PAS REDOUBLÉ
D'un pied léger, Nicolas sauta à terre. À coup sûr, Rabouine, de retour du Châtelet, était à nouveau à l'œuvre aux côtés de Tirepot. Quant au savetier, son échoppe soigneusement close témoignait de son absence. Il s'avança dans la rue toujours aussi déserte en cette fin d'après-midi ; il ne voyait personne. Sans doute ses mouches s'étaient-elles dissimulées dans quelque recoin indécelable à première vue. Il revint sur ses pas, indécis de ce qu'il devait faire et soucieux de ne pas manquer le signal toujours incongru par lequel Rabouine manifestait sa présence. Ce pouvait être un cri d'oiseau, un sifflement ou une pierre qui soudain roulait sur le sol. Rien ne venait et l'inquiétude s'installa, entraînant les suppositions les plus hasardeuses. Celles, d'abord, qui étaient censées le rassurer : l'inconnue était ressortie et la filature s'était organisée pour ne la point perdre de vue. Pour cela, il aurait fallu que Rabouine et Tirepot s'y engageassent tous les deux, abandonnant toute surveillance. Ou alors, Rabouine absent et retenu par on ne savait quel aléa, Tirepot s'était lancé à la poursuite de la femme.
Les minutes s'écoulaient trop lentement et, n'y tenant plus, il s'approcha de l'hôtel en ruine qui faisait face à la maison Hénéfiance. Il nota la présence de paille épandue à l'entrée du porche dont la porte céda à la première pression. Le bâtiment et ses dépendances répétaient en symétrie la disposition de l'autre côté de la rue. Le corps du logis était délabré avec des planchers qui s'effondraient au fur et à mesure de ses prudentes avancées. Soudain il s'arrêta, frappé par l'attirail de Tirepot gisant à terre, les deux seaux, la toile cirée et le bois de traverse. Le désordre entourant ces objets témoignait d'un acte violent. Son angoisse s'accrut à la vue du tricorne de Rabouine, cabossé et souillé, si reconnaissable par sa couleur beige. Que s'était-il donc passé ? Et ses deux amis ? Il se mit à arpenter les pièces et à fureter avec fièvre dans les moindres recoins. Le bois craquait sous ses pieds. Tout paraissait désespérément désert et ses recherches n'aboutissaient à rien.
Alors qu'il cherchait l'entrée de la cave, il perçut des cris étouffés. Cela provenait d'un amoncellement de bûches pourries et moisies qui, dégagées, démasquèrent l'ouverture d'un étroit escalier. Les cris lui semblèrent plus proches et plus distincts. Il usa à nouveau d'une feuille de carnet incendiée pour éclairer un boyau voûté ; un courant d'air l'éteignit presque aussitôt. Il avançait désormais à tâtons vers les appels de plus en plus proches. Il finit par heurter quelque chose du pied et, se baissant, reconnut un corps allongé. Sa main parcourut un visage bâillonné. Il se releva, fouilla dans sa poche, en retira un mince canif et entreprit de tailler dans le tissu qui emprisonnait la tête. Celui-ci finit par céder en se déchirant. Un long soupir s'exhala.
— Qui que vous soyez, merci ! dit une voix connue.
Il aida Rabouine à se redresser, coupa les liens qui entravaient ses mains et ralluma une page, se promettant d'avoir désormais un bout de chandelle en permanence dans sa poche. Rabouine se tenait la tête à deux mains, vacillant à