APPARENCES
Dans le bureau des inspecteurs, Nicolas feuilletait distraitement le registre de permanence sur lequel étaient recueillis les événements quotidiens rapportés par les commissaires, les mouches et les postes de garde de la capitale. Son visage se fronçait quand un détail ou un nom retenait son attention. Soudain, il referma violemment le volume, faisant sursauter Bourdeau qui fumait placidement sa pipe.
— Rien ne sert d'attendre, cela suffit ! Rabouine vient de nous dire que le chaud de l'affaire est passé. De fait, la marée recule toujours quand enfin on décide de la contenir !
— C'est que Turgot, de retour de Versailles, paraît avoir repris les choses en main. Nos gens sont relancés pour arrêter les séditieux.
— Sans doute avec la prudence accoutumée : s'abstenir du flagrant délit pour éviter les réactions brutales.
— Comme c'est l'usage, à la sourdine ! Les mouches repèrent les suspects pour les arrêter quand ils se scindent ou rentrent chez eux ! Le dernier bruit rapporte que les mousquetaires à cheval donneront pour nettoyer les rues et disperser ce qui reste de foule. Le contrôleur général n'a pas eu la tâche aisée ; le maréchal duc de Biron, capitaine des gardes, ne voulait pas s'en laisser conter. Il a même fallu produire les ordres autographes du roi pour l'amener à résipiscence !
Nicolas n'écoutait déjà plus, la tête ailleurs. Il se demandait, sans en faire part à l'inspecteur, où pouvait bien se trouver le chevalier de Lastire que Sartine lui avait si cavalièrement imposé. Les mouvements du peuple l'avaient-ils éloigné ou les suivait-il, ayant pour mission peut-être d'en rendre compte. Il avait pourtant paru bien sceptique sur l'éventualité de troubles. Cette courte réflexion lui en imposa une plus intrigante. Le supposé assassinat qu'il tentait d'élucider semblait relié par des raisons mystérieuses aux événements du royaume dont tout laissait à penser qu'ils relevaient d'une trame souterraine conduite de longue main. Il se leva.
— Pierre, je vole sur-le-champ rue du Poirier enquêter sur cet Hénéfiance. Je veux en avoir le cœur net. Notre affaire, j'en suis convaincu, touche de près, d'une manière ou d'une autre, les assemblées chez la Gourdan. Je vais pousser cet Henéfiance dans ses retranchements avant que tout ce beau monde se rembuche1. Cela permettra de mieux comprendre ce que nous recherchons. Pendant ce temps, renseignez-vous sur le notaire de Mourut. Souvenez-vous de ce que la Babine a suggéré. On se retrouvera ici, le premier revenu attendra l'autre.
La voiture du commissaire suivit un itinéraire tortueux pour rejoindre la rue du Poirier. Au sortir du Grand Châtelet, elle enfila les rues Saint-Jacques-la-Boucherie et des Arcis pour gagner la rue du cloître Saint-Merry. Ce trajet lui permit de constater que des foyers d'agitation subsistaient ici ou là, mais que l'incendie était désormais sporadique. La police reparaissait ouvertement avec, en renfort, les mousquetaires. La ville portait cependant les cicatrices du coup de sang populaire ; nombre de boutiques, en sus des boulangeries, présentaient des vitrines et des portes enfoncées. D'évidence le pillage s'était donné libre cours, favorisé par la carence du pouvoir.
Il emprunta la rue Taillepain pour suivre la rue Brisemiche et aboutir enfin rue du Poirier. Celle-ci étroite, puante et boueuse, avait conservé son aspect ancien. Sartine, grand connaisseur de Paris, lui avait un jour expliqué les raisons des noms en relation avec le pain : c'était une allusion à l'ancienne boulangerie du cloître Saint-Merry et des miches qu'on y taillait pour les chanoines. Elle était aussi réputée comme un mauvais lieu : de toute éternité, on pouvait y croiser les classes les plus basses de la prostitution, marcheuses décrépites échappées de l'hôpital et raccrocheuses des rues et des barrières. Descendu de sa voiture, il fit quelques pas, considérant avec curiosité de vieilles bâtisses à colombages qui lui rappelèrent les maisons d'Auray, chez lui en Bretagne. On y voyait encore un crochet pour la chaîne de fer qui fermait la rue plusieurs siècles auparavant.
Un remugle âcre et désagréable le saisit à la gorge. Il aperçut, à quelques pas de lui, une étrange construction, une sorte de boîte, une petite maison en vieilles planches mal équarries avec un toit cloué en pente douce. Le tout s'adossait à un mur aveugle et se trouvait soutenu à droite par le tronc noueux d'une vigne vierge qui élevait ses branches encore dénudées vers le ciel. Sur le toit de cet intrigant appareil on pouvait distinguer un vieux chien pelé dormant, la tête sur une grosse pierre plate qui confortait la solidité de l'ensemble. Un auvent articulé s'ouvrait comme un piège. Installé sur une vieille peau de mouton, un cul-de-jatte âgé se penchait sur sa tâche. Derrière lui, des guirlandes de vieux souliers suspendus indiquaient son état de savetier. Nicolas l'aborda poliment.
— Bonsoir l'ami ! Dans le grand désordre d'aujourd'hui votre rue est bien calme.
L'artisan le toisa, évaluant ce qu'il pouvait attendre de ce beau cavalier. L'examen fut sans doute concluant car après avoir craché les semences qu'il avait en bouche, il décocha à Nicolas un sourire édenté.
— C'est qu'il n'y a rien à grigner dans cette pauvre rue. Faudrait que ces braillards, que j'ai vus passer ce matin, apprennent la patience. Je jurerais bien, mais sur mon alèse et mon trépied, que tout ça c'est millet pour les jocrisses et qu'ils n'auraient pas une bonne remonture pour autant. V'là-t-y pas que je m'intéresse de jaser, c'qui n'avance point mes semelles, aussi vrai que je m'appelle Jacques Nivernais, pour vous servir. Si vos souliers sont déchus, ce qui ne paraît point, v'là l'ouvrier pour y remédier.
Il saisit un escarpin et se mit en mesure d'en polir le talon avec un morceau de bois.
— Cela sert à quoi ? reprit Nicolas.
— Ma foué, c'est en bois, un bon morceau de buis très dur et très lisse que je frotte et refrotte sur le cuir du talon pour le rendre brillant. Croyez qu'il y faut aller, un escarpin ne se tourne pas tout seul !
— Voyez-vous, je suis curieux des vieilles rues gothiques. Depuis quand êtes-vous installé ici ?
— Depuis mon retour du siège de Prague avec M. Chevert.
Nicolas ôta son tricorne et salua.
— Un grand soldat, mon ami.
— Savait parler à la troupe. C'était un petit devenu grand… C'est à lui que je dois une queue de pécule qui m'a permis d'ouvrir cette échoppe. Aussi, je ne manque jamais de me faire rouler…
Il désigna, en soulevant la peau de mouton, une caisse avec quatre roulettes et une sorte de timon. Il remarqua l'air intrigué du commissaire.
— C'est Fritz, mon chien, qui la tire. Oui, je me fais rouler à Saint-Eustache pour saluer sa tombe et la belle inscription que j'me suis fait lire.
— Mon ami, dit Nicolas ému, rue Montmartre, la troisième maison après l'impasse, demandez Catherine Gauss de la part de Nicolas. Il y aura toujours un bol de soupe, du pain et du bouilli pour vous.
L'homme, touché, grommela en tirant sur sa moustache.
— C'est pas toujours qu'on cause comme cela à un vieux soldat. Si je savais ce que vous cherchez, j'soyons votre homme pour vous aider.
