraillée exposait le contenu de son tablier plein de farine gâtée et cette harpie, les yeux égarés, proclamait qu'elle la voulait porter à la reine. La tourmente se prolongeait indéfiniment quand la force publique surgit, le prince de Beauvau, capitaine des gardes à sa tête. Suisses, gardes-françaises et cavaliers marchèrent sur la foule. Il y eut un premier remous de panique, fait à la fois d'avancées et de poussées contraires. Cependant quelques manifestants plus hardis que d'autres, confortés par le hourvari d'injures et de hurlements dont on abreuvait le prince, commencèrent à lui jeter de la farine à pleines poignées. Son cheval se cabra dans un nuage blanc. Ces excités avaient à leur tête, Nicolas le reconnut avec surprise, le sieur Carré, chef de gobelet du comte d'Artois, frère du roi, qui aiguillonnait la canaille du geste et de la voix. Excédé, l'un des gardes-françaises le prit à partie et, le ton montant, le perça d'un coup de baïonnette. L'homme s'effondra, ensanglanté. Beauvau finit par dominer la clameur redoublée et demanda au peuple ce qu'il souhaitait. Une clameur unanime lui répondit.

— Eh bien ! hurla-t-il, soit, le pain à deux sols la livre.

Cette annonce, bien accueillie, calma l'émeute et chacun se mit en mesure de courir aux boulangeries pour se faire livrer du pain au tarif convenu. Comme par enchantement l'ordre se rétablissait ; Nicolas profita de cette accalmie pour s'esquiver, désirant rejoindre le château au plus vite. Ce faisant, il croisa de nouvelles troupes d'hommes qu'il jugea être davantage des curieux que des émeutiers. Arrivé place d'Armes, il ne put franchir les grilles qui avaient été précipitamment fermées. Un fonctionnaire lui apprit que le roi était sorti pour la chasse, mais qu'au vu d'une foule fort menaçante qui affluait de la route de Saint-Germain, il avait fait rebrousser chemin à sa voiture et ordonné que les grilles fussent closes. Nicolas dut faire un long détour pour finalement s'introduire dans le palais par une porte connue de lui seul, juste à l'angle de la rue de l'Orangerie et de celle de la Surintendance. De là, il gagna l'aile des ministres, se fit avec peine reconnaître par les huissiers et gagna aussitôt les combles, voulant avoir une vue panoramique de la situation depuis les terrasses.

De là haut, il voyait au-dessous de lui la patte d'oie des trois grandes avenues qui convergeaient vers le château, à gauche celle de Saint-Cloud, au centre celle de Paris et, à droite, celle de Sceaux. Aucune agitation particulière n'était notable dans les deux premières. Seule l'avenue de Saint-Cloud montrait encore des concentrations de foules qui, de loin, ressemblaient à des colonnes de chenilles se déroulant, cheminant et changeant lentement de forme. Restaient encore quelques curieux du côté des Réservoirs, rue de l'Abreuvoir, à droite de la grande grille. Aucun signe ne marquait le risque d'une menace particulière contre le château. Nicolas redescendit et gagna « le Louvre »5. De là, il rejoignit l'escalier de marbre pour atteindre la salle des gardes et l'antichambre du roi. Il tomba sur M. Thierry, premier valet de chambre, qui s'esclaffa en découvrant sa figure et son accoutrement. Nicolas lui jeta, sans excès de précaution, d'avoir à rendre compte au roi sur-le-champ. L'homme, qui le connaissait et l'appréciait, ne l'interrogea pas outre mesure et le conduisit par le salon de l'Œil de Bœuf, dans la salle du conseil. Le roi, en chemise et en culotte, ayant tombé l'habit de chasse, faisait les cent pas, la tête penchée, entre cette pièce et la chambre voisine où était mort son grand-père, une année auparavant. En l'absence des ministres, tous à Paris, notamment Maurepas et Turgot, il y tenait une sorte de conseil permanent. Grande était l'agitation autour de lui, mais il semblait serein. Il arrêta sa marche hésitante et, surpris, fixa sans le reconnaître Nicolas qui s'approchait. Thierry parla à l'oreille de son maître qui sourit.

— Ranreuil, nous ne vous avions point reconnu. Votre tenue… !

— Sire, je prie Votre Majesté de me pardonner de paraître en sa présence sous ce déguisement. Il était nécessaire pour mesurer les degrés de l'agitation du peuple. J'arrive du marché et…

— Ah ! Enfin quelqu'un pour m'informer. Je ne sais où sont mes ministres. Turgot et Maurepas à Paris. Les autres…

Il n'acheva pas sa phrase et abaissa un regard myope vers Nicolas.

— Sire, le marché a été pillé et quelques boulangeries saccagées. Le capitaine des gardes, le prince de Beauvau, a été insulté et couvert de farine. L'annonce qu'il a faite que le prix du pain était porté à deux sols la livre a calmé la foule.

Il lui parut que le visage du jeune roi s'empourprait soudain.

— Comment, dit-il, le prince a pris cela sur lui ?

— Oui, sire.

À ce moment, un officier entra et remit au souverain un message qu'il lut après avoir chaussé ses bésicles…

— Ranreuil a raison. Beauvau m'informe qu'il a effectivement accompli cette sotte démarche et prétend qu'il n'y avait pas de milieu entre leur laisser le pain au prix qu'ils demandent ou les forcer à coups de baïonnettes à le prendre au tarif actuel. Tout cela est contraire à mes ordres : il n'était question que de rétablir la paix civile avec défense absolue de laisser mes soldats se servir de leurs armes.

Nicolas estimait, à part lui, que c'était plus aisé à dire qu'à exécuter.

— J'avais écrit à Turgot ce matin qu'il ait à compter sur ma fermeté. Avec ce faux pas chacun va se croire autorisé d'une décision qui me sera prêtée. Ranreuil, avez-vous une bonne plume ?

— Je crois, sire.

— Alors, prenez sous ma dictée un mot que vous porterez vous-même à M. de Turgot.

Il lui désigna la table du conseil.

— Nous sommes absolument tranquilles. L'émeute avait commencé à être assez vive. Les troupes qui ont été les ont apaisés. M. de Beauvau les a interrogés : la généralité disait qu'ils n'avaient pas de pain, qu'ils étaient venus pour en avoir et montraient du pain d'orge fort mauvais, qu'ils disaient avoir acheté deux sols et qu'on ne voulait leur donner que celui-là. Je ne sors aujourd'hui non par peur, mais pour tranquilliser le tout. Le marché est fini, mais pour la première fois il faut prendre les plus grandes précautions pour qu'ils ne reviennent pas faire la loi ; mandez-moi quelles pourraient être, car cela est très embarrassant6.

Le roi s'arrêta et considéra pensivement Nicolas. Il courba sa haute taille, prit la lettre, la lut et la signa. S'appuyant sur ses deux poings, il approcha son visage de son serviteur et lui murmura, les larmes aux yeux :

— Nous avons pour nous notre bonne conscience et, avec cela, on est bien fort. Ah ! Si j'avais la bonne grâce et la tenue de mon frère Provence, je parlerais au peuple, ce serait à merveille ! Mais, moi, je bredouille et cela gâcherait tout.

La gorge serrée, Nicolas frissonna. Il se rendit soudain compte que, pour le roi, il était un aîné, un des proches de son grand-père quand lui-même était encore enfant. Il maîtrisa sa propre émotion, secouant la tête comme un cheval qui encense. Il aurait souhaité par un geste faire éclater toute l'ardeur de son dévouement. Il ne pouvait s'y résoudre. Pourtant ce débat intérieur n'échappa point au roi qui sourit. Ce fut entre eux un échange muet qu'il ne pourrait oublier. Le roi se reprit et lui confia à voix basse de lui faire rapport à lui-même et à nul autre sur tout ce qu'il recueillerait de la situation de désordre qui prévalait.

Nicolas quitta en hâte le palais et gagna à pied l'hôtel d'Arranet. Fort inquiet, Tribord l'attendait. Sa vieille face couturée paraissait sous l'emprise d'un tracas qui le faisait grimacer.

— Mademoiselle est revenue de son voyage…

Enfin une bonne nouvelle, songea Nicolas qu'inquiétait pourtant le sérieux qui accompagnait cette annonce.

— … pour repartir aussitôt.

— Que dites-vous là ?

Tribord se dandinait d'un pied sur l'autre.

— Comment vous dire… C'est ainsi ! Affirmant que vous étiez à demeure, elle a aussitôt donné ordre de rebrousser. Bref, fouette cocher et la v'là envolée !

Voyant la mine de Nicolas, il hasarda une explication.

— Ne vous mettez pas martel en tête, m'est avis que lorsqu'elles s'enfuient c'est qu'elles ont trop envie de rester.

Nicolas lui serra la main, monta se changer, reprit sa monture et se lança au galop sur la route de Paris. Il tenta durant ce trajet de fermer son esprit à tout mouvement sensible, persuadé que ce n'était pas l'amour qu'il fallait peindre aveugle, mais bien plutôt l'amour-propre. Il se concentra sur la mission confiée par le roi. La lettre adressée à Turgot marquait sa bonne foi et la bienveillance de son caractère. Il s'interrogea pourtant quant à l'espèce de subordination que cela supposait de la part du souverain vis-à-vis du contrôleur général. Elle témoignait d'une candeur un peu inquiétante même si, pour l'heure, il faisait preuve de sang-froid, seul face à l'épreuve dans un Versailles déserté. De cela on pouvait se féliciter, venant d'un adolescent timide et gauche qui gagnait cependant à être apprivoisé et connu. Une idée le conforta. Chacun affrontait son lot d'épreuves : les rois, les amoureux et les pères n'étaient que les marionnettes d'une providence les animant par les passions et les intérêts. Tout semblait calme à l'approche de la capitale, mais il avait appris à se méfier de ces apaisements trompeurs. Nul doute que les événements de Versailles en viendraient à relancer l'agitation dès qu'ils seraient connus, transformés et déformés par les rumeurs et les ajouts intéressés. Les brelandiers7ne manquaient point pour fausser la donne d'une situation dangereuse.

Au début de l'après-midi, il arriva au contrôle général, rue Neuve-des-Petits-Champs. Aussitôt introduit dans le cabinet du ministre déjà croisé à la cour à plusieurs reprises, il le trouva écrivant, la jambe droite enveloppée de bandages posée sur un carreau de tapisserie. Il leva la tête et fixa l'arrivant d'un air peu amène. Nicolas nota la stature, la corpulence, la tête belle aux cheveux abondants, frisés en rouleaux, les yeux bleu clair, le gauche plus petit que le droit. La physionomie, sans être désagréable, marquait une sorte de contention plus morale que physique. Il se présenta et remit le billet du roi. Le teint naturellement blanc du contrôleur général trahissait, au fur et à mesure de sa lecture, les sentiments qui l'animaient. Il se colora par vagues pourprées alors qu'il procédait à une seconde lecture plus attentive. Il leva un regard à la fois doux et lointain et Nicolas se demanda s'il n'était pas myope comme le roi.

— Monsieur, vous étiez à Versailles à quel titre ? Vous êtes à Sartine, n'est-ce pas ?

Le ton était injurieux et inquisiteur.

— Monseigneur, j'étais à Versailles pour remettre un envoi de l'impératrice reine à notre souveraine et pour paraître à la chasse du roi. L'aventure a voulu que, pris dans l'émeute, je n'aie pu rejoindre ce matin le château et qu'ayant assisté aux événements, j'en aie rendu compte à Sa Majesté. Pour le reste, je suis au roi comme j'étais au feu roi, mon regretté maître.

Cette réponse ne radoucit pas Turgot qui continua sur un ton rogue à le questionner avant de le congédier sans autre forme de procès.

La rue Neuve-des-Capucines étant toute proche, il décida d'informer M. Le Noir des événements. Il le trouva accablé de pressentiments sinistres. Dès qu'il vit Nicolas, il éclata en récriminations, s'indignant des fausses nouvelles dont la pire était que la police aurait recommandé de fournir tout le pain que le peuple souhaitait au prix qu'il voudrait bien payer, sauf à dédommager les boulangers par la suite. C'était là, le commissaire l'en avertit, l'inévitable conséquence de la prétendue promesse du roi pour un pain à deux sols la livre. Le bruit depuis Versailles s'en était répandu comme une traînée de poudre. Son chef fut ainsi mis au fait de ses audiences avec le roi, Turgot et, aussi, de l'enquête en cours rue Montmartre dont les conséquences pouvaient être fâcheuses vu la conjoncture générale.

— J'appréhende des jours difficiles, dit Le Noir. On nous entraîne sans prendre garde aux suites. Sans modération, les réformes ne sont que des abus et ceux qui les appliquent avec brutalité sont des destructeurs maladroits. Il n'y a pas de manie plus ridicule que de s'ériger en réformateur du siècle ! La main engagée, le corps tout entier y passera. La France est une vieille machine qui va encore de l'ancien branle qu'on lui a donné, et qui achèvera de se briser au premier choc ! À tout hasard, je fais fortifier la halle aux grains pour demain. Évitons que les désordres de Versailles ne se reproduisent à Paris. J'ai demandé des dragons et des mousquetaires en renfort du guet et des gardes-françaises, mais je donnerai ordre de ne faire feu en aucun cas et de se laisser plutôt insulter et maltraiter par la populace. Comment avez-vous trouvé le roi ?

— À la fois ému et serein, s'en remettant au contrôleur général.

— Voilà bien le hic ! M. de Sartine trouve qu'il faudrait réveiller le roi sur les affaires. Hélas ! Le seul domaine où il n'y a pas de peine à stimuler l'activité de son esprit, c'est son goût pour les ragots, les médisances, les raclures du persiflage recueillis dans les mauvais lieux. Il prend trop de passion et d'agrément à la lecture de la correspondance interceptée que M. d'Oigny lui apporte du cabinet noir. Et de fait, rien n'est évidemment plus aisé que de trier ou de fabriquer. Et il y a tant d'hommes de vile intrigue… Par le canal de la poste il n'y a pas de sécurité ni secret pour les familles et pour les amitiés. Il est triste, mon cher Nicolas, de découvrir chez ce prince ce qu'on avait reconnu chez le feu roi : une mauvaise opinion de tout le monde et une méfiance générale que, pour ce qui concerne notre actuel souverain, favorise son austérité.

Il quitta le lieutenant général de police plus qu'inquiet de son irrésolution et des doutes manifestes qui l'assaillaient. Un tel désarroi dans cette fonction risquait de conduire dans l'action aux fluctuations les plus fâcheuses. Peut-être Le Noir en était-il venu, presque inconsciemment, à appeler de ses vœux les désordres qui révéleraient l'ineptie des tentatives brutales de Turgot. Déjà chez Sartine il avait soupçonné une attitude ambiguë à merveille et plus double que jamais. La différence tenait à ce que ce dernier agrémentait le tout d'un cynisme souriant que ne possédait pas Le Noir. Le ministre de la Marine, campé sur ses amitiés et ses ambitions, se disait sans doute qu'il convenait d'être assez adroit pour paraître honnête homme, mais jamais assez bête pour avoir la sottise de l'être. Il reprochait souvent sa candeur à Nicolas. Plût au ciel qu'il en conservât ! Quinze ans de police et d'enquêtes extraordinaires n'autorisaient aucune illusion, ni sur le cours des choses, ni sur la sincérité des puissants. Cela n'entamait d'ailleurs pas son dévouement à l'égard de son ancien chef. Il suffisait simplement de n'être point dupe. Dans cette vision, M. Le Noir apparaissait comme un honnête homme pris dans une tourmente qui le dépassait et, surtout, hostile aux mesures extrêmes.

Nicolas rendit sa monture aux écuries de l'hôtel de police et rejoignit en fiacre le Grand Châtelet. Il y trouva Bourdeau, Semacgus et Sanson le bourreau, en pleine discussion pour savoir s'ils devaient procéder à l'ouverture du corps de maître Mourut, en son absence ; son apparition régla la question. Il les interrogea sur l'affluence du peuple au pied du grand escalier. La foule se dirigeait vers les lucarnes permettant de lorgner tout à loisir les cadavres exposés à la basse-geôle.

— L'objet de cette curiosité, jeta Semacgus, est le corps d'une belle jeune fille noyée repêchée dans la Seine.

— Cependant, dit Nicolas, il n'y a là rien que de très habituel. C'est chaque jour que l'on dépose ici les restes des noyés.

— Ce n'est pas tant le corps qui attire le peuple, mais le miracle supposé de sa découverte. La famille avait placé sur le fleuve une sébile en bois avec un cierge allumé et du pain consacré à Saint-Nicolas de Tolentino, au couvent des Grands Augustins. Une antique croyance prétend que la sébile s'arrête là où se trouve le corps, pour le cas en question à hauteur du jardin de l'Infante, au Louvre.

— Je croyais ces superstitions oubliées, grommela Bourdeau. Il n'y a rien de plus périlleux. En 1718, une pauvre vieille recherchant le corps de son fils a failli brûler toute la ville. Le cierge enflamma un bateau de farine, lequel descendit le courant, répandant la terreur et incendiant au passage les maisons du Petit-Pont. Un quartier entier fut détruit.

Tout en parlant, ils s'étaient rendus dans le caveau où ils avaient coutume d'exercer ce que Sartine appelait « leur macabre industrie ». Nicolas prit des nouvelles de Mme Sanson et des enfants, au ravissement du bourreau que toute attention personnelle du commissaire emplissait de bonheur. Le docteur Semacgus et Sanson se préparaient et disposaient leurs instruments. Contrairement à ses habitudes, Bourdeau n'alluma pas sa pipe, mais sortit ostensiblement la tabatière viennoise offerte par Nicolas à qui il proposa une prise avant de se servir lui-même. Le silence fut aussitôt rompu par une longue et sonore séquence d'éternuements. Les deux praticiens examinèrent le cadavre tandis que Nicolas sortait son petit carnet noir.

— Nous sommes d'accord, mon cher confrère, entama Sanson, cérémonieux comme à l'accoutumée. L'examen superficiel ne laisse apparaître aucune lésion ou traces suspectes.

Semacgus approuva de la tête.

— Toutefois, dit-il, permettez que je modère mon assentiment à votre proposition. Il y a tout de même cette étrange plaie nécrosée à l'intérieur de la main droite.

Sanson se pencha et procéda à un nouvel examen.

— Une écorchure mal soignée, un gonflement avec un peu d'épanchement. Je dirais que le corps a travaillé, le froid nous quitte…

— Vous avez sans doute raison. Notons le fait, c'est tout.

La bouche fut sondée avec attention à l'aide d'un instrument métallique.

— D'évidence il ne s'est pas étouffé avec la pâte levée, remarqua le chirurgien de marine. Quoique…

— Quoique ? demanda Nicolas.

— Je suppose, répondit Sanson, ce que le docteur envisage. Il n'est pas mort étouffé, mais tout laisserait supposer qu'il le fut.

Nicolas trouva cette constatation étrange. Commença alors l'opération de l'ouverture du corps. Son déroulement si souvent vécu par le commissaire lui portait toujours sur les nerfs, non qu'il n'en supportât point l'horreur, mais le crissement des instruments sur et dans les chairs, les craquements des os et les bruits que le cadavre malmené émettait, protestant contre ce traitement barbare, l'emplissaient d'accablement. Pourtant il savait que sans cette tentative dérisoire de percer les secrets d'un corps, de nombreux crimes resteraient impunis. Il ferma les yeux, dévidant en esprit un air de bombarde appris auprès d'un vieux maître de la collégiale de Guérande. C'était un motet joué à l'orgue et que l'instrument breton accompagnait. Les propos tenus à voix basse de Semacgus et de Sanson le tirèrent de sa rêverie. Après avoir restitué au corps un semblant d'apparence et s'être lavé les mains et les bras dans un baquet qu'un aide du bourreau venait d'apporter, ils se tournèrent vers les deux policiers. Contrairement à un usage bien établi entre eux, ils ne disaient mot.

— Messieurs, dit Nicolas, nous écoutons votre rapport.

Sanson soupira, fit un geste d'impuissance en levant les mains.

— À dire vrai, il nous paraît chimérique de déterminer les causes de la mort et par conséquent de confirmer ou d'infirmer s'il s'agit effectivement d'un meurtre. C'est une tentative impossible, j'ai le regret de le constater.

Semacgus demeurait silencieux.

— Je vous entends, fit Nicolas, cependant, connaissant votre habituelle précision dans les termes, je note que vous avez utilisé l'expression « presque impossible ». Il y a un minuscule mais bien réel fossé entre « impossible » et « presque impossible ». La justice ne saurait se nourrir d'aliments aussi impalpables. Qu'y a-t-il, je vous le demande instamment, dans ce « presque » ?

Sanson se tourna vers Semacgus imperturbable.

— Il s'avère, reprit-il d'un ton hésitant, que nous avons relevé des désordres internes indiquant qu'une crise grave a arrêté le cours de la vie.

— Une sorte de mort ? soupira Bourdeau avec ironie.

— Un phénomène d'arrêt de vie déterminé par une cause inconnue, ou plutôt par trop de causes inconnues. Tout concourt à considérer les phénomènes observés comme divers, confus, contradictoires et pourtant décisifs dans ce processus mortis. Le cœur et les vaisseaux sont dégradés et les poumons offrent le spectacle d'un arrêt ayant causé l'asphyxie ou l'arrêt du muscle noble, ou les deux !

— Vous confirmez cependant que la pâte n'est en rien responsable ?

— Non, elle n'y est pour rien, dit Semacgus sortant de son mutisme. Il est tombé dedans ou on l'y a poussé. Je confirme l'analyse de notre ami. Il y a là un mystère.

Sanson, pressé de retrouver sa famille, les quitta aussitôt en renouvelant son invitation à souper. Semacgus, immobile, réfléchissait et leur fit signe de rester. Au bout d'un moment il alla écouter dans l'escalier si le bourreau était bien remonté. Son attitude surprit les deux policiers.

— Ne prenez pas cet air stupéfait. Il se trouve que je tiens à l'amitié de Sanson. Aussi veux-je éviter de froisser une susceptibilité à fleur de peau que sa nature ne peut qu'exacerber. Il possède toutes les qualités d'un empiriste, mais ses connaissances médicales sont limitées. J'ai sur lui l'avantage de vingt ans de bourlinguage dans les deux hémisphères. Je peux maintenant approfondir mon avis.

La longue face du chirurgien irradiait une sorte d'éclat jubilatoire qui ne laissait pas de les étonner.

— Apprenez, messieurs, continua-t-il magistral, que la blessure relevée à la main n'a pour moi aucune signification particulière, sauf qu'elle évoque des constatations conséquentes à une ouverture dont je ne parviens pas à rétablir les circonstances.

— Et quel est le rapport avec M. Mourut ? Votre propos est bien étrange !

— Je l'ignore ; il n'en demeure pas moins que notre homme manifeste tous les symptômes d'une mort par poison. Et des plus redoutables. Rappelez-vous mon observation sur cette étrange plaie à la main. Je n'ai pas voulu démentir Sanson devant vous, mais la plaie nécrosée ne laisse pas de m'obséder.

— De quoi pourrait-il donc s'agir ?

— J'erre dans l'obscurité de mon esprit.

— Votre histoire de plaie m'intrigue, dit Bourdeau. En viendrait-on à imaginer qu'on a pu introduire le poison par son canal dans l'organisme de M. Mourut ?

— Même extraordinaire, la chose est envisageable. Du temps des Borgia, à Florence, il existait des gants à lames cachées qui permettaient de blesser et d'instiller du poison. Rien n'empêche de penser qu'on se trouve devant un tableau similaire.

— J'en frémis, reprit l'inspecteur.

— Comment parvenir à identifier le poison ? demanda Nicolas.

— Êtes-vous assuré de cela au moins ?

— J'en donnerais ma main droite au bourreau. La curieuse apparence du sang, ajoutée à d'autres phénomènes de corruption interne, est éloquente ; elle a levé mes derniers doutes.

— Comment le prouver ?

— Il faut trouver le coupable et découvrir comment il procède.

— C'est-à-dire, conclut Bourdeau, saisir le serpent par la queue ! Il sera malaisé de convaincre le lieutenant criminel. M. Testard du Lys regimbe devant un moucheron, songez devant le poison des Borgia !

Semacgus regarda l'inspecteur d'étrange manière, faillit dire quelque chose et se mordit les lèvres.

— Conservons pour nous cette énigmatique impression. Le mieux serait, je crois, de considérer l'empoisonnement par une substance inconnue comme une hypothèse de départ. M. Testard du Lys n'en demandera pas davantage. Quant à l'ami Sanson, je répondrai prochainement à son invitation rue Poissonnière. Je lui glisserai en passant que d'autres découvertes nous ont conduits à privilégier la thèse du meurtre.

Ils approuvèrent Nicolas, mais Semacgus demeurait perdu dans ses pensées. Tout en quittant la basse-geôle, Nicolas interrogea Bourdeau.

— La rumeur publique confirme que le couple Mourut battait de l'aile. La dame n'est guère goûtée ; la pratique dénonce son arrogance. Le mari passe pour être dur aux pauvres, malin pour faire grossir les dettes et féroce pour en récupérer les intérêts. Il est réputé porter des cornes sans que, pour autant, des faits précis étayent la chronique. On prétend qu'elle jette sa cotte par-dessus les moulins avec l'apprenti, aimable greluchon qui, lui, jetterait l'argent par les croisées des mauvais lieux.

— Et nos deux mitrons ?

— Les langues populaires balancent à leur sujet, plaints par les uns, vilipendés par les autres. On jase sur leurs mœurs. On clabaude sur leur camaraderie. On trouve le plus âgé trop attentionné au plus jeune. Il suffirait d'un rien, d'un propos excessif, d'une dénonciation et ils risqueraient le bûcher.

— Il y a un monde, s'indigna Semacgus, entre les antiphysiques qui hantent les terrasses des Tuileries et que pourchasse M. Le Noir et de pauvres enfants écrasés par la ville et leur labeur et qui confondent leurs malheurs. Il est vrai qu'ils risquent le bûcher. Dans les années 1720, un apprenti y fut condamné.

— Pour des habitudes qu'on tolère si aimablement à la cour où les bardaches courent les galeries ! reprit Bourdeau. La réputation qui est faite aux mitrons justifie malheureusement des soupçons. La peur est mauvaise conseillère. Imaginons-les menacés par leur maître d'être jetés à la rue…

— De fait c'est l'apprenti qui se moquait d'eux. Où diable est-il celui-là ? A-t-il réapparu ?

— Aucune trace. Toutes les mouches sont en éveil. Quant au papier trouvé sur Mourut, Rabouine certifie qu'il s'agit de la Gourdan, dite la Comtesse, cette surintendante des plaisirs, dans ses nouveaux locaux de la rue des Deux-Ponts-Saint-Sauveur.

— Auparavant, enchaîna Semacgus l'air égrillard, on y trouvait du mieux et du meilleur pour une pratique distinguée dans son ancien établissement rue Sainte-Anne. Il n'y avait rien à redire, sauf quelques coups de pied de Vénus de-ci, de-là !

— Ne remuez pas des souvenirs qui vous font mal, ironisa Nicolas.

— Point du tout, monsieur. J'ai le tout et le superflu à demeure, une cuisine sans poivre, mais bien pimentée dont je vais à merveille.

— Je pense, Nicolas, reprit Bourdeau, qu'avant d'affronter la Comtesse, une visite préparatoire à notre vieille Paulet s'impose. Elle connaît ce monde et ses secrets sur le bout des doigts.

— Je m'y porterai sans plaisir. Que n'y allez-vous ?

Il ne conservait pas le meilleur souvenir de leur dernière rencontre. Le départ de la Satin pour Londres lui avait été aigrement reproché, remuant l'espèce de remords qui ne cessait de le hanter.

— Je suis persuadé, insista Bourdeau impénétrable, qu'elle babillera d'autant mieux avec vous qui la pratiquez depuis tant d'années. À moi, elle ne crachera rien.

— Soit, j'irai. À contrecœur. En prenant de l'âge, notre vieille amie nous la départit belle, plus piquante et grasseyante que jamais. Enfin, j'espère qu'elle m'offrira du ratafia ! Il est, chez elle, toujours de qualité. Et Mme Mourut ?

— Toujours au secret.

— Qu'elle se persuade que cette claustration durera autant qu'elle retiendra sa sincérité. Pour l'apprenti, lancez un avis de recherche général. Je le veux retrouver coûte que coûte. Messieurs, il se fait tard…

Bourdeau et Semacgus grimacèrent, tous deux en même temps, au grand étonnement du commissaire.

— Il faut vous avouer, cher Nicolas, que nous avons monté un complot, dit Semacgus.

— Oui, on comptait vous apporter un peu d'oubli aux soucis qui vous assaillent.

— M. de La Borde, dont vous savez le goût pour tout ce qui touche les arts et la musique, nous a proposé des billets…

— Je me méfie du goût de notre ami pour les arts et le théâtre. Où me voulez-vous conduire ? Chez la Gourdan ?

— Pierre, reprit Semacgus, ne trouvez-vous pas que son caractère s'aigrit avec le temps. Il ne voit que le mal. Est-ce décent de douter des intentions d'amis tels que nous ? Quel affront ! Venez, cher, laissons-le à ses noires humeurs.

Et il prit Bourdeau par le bras, riant sous cape.

— Allons, allons, messieurs, je vous écoute. Ne prenez pas à mal l'ironie de quelqu'un qui vous connaît si bien qu'à l'occasion il vous traverse.

— Grand merci, dit Bourdeau. Me voici traité de libertin, moi, père de famille et époux exemplaire.

— Que dire de mon cas ? renchérit Semacgus. Ermite à Vaugirard, frère convers tout entier consacré à la botanique et au soulagement de nos prochains, je me sens transi de dépit et sur le point de ne plus adresser jamais la parole à ce magistrat acerbe et persifleur.

— Assez ! Je rends les armes à l'amitié.

— Voilà enfin une parole de raison. Sachez que nous sommes ce soir conviés à l'Opéra pour la première de Céphale et Procris de M. Grétry, livret de M. Marmontel. Pièce qui fut naguère présentée à Versailles pour le mariage du comte d'Artois avec Marie-Thérèse de Savoie.

— Voilà que Guillaume, remarqua Nicolas, parle comme le Mercure !

— Ne voilà-t-y pas qu'il réitère, le bougre ! Céphale, Procris et M. de La Borde, la cour et la ville nous attendent.

L'idée traversa Nicolas que le feu était à la maison et que, pourtant, la cour et la ville accouraient à l'Opéra. Pour quel lendemain ? Tous les trois s'engouffrèrent dans le fiacre de Nicolas après un semblant de toilette dans le bureau de permanence où celui-ci conservait un habit de réserve. Il suffisait de reprendre la rue Saint-Honoré. Il n'interrogea pas Bourdeau sur d'éventuelles nouvelles de Louis : c'est la première chose qu'il lui aurait dite à son retour de Versailles. Il convenait pourtant d'aborder une autre délicate question.

— Pierre, nous bénéficierons d'une aide précieuse.

Son ton était des plus piteux, mais il n'avait pas trouvé entrée en matière plus habile.

— De quelle aide parlez-vous ?

— Du chevalier de Lastire que Sartine souhaite nous adjoindre pour cette affaire et aussi en vue de l'agitation populaire qui perdure.

La réaction fusa en mitraille.

— Et de quoi se mêle le ministre de la Marine ? L'aide-t-on à serrer le cabestan et à vider les sentines de ses vaisseaux ?

— Oh ! dit Semacgus fort mal à propos. C'est le plus joyeux compagnon du monde et il possède le grand mérite de nous avoir conservé Nicolas. Sans lui nous serions en train de le pleurer.

— Pierre a, sur ce point, plusieurs coudées d'avance sur le chevalier.

En dépit de ce dernier propos si propre à tempérer l'aigreur possessive de l'inspecteur, le mal était fait et ce dernier se mordait les lèvres sans mot dire. Insister aggraverait son déplaisir. Le reste du bref parcours fut ponctué par les remarques joviales de Semacgus qui n'entendait rien au mutisme de ses compagnons. Comme à l'accoutumée, ils durent fendre la presse et la cohue à l'entrée de l'Opéra. Rien ne changeait, ni la mêlée des laquais ouvrant les portières, ni les flambeaux secoués dégouttant de cire. Ils gravirent en hâte les degrés pour se mettre à l'abri. Dans un angle du foyer, une surprise attendait Nicolas. M. de Noblecourt, appuyé sur le bras de M. de La Borde, leur souriait. Il portait une magnifique perruque Régence à faire pâlir d'envie Sartine lui-même, un habit feuille morte surbrodé d'argent et une cravate de blonde de Valenciennes. Il y eut comme un tumulte de congratulations.

— Voilà Jupiter appuyé sur Mercure ! s'exclama Semacgus.

— Ai-je des ailes à mes souliers ?

— Ai-je jamais déclenché la foudre ? L'ai-je jamais fait ?

Le vieux magistrat avait pris le ton des pères nobles à l'hôtel de Bourgogne. Un homme en habit noir se jeta dans les bras de La Borde.

— Quel honneur, mon cher confrère, de vous savoir dans la salle ce soir ! Je serai assuré qu'un maître au moins m'écoutera et me comprendra.

— N'en croyez rien, Grétry, répondit Noblecourt. Il en tient pour le Gluck !

Le sourire du compositeur se changea en grimace. Il allait répliquer quand une sorte de furie en lévite surgit, les mains sur les hanches, qui se mit à l'apostropher.

— Ah ! Vous voilà, monstre sans entrailles qui…

— Que veut dire ceci, mademoiselle ? Retournez à votre loge sur-le-champ.

— Que non ! Vous me faites rire avec votre question. Sachez, monsieur, que la rébellion gronde dans votre orchestre !

— Comment, mademoiselle, de la rébellion dans l'orchestre de l'Académie royale de musique ? Qu'est-ce à dire ? Nous sommes tous au service du roi et nous le devons servir avec zèle.

— Monsieur, je voudrais le servir de même, mais votre orchestre m'interloque et m'empêche de chanter.

— Cependant nous allons de mesure.

— De mesure ! De mesure ! Quelle bête est-ce là ? Suivez, monsieur, et comprenez que votre musique se doit d'être l'humble servante de l'actrice qui récite.

— Quand vous récitez, je vous suis, mademoiselle, mais quand vous chantez un air mesuré, très mesuré, c'est à vous de me suivre…

Il tapa du pied.

— Faites silence et disparaissez !

Il sortit de sa poche un vaste foulard dont il s'épongea le visage tandis que l'actrice se retirait, la face embrasée, dans un grand bruissement de voiles.

— Elle m'afflige, me tue et m'épuise. Songez donc, la péronnelle !

Ils rejoignirent la loge de La Borde du côté de la reine. Rompu aux habitudes du lieu, Nicolas jeta un coup d'œil sur l'assistance. Maurepas était là accompagné de sa femme dont la voix grasseyante s'entendait d'un bout à l'autre de la salle. Le prince de Conti trônait en majesté dans sa loge brillamment illuminée. La Borde avait suivi le regard de son ami.

— Le prince est à son affaire, aimant à jouer les arbitres du goût. C'est très risqué pour les acteurs, car son avis est des plus déterminants. Un mot tombé de sa bouche élève ou abat une œuvre, sans appel, et ensuite le « la » est donné lors de ses soupers du lundi, au Temple.

— Pas de risque ce soir, Grétry et Marmontel, c'est ce qu'on appelle un attelage ordonné.

— Ne croyez pas cela. Cet opéra va rouvrir la querelle. Grétry est dans la tradition de Rameau, ouverture à la française, récitatifs et ballets de divertissement et d'entractes.

Souriant, il se tourna vers Noblecourt qui examinait la salle, la lorgnette à la main.

— Voilà qui plaira à notre ami qui s'accroche à l'ancien opéra comme à la vieille cuisine !

— Je ne répondrai pas à vos taquineries… Si la pièce tombe, Marmontel lâchera son associé. Rappelez-vous ce qu'il nous a confié, avant l'arrivée de Nicolas, sur sa première rencontre avec le compositeur : « On me pria de tendre la main à un jeune homme au désespoir et sur le point de se noyer si je ne le sauvais ! » Il ne la lui tendra pas deux fois.

Le spectacle se déroula sans passion ni rejet du public. Le thème en était des plus convenus : Céphale, époux de Procris, exprime sa passion à Aurore qui le convainc de chasser sa femme. Diane réconcilie les époux, mais Procris est tuée accidentellement à la chasse par son mari. La Borde, en hôte attentionné, avait bien fait les choses : des chauds-froids de volaille furent apportés, ainsi que du champagne, des macarons et des pralines. Semacgus dut intervenir pour modérer l'ardeur de Noblecourt qui puisait à pleine main dans ces douceurs grillées et rocailleuses.

L'opéra prit fin sous les applaudissements polis du public. À la sortie, les langues allaient bon train. La majeure partie des amateurs se déclaraient insatisfaits, affirmant que le pire des opéras-comiques de l'auteur à la Comédie italienne était meilleur que cet essai lyrique. Les plus indulgents louaient les ballets, partie la plus agréable de l'ensemble par leur expression et leur pittoresque. Grétry allait de groupe en groupe, l'air égaré, assurant que « Gluck l'avait étouffé ! ». Nicolas observait une grande et belle femme qui pérorait. La Borde le poussa du coude.

— C'est Sophie Arnould qui chantait dans Iphigénie en Aulide. Elle s'est fâchée avec Gluck. Elle est en passe d'être supplantée par Rosalie Levasseur, laide mais intrigante, maîtresse de l'ambassadeur d'Autriche, Mercy-Argenteau, qui la soutient dans sa carrière.

La chanteuse, belle femme au port de tête altier, salua le prince de Conti et, soudain, haussa le ton pour le dernier mot de la soirée.

— Cette musique faite par un Belge est beaucoup plus française que les paroles de cet opéra !