V

LE FOURNIL

Lorsque l'on plonge dans les ténèbres un aveugle, il ne s'en aperçoit pas ; mais celui qui voit clair frémit.
Madame de Puisieux 

L'inspecteur tira Nicolas à l'écart.

— L'agitation monte en ville. Un peu partout on s'assemble. Ce n'est pas violent. Pour le moment, on discute et on s'échauffe. Venant vous rejoindre, j'ai croisé un détachement du guet qui enfilait la rue Montmartre où plusieurs boulangeries paraissent menacées.

— C'est à ce point ?

— Le pire qu'on puisse imaginer. Toute la nuit des informations ont convergé sur l'hôtel de police, confirmant d'ailleurs vos impressions. La fièvre augmente tout autour de Paris, à Beauvais, Passy, Saint-Germain, Meaux, Saint-Denis. Il y aurait eu des pillages. Des milliers d'hommes sont rassemblés à Villers-Cotterêts. À Pontoise tout est dessus dessous, on brise et on casse, tout le cours de l'Oise est en effervescence. À L'Isle-Adam, des barges de grains ont été dévalisées, les sacs éventrés et saccagés.

— Mais enfin, sous quels prétextes ?

— On dit que des émissaires mystérieux persuadent le peuple qu'il risque de mourir de faim parce qu'on porte tout le grain à Paris pour le vendre à haut prix à l'étranger. Rappelez-vous le « pacte de famine ». Il refait surface ! Le pire c'est de constater que l'ordre ne pourra être rétabli qu'au prix de mesures qu'on tergiverse à prendre.

Nicolas se félicitait intérieurement de voir chez Bourdeau resurgir l'homme de police pour qui un désordre est un manquement au cours régulier du monde.

— À la police, à la maréchaussée et à la troupe, personne n'a d'instructions et chacun, qui par sa fonction devrait commander, se refuse à le faire. J'ai appris que même M. Le Noir réclame des ordres écrits et, en attendant, ne prend aucune initiative. Dans le même temps, la situation s'aggrave. Mais que faisiez-vous avec les mitrons ?

Nicolas lui relata par le menu les événements de la nuit et ses premières constatations.

— Seule l'ouverture du corps pourra lever ou confirmer vos suspicions, conclut Bourdeau.

— Vous savez que je dois me rendre à Versailles ce jourd'hui. Je ne peux que m'en remettre à vous pour la suite. Faites transporter le corps à la basse-geôle, convoquez Semacgus et Sanson. Je ne peux me résoudre à abandonner un point si capital aux malencontreux médecins de quartier dont nous avons jadis mesuré l'impéritie. Auparavant, nous interrogerons la veuve et le troisième mitron qui, pour le moment, se trouve on ne sait où. Toute première investigation devra porter sur le voisinage, en particulier celui de la maison où demeurent ces deux larrons. Ces deux-là…

Il les désigna d'un coup de menton. La tête baissée, ils attendaient près de la porte la fin de cette conférence.

— On les croise et on les voit chaque jour, ajouta-t-il se parlant à lui-même. On vit dans la même maison et on ne connaît rien d'eux. Je souhaiterais qu'on les place au secret dans l'attente de la confirmation que vous savez. Trouvez deux cellules privilégiées au Châtelet. Qu'on les nourrisse à mes frais, et bien, et que les guichetiers les aient à l'œil, gentiment. Deux cellules séparées évidemment.

Il choisit de ne pas tout révéler à Bourdeau. Il ne s'agissait point de dissimulation ou de manque de confiance. Seulement il y avait des choses qui ne signifiaient rien et ne prendraient tout leur intérêt qu'au cas où… Il voulait préserver la latitude de l'inspecteur d'en venir avec toute son expérience aux mêmes conclusions que lui. Il y parviendrait sans doute par d'autres voies ; elles recouperaient alors son propre raisonnement. C'était sa méthode habituelle. Jusque-là, elle s'était toujours révélée payante. Il entraîna Bourdeau vers les deux jeunes gens.

— L'un d'entre vous fume-t-il la pipe?

Ils se regardèrent, surpris de sa question.

— Non, répondit Parnaux approuvé par Friope.

— Et le maître ?

— Non plus. La pâte est délicate et prend les odeurs qui traînent.

Bourdeau hochait la tête sans comprendre. Nicolas le prit par le bras.

— Il y avait une forte odeur de fumée de tabac dans le fournil.

— Quelqu'un a peut-être brûlé quelque chose dans le four ?

— Impossible ! Il n'avait pas été allumé.

— Et qu'en déduisez-vous ?

— Que maître Mourut recevait peut-être un visiteur avant que de plonger le nez dans la pâte. On se doit de poser des questions simples : mort par attaque, mort accidentelle, mort par assassinat. À cela il faut ajouter le problème des clés. Comment le boulanger serait-il mort naturellement, enfermé dans son fournil sans clés dans ses poches ?

Nicolas se dirigea vers les mitrons et leur signifia les décisions prises. Friope se mit à pleurer en se tordant les mains. Bourdeau donna les ordres aux exempts et aux hommes du guet de les faire sortir le plus discrètement possible sans provoquer de nouveaux mouvements au-dehors. Tout en estimant sa question inutile, Nicolas ne put s'empêcher de demander à Bourdeau si quelque nouvelle n'était pas parvenue dans la nuit concernant la disparition de Louis. L'inspecteur hocha la tête négativement. Tout montrait qu'il partageait son attente et qu'il désespérait de ne point être en mesure de lui apporter le réconfort ou un signal d'espoir. Ils sortirent dans la rue. Le jour commençait à poindre. Nicolas éprouva dans sa chair le choc du contact avec la foule rassemblée rue Montmartre.

Elle formait une masse compacte et informe avec, çà et là, un flambeau ou une lanterne portée à bout de bras éclairant des visages impassibles ou convulsés, des regards fermés ou des yeux fixes. On sentait bien dans cette troupe une force inconnue, sans fureur pour le moment, mais que le moindre mouvement, la parole la plus anodine, le geste le plus innocent risquaient en un éclair de déchaîner. Leur sortie de l'hôtel de Noblecourt déclencha un sourd murmure. C'était le vent dans les arbres au début d'un orage quand soudain le silence, le calme annonciateur des tempêtes, se déchire, donnant libre cours à la fureur des éléments. Les deux policiers s'attachèrent à ne point prêter la moindre attention à ce fauve encore assoupi. Un homme lança « Le pain à deux sous ». La foule rugit, approuva, applaudit et cria d'un seul cœur, puis tout se calma et elle reprit son anodine et immobile faction. Nicolas souleva le marteau de la maison voisine. Une femme en cheveux, la vieille domestique des Mourut, quelquefois présente dans la boutique, parut, malgracieuse. À sa demande de voir la boulangère, elle répondit aigrement qu'on ne dérangerait pas sa maîtresse avant son éveil habituel. Nicolas changea de ton et, saisissant la mégère par le bras, la dirigea fermement vers l'intérieur du logis.

— J'exige de voir votre maîtresse dans l'instant.

Une voix s'éleva du fond du corridor.

— Allons, Eulalie, conduis ici le commissaire Le Floch. C'est notre voisin, le locataire de M. de Noblecourt. Pardonnez son obstination. À cause de son âge, elle n'est plus en état de faire correctement son service ordinaire. Acariâtre, c'est peu dire, allons laisse-nous.

Le tout fut énoncé sur un ton à la fois méprisant et irrité. La vieille servante s'enfuit dans un sombre couloir en proférant des insultes.