— Oh ! répondit Nicolas distraitement, j'ai quelques curiosités à satisfaire. Il me faudrait quelqu'un qui connaisse la rue depuis longtemps.
— Vous l'avez trouvé ! Longtemps malade en Bohême, c'est en 1747 que j'ai posé mon sac ici. Depuis j'en ai pas bougé. J'y loge, j'y travaille. Monsieur, tendez vos bottes, je vais les faire reluire un peu tout en causant.
Il claqua la langue.
— Elles en valent la peine.
Nicolas se laissa faire et tendit une jambe. L'homme déposa une pâte brune et visqueuse.
— Connaîtriez-vous par hasard un marchand de grains appelé Hénéfiance, par ici ?
— Hénéfiance… Hénéfiance ? Attendez, ce nom me dit quelque chose. Mais oui ! Un peu plus bas, après le retrait du vieux mur, vous trouverez une maison abandonnée depuis longtemps. Oh ! Une vilaine histoire dont on n'a su que des bribes. Le Hénéfiance père était fort riche, une de ces sangsues qui suçent le sang du peuple et trafiquent des grains avec des gens sans aveu. Lui mort, le fils a repris le négoce. Peu après il a été arrêté sans qu'on sache ni pourquoi, ni comment. Un jour, les exempts sont venus et on a tout saisi. Il aurait été condamné aux galères. Le bruit a couru qu'il s'en serait ensauvé. Pourquoi qu'ça vous intéresse ?
Nicolas négligea la question.
— Et depuis, la demeure est abandonnée ?
— À vrai dire je n'en sais rien, j'n'avions point l'œil dessus, mais s'il y avait eu mouvement, sûr que je l'aurais remarqué aussitôt. Je suis une sorte de portier immobile et, vu d'ici, rien ne m'échappe.
Les deux bottes ayant retrouvé un éclat inégalé, Nicolas se leva du petit trépied où il se tenait. Il récompensa généreusement le savetier qui lui promit de passer rue Montmartre. Il eut l'impression d'avoir gagné un ami, mais aussi un observateur rue du Poirier qui ne manquerait pas de lui signaler tout événement inhabituel. Un bienfait n'était jamais perdu et l'on récoltait dans ce domaine encore davantage lorsqu'on n'avait pas semé volontairement. Il avança dans la rue déserte à cette heure de la journée. La maison Hénéfiance n'avait en vis-à-vis qu'un vieil hôtel, lui aussi abandonné, à la façade aveugle et lépreuse. Peu à peu les plus anciennes demeures du quartier étaient abattues en vue d'élever des maisons de rapport de six ou huit étages parfois. Il y avait toujours un entre-deux après le moment de la vente et avant l'ouverture du chantier. La maison Hénéfiance présentait un mur de pierre ouvert en son milieu par une porte cochère en bois, surmontée d'un chapiteau couvert de mousse. Le mur rejoignait la muraille de l'habitation proprement dite, à deux étages et aux fenêtres condamnées. Nicolas poussa la lourde porte sans succès ; une forte serrure en condamnait le mouvement. Il fouilla dans sa poche et en tira un crochet et une petite boîte contenant du suif. Il graissa le rossignol avant de l'introduire. Au bout de quelques secondes le pêne avait joué mais la porte ne s'ouvrait pas pour autant. Il décida d'en venir à un moyen plus violent et donna un puissant coup d'épaule. Il dut le redoubler pour qu'enfin elle cède et lui livre passage en grinçant sur ses gonds. Il entra, la repoussa et la referma soigneusement.
Devant lui s'étendait une cour mal empierrée ; l'herbe commençait à croître dans les interstices. À sa gauche, la maison avec son petit escalier conduisait à une entrée. À droite, et face à lui, des bâtiments, granges ou hangars. Il décida de procéder à une visite dans le détail. Son crochet lui permit d'entrer aisément dans la demeure. Il fit quelques pas prudents dans l'ombre d'une grande pièce qui lui parut constituer une sorte d'office. Il avança à nouveau et soudain le plancher céda sous son poids dans un craquement sec et une explosion de sciure et de poussière. Il avait jeté les deux mains en avant et put rattraper la partie solide. Ses jambes battaient le vide. Il finit par se rétablir de côté. Debout, il battit son briquet, arracha une feuille de son carnet noir et parvient à l'enflammer. Le vide créé donnait sur un caveau, puits d'ombre et d'objets indistincts. Il alluma derechef d'autres pages et finit par trouver des bouts de chandelles près d'un passage éventré. Il rejoignit l'antre béant pour examiner avec attention les planches qui venaient de céder. S'agenouillant, il vérifia les points de rupture. Il y passa le doigt, se pencha encore davantage et éprouva les fibres du bois. Il constata un mystère : le plancher, constitué de solides et épaisses planches de chêne nullement malandre2ni même piqueté par des vrillettes qu'on nommait à Guérande « horlogères de la mort » pour le bruit régulier qu'elles produisaient, n'aurait pas dû céder. D'ailleurs, à y bien regarder, les lattes avaient été bellement sciées, et fraîchement encore.
Son esprit se mit à travailler à toute vitesse. Si ce méfait était récent comme tout le laissait accroire, la maison, loin d'être délaissée depuis des années, recevait encore des visiteurs. Si un piège avait été tendu ? De nouveau les interrogations se bousculaient. Soit il s'agissait d'une précaution pour protéger le lieu des rôdeurs – mais qu'y avait-il à préserver dans ce théâtre de ruines –, soit quelqu'un avait pressenti sa visite, l'avait précédé et avait scié le plancher. Dans le premier cas, une objection se présenta aussitôt : le piège n'avait pas été préparé de longue main, mais tout récemment, il connaissait suffisamment le bois pour en être assuré sans risque de méprise. Dans la seconde hypothèse, voulait-on faire périr le visiteur qui viendrait à y poser le pied ? Il se pencha vers le trou ; le sol n'était pas très lointain. Il y avait chances égales d'en sortir, sauf à s'estropier ou même à se tuer si la tête portait en avant et donnait sur le pavé. Il se pouvait qu'on fût devant le moyen le meilleur de ne pas attirer l'attention sur la cave. Y faire choir le visiteur non désiré dans la maison Hénéfiance, c'était lui signifier qu'elle ne renfermait aucun indice intrigant. Il tenta de calmer l'excitation de son raisonnement, convaincu de n'aboutir à rien de dûment argumenté lorsque la presse et l'émotion précipitaient les idées.
Quel qu'ait été le dessein caché de l'instigateur de ce piège, il en serait pour sa peine. Nicolas était indemne et il ne manquerait pas de visiter la cave. Il poursuivit prudemment sa visite, ne rencontrant que pièces décrépies et vides. Le mobilier avait sans doute été saisi lors de la condamnation aux galères d'Hénéfiance. La partie d'habitation ne lui apportait rien d'utilisable, il fallait passer aux communs. Il commença par le hangar qui faisait face à la maison. Au fur et à mesure qu'il s'en approchait, parvenaient à ses oreilles des bruits furtifs, précipités, suivis de silences prolongés. Aux aguets, il s'immobilisa, comme à la chasse. D'évidence des mouvements proches se multipliaient. Il passa la main sur l'aile de son tricorne où se trouvait logé un pistolet miniature, présent de Bourdeau, qui constituait l'ultime argument des situations difficiles. Il l'arma et, le doigt sur la détente, poussa le vantail du hangar, le cœur battant et la respiration bloquée. Un spectacle inattendu le pétrifia. Des dizaines de lapins, éblouis par le jour qui pénétrait soudain, le fixaient, oreilles dressées. Il se rendit compte que le sol était bouleversé de trous et de terriers comme dans une garenne. Un geste involontaire de son bras déclencha une panique générale. En un éclair les bestioles s'engouffrèrent dans leurs refuges souterrains. Il remarqua un tas de choux à moitié dévorés. Il sourit. Décidément l'énigme se compliquait. Une porte fermée et bloquée de longue date, et pourtant une présence humaine qui tendait des pièges et élevait des lapins ! Était-ce le même esprit malin derrière ces deux mystères ou se trouvait-on devant deux actions aux responsables distincts ? Il penchait pour la première proposition. Si un habitant du quartier Saint-Merry avait organisé un élevage, nul doute qu'au lieu de cette garenne improvisée il eût disposé des clapiers. Il se résuma : la maison était hantée par un ou des inconnus, qui souhaitaient laisser penser qu'elle était bel et bien à l'abandon, tendaient des chausse-trapes, élevaient des lapins à la diable, les nourrissaient de choux. Ce dernier détail le frappa. Après l'hiver que le royaume avait subi, acheter des choux relevait du luxe le plus effronté. Pourquoi dépensait-on tant d'écus pour une aussi banale industrie ? Il observa la terre retournée, espérant déceler sur le sol meuble quelques traces humaines. Il n'y releva que de curieuses traces qu'il ne s'expliquait pas. Il obliqua à main gauche où se trouvait un accès donnant sur une autre grange où rien ne retint son attention. Elle donnait, par une sorte de couloir entre deux murs de soutènement, dans une pièce faisant suite à la maison d'habitation.
La porte se révéla pleine et lourde. Il la crocheta et entra. Elle claqua en se refermant derrière lui. Il l'ouvrit à nouveau et constata qu'elle était légèrement déportée sur son axe et que ce déséquilibre était accentué par des morceaux de plomb cloués sur son pourtour. Il se perdit en conjectures sur le pourquoi de ce mystère. Peut-être afin d'éviter que la gent lapine ne se répande dans la pièce. Pourtant elle ne possédait aucune issue. En comparaison avec les autres chambres, l'endroit paraissait moins dégradé. Lambrissée de planches de pin, elle était pourvue d'une cheminée avec un brasero qui avait servi peu de temps auparavant. Une émanation pénétrante lui chatouilla les narines. Il éleva son bout de chandelle pour examiner de plus près les murs de la pièce. Face à la porte, il trouva l'explication de cette odeur étrange : sur le lambris apparaissait, brillante à la lumière, une grande lettre majuscule représentant un K noir charbon sur lequel était tiré un trait et un I de couleur verte. Il tendit un doigt ; la peinture était encore fraîche ! Quelqu'un était passé très récemment, le même sans doute qu'évoqué précédemment, pour tracer ces signes énigmatiques. Il fallait élucider la manière de s'introduire dans la maison et, pour cela, il devait revisiter le tout. Il allait se retourner quand il observa sur le sol des pelotes qui le ramenèrent vingt-cinq ans en arrière.
Parfois, enfant, il demeurait coucher au château de Ranreuil chez son parrain, dans une chambre perdue en haut d'une des tours. Plusieurs fois, terrorisé, au petit matin, il avait entendu un pas lourd marteler le plancher du grenier au-dessus de lui. Ce bruit irrégulier faisait croire à la présence d'un être chancelant et piétinant, puis le silence s'installait, encore plus accablant que les précédentes manifestations. Fine, sa nourrice, à laquelle il avait eu la mauvaise idée de confier sa terreur, l'avait persuadé qu'un revenant errait sous les combles du château.
— Doue da bardon an Kraon ! s'était-elle écriée. Dieu pardonne au défunt !
Puis, après avoir vérifié que le chanoine Le Floch n'était pas dans les parages, elle suggéra à l'enfant, dans le cas où la chose se reproduirait, de prononcer neuf fois sans reprendre souffle une formule de sauvegarde « Mar bez Satan, ra'z i pell en an Doue ». « Va-t-en au nom de Dieu si tu es le diable. » Le marquis, informé on ne savait trop par qui, s'était fâché et, un matin, avait pris par la main son filleul. Ils étaient montés au grenier et, alors que l'aube pointait, une forme sombre avait surgi à l'une des meurtrières, elle avait sauté sur le sol. Empêché de crier, Nicolas avait ouvert les yeux et reconnut un grand-duc qui déambulait gravement avant de remettre de l'ordre dans une accumulation de branchages, d'ossements et de pelotes de poils. La leçon n'avait pas été oubliée. À compter de ce jour, l'enfant se persuada de ne point juger sur les seules apparences. Son père appartenait à cette classe d'heureux sceptiques pour lesquels s'imposait une seule critique ; elle résultait de l'examen individuel fondé sur la raison. Il redoutait plus que tout les esprits faux prêts à recevoir sans l'analyser n'importe quoi. Citant l'ermite de Ferney3il n'entendait pas que « pour faire sa cour à l'être suprême » il faille en venir à chanter, se fouetter, se macérer, courir tout nu, jeûner et mille autres extravagances. La raison, pour lui, se devait de repousser les préjugés, obstacles au progrès. Lui seul détenait le vrai, expliquait-il à Nicolas, avec un air de hauteur amusée. Cet ensemble de qualités faisait l'honnête homme. Il respectait les dogmes habituels de la religion pour autant qu'ils rejoignissent les croyances les plus universelles. Il subsistait de cette influence que Nicolas, dont la foi simple était inébranlable et participait de la fidélité à lui-même, n'en demeurait pas moins un esprit de son siècle, sachant dépasser les apparences. Que cela pût engendrer des contradictions, il le savait et en tenait compte.
Le problème était que si les pelotes étaient celles d'un oiseau de nuit, d'ailleurs nombreux dans la ville, pourquoi les trouvait-on dans cette pièce fermée ? Il examina le tuyau de la cheminée. Peut-être le volatile nichait-il sur le toit et les pelotes tombaient-elles par le conduit. Peu satisfait, il s'en tint à cette piètre explication. Ainsi des indices isolés se multipliaient qui posaient des questions malaisées à résoudre. Il eut beau refaire le tour de la maison de la cave au grenier, il n'aboutit à rien. Une exhalaison persistante, presque sucrée, planait çà et là, qu'il ne réussissait pas à définir, mais qui lui était cependant familière. Où pouvait-il bien l'avoir rencontrée ? Il finit par abandonner, referma la maison et décida de la placer au plus vite sous la surveillance d'un réseau de mouches.
Il reprit sa voiture et rallia le Grand Châtelet. Sur le chemin, il croisa quelques détachements de mousquetaires à cheval. Tout rentrait dans l'ordre et des arrestations étaient opérées. Le jour s'effaçait dans une ville silencieuse, comme frappée de stupeur après les événements de la journée. Il gravit quatre à quatre les degrés du grand escalier et soupira d'aise en constatant que Bourdeau était déjà là. Il lui décrivit aussitôt sa visite rue du Poirier. Son récit laissa l'inspecteur perplexe.
— On se paye notre tête, dit-il. M'est avis que quelqu'un cherche à égarer l'enquête.
— Voire ! Il se pourrait que cette mise en scène tellement hors de sens serve de trompe-l'œil et joue sur notre incompréhension. Elle vise soit à nous attirer soit à nous repousser de la maison Hénéfiance. J'ai déjà un œil, malheureusement sans jambe, sur place…
Bourdeau s'esclaffa.
— Vous entassez l'énigme sur le mystère !
— Ce n'est rien d'autre qu'un vieux soldat cul-de-jatte qui tient l'échoppe de savetier à quelques toises de ladite maison.
— Et que vous avez séduit et enrôlé ?
— Cher Pierre, il suffit de savoir écouter. Il faut dès maintenant envoyer deux mouches qui se relayeront nuit et jour jusqu'à nouvel ordre.
Il crayonna sur un bout de papier le plan de la rue et la situation du logis Hénéfiance.
— Et vous, quid novi ?
— La Babine m'a donné le nom du notaire de Mourut. Elle a bien fait quelques difficultés, arguant de sa fidélité et de sa discrétion, mais le mouvement vindicatif qui l'anime contre sa maîtresse et le Caminet l'ont emporté.
— Et donc ?
— Je me suis transporté chez maître Delamanche, rue des Prouvaires, au coin de la rue des Deux-Écus. Il m'a découvert sans barguigner des dessous qui devraient vous satisfaire. Imaginez que le boulanger soldait l'apprentissage de Caminet. En fait il se payait lui-même. Mais cela n'est rien. Il pouvait faire cela pour le fils d'un ami sans se découvrir. En fait le testament qu'il a laissé institue héritier le seul Caminet, par ailleurs reconnu de jure dans ce document fils naturel de Mourut.
Nicolas demeura un moment silencieux comme pour mesurer toute l'étendue de cette révélation.
— Caminet le savait-il ?
— Nul n'en saurait jurer. Le notaire ne peut l'affirmer.
— Ne nous hâtons pas sur cette découverte. La révélation implique plusieurs enchaînements dont certains conduiraient à des contradictions. Si l'apprenti connaissait son origine, encore aurait-il fallu qu'il fût informé du contenu du testament, à savoir qu'il était l'unique hoir4. Si j'en juge par la mésalliance de Mme Mourut, elle est arrivée nue au mariage, sans dot ni donatio propter nuptias.
— Pitié ! s'écria Bourdeau. Moi, je n'ai pas été, comme certains, clerc de notaire à Rennes.
— Pardonnez-moi Pierre. Je veux dire qu'il n'y a pas eu constitution de préciput, c'est-à-dire avantage stipulé dans le contrat de mariage à récupérer sur le partage de la succession.
— Et par conséquent ?
— Que la dame n'a rien à attendre et se trouvera à la rue, nue comme devant. Perspective dont je vous laisse à penser qu'elle devrait être insupportable à une personne aussi imbue de sa naissance.
— Mais le savait-elle ?
— C'est bien le hic ! On pourrait supposer que les deux avaient préparé de concert la mort du mari pour jouir en toute quiétude de son bien. Au fait, est-il de quelque importance ?
— Plus que cela ! Vous n'en avez pas idée, et en rien ajusté aux moyens supposés d'un maître artisan à Paris. Décidemment les énigmes s'accumulent autour de cette affaire et la maison Hénéfiance qui…
— Pas si vite ! Je vous arrête. Même s'il n'y a pas présomption, rien ne nous garantit le lien entre les deux affaires. Il y a seulement motif à interrogations, d'autant plus que si cet argent revient au godelureau, la dame est sauvée.
— Il y a une autre voie, reprit Bourdeau, matois. Peut-être qu'il a voulu tuer le mari dans l'espérance qu'elle hériterait. Si j'en crois ce qu'on raconte sur lui, il n'était pas d'un bois à demeurer longtemps au fournil. Il aurait vite dilapidé la fortune. Ce sigisbée est bien jeune et la dame déjà sur le retour…
— C'est dire l'urgence d'interroger à nouveau la dame Mourut. J'en avais l'intention. J'y cours de ce pas. On se retrouve ici pour organiser la tranchée.
Bourdeau sourit de ce vocabulaire belliqueux. Ce n'était point celui des études poussiéreuses des notaires de Rennes, mais celui du marquis de Ranreuil, homme de guerre, père du commissaire.
Dans sa voiture, Nicolas s'interrogeait sur cette lutte ininterrompue contre le crime qui le tenait en haleine depuis tant d'années. Le service du roi l'entraînait dans des missions qui s'enchaînaient les unes aux autres quand elles ne s'engendraient pas de cette succession d'événements. Une fragile coque de noix se laissant porter. Jamais de routine, nul repos et bien d'autres conséquences. Il songea à Louis, heureusement retrouvé, mais dont les années d'enfance lui échappaient. Il ferma les yeux pour voir le visage d'Aimée d'Arranet. Où se trouvait-elle ? Devait-il lui écrire ? Le message la toucherait-elle ? Un « à quoi bon » moral retentit. En lui le sentiment prévalait soudain d'un abandon au destin. Il n'en maîtrisait pas les détours, le choix ne dépendait pas de lui. Il fallait charger le bonheur ou le malheur de chaque jour. Il se replongea dans le souci du moment, réfléchissant à la meilleure manière de s'y prendre avec Mme Mourut. À son entrée elle leva vers lui un regard courroucé. Il la trouva pâle, vêtue de percale noire, non fardée, accusant son âge.
— Monsieur, devrai-je encore longtemps me tenir confinée dans ma propre demeure ?
— Cela ne dépend que de vous. Si j'augure bien de votre sincérité, cette contrainte sera aussitôt levée. Dans le cas contraire… Je vous conseille donc de vous y soumettre et de répondre aux questions que je vais vous poser.
Elle le fixait, cherchant d'évidence à discerner quelque sens caché dans ses paroles.
— Madame, je déploie jeu ouvert sur la table et vous montre mes atouts. Jugez de ma force. Je sais avec qui et où vous avez passé la nuit de dimanche à lundi. Je n'ignore même pas l'identité du jeune homme en question. Vous aviseriez-vous de me démentir et de nier l'évidence que j'appellerais aussitôt un témoin qui attend dans ma voiture, enveloppé dans son fichu.
Il avait maintes fois observé que l'abondance dans le menu détail renforçait toujours l'impact d'un message orienté.
Elle haussa les épaules.
— Et quand cela serait ?
— Je vous arrête sur-le-champ, vous conduis au Châtelet et vous présente au lieutenant criminel.
— Et pour quels motifs, monsieur ?
— Présomption d'assassinat de maître Mourut, votre époux.
— Monsieur, la dernière fois que je l'ai vu, il était vivant et marchait d'un bon pas.
— En mangeant son bouilli, sans doute ?
Le coup porta, elle croisa les bras et se vanta.
— Quelqu'un m'a dit l'avoir vu sur ses deux pieds.
— Qui cela, madame ? M'est avis que vous changez de mensonge.
— Je ne le dirai pas, je le sais. C'est tout.
— C'est insuffisant. Ne serait-ce point Denis, Denis Caminet, votre jeune amant qui descendit quérir une bouteille et tomba sur un groupe d'hommes parmi lesquels il reconnut son patron ?
Elle eut un petit rire aigu.
— Vous ne pouvez pas comprendre.
— Détrompez-vous, je reconstitue très bien ce qui est advenu. Vous n'étiez pas née pour être boulangère. Vous avez dû vous y faire. Un jeune homme a paru, il vous a souri, vous a plu. Vous avez résisté, puis cédé. Il n'y a rien là que de très banal, même si la morale n'y trouve pas son compte. Seulement il faut éviter de tuer le mari, c'est un geste de trop. Sans compter que fréquenter la maison d'une Gourdan ! Enfin, madame, la pudeur… la…
— De qui me parlez-vous donc ? Je ne connais pas cette femme.
Il eut le sentiment qu'elle disait la vérité.
— Pour vous, qu'était-ce que le lieu où vous retrouviez Caminet ?
— Une auberge, monsieur. Assez bien tenue, d'ailleurs.
— Il faut donc vous éclairer. Il s'agit d'une maison galante et la Gourdan en est la maîtresse, la première maquerelle de Paris, pour tout vous dire.
Elle se mit à sangloter.
— Monsieur le commissaire, Denis n'a pas tué mon mari. Je vais tout vous dire. Quand il est descendu, il a pensé que M. Mourut avait pu le reconnaître. Il est remonté affolé. Comme rien ne se passait, il s'est un peu rassuré. Il a décidé de quitter la rue Montmartre où la tâche ne lui convenait pas, il trouverait bien un moyen de s'en sortir à Paris et dès que les choses iraient mieux, il me ferait signe. Je lui ai donné les bijoux que je portais ce jour-là pour voir venir. Nous avons attendu…
Il lui tendit un mouchoir.
— … Il a décidé de sortir par la porte de la rue des Deux-Ponts-Saint-Sauveur tandis que je disparaîtrais par les arrières. J'ai couru, trouvé un fiacre et suis rentrée à Montmartre.
— Et depuis, pas de nouvelles ?
— Comment voulez-vous ? Enfermée et empêchée que je suis, avec vos sbires à ma porte !
— Il importe au plus haut point que nous le retrouvions. Son absence ne peut que nourrir le soupçon.
Il réfléchit un moment et prolongea volontairement le temps de ce répit.
— Madame, je vais vous rendre votre liberté. À une condition : que vous me teniez informé du moindre signe de Caminet. S'il se manifeste, faites-moi avertir. Sommes-nous d'accord ?
— Je le ferai, monsieur le commissaire.
Il la quitta pour aller rejoindre la Babine. Elle se révéla incapable de lui préciser l'heure exacte du retour de sa maîtresse, n'étant elle-même rentrée au logis qu'au petit matin. Il se dit qu'elle devait être sincère, compte tenu de son animosité contre la boulangère. Il lui annonça qu'elle était libre de ses mouvements, sauf de quitter la ville. Il se retrouva dans la rue, soudain submergé de fatigue. Faire une pause à l'hôtel de Noblecourt s'imposait comme une tentation si forte qu'il dut se reprendre ; il s'engouffra dans sa voiture pour ne s'y point abandonner.
Au Grand Châtelet, une surprise l'attendait. Semacgus, qui avait passé la journée au Jardin du Roi afin de comparer ses croquis de Vienne avec les collections d'herbiers de l'institution, était arrivé avide d'informations après les événements de la journée. Il avait trouvé Bourdeau et ils devisaient sur la conjoncture en attendant Nicolas. Il leur fit un compte rendu rapide de sa visite à Montmartre.
— Comment était la dame ? demanda l'inspecteur.
— Mme Mourut parle bien, se tait encore mieux, dispute volontiers et quelquefois ne manque pas d'aller à la botte5.
— Quel beau résumé de femme, nota Semacgus en riant.
— Le croyez-vous véridique ? dit Bourdeau perplexe.
— À tout prendre, cet interrogatoire me paraît dans ses conclusions approcher la vérité. Subsiste sans doute une part d'ombre. C'est un ouvrage brut sans les ornements. J'ignore si elle sait réellement ce qui s'est passé après que son coquin l'a laissée. Je note que sortant par la porte donnant sur la rue des Deux-Ponts, il ne pouvait ignorer le risque de tomber sur Mourut… Et ce dernier, s'il avait reconnu son apprenti – en réalité son fils naturel – aurait sans doute voulu l'attendre. Beaucoup de « si » et de doute…
— Maître Mourut, dit Bourdeau, a péri dans son fournil. Peut-on imaginer une longue conversation, un retour rue Montmartre et un empoisonnement, puisque telle est la thèse des sommités de la faculté ?
Semacgus intervint.
— L'empoisonnement tel que nous le concevons a pu être perpétré dans la rue. Est-ce pensable ? Tout cela, en raison, ne me paraît pas tenir la route. Cela signifierait beaucoup de préparation, une véritable préméditation ; or tout suggère que Caminet a été surpris par la présence de son maître chez la Gourdan. Ainsi, rien ne nous permet d'affirmer quoi que ce soit en l'état.
— Guillaume parle d'or, rebondit Nicolas. Il y aurait dans le cas contraire un ordre de logique peu courant dans ce type de drame et ses confusions. Fixons pour le moment notre épure. Caminet sort de chez la Gourdan. Il tombe sur Mourut. De fait, ce dernier n'est pas censé savoir que le jeune homme sort des bras de sa femme. Nous présumons une rencontre. Si elle a eu lieu, que se passe-t-il ? Sinon…
— Sinon, scène trois de l'acte cinq, observa Semacgus. Nous n'en connaissons pas le déroulement.
Nicolas se taisait et réfléchissait. Il manquait en effet des pièces à ce carton découpé. Les éléments s'emboîtaient trop aisément les uns dans les autres quelle que soit l'alternative choisie… Certes on pouvait forcer la démonstration, mais sa force de conviction échappait et pâlissait l'éclat de l'évidence.
Semacgus s'était penché vers les jambes de Nicolas, les deux mains aux genoux.
— De vieilles douleurs, Guillaume ? J'ignorais que le temps du bâton arrivait.
— Point du tout, railleur. Quoi qu'il m'en coûte parfois de me tenir debout trop longtemps. J'admirais le brillant de vos bottes et…
— Quelle étrange admiration ! J'ai la fierté de vous dévoiler que c'est un glorieux soldat de Chevert qui, par amitié pour votre serviteur, les fit reluire et briller de cet incomparable éclat à un point tel qu'il suscite votre éblouissement.
Semacgus, en soufflant un peu, s'était agenouillé et saisissait le cou-de-pied de la botte droite du commissaire. Il chaussa ses bésicles dont, par coquetterie, il usait avec parcimonie.
— La chose est grave, goguenarda Bourdeau, notre homme sort ses lentilles !
— Riez, dit Semacgus. C'est affaire de botaniste. Vous verrez, à mon âge, ou plutôt vous ne verrez plus. En fait je distingue bien de loin.
Il se tut et recueillit une petite particule qui ressemblait à un morceau d'ongle.
— Le travail n'est pas parfait ? De la boue subsiste ?
Semacgus ne répondait pas et examinait sa trouvaille avec la plus extrême attention.
— Parlera-t-il ? hurla Bourdeau en joie, ou lui faudra-il arracher les mots de la bouche. Allons quérir Sanson !
— Je m'enfonce dans la circonstance sans réussir à sortir de l'embarras où je suis.
— Ciel, poursuivit l'inspecteur, M. de Noblecourt fait école décidément et Semacgus sur son trépied vaticine !
— Moquez-vous, nous en reparlerons, avertit l'intéressé en déposant précautionneusement le petit vestige au creux d'un immense mouchoir dont il noua les quatre coins avant de l'enfouir au plus profond d'une poche de son habit.
— Juste une question, Nicolas, avant de me laisser les coudées franches pour éclaircir ce point. Votre soldat a-t-il vraiment décrotté vos bottes ?
— Avec le soin et l'amour du travail bien fait les plus extrêmes. Il a brossé, raclé, graissé, fourbi et fait reluire et rebrossé pour finir. Je dis fourbi pour les éperons.
— Ensuite, ainsi que me l'a conté Bourdeau, vous avez fouillé la maison Hénéfiance.
— En effet, après quelques pas dans la rue.
— Merci, c'est tout ce que je voulais savoir. Je ne vous en conterai pas plus aujourd'hui.
— Le voilà bien ménager de sa parole !
— Bon, reprit Nicolas. Messieurs, un peu de sérieux. Je crois qu'il convient d'interroger nos deux mitrons. J'espère que leur mise au secret aura mortifié leur résistance. Je demeure persuadé qu'ils en savent plus long qu'ils ne veulent l'avouer.
Bourdeau consulta sa montre.
— Allons les visiter et ensuite vous serez mes hôtes dans notre taverne habituelle.
Semacgus le premier acquiesça avec empressement. Nicolas songea que son fils l'attendait. Cependant la soirée avançait et il rentrerait fort tard même en refusant la proposition de l'inspecteur. En outre il lui faudrait faire le point après l'interrogatoire. Louis devait être épuisé et s'endormirait de bonne heure. Ils descendirent pour passer dans la partie de la vieille forteresse qui faisait office de prison.
— Commençons par le plus tendre, proposa Bourdeau.
Il ordonna au geôlier de lui donner une lanterne et de les faire mener aux cellules par l'un de ses guichetiers. La nuit était tombée et la prison plongée dans l'obscurité la plus totale. Le guichetier les précéda, faisant sonner son trousseau contre la muraille. Il ricanait à haute voix, s'étonnant que ces deux faquins bénéficient du régime à la pistole. Il fallait être fou pour jeter ainsi l'argent par les fenêtres, au moment même où le prix du pain ne faisait que croître. Le commissaire lui intima sèchement de se taire et de les mener sans commentaires aux cellules. L'homme n'en eut cure et commença à faire les comptes.
— Oh ! Je sais, c'est facile quand on a des protecteurs… Deux jours déjà qu'ils sont là. Une chambre avec lit, cela fait déjà cinq sols par jour, soit dix sols. Et croiriez-vous cela, les draps sont changés toutes les trois semaines ? Pour la pension en nourriture, faudra bien compter une livre et quatre sols par jour. C'est malheureux de penser qu'un manœuvre gagne à peine une livre par jour ouvrable. Il y a des chanceux, on voudrait être à leur place.
— Si tu ne te tais pas, cria Bourdeau, c'est ta place que tu vas perdre. En ne t'avise pas de les maltraiter, nous le saurions sur-le-champ.
L'homme grommela et se tut. Ils étaient parvenus devant la porte massive d'une cellule du rez-de-chaussée. La clé tourna en raclant dans la serrure. Le guichetier la poussa d'un coup de pied. Il fit un pas en avant et éleva sa lanterne. Un rayon de lumière dansante éclaira le vide et finit par se fixer sur le lit. Tout d'abord, ils ne distinguèrent rien, sinon une forme indistincte, clapie immobile sous des draps. Les narines de Nicolas étaient intriguées par une odeur désagréable qu'il connaissait bien, à la fois fade et métallique. Une sueur froide le saisit par tout le corps ; il se passait quelque chose de terrible, il le pressentait. C'était dans un cachot proche qu'un vieux soldat s'était pendu. Quel que soit l'horrible crime dont il fût coupable, l'homme demeurait comme un remords dans la mémoire de Nicolas. Un silence inquiet dominait le groupe attentif. On entendait seulement les respirations.
— Le petit bougre dort déjà, dit le guichetier hésitant.
Semacgus jeta un regard vers Nicolas qui comprit aussitôt que son inquiétude était partagée.
— Que chacun recule, ordonna-t-il. Le docteur Semacgus réveillera le témoin.
Le chirurgien s'approcha de l'étroite couchette. Avec des gestes délicats il tira la couverture qui glissa sans résistance entre sa main. Nicolas approcha la lanterne. Le drap tomba et découvrit un pitoyable spectacle. Replié en boule et apparemment sans vie, le corps de Friope gisait sur la couche pleine de sang. Semacgus s'empara d'un poignet fragile et sortit un petit miroir de sa poche, le présentant devant la bouche du jeune homme. Cet instant sembla un siècle à Nicolas qui ne voyait que le vaste dos du chirurgien qui, maintenant, s'affairait. Il jeta derrière lui d'étroites bandes de tissus ensanglantés. Sa voix grave s'éleva.
— Guichetier, allez à l'instant quérir le médecin de quartier.
Ensuite, se retournant vers le commissaire, il hocha la tête, son large visage empreint d'une espèce de compassion.
— Nicolas, votre témoin est sauf, encore que très affaibli…
— Il a tenté de se…
— Non, aucunement. Apprenez une étonnante nouvelle : votre mitron… Comment s'appelle-t-il au fait, celui-là ?
— Friope, Anne Friope.
— Anne ! Tout s'explique.
— Guillaume, vos propos sont de plus en plus confus.
— Je tiens que votre mitron n'est pas un garçon, mais bien une fille, oui, une fille !
— Une fille ?
— Et fort bien constituée ! Si bien qu'elle était grosse de deux ou trois mois. Elle a fait une fausse couche dont j'espère qu'elle reviendra en dépit de tant de sang perdu. Bourdeau, pouvez-vous quérir de l'eau chaude, des bandages et de la charpie, un drap propre, une couverture plus chaude que ce méchant droguet élimé.
— Cela explique bien des choses, constata Nicolas, et les complique derechef.
Un bruit se fit entendre. Un homme entra dans la cellule, conduit par le guichetier qui, émoustillé par l'événement, tenta d'approcher pour se repaître du spectacle ; il fut repoussé par le commissaire. Levant les yeux sur le nouveau venu, il reconnut le fin visage aux yeux noirs tendres et ironiques du docteur de Gévigland6.
— Monsieur, quelle surprise de vous revoir ici !
— Eh ! cher ami, s'exclama le docteur, vous connaissez l'objet de mes recherches. J'ai obtenu d'être médecin du roi au Châtelet en surnuméraire de MM. de la Rivière et Le Clerc, titulaires. Ils me laissent volontiers en prendre plus qu'à mon tour, ce pourquoi vous me voyez ici ce soir.
— Vous connaissez déjà l'inspecteur Bourdeau. Je vous présente un ami, le docteur Guillaume Semacgus, chirurgien de marine. Nous abusons de sa grande expérience lors de nos enquêtes.
— Docteur est de trop, dit Semacgus. Je ne voudrais pas justifier un mauvais jugement sur le corps auquel j'ai appartenu.
— J'ai pour lui la plus grande estime. Seriez-vous par hasard le connaisseur des plantes des terres chaudes, botaniste réputé dont M. de Jussieu chante les mérites ?
— Serviteur, monsieur, c'est bien moi. Mais, le temps nous presse. Il s'agit d'une fausse couche. En un mot, cette jeune femme se faisait passer pour un homme. Les seins comprimés étaient bandés et le reste à l'avenant.
Il ramassa les tissus qui avaient intrigué Nicolas. Un faible gémissement s'éleva. Nicolas et Bourdeau s'écartèrent pour laisser la prisonnière aux mains des praticiens. L'eau et les langes furent apportés par le geôlier, lui-même effaré de la nouvelle. Après un long moment, Semacgus et Gévigland reparurent.
— De nos observations mutuelles, il appert, dit Gévigland, que le prisonnier est de sexe féminin. Sa faible constitution, son jeune âge, et sans doute aussi la peur et le chagrin éprouvés du fait de son incarcération, ont conduit à cet accident. Pour garder son fruit, il eût fallu qu'elle ne se livrât à aucun exercice de force. Son travail à la boulangerie lui a été fatal. On doit maintenant la tenir en quiétude et tranquillité.
— Oui, poursuivit Semacgus. Aliments légers et liquides, gruau, panade et boissons délayantes. Ensuite, quelques verres de bon vin.
Nicolas allait parler, mais son ami prévint sa question.
— Hors de question pour l'instant de l'interroger. M. de Gévigland se propose de veiller la malade cette nuit pour éviter tout accès de fièvre concomitante qui mettrait sa vie en péril.
Restait à entendre Parnaux. Sa cellule se trouvait au détour de la galerie. Ils le surprirent assis sur sa couchette, la tête dans les mains. Il sursauta, effrayé de l'intrusion soudaine des trois hommes et leur jeta un regard angoissé. De fait, il tremblait, à coup sûr de froid, et peut-être d'appréhension de ce qui allait suivre.
— Mon ami, commença doucement Nicolas, je dois annoncer que l'enquête progresse, que nous sommes au fait d'informations qui laissent planer des doutes sérieux sur la sincérité de ton premier témoignage. Il en ressort que Friope et toi êtes soupçonnés de…
Le jeune homme se redressa comme affolé.
— Friope n'est pour rien dans tout cela. Moi, je n'ai rien sur la conscience. Je ne suis coupable de rien. J'ai juste suivi Caminet l'autre soir. Il faut me croire, monsieur Nicolas.
Il s'arrêta, accablé.
— Allons, voilà un bon mouvement dont il te sera tenu compte ! Essayons d'approfondir ton propos. Tu dis avoir suivi Caminet, à quelle heure ?
— Aux environs de la demie de huit heures de relevée. Il est sorti à pied. Je l'ai filé jusqu'à la rue des Deux-Ponts-Saint-Sauveur. Là il est entré dans une cour et a disparu. J'ai attendu. Une demi-heure après, un fiacre s'est arrêté au bout de la rue. Mme Mourut en est descendue et elle a suivi le même chemin que Caminet.
— Bien. As-tu remarqué d'autres visiteurs ?
— Plusieurs, isolés. Des officiers en goguette, puis un groupe d'hommes ont rejoint la maison en trois voitures. Ils sont entrés par la porte donnant sur la rue.
— As-tu reconnu quelqu'un parmi eux ?
— Non, les caisses me bouchaient la vue.
— Et tu as patienté davantage ?
— Oui, jusqu'à la demie d'après minuit.
— Comment peux-tu être aussi précis ? demanda Bourdeau.
— J'ai la vieille montre de mon père qu'on m'a retirée au greffe.
— Rassure-toi, on te la rendra, poursuivons.
— Le groupe d'hommes est ressorti. J'ai reconnu le maître parmi eux. Il n'est point monté dans une voiture. Il semblait hésiter.
— Maître Mourut ?
— Oui, lui-même. Il est demeuré un long moment seul, immobile. Oui, bien un quart d'heure avant la pluie… Enfin, quand elle a commencé à tomber, tout était achevé. Et alors, juste au moment où l'autre est apparu…
— Qui donc ?
— Le Caminet ! Une violente dispute s'est élevée entre eux. Le maître a voulu l'entraîner, mais l'autre s'est défendu bec et ongles. À la fin de ce chamaillis, Caminet a chu et sa tête a porté sur une borne. Il ne bougeait plus et le maître se tenait la tête en gémissant. Il l'agitait de droite à gauche et de gauche à droite, comme s'il disait non. Alors un troisième homme est intervenu. Il paraissait connaître le maître. Il s'est penché sur le corps, s'est relevé et a pris Mourut par le bras. En dépit de sa résistance, ils sont partis ensemble. En voiture, j'ai entendu le roulement d'un fiacre. Moi, je suis rentré au logis. Friope n'en a rien su, il dormait le pauvre. Je le lui ai caché.
— À quelle heure, tout cela ?
— Avant une heure, je crois.
— Voilà un récit bien circonstancié. Reste le principal. Tu n'as pas songé à porter secours à Caminet. Tu ne l'as pas approché ?
Il se mit à pleurer comme un enfant pris en faute.
— J'avais bien trop peur. Je craignais qu'on me mette tout ça sur le dos. Il y avait beaucoup de bonnes raisons de le faire. La preuve, c'est que je vois bien que vous êtes persuadé que j'y suis pour quelque chose.
— Admets qu'il y a quelques motifs dans ton histoire susceptibles de nous intriguer. Que signifiait ta conduite ? Dans quel but espionnais-tu Caminet ? Quel était ton dessein ?
Il les regarda les uns après les autres, se serrant entre ses propres bras comme s'il voulait préserver un secret enfermé.
— Il nous menaçait, Friope et moi…
Nicolas jugea qu'il devait l'aider.
— Tu nous dissimules toujours quelque chose, la cause première de tout cela. Il est de ton intérêt et de celui de Friope de nous faire confiance. Alors, toujours rien ? Dans ce cas, je vais te dire ce que la police du roi, celle qui n'écrase pas l'innocent, mais traque les coupables, serait en droit de penser.
Parnaux releva la tête et écoutait le commissaire avec une attention fiévreuse. Le piège tendu ne visait qu'à éprouver sa sincérité.
— Voilà ce que nous supposons : Friope et toi en vouliez à Caminet qui vous poursuivait de ses moqueries. Et pourquoi ces nasardes7jour après jour ? Soupçonnait-il dans la paire que vous formiez un de ces attachements honteux dont la notoriété vous eût menacés l'un et l'autre ? Alors, acculé et ne sachant plus à quel saint te vouer, tu as décidé d'agir. Tu savais que sa conduite excédait le maître. Tu as recueilli des rumeurs, des ragots. Tu as voulu en avoir le cœur net, réunir des preuves, opposer le chantage au chantage. N'est-ce point cela ?
— Oui, monsieur Nicolas, répondit Parnaux avec un empressement qui aurait trompé le plus endurci des records8, mais dans lequel son interlocuteur ne discerna que du soulagement. J'avoue tout cela, j'avoue.
— Hélas, la valeur de tes chevaleresques aveux ne saurait, dans la présente situation, te valoir aucun privilège ni indulgence. Tu ne cesses de tromper la justice en cherchant à l'égarer sur l'essentiel. Qui est Friope ?
— Que voulez-vous dire ? C'est mon camarade.
— Que non pas ! Nous savons tous, ici, qu'Anne Friope est une fille et, qui plus est, grosse. Elle vient de perdre son fruit. Le vôtre, je présume ? Rassure-toi, ses jours ne sont pas en danger. Je suis navré de t'annoncer la nouvelle si brutalement, mais ton manque d'ouverture m'y contraint. Les trompeurs comme toi ont coutume de faire fonds sur la crédulité de ceux qu'ils abusent. C'est faire bon marché et tenir pour nulle la marche de la vérité.
Tête baissée, Parnaux pleurait, derechef.
— J'écoute tes explications.
— C'est vrai. Nous prenions beaucoup de précautions. Restait le moment où l'on passait les nippes de travail. Caminet, toujours en retard, est arrivé sans crier gare. Il a découvert ce que Friope était vraiment. Il nous a menacés, soit il la dénonçait, soit… soit…
— Soit ?
— … elle devait lui céder. Nous avons résisté aussi longtemps que faire se peut. Samedi dernier, il nous a donné un terme à respecter. C'est alors que, désespéré, j'ai décidé de le suivre. Tout cela c'est la vérité vraie !
— Mais n'explique en rien pourquoi il avait fallu que Friope se déguisât en garçon.
— Nous nous étions rencontrés par hasard et nous n'avons trouvé que ce moyen pour rester ensemble. Le prénom a facilité les choses d'autant qu'Anne n'avait pas de contrat… Maître Mourut l'acceptait, cela lui faisait des frais en moins.
— Et des risques en plus ! dit Bourdeau. Il fallait qu'il fût bien en cour dans sa corporation pour se permettre de telles libertés !
— Nous ne faisions de mal à personne. Anne abattait sa tâche tout comme un autre et, par exemple, mieux que Caminet. Je peux la voir ?
— Plus tard. Sache qu'elle est entre de bonnes mains et qu'on veille sur elle. C'est tout ce que tu as à nous dire ?
— Aidez-nous, monsieur Nicolas !
— Je le voudrais. Que ne m'as-tu pas demandé conseil au préalable ! Enfin, nous verrons.
Après que le guichetier eut refermé la porte de la cellule, ils sortirent en silence de la prison. Bourdeau et Semacgus respectaient la réflexion de Nicolas qui s'arrêta un moment pour écrire dans son carnet noir. Ils gagnèrent aussitôt dans la nuit pluvieuse la taverne de la rue du Pied-de-Bœuf, toute proche. L'hôte les accueillit joyeusement et, sans les consulter, apporta un pichet de leur vin favori.
— Pays, demanda Bourdeau, que nous proposes-tu ce soir ?
— Hélas, avec la journée que nous avons eue, point de pratique, point de plats. Reste que je prépare une épaule de veau à l'étouffade pour la servir froide demain en sa gelée. Je consens à l'entamer pour vous bien chaude. Elle a cuit avec ses os, des bandes de lard, un peu de bouillon, du vinaigre à l'estragon, des carottes, des oignons piqués, épices en veux-tu en voilà. Le poêlon luté a grésillé benoîtement dans le four du potager durant trois heures. Je réduis la sauce et je vous sers.
— Voilà un récit qui m'appète, dit Semacgus. Et en attendant ta réduction, qu'allons-nous suçailler ?
— Un plat que je me réservais et dont je vais me départir en votre honneur et en celui de mon pays, ce joyeux compagnon de « la cave peincte » de notre beau Chinon.
— Et ce plat, quel est-il ?
— Des laitances et des œufs de hareng, à ma manière.
— Bon, dit Nicolas, cette importante négociation conclue, j'attends votre conseil, comme le roi Arthur assis à sa table.
— Cela est singulier, remarqua Semacgus. Tout cuirassé par les ans que je suis, je vois dans la déposition de Parnaux un plaidoyer soutenu avec simplicité par beaucoup d'arguments convaincants.
— Encore a-t-il fallu que Nicolas le pousse dans ses retranchements. Pour moi, sa sincérité était un peu trop par degrés.
— Bourdeau a raison, mais la peur est mauvaise conseillère. Nous le ressentons peut-être ainsi parce que nous connaissions, nous, les réponses aux questions posées. En fait, il lui importait surtout de préserver Friope. Pour le reste, ne nous coiffons pas de suite de l'idée qu'il a tenté de nous insinuer. De tous ces détails accumulés, la part essentielle demeure inconnue…
— Et, poursuivit Bourdeau, sur sa seule affirmation et sans qu'aucun autre témoin ne les recoupe, il nous faut avaler une querelle, une rixe, un troisième homme, une fuite, un corps sans vie. Et pour couronner le tout, un Caminet ou son prétendu cadavre introuvable. À cela s'ajoute un boulanger mort dans des conditions si étranges que rien n'assure qu'il a été assassiné, ni, le cas échéant, de quelle manière ! Pour ne pas parler d'un faux mitron, d'un couple clandestin, d'une fausse couche, agrémentés de quelques chantages croisés et de ce qui s'ensuivit !
Un long silence ponctua cette prosopopée9.
— Nos doutes sont des siècles, nos incertitudes sont des éclairs, murmura Semacgus.
— L'enquête est une échelle, le sage se tient au milieu, conclut Nicolas.
Bourdeau les regardait interloqué.
— C'est l'hommage de vos pairs à une si belle envolée !
Le fou rire qui les réunit alors fut interrompu par l'arrivée glorieuse des œufs et des laitances disposés sur des rôties de pain grillé à la braise et nappés d'une sauce fumante et odorante. Ils s'y consacrèrent aussitôt avec gourmandise. L'hôte leur expliqua que, souhaitant éviter de faire éclater les poches, surtout pour les œufs, il les baignait dans un beurre abondant et à chaleur calculée. Tout résidait dans la rapidité souple du savoir-faire sans saisir, ni cuire à l'insensible. On jetait des échalotes émincées pour leur faire prendre couleur et parfum. Ensuite il importait de délayer dans une jatte une cuillerée de bonne moutarde, une pincée de cassonade et une giclée de vin blanc sec. De cet ensemble bien mêlé, il restait à inonder la poêle en un tour de main, en ne pleurant pas, à la fin, le poivre et le persil.
— Et pourquoi ne pas pocher au préalable ? demanda Semacgus.
— C'est affaire d'assaisonnement. Il prend mieux et la différence entre la surface et l'intérieur double le plaisir.
— Nous aussi, dit Nicolas reprenant la réflexion interrompue ; il nous faut faire cohérer, comme j'ai coutume de le dire, les parties disparates…
Il remplit leurs verres.
— Nous disposons de certitudes. La réunion chez la Gourdan de presque tous les acteurs de l'affaire, sauf Friope…
— Là non plus rien ne le prouve, interrompit Bourdeau.
— C'est vrai ! Pour Caminet, s'il a été tué en sortant de la maison galante, il ne peut être, en bonne logique, impliqué dans l'éventuel assassinat de son maître. En revanche, Mme Mourut disposait de la plus grande liberté pour agir sans contrôle. Depuis son retour de la rue des Deux-Ponts jusqu'à la découverte du corps de son mari. Et je ne parle pas de la Babine… Il n'y a aucune raison qu'elle en veuille à son maître et, de plus, elle dispose d'un alibi. La chronologie des événements se mélange dans mon esprit. Pierre, vous qui y excellez, préparez-moi donc un tableau récapitulatif des activités des suspects, heure par heure, depuis la soirée de dimanche jusqu'à la découverte du cadavre du sieur Mourut, lundi matin.
— Je le ferai et cela sera fort utile pour déterminer les liens existant entre le crime ou les crimes et les intrigantes menées chez la Gourdan autour de la question des farines. Il n'y a pas à brandiller10et nous serions coupables de biaiser. Le Mourut, tout l'indique, appartenait à cette race de monopoleurs. Tout conspire à faire de lui un membre actif d'une société organisée afin d'assurer et de protéger l'accaparement. Quelles conclusions devons-nous en tirer ?
Le tavernier leur apportait des assiettes remplies à ras bord. Le veau s'avéra si moelleux et tendrelet que la viande tremblait comme une gelée. Une nouvelle pause intervint.
— Et si, reprit Semacgus, l'évidence et le poids des drames intérieurs de la maison Mourut nous aveuglaient ? Votre enquête s'emballe sur ces questions ancillaires et environne de nuées le vrai motif de cette tragédie. On dispose à foison des pots à feu trompeurs afin de mieux égarer. M'est avis, braves chevaliers, et vous Messire Lancelot, que si nous étions davantage informés de la manière dont maître Mourut a péri, et croyez que je m'y consacre en permanence, il y aurait sans doute matière à de nouvelles hypothèses.
— Si ce que vous avancez est exact, Guillaume, cela signifie que nous ne pouvons dissocier les deux affaires. Il y a peut-être une relation qui nous échappe entre tout cela et les aventures inexpliquées de notre périple à Vienne.
— Sans compter, dit Bourdeau, l'étrange machination dont Louis a été l'innocente victime.
Semacgus les raccompagna dans sa voiture qui avait rallié à heure dite l'étroite rue du Pied-de-Bœuf. Nicolas trouva la maison silencieuse. Il monta au troisième. Il découvrit son fils endormi, avec Mouchette à ses pieds. Il s'assit sur un fauteuil, réfléchit un moment sur la marche du temps avant d'être terrassé par la fatigue. Au matin, Louis trouva son père à son chevet.