— Elle s'imagine avoir autorité sur tout au logis et à la boutique pour avoir vu naître maître Mourut.

Elle rit un peu aigrement comme si son humeur était forcée.

— Je ne me suis jamais fait à ce nom qui ne cesse de vous engager à faire des choses et à en dire… Mourut, a-t-on idée ?

Nicolas nota l'ambiguïté du propos. Ils avaient pénétré dans une sorte de petit réduit faisant d'évidence office de boudoir. Éclairé par un œil-de-bœuf dépoli, il comportait une cheminée, un paravent, une desserte garnie de verres et une chaise longue ployante, de celles qui se transforment au choix en lit ou en fauteuil. Allongée sur ce meuble, une femme en déshabillé les considérait. Son visage fin et rose, pourtant déjà marqué, ayant dépassé le cap de la trentaine, était surmonté d'un bonnet de nuit ajusté de gaze brochée avec deux rubans qui serpentaient sur des épaules que ne dissimulait guère un mantelet de taffetas blanc1garni de soie de jonc s'évasant sur un flot de jupons. Un ruban noir barrait le col et ce mince morceau de soie incongrue apportait à ce laisser-aller matinal un peu de la rigueur d'une tenue de jour. Un pied chaussé d'une mule se balançait, provocant. Le regard de Nicolas s'y attarda avec tellement d'insistance qu'elle s'en aperçut et, gênée, le fit disparaître sous les tissus.

— Madame, reprit Nicolas, ce n'est pas le voisin, mais bien le commissaire qui a le regret de forcer votre porte. Savez-vous où se trouve votre mari ?

— Mon mari est assez grand garçon et j'ai trop d'estime pour lui et pour moi que de m'impatroniser sur ce qu'il doit faire.

Le propos ne laissa pas de le surprendre.

— Certes, nous l'entendons bien ainsi. A-t-il coutume de tant tarder ?

— Mais enfin, monsieur, il est à son fournil.

Voilà ce qu'elle aurait dû répondre dès l'abord.

— L'avez-vous vu cette nuit ?

— La nuit, je repose. Quand il passe à la boutique, il a la courtoisie de ne m'éveiller point et d'ailleurs…

— D'ailleurs ?

— Nous avons des chambres séparées.

— Bref, madame, cernons la chose : quand avez-vous vu votre mari pour la dernière fois ?

Aucune inquiétude ne se lisait sur son visage. Toute autre moins forte, songeait Nicolas, pressentirait quelque chose de funeste et s'affolerait…

— M. Mourut, dit-elle avec une moue dédaigneuse, a mangé sa soupe et son bouilli en ma compagnie, bien sûr.

— Avait-il projet de sortir ?

— Il paraissait au vu de sa tenue. Il me l'a d'ailleurs confirmé.

— Pour quel objet ?

— Un rendez-vous.

— Vous a-t-il précisé avec qui ?

— Vous m'entêtez, monsieur ! J'ai cru comprendre de ses propos jetés un peu en vrac2

Ce vrac sentait sa boutique, et pourtant il observait toujours cette hauteur de ton en décalage.

— … qu'il devait rencontrer quelqu'un…

Elle précéda une autre question en se mordant les lèvres. Ce mouvement révéla un détail que la semi-obscurité qui baignait le boudoir avait dissimulé à Nicolas. Mme Mourut portait deux mouches, une « enjouée » près de la fossette d'une joue et une « discrète » sur la lèvre inférieure. Curieux ornements pour une nuit bourgeoise. Que ces petits morceaux de taffetas noir destinés à relever la blancheur du teint parussent au lever d'une boulangère lui sembla étrange et, à un certain degré, suspect, comme d'ailleurs le ruban noir déjà observé. Elle sembla pressentir cet examen, en fit de l'humeur et c'est sur un ton fort gourmé qu'elle poursuivit.

— Sachez que je ne me mêle pas des activités de mon époux. J'ignore où et avec qui il avait affaire.

— Et vous-même, madame ?

Nicolas usait de ces questions incertaines qui parfois touchaient leur cible.

— Comment, monsieur ? Que vouliez-vous que je fasse ? Je dormais jusqu'au moment où vous m'avez surprise… réveillée, je veux dire.

Là encore, Nicolas n'était pas inattentif dans son travail d'enquêteur aux fausses voies du langage. La plupart du temps, celles-ci traduisaient l'angoisse du témoin, mais parfois l'expression d'involontaires sentiments.

— Oh ! Madame, n'y voyez pas malice. Cependant il y a bien des gens que l'on voit occupés dans leur cabinet où ils attrapent plus de mouches que de vérité.

Il sentit près de lui Bourdeau tressaillir. Cette simple remarque fit s'empourprer Mme Mourut qui, derechef, se mordit les lèvres.

— Possédez-vous la clé de la porte de communication entre votre logis et le fournil ?

— Non. Seulement mon mari et l'apprenti qui loge ici.

— Qui se nomme ?

— Denis.

— Soit, mais son nom, quel est-il ?

— Caminet. Denis Caminet.

— Pourquoi n'habite-t-il pas dehors comme ses camarades ?

Elle soupira.

— C'est le plus âgé. Il est destiné à passer maître. C'est le fils d'un ami de mon mari, disparu. Il le traite comme quelqu'un de la famille.

Il parut à Nicolas qu'elle avançait sur ce point avec une prudence redoublée, parlant à voix basse sans qu'aucune inflexion éloquente ne modifiât le cours de son propos. Il songea à Mouchette s'avançant avec une attention extrême sur le faîte d'une corniche.

— Et où est-il, à l'heure qu'il est ?

— Au fournil, je suppose.

A contrario, cela suggérait qu'il n'était pas au logis.

— Non, madame, il n'y est point encore.

— Mais enfin, monsieur, dit-elle en se rebèquant, que devrais-je entendre ? Vous forcez ma porte dès potron-minet, vous me faites éveiller, vous m'agonisez de questions. Desquelles, sans queue ni tête, je n'ai que faire. Que signifie tout cela ? Je vous somme de me l'expliquer sur-le-champ. A-t-on idée de traiter les gens d'aussi insupportable manière ! N'est-ce point là se moquer bonnement du monde ? Que me vaut, à moi pauvre femme, toute cette violence ? Retirez-vous, cessez de me troubler, ou alors expliquez-vous !

Depuis longtemps il attendait cette sortie. Pourquoi avait-elle tant tardé ? Il fallait maintenant frapper le coup décisif.

— Soit, madame, puisque vous l'exigez, je vais satisfaire tous vos désirs et demandes… Mais auparavant, veuillez m'accompagner à la porte de communication.

— Il faut descendre dans le caveau et il fait froid !

Elle frissonnait et recroisait le pan de son mantelet sur sa chemise.

— Nous n'en aurons que pour un instant. Je souhaite vérifier un point avec vous et, ensuite, je serai tout à vous pour vous fournir les raisons de ma visite. Je vous en prie, nous vous suivons.

Elle lui tendit sans un mot un chandelier que Bourdeau saisit aussitôt et alluma. Dans le corridor, une porte basse donnait sur un petit escalier de pierre. Deux chats lui passèrent entre les jambes en crachant. Nicolas comprit la raison de leur présence en voyant l'amoncellement de sacs qui, au toucher, contenaient, non de la farine, mais bien du grain. Mme Mourut semblait insensible à cet examen. Ils parvinrent jusqu'à la porte de communication. Bourdeau y dirigea la lumière et se retourna l'air surpris.

— La clé est sur la porte.

En un instant, Nicolas mesura la portée de cette observation. Les conséquences s'enchaînaient les unes aux autres dans son esprit. Si l'assassinat du boulanger était avéré, le fait que le fournil soit un lieu fermé de toute part constituerait une preuve supplémentaire du crime. Dans le cas contraire, de moins en moins probable, quel intérêt y avait-il à faire accroire la version d'un crime ? Si Mourut s'était enfermé avant de périr la tête dans son pétrin, on aurait retrouvé des clés, on ne pouvait sortir de là. Il n'y avait pas d'autre issue. Il songea soudain à la boutique. Se pouvait-il ? Pourquoi n'y avoir pas songé plus tôt ? Souvent, dans le fatras des détails du début d'une enquête, un point important est omis.

— Madame, comment se ferme la boutique. Y a-t-il une clé ?

— Toujours des questions. La boutique se clôt de l'intérieur avec des barres de fer transversales.

Ainsi tout rentrait dans l'ordre, deux clés, deux portes, deux issues. Il faudrait repasser au peigne fin l'ensemble de la boutique, du fournil et de la réserve. Il prit le chandelier et, le nez à terre, se mit à examiner le sol longuement. Il dit quelques mots à Bourdeau qui se retira précipitamment. Volontairement Nicolas ne rompit pas le silence qui s'était installé. Mme Mourut tremblait de froid ou d'autre chose. Au bout d'un moment on perçut des bruits sourds. Elle recula, comme effrayée. La porte de communication trembla, puis s'ouvrit lentement en grinçant et la lourde silhouette de Bourdeau s'inscrivit dans l'encadrement. Il passa le chandelier à Nicolas qui l'éleva au-dessus de sa tête. La flamme vacillante étendit un peu de lueur sur le fournil et découvrit le corps allongé. L'inspecteur avait retiré la couverture qui le dissimulait. La mèche de la chandelle grésillait, jetant par instants le petit groupe dans l'obscurité.

— Mon Dieu, qui est-ce ?

Nicolas trouva la question incongrue.

— Hélas, madame, qui voulez-vous que ce soit ? J'ai le regret de vous annoncer que nous avons retrouvé votre mari mort dans son pétrin.

Il eut l'impression que cette information la soulageait. Elle se mit soudain à éclater d'un rire nerveux qui se prolongea.

— Veuillez me pardonner, monsieur… Ah ! J'étouffe.

Elle s'exprimait la parole entrecoupée de petits gloussements, ses mains plaquées sur son visage. Nicolas décida de pousser son avantage.

— Qui pensiez-vous découvrir ?

Elle se redressa, piquée au vif.

— Personne. Monsieur, vous abusez de ma douleur.

Le ton y était sans la conviction. Elle le regarda en face.

— Monsieur, pourquoi a-t-on tué mon mari ?

— Mais, madame, qui parle d'assassinat ! Nous avons constaté son décès. Il nous faut maintenant, au vu des circonstances, déterminer les causes de cette mort. L'estimiez-vous menacé de quelque manière ?

— La canaille à Paris s'agite beaucoup autour de nos boutiques.

Une nouvelle fois il s'étonna du ton et des propos de la boulangère. Il décelait comme un décalage entre son état et son langage.

— Était-il souffrant ?

— Le labeur est dur. Chaleur, humidité… Il faut sans cesse respirer la poussière de la farine.

Elle avait vite repris son aplomb. Il réfléchissait à la meilleure marche à suivre. Devait-il la mettre également au Grand Châtelet ? Il en avait bien décidé ainsi pour les deux mitrons, parce qu'il avait senti chez eux une faiblesse et une crainte qu'il fallait prendre en compte et dont il devait les protéger. Ce n'était, après tout, qu'une mesure conservatoire, une mise à l'écart provisoire.

Pour elle c'était différent, transportée dans une maison de force, elle serait immédiatement soupçonnée par le quartier. Pourtant il était indispensable qu'elle ne fût pas en mesure de se concerter avec quiconque, en particulier avec le troisième larron, toujours absent du logis. Dans ces conditions, il était préférable de la consigner dans sa chambre sous l'étroite surveillance d'un exempt.

— Madame, je suis au désespoir, mais je me vois dans l'obligation de vous imposer une mise au secret.

Le visage empourpré lui fit craindre une explosion.

— Conservez votre calme, madame, de grâce ! Je ne vous arrête point. Je vous mets au secret à votre domicile. Un de mes exempts veillera au respect de ma consigne et à votre bien-être. Cette décision est, je vous l'assure, destinée à votre protection dans le cas où la mort de votre époux s'avérerait suspecte.

Elle ne dit mot mais son attitude était éloquente et un rien forcée. Il n'en fut guère ému. Sans pouvoir en démêler les raisons, cette posture de martyre lui semblait empreinte de tant de fallace qu'elle ressemblait au chant trompeur dont les oiseleurs se servent à la pipée3.

Elle fut reconduite à sa chambre pendant que Bourdeau allait chercher un exempt qui veillerait au bon déroulement de cette mise au secret. Dans le corridor, ils retrouvèrent la vieille servante assise sur un escabeau, appuyée sur son balai. Elle surveillait avidement les allées et venues, un sourire mauvais aux lèvres. Nicolas choisit de ne point l'attaquer de front. Bien lui en prit car elle se leva à sa vue, et se précipita, avide de parler.

— Pourquoi ce charivari ! À mon âge, tant de bruit, j'en suis tout émue. Tous ces gens qui m'amènent boue et saletés que je vais devoir m'échiner à nettoyer. Qu'a-t-elle fait ? J'espère que vous l'avez bien salée4, celle-là ! La chienne mérite l'hôpital5, je me comprends. Où est le maître alors qu'on fouille sa maison ? Laissez-moi le prévenir.

Son vieux visage ridé aux yeux enfoncés se perdait dans une coiffe de toile jaunie. Son corps flottait dans une informe souquenille grise. Nicolas constatait encore une fois combien la situation du domestique pouvait varier d'un logis à l'autre. Il comparait le sort de cette pauvre femme, fatiguée et aigrie, à celui de Marion et de Catherine, aimées et respectées à l'hôtel de Noblecourt. Était-ce afin de se donner bonne conscience ? Il imagina un instant ce que Bourdeau aurait à dire sur la question. Pour le moment il fallait calmer toute cette excitation, même si elle avait son intérêt, laissant apparaître dans le flot de la lave quelques intéressantes scories.

— Tout beau ! Comment vous nommez-vous ?

— Comment ? Eulalie, dite la Babine. Je soyons servante ici depuis toute fillette. Oh ! Je vous connais bien. Il y a longtemps… tout godelureau. Et Marion, et Catherine, des heureuses celles-là ! Je vais sur sur les soixante-dix et je suis ici depuis cinquante ans. Native du Mans.

— Oh ! Oh ! murmura Bourdeau entre ses dents. Du Mans ! Tout pour lui faire confiance.

— Pourquoi en avez-vous contre votre maîtresse ?

— J'en ai en réserve à tout coup sur elle, pour votre service, monsieur. La pauvre femme ! Comme si j'allais pleurer et la plaindre de ce qui peut lui arriver. Pour tout dire, j'en ai vraiment bien de la joie.

Elle ne dissimulait guère ses sentiments. L'expérience de Nicolas lui avait appris à se méfier des témoins dont la sincérité est le masque le plus subtil de la dissimulation.

— Je ne suis à ses yeux ni plus ni moins que le balai que j'ai à la main. Du temps où le maître était encore garçon, j'ai mangé mon étrille6. Et pourtant, vu sa chute, elle ferait mieux de ne pas faire sa glorieuse !

— La chute ?

— Ah ! fit-elle avec un rictus gourmand, je crois que M. le commissaire ignore le tout du tout. Cette altière, c'est une déchue. Son père était écuyer, officier, chassé de son corps pour dettes de jeu, puis tombé dans la crapule. Il avait placé sa fille unique, haute et puissante demoiselle Céleste Julie Émilie Bidard de Granet, en apprentissage rue Tiquetonne chez une couturière…

Elle lâcha son balai et virevolta d'un pied sur l'autre en tenant les coins de son sarrau et en mimant des révérences imaginaires.

— … Le maître s'en est amouraché, l'ayant lorgnée à l'office du dimanche. Il l'a sortie du ruisseau où je gage qu'elle serait tombée : et quand je parle de la rue Tiquetonne, c'était la noyade assurée !

Elle éclata de rire.

— Allez voir la première fois qu'une averse aura fait enfler le ruisseau, qui n'a là ni pente ni cours. La couturière s'en est séparée ; elle débauchait la pratique.

— La pratique ?

— Enfin, les maris de la pratique chez qui elle livrait la tâche faite. Le maître n'y a vu que du feu, elle a menti comme la coquine et la gueuse avérée qu'elle a toujours été. À tant se panader, elle n'est pourtant que ce qu'elle est et je sais ce que je sais. Et malin comme je vous devine, je suis assuré que vous vous entendrez à démêler le vrai. Vous ne me paraissez point béat à baver devant les apparences détournées7sans prendre gantier pour garguille. Là-dessus, taisons-nous, je ne suis pas de ces gens qui pétardent contre leurs maîtres.

Qu'aurait-ce été dans le cas contraire ? songea Nicolas.

— Voilà qui est tout à votre honneur et je n'insisterai pas. Encore deux petites choses : le troisième mitron qui loge aussi… Au fait, comment se nomme-t-il ?

— Oh ! celui-là. Un petit barbet incrusté à qui le maître tolère tout et encore plus. Quant à la maîtresse… C'est le Denis, le Denis Caminet. Ce n'est pas de farine que ce merlan se poudre !

— Tentons d'y voir clair et prenons les uns les unes après les autres. Au fait où est-il ?

— Qu'est-ce que j'en sais, moi ! Demandez-lui. Il foutinnabule8comme à l'accoutumée. De matines jusqu'à ténèbres, il court la ville chez les mères maquerelles où, m'a-t-on dit, il a ses habitudes.

— Qui « on » ?

— Je me comprends. Dans cette ville tout se sait, c'est un village.

— Est-ce la conduite habituelle d'un apprenti boulanger ?

— Je ne me prononcions point, dit-elle d'un air mitonné ; si le maître l'accepte et l'autorise, il faut qu'il ait ses raisons. Pour moi, le Denis est un écornifleur9effronté.

Il avait au cours de ses enquêtes croisé bien des jouteuses, mais la Babine s'imposait en maîtresse dans ce jeu. Il y avait apparence qu'elle en savait davantage qu'elle consentait à en dire. Cependant, il ne s'autorisa aucun forcement, trop assuré que cette méthode conduisait le témoin à se fermer et à se taire. Elle laissait entrevoir tant de pistes différentes que, dans le cas où l'enquête s'orienterait dans le sens de son intuition, celles-ci fourniraient autant d'éléments utiles pour diriger les éventuelles investigations.

— Vous ne le goûtez guère à ce qu'il paraît. Qui sont ses parents ?

Le regard terne de la servante sembla traversé d'un éclair. Elle plissa ses paupières, grimaça et hésita à répondre.

— On ne sait guère… Il y a soupçon qu'il n'en a point.

— Et pourtant, il faut bien payer son apprentissage.

— Et que sais-je moi, vous me pressez. Demandez au notaire qui paye sa pension.

Décidément elle en connaissait long sur la maison de maître Mourut, beaucoup plus qu'elle n'en souhaitait dire. Connaissait-elle la mort du boulanger ? Jusque-là rien n'y paraissait, elle ne s'était à aucun moment coupée. Que pensait-elle en vérité de l'incursion de la police et de l'interrogatoire de Mme Mourut ? Mieux valait poursuivre sans insister. On verrait bien, à moins qu'elle n'ait écouté aux portes.

— Et les deux autres, Parnaux et…

— Friope. Ceux-là, des pauvres comme moi, écrasés, taillables à merci, mal logés, mal nourris, mal traités. L'enfariné les brutalise et la maîtresse les méprise du haut de sa grandeur. Et puis, ils prêtent le flanc… Je me comprends.

— Bien, Eulalie, à votre sentiment, pourquoi sommes-nous ici, ce matin ? Vous ne paraissez guère vous en soucier !

Elle les considéra d'une manière indéfinissable.

— Je n'en sais rien. Sûrement par rapport à la maîtresse.

— Il y a une raison qui vous incite à supposer cela ?

Elle se rapprocha d'eux, regarda derrière elle et baissa le ton.

— Elle s'échappe la nuit.

— Sur quoi fondez-vous cette affirmation ?

Elle se mit un doigt sur un œil.

— Eh ! Croyez-vous que je ne veille pas au grain.

Elle ajouta mystérieuse.

— Elle court la bonne fortune en manteau fermé et coiffure à calèche10.

— L'avez-vous vue, ce qui s'appelle vue ?

— Pas cette nuit.

— Et alors ?

— Hier c'était dimanche. Je ne travaille pas. J'ai passé la soirée chez une payse à moi ; portière, rue Tire-Boudin11. Ce n'est guère loin…

Nicolas songea à la mauvaise réputation de cette ruelle hantée par des filles. M. de Sartine, qui savait son Paris aussi bien que sa collection de perruques, lui avait un jour rappelé que son appellation précédente, rue Tire-V…, avait tellement offusqué Marie Stuart lors de son entrée solennelle dans la capitale qu'on l'avait débaptisée en 1558.

— Ainsi vous n'avez pas servi le souper à vos maîtres, hier soir.

Indécise, elle le fixa.

— Qui vous a chanté cela ?

— Chanté quoi ?

— Que j'avais servi le souper à mes maîtres, hier soir.

Nicolas estima que ce n'était pas à elle de poser les questions. Il demeura silencieux, moyen le plus simple de contraindre le témoin à poursuivre.

— C'est impossible ? Je ne suis rentrée qu'au petit matin.

— À quelle heure ?

— À la demie de cinq heures. J'ai entendu le carillon de Saint-Eustache.

À ce moment-là, il était déjà dans le fournil.

— Sans doute votre maîtresse était-elle encore endormie ?

— Elle ? Fichtre non ! Je gage qu'elle venait tout juste de rentrer.

— Et maître Mourut ?

— À cette heure-là, il est déjà au travail, sur le dos de ses mitrons.

— Ainsi, vous ne vous êtes inquiétée de rien ?

— Et de quoi aurais-je dû m'inquiéter ? Il y a bon temps que je ne me préoccupe plus de rien dans cette maison. Il n'y a pas d'événements dont je devrais me désoler ou me réjouir. Cette faiblesse-là, qui m'affublait depuis trop longtemps, m'a heureusement quittée avec l'âge et je me soucie d'eux comme d'une souche !

— Eulalie, je dois vous informer qu'un mort a été trouvé dans le fournil de la boulangerie, ce matin.

Pas un muscle de son visage ne bougea. Il s'était approché et scrutait sa face ingrate, émaciée, avec des points noirs qui piquetaient une peau jaunâtre.

— Ainsi, finit-elle par dire à voix basse, ils se sont décidé à le faire… Celui qui a trop peur pour sa peau, le risque… le plus… À trop les menacer, les rats se jettent sur vous… Une fois lâchés. C'était écrit et plus facile…

Elle se parlait à elle-même avec un petit sourire cruel. Elle saisit son bras. Il eut l'impression qu'une serre s'agrippait à lui.

— Elle le sait, hein ! Elle le sait. Dites-moi, par Dieu, elle le sait ?

— Mais quoi ? dit Nicolas en se dégageant. Qui croyez-vous mort ?

— Mais le greluchon, le Caminet, le pourri de cette maison. Ils ont soldé ses menaces. Dieu les protège !

L'intention du commissaire fut confortée par l'attitude et les propos de la Babine. Cette demeure et ses secrets suintaient le crime. Plus il avançait dans les méandres de cette enquête préliminaire, plus la certitude d'être en présence d'un crime se renforçait. La mine de Bourdeau montrait éloquemment qu'il pensait de même. Leur longue connivence les autorisait à se comprendre sans aucune parole échangée.

— Vous vous égarez. Où est Caminet ? Nous l'ignorons toujours. Hélas, c'est de votre maître qu'il s'agit, M. Mourut.

Elle lui jeta un regard terne et se mit à trembler.

— Quoi ?

Ce fut comme un coassement, puis elle se mit à pleurer en silence. Bourdeau s'approcha du commissaire et lui murmura à l'oreille :

— Ou elle dit vrai ou c'est une fieffée comédienne. Dans les deux cas, si ce que nous croyons tous les deux est avéré, à consigner dans sa chambre comme la boulangère.

— Prévenez l'exempt, Pierre, et qu'on l'enferme. Il surveillera la maison, close jusqu'à nouvel ordre. Si le Caminet revient, qu'on le conduise au Grand Châtelet avec les autres. Je vais devoir, hélas, vous quitter, je dois regagner Versailles au plus vite. Je vous confie la suite. Vous m'en rendrez compte dès mon retour. L'essentiel maintenant, c'est l'ouverture. Pour le reste, nos mesures sont conservatoires. Enquêtez, rue Tire-Boudin et au logis des mitrons, comme je vous l'ai, d'ailleurs, déjà prescrit. Et n'oubliez pas d'informer le commissaire Fontaine. À bientôt.

Il rejoignit l'hôtel de Noblecourt, laissant la Babine hébétée aux mains de l'inspecteur. Sa toilette ne prit qu'un moment. Il n'oublia ni le pli de Marie-Thérèse ni son médaillon et, après avoir traversé un petit groupe hostile, il trouva devant Saint-Eustache un fiacre pour le mener rue Neuve-Saint-Augustin où il avait l'intention de prendre un cheval pour se rendre à Versailles. Aucun portemanteau ne l'alourdissait, il disposait maintenant, quand il séjournait à la cour, d'une chambre à l'hôtel d'Arranet où il retrouvait ses tenues de chasse, ses fusils et ses costumes de cour.

Il ne reconnaissait plus la ville. Un peu partout, comme rue Montmartre, des groupes d'hommes et de femmes s'agglutinaient, silencieux, à proximité des boulangeries, mais aussi aux carrefours. Des individus à la mine basse et sombre qui détonaient dans le tableau habituel haranguaient sourdement des chalands indécis. Pourtant, il ne semblait pas que ces attroupements pussent, pour le moment, conduire à la violence. De toute évidence la ville avait la fièvre, ou plutôt celle-ci montait dans une sorte d'attente anxieuse.

À l'hôtel de police, il trouva son bonheur avec une grande jument pommelée, haute au garrot, qui l'accueillit avec ce frissonnement de peau et ce hennissement joyeux qui préludèrent à leur entente. Cette bonne humeur se manifesta encore par quelques cabrioles et croupades qu'il maîtrisa en douceur. Faits l'un pour l'autre, le cavalier et sa monture franchirent bientôt au petit trot les murs de la ville afin de rejoindre le pont de Sèvres. Une brume légère coulait comme une vapeur à la surface du fleuve. En transparence, des bateaux et des barges semblaient glisser dans l'air. Les premiers rayons du soleil frappaient les pyramides de pierres fraîchement taillées destinées aux constructions nouvelles du Pré-aux-Clercs au Point-du-Jour. Une fumée noire s'élevait de la chaudière à suif de l'Isle des Cygnes. Partout l'œil se rafraîchissait du vert tendre d'un printemps plus que tardif.

Nicolas laissa aller la jument et rentra en lui-même. À nouveau il affrontait le crime et la mort, il en était convaincu. Il s'efforçait de ne point associer à ces pensées sinistres le sort de son fils. Son impuissance dans une situation si personnelle le désespérait. Il devait maîtriser une imagination désordonnée pour en écarter les extravagances et éviter de se représenter des conjectures funestes. Être frappé dans ce qu'il possédait de plus cher lui apparaissait comme une punition imméritée. Il s'interrogeait. Sa passion pour Aimée d'Arranet en était-elle la cause ? Son cœur entravé devenait-il le rival de son esprit et de sa raison ? L'austère et paternelle figure du chanoine Le Floch s'imposa à lui, qui lui rappelait souvent que les créatures de Dieu les plus parfaites n'étaient ni inépuisables ni infinies et qu'on ne les pouvait posséder que par intervalles et pour quelques instants. Sa sœur Isabelle avait, elle, choisi l'amour inépuisable et éternel. Il se demanda quelle faute ou quel remords elle entendait expier en prenant le voile.

Il n'avait pas encore réfléchi à sa requête. Il s'examina, se comparant aux autres, conscient d'avoir possédé une âme roturière au début de son existence. Était-il petit sire quand, pauvre clerc de notaire, il courait les ruelles à Rennes ! Il ne s'estimait pas, alors, d'une essence inférieure à celle du noble qu'il était, par la force des choses, devenu. Chacun procédait d'un même principe et connaîtrait la même fin. Au bout de son existence, noble ou pas, au moment de rendre le dernier soupir, chacun se retrouvait dans une égalité parfaite. Il pouvait en parler. Il avait assisté, édifié, aux derniers moments d'un roi12. Le prêtre qui priait au chevet de Louis XV ne l'appelait pas « Majesté » mais « Anima christiana » comme il l'aurait fait avec le plus humble de ses sujets. À ce souvenir, il fut saisi d'un frisson sacré.

Dans cette affaire, même si son indifférence prévalait, il s'abandonnerait au vœu d'Isabelle. Il le ferait non pour le titre, que chacun lui donnait d'ailleurs libéralement sans savoir pourquoi, mais pour mieux armer son fils dans un monde dangereux, difficile, et lui offrir de prendre sa place dans la longue lignée dont il descendait, quelles que fussent les circonstances. Il en était le dernier représentant. Cette constation qui réglait la question le soulagea.

Louis saurait-il se préserver à la cour ? Lui avait réussi durant toutes ces années à le faire. Il n'avait pas accepté d'être une pendule perpétuellement remontée13selon le caprice de ceux qui donnent le ton, de sonner quand il leur plaît, de suivre en un mot comme une aiguille les mouvements d'une volonté absolue qui tourne et retourne sans cesse. Il aurait fallu se rendre irresponsable en riens, stérile en bonnes œuvres, généreux en promesses, prodigue en compliments et fécond en dissimulation. Il aurait dû paraître ne se mêler de rien, ne savoir rien et aller lourdement à la sape par des voies détournées. Enfin cesser de vivre en soi-même pour ne plus voir qu'au gré des autres. Lui, sa foi et son orgueil étaient de servir son roi. Il comptait s'inscrire dans la tradition des Ranreuil ainsi que lui avait enseigné, trop peu de temps hélas, le marquis son père.

Par comparaison avec la ville, la route de Versailles lui sembla déserte. Traversant les bois de Fausses-Reposes, son cœur se serra. Là, pour la première fois, il avait rencontré Aimée et l'avait serrée contre lui… Quand, au petit trot, il arriva à l'hôtel d'Arranet dans cette grande allée de tilleuls où, quelques mois auparavant, il avait failli perdre la vie, son impatience s'accrut. La séparation, courte en vérité, avec sa maîtresse lui avait fait mesurer la profondeur de son attachement. Il descendit de sa monture, l'attacha à un anneau du mur et gravit les quelques marches du perron, surpris de ne pas être accueilli comme d'habitude par le flot empressé des valets. Il laissa retomber le marteau de la porte. Au bout d'un moment, elle s'ouvrit, laissant apparaître la face couturée de cicatrices de Tribord, le majordome de la maison. Son visage amical grimaça de joie et de surprise. Il ne portait pas sa livrée et sa tête sans perruque était coiffée d'un bonnet de laine.

— Sacredieu, monsieur Nicolas ! Depuis le temps qu'on vous espère.

— Vos maîtres sont-ils là ? demanda le commissaire, de plus en plus inquiet de cet accueil.

— Que non ! Je suis seul à bord. Mademoiselle Aimée a cinglé pour Saumur chez ses cousins et l'amiral louvoie de port en port. Pour l'heure, je le crois à Cherbourg.

Il se rendit compte de la déception que ses propos suscitaient.

— M'a chargé de vous faire les honneurs du carré et de la cambuse si vous séjourniez ici en son absence.

— J'envisageais en effet de passer la nuit ici. Je compte demain assister à la chasse de Sa Majesté. Pour l'heure je me rends au château. Il est probable que je rentrerai fort tard.

— Aurez-vous soupé ?

— À Versailles. Surtout ne dérangez rien pour moi. Juste une question. De Vienne, j'avais adressé une lettre à Mlle d'Arranet. Savez-vous si elle l'a reçue ?

— En tout cas, elle est bien arrivée. Une sorte de Turc enturbanné est passé hier l'apporter. L'avait un bien beau coursier, plein de feu. M'a donné le pli en me demandant de le faire tenir au plus vite à mademoiselle. De fait je le conserve. Le temps que je l'expédie en Anjou, elle sera sans doute déjà de retour ici.

— Comment êtes-vous assuré que c'était bien la mienne ?

— Pour sûr, monsieur. J'ai bien reconnu le cachet à vos armes. Tout couturés qu'ils sont, mes yeux sont encore vifs et capables de distinguer à l'horizon une corvette d'avec une frégate !

Nicolas lui tendit quelques louis que l'autre empocha en hochant la tête de satisfaction.

— C'est toujours un honneur de servir monsieur. À ce soir donc.

À son arrivée au château, il confia sa monture aux soins attentifs d'un palefrenier ; elle manifesta avec énergie son déplaisir de voir s'éloigner son cavalier. L'homme, connu de longue main de Nicolas, lui affirma que, même à Versailles, l'exaspération était sensible dans le peuple et que des incidents pouvaient intervenir à tout moment, en particulier lors du marché du lendemain. Il gagna l'hôtel des Affaires étrangères pour rendre compte de sa mission à M. de Vergennes. Il fut aussitôt introduit. Le ministre écouta Nicolas sans cesser d'écrire, manifestant son intérêt par des coups d'œil rapides et de légers murmures. Le nom de Georgel sembla l'irriter et il se mit à frapper la tablette de son bureau du plat de la main.

— L'impudent personnage ! Imaginez qu'il a eu l'audace de demander à me voir. Je ne l'ai point reçu. Nous entendons désormais nous passer de ses services puisqu'il n'accepte pas de reconnaître pour légitime notre autorité, c'est-à-dire celle du roi. Toutefois…

Il considéra le commissaire avec un rien d'amusement dans l'œil.

— … de là à en faire un comploteur, un conspirateur et traduire de ses attitudes, que d'autres raisons peuvent justifier, une interprétation obscure et soupçonneuse supposant de méchantes menées, il y a là un pas que je ne saurais franchir. Votre imagination s'égare. Ces papiers saisis ne sont que les vestiges de correspondances irréfléchies, de nouvelles à la main échangées par quelques beaux esprits qui se croient importants. Ils satisfont ainsi leur impuissance : de la mousse sur la lie ! Quant à cet attentat dont vous êtes si heureusement sorti grâce au chevalier de Lastire, portez-le au débit des services autrichiens, ce sera plus sûr.

M. de Vergennes se montra beaucoup plus intéressé par le récit de la rencontre avec Marie-Thérèse. Nicolas rapporta ses impressions avec ce bonheur d'expression qui ravissait toujours ses interlocuteurs. Il mêla ses souvenirs propres aux jugements de Breteuil et aux observations glanées pendant son séjour à Vienne.

— L'impératrice reine mérite sans contredit la belle réputation dont elle jouit en Europe. Personne ne possède mieux l'art de se rendre maître des cœurs et n'y met plus de soins. Elle en sent toute l'utilité, car à cet art elle doit l'amour de ses sujets, si prodigue en preuves signalées dans les traverses critiques où elle s'est trouvée.

— En particulier, quand le roi de Prusse lui a donné du fil à retordre et quelques avanies senties dont elle a su se tirer avec adresse.

— De fait, elle est active et laborieuse au point de travailler et de lire des mémoires à la promenade. Elle donne tous les jours trois ou quatre heures d'audience, où elle admet tout le monde sans aucune exception. Elle y traite toute sorte d'affaires, fait des aumônes de la main à la main, entend des plaintes, des prétentions, des projets et… des espions ; elle y questionne, réplique, conseille, arrange des différends de sorte que la plupart des affaires se concluent à l'audience. J'ajouterai, cependant, pour me renfermer dans l'exacte vérité, qu'un esprit de commérage obscurcit un peu ses belles qualités, que son intention d'attacher les femmes à leur mari produit souvent des effets contraires, car sur un simple indice qu'une femme est disposée à la galanterie, elle donne au mari des avis qui troublent plus de ménages qu'ils n'en arrangent.

— Et qu'en est-il de ses rapports avec son fils ?

— Bons en apparence ; en réalité, elle est jalouse d'une autorité jamais partagée. Elle avait, à la mort de son mari, parlé d'un projet de retraite et de laisser à son fils le soin du gouvernement. Mais son goût naturel pour la domination a bientôt repris le dessus et elle abandonna un dessein conçu dans le mouvement de sa première douleur. Elle se dit fort attachée à l'alliance avec la France et voit dans le mariage de sa fille, dont elle est grandement satisfaite, un nouveau moyen d'en assurer la durée.

— Fort bien ! Mais ce qui m'importe le plus, ce sont les dépêches secrètes de notre ambassadeur. Êtes-vous parvenu à les passer ? Quel moyen avez-vous employé pour ce faire ?

Quand Nicolas lui eut révélé son système, le ministre ne le voulut pas croire. Il se leva, sonna. Peu après, un commis des Affaires étrangères apparut qui, après avoir taillé sa plume, se mit à écrire à toute vitesse sous la dictée monocorde de Nicolas. Au bout de trois quarts d'heure, ce dernier achevait sa récitation.

— « … Le public accuse l'empereur d'avoir été trop vite sur le désir d'ôter aux propriétaires des terres l'excès de leurs droits sur le peuple, et tout le monde s'accorde à dire que l'impératrice voudrait laisser les choses sur l'ancien pied de servitude vis-à-vis du seigneur afin de lui fermer les yeux sur le poids de la sienne vis-à-vis de l'autorité royale, et encore plus peut-être par la persuasion qu'il faut aller lentement sur les innovations, quelque indiquées qu'elles soient souvent par l'humanité et la justice. Quoi qu'il en soit, monsieur, on ne saurait se dissimuler que le moins qu'il puisse arriver de la position actuelle des choses en Bohême sera une forte émigration en faveur du roi de Prusse. Un état de guerre continuelle entre les paysans et leurs seigneurs qui pourra rendre cette émigration assez journalière pour causer un grand dommage à la Bohême et un grand avantage pour la Silésie prussienne. » Voilà, monseigneur.

— M. le marquis, dit Vergennes ravi, je n'aurais jamais cru… Votre système devrait faire école.

Il s'empara prestement des transcriptions, regagna son fauteuil et se mit à les étudier sans autre forme de procès. L'audience était finie et Nicolas se retira.

Cette seconde audience lui laissa un goût de cendres. Le ministre n'avait retenu de son rapport que ce qui touchait au plus près les intérêts propres de son département. Il se gourmanda lui-même. Pourquoi éprouver cette déception alors qu'il savait, pour les avoir observés depuis des années, que mille soucis submergeaient les hommes du gouvernement dont le premier était celui de la conservation ? Passant sans relâche d'un sujet à un autre sans pouvoir en approfondir aucun, le fond des affaires lui échappait souvent. Sans doute aussi réagissait-il avec la méconnaissance d'un homme demeuré, par ses fonctions diplomatiques, si longtemps éloigné de la cour et de la ville. Pour lui, le commissaire Le Floch, tout réputé fût-il, ne devait pas passer outre et raisonner sur des intérêts le dépassant. Son jugement et sa capacité à démêler les écheveaux et arcanes de crimes domestiques ne sauraient se hausser à connaître à un degré éminent des débats du royaume. Il était vrai que l'énormité des suppositions avancées et la mise en cause de grands et d'hommes en cour ne laissaient pas de donner du champ au doute et au scepticisme.

Il rejoignit le château pour gagner l'aile des ministres où il comptait rencontrer M. de Sartine dont l'activité se partageait, le matin à l'hôtel de la Marine et l'après-midi au palais. Il espérait que l'ancien lieutenant général de police, plus au fait des méandres et menées politiques, serait dûment frappé par les nouvelles rapportées et plus apte à en tirer les conclusions nécessaires.

Il allait se faire annoncer quand la porte du cabinet s'entrouvrit pour laisser sortir un personnage au chef couvert d'un invraisemblable turban qui lui tendit les bras. Il eut quelque peine à reconnaître le chevalier de Lastire. Leur effusion achevée, Nicolas constata que le turban en question, cause de l'étonnement de Tribord, était bel et bien un pansement édifié avec tant d'art qu'il trompait tout spectateur inattentif.

— Le remords m'étouffe, dit le chevalier. Je n'ai pas tenu ma promesse de transmettre votre courrier. Ce n'est qu'hier que je l'ai confié à la Poste centrale, sauf la lettre destinée à Mlle d'Arranet que, venant à Versailles, j'ai déposée en passant.

— Mais que vous est-il donc advenu ?

— C'est une trop longue histoire pour la conter dans ce vestibule. Sachez seulement que les Autrichiens ne m'ont pas laissé sortir facilement. Puis-je vous prier à souper, ce soir ? Je connais mal la ville et je vous confie le choix du lieu.

— Le plus simple serait de se retrouver à sept heures de relevée à l'hôtel de la Belle-Image. Je l'ai souvent fréquenté et la table d'hôte y est honorable.

Ils se quittèrent et Nicolas se hâta dans la pièce où Sartine, debout, l'attendait.

— Il est temps que vous manifestiez votre promptitude, monsieur le voyageur ! Tout Versailles bruissait de rumeurs à votre sujet, que vous auriez choisi de prendre du service chez l'impératrice, que, tombée sous votre charme, elle ne se pouvait plus passer du cavalier de Compiègne, que même l'empereur Joseph aurait loué votre don de repartie au cours d'un macabre face à face.

Nicolas céda au plaisir de son interlocuteur en feignant d'être étonné. Sartine adorait surprendre et manifester sa diabolique connaissance, fruit d'un service de renseignements hors pair. Enfin, l'humeur était bonne, ce persiflage le prouvait.

— Ah ! Ah ! Vous faites l'étonné ?

— Venant de vous, monseigneur, je m'attends toujours à l'inattendu ! Cependant, s'il n'avait tenu qu'à moi, il y a longtemps que je serais rentré. Il en a été autrement et non de mon fait. Permettez, en témoignage de ma reconnaissance et de ma fidélité, de vous prouver que le temps passé à Vienne n'a pas été totalement perdu.

Il déposa sur le bureau une boîte ovale en carton.

Sartine redevint en un instant l'enfant qui jouait au toton dans les rues de Barcelone. Il avait reconnu aussitôt de quoi il s'agissait. Il prit la boîte, l'éleva à hauteur de ses yeux comme pour une offrande, la reposa, sembla la respirer puis, timidement et comme à regret, souleva le couvercle, écarta le papier de soie et ferma les yeux avec une expression de béate volupté. Nicolas constata qu'il tremblait, le goût de la collection s'apparentait-il à une sorte de maladie ? Le ministre finit par obéir à une voix intérieure à laquelle pourtant une partie de lui-même semblait résister. Ses yeux se fermaient et se mouillaient d'attendrissement, finalement il plongea les mains dans la boîte en laissant échapper un soupir. Il souleva alors un flot de boucles argentées qui s'épandaient comme les souples tentacules de quelque monstre marin. Enfin, n'y tenant plus, il y plongea le visage.

— Nicolas, parvint-il à dire d'une voix mourante. Je remercie le ciel que l'impératrice vous ait laissé le temps de trouver ce trésor. Quel joyau ! Quelle merveille ! Notez ce chatoiement, ce déploiement de formes, cet effondrement de reflets. D'où provient-elle ?

— D'un faiseur de Vienne, jadis recommandé par Georgel du temps où il était l'honnête secrétaire du prince Louis. C'est un modèle unique, la coiffure officielle du Magistrato Camerale de la cité de Padoue.

— Oh ! s'exclama Sartine, je la ferai surgir sur un air d'Albinoni14. Le chevalier de Lastire m'en a beaucoup conté…

Nicolas demeura impavide devant ce changement de registre si fréquent chez le ministre.

— Je sais que vous avez vu Vergennes et qu'une partie de votre mission a heureusement abouti, même si elle nous confirme notre échec. Voilà bien des complications de prêtres qui se prennent, en se montant le collet, pour des Alberoni15. Se produit alors un curieux mélange de prétentions et de petites crises domestiques… L'arrivée de Breteuil a constitué la mèche fusante de cette crise… Chacun s'exaspère. Georgel a cru se rendre indispensable, manœuvré qu'il est par plus matois que lui. Il a oublié que nous servons des intérêts élevés sous lesquels nous devons restreindre nos ambitions, partager nos réussites et témoigner d'une hauteur de vues et d'une simplicité qui nous conduisent à une totale humilité.

Nicolas souriait intérieurement. Pour profond que fût son dévouement pour Sartine, il n'en demeurait pas moins lucide. Il avait éprouvé à maintes reprises son innocente disposition à se parer des plumes d'autrui et à bâtir sa réputation sur les succès de ses subordonnés.

— Le secret appartient désormais à des temps révolus. Il n'avait de sens qu'animé par le feu roi… Il ne faut pas s'accrocher au passé, cela permet de s'épargner une nostalgie impuissante. Il faut rebâtir notre système, le refondre… C'est à quoi je m'emploie dans mon nouvel état. Je vous en ai déjà parlé. M. de Lastire, l'amiral d'Arranet et vous-même êtes ses éléments, mes pièces sur cet échiquier.

— Je conçois, monseigneur, que l'affaire Georgel est à mettre à pertes et profits dans une conjoncture dont vous tenez les aboutissants, mais ce papier dont Lastire a dû vous parler est d'une autre nature et encore plus inquiétant.

Il tendit la reconstitution du papier saisi dans la cheminée de Georgel à Vienne. Sartine l'examina sans paraître y prêter attention. Il le secoua.

— Salmigondis pour le rapport hebdomadaire des inspecteurs, résidu de cabinet noir ! Tout cela n'a pas de sens. Turgot s'est donné des verges pour se faire battre. Il ne se peut désormais plaindre et s'en prendre à tous et à chacun.

— Ainsi, vous n'y décelez aucun indice de troubles ou de dangers ?

— Reprenez-vous, Nicolas. Je crains que vous ne soyez depuis trop longtemps animé de soupçons et de craintes par légitime souci de la sûreté de l'État et du roi. Il n'y a pas de raison de vous en tenir rigueur, c'est ce qu'on attend de vous et ce pourquoi vous êtes sous mon autorité.

S'il avait fallu une preuve pour démontrer que Sartine, comme tout Paris l'affirmait, dirigeait la police sous le couvert de M. Le Noir, son affidé, cette remarque eût suffi à convaincre le moins persuadé de la chose.

— Alors, qu'en est-il de ces tentatives contre moi si clairement liées aux manigances de l'abbé Georgel ?

— Elles se sont poursuivies et achevées par l'agression contre Lastire. Mon ami, réfléchissez ! Provoquées, les autorités autrichiennes se vengent. Pas Kaunitz, notre ami, trop prudent, trop avisé. Peut-être l'empereur et les bureaux de Vienne, peu dupes de la mission avouée du marquis de Ranreuil.

Ainsi le chevalier avait été attaqué, ce qui expliquait le pansement.

— Cependant, monseigneur…

— En aucune façon, Nicolas. Et vous feriez mieux d'éviter que les cadavres ne vous poursuivent jusque chez notre ami Noblecourt…

Il savait tout avant tout le monde. M. de Saint-Florentin, duc de la Vrillière, ministre de la Maison du roi, en disgrâce et malade, Sartine avait repris goût à la chose policière en assurant l'intérim de M. Le Noir pendant sa maladie.

— … Vous persistez à semer les morts sous vos pas avant que de les livrer tout chauds encore aux scabreuses expérimentations de votre chirurgien aidé du bourreau !

C'était là une des ses antiennes. Il était temps de changer de sujet.

— Pour qui, monseigneur, a quitté la France il y a deux mois, l'émotion du peuple et son inquiétude sont palpables. La capitale connaît une mauvaise fièvre. Aucun ordre n'est donné…

— M. Turgot nous assomme de ses innovations. Il y a des moments où bouger serait faiblesse et offrirait à l'adversaire l'occasion du mouvement. Ne cédons pas à l'affolement si propre à déclencher les manœuvres les plus maladroites et les réactions les moins pensées. M. Turgot entend entraîner l'État au bouleversement des habitudes. Eh bien ! Nous verrons qui de la réalité ou de M. Turgot l'emportera à la fin des fins.

— Mais…

— Point de mais, monsieur la forte tête. Allez cueillir chez Leurs Majestés les légitimes lauriers que vous vaudra votre mission. Puis regagnez Paris pour étudier votre mort ancillaire. Espérons qu'il ne s'agisse pas d'un meurtre ! Par le temps qui court, un maître boulanger, a-t-on idée !

— Cependant, la violence en province. J'ai moi-même…

— Cela suffit. Vous m'entêtez. Allez chanter cela à Turgot. Eh ! Que diable nous mène-t-il en cette galère ?

Et M. de Sartine se replongea dans la contemplation de la nouvelle pièce de sa collection.

Derechef, Nicolas sortit désemparé de chez le ministre de la Marine. D'expérience persuadé qu'on ne devait jamais répondre à une question non posée ou soulever un point délicat non évoqué, il s'était abstenu de rappeler que M. Le Noir lui avait donné ordre d'avoir à suivre l'évolution d'une situation marquée par la fermentation du peuple au sujet du prix du pain et de la libre circulation des grains. À cela il devait obéir. Qu'aurait dit naguère M. de Sartine s'il était allé pêcher ses instructions chez le ministre de la Marine ? Au fond le propos de Sartine ne s'éloignait guère de celui de Vergennes. Mais si les raisons de ce dernier, replacées dans ses préoccupations diplomatiques, se comprenaient, celles de Sartine s'enveloppaient de faux-semblants et d'affirmations péremptoires. Cela était confirmé par un ton hargneux à l'égard du contrôleur général, qui ne laissait aucun doute de ses sentiments : l'œuvre amorcée de réformes de M. Turgot méritait la sévérité d'une censure sans indulgence. Nicolas soupçonnait, à regret, sans se prononcer lui-même sur le fond d'une question à laquelle il n'avait pas réfléchi, une attitude de coterie. Comme si Sartine, libéré par la mort du feu roi, retrouvait ses amitiés et inclinations premières. Nul doute également que le ministre de la Marine éprouvât une persistante acrimonie envers un contrôleur général avec qui le conflit était permanent. La matière que Sartine gérait s'avérait, par son objet, avide de moyens et propre à accroître le déficit du trésor. En outre, la décrépitude du duc de La Vrillière le conduisait à espérer obtenir, avec l'appui proclamé de la reine, le poste de ministre de la Maison du roi. Il s'y trouverait, chacun en était persuadé, beaucoup plus à l'aise que dans un département où il avait encore tout à apprendre.

Restait que ce refus de considérer l'urgence de la conjoncture, cette légèreté ironique devant les périls à venir laissaient Nicolas amer, le cœur serré devant le risque des occasions manquées. En avait-il déjà connu de ces moments où le fléau de la balance s'inclinait pour la gloire ou la déréliction du trône. Il en venait à appeler de ses vœux un pouvoir souverain dégagé des contingences et des entraves particulières et qui exprimerait l'intérêt général. C'est confusément dans le jeune roi qu'il plaçait cet espoir, lui qui avait toujours servi en s'efforçant d'écarter tout ce qui pouvait faire vaciller ses certitudes. Il s'accrochait plus que jamais à cette loyauté apprise dans les romans de chevalerie lus, jadis, à Guérande à la lueur d'une chandelle. Une douleur pourtant le traversait : Sartine qui savait tout ne savait d'évidence rien sur le sort de Louis ; autrement il lui en aurait parlé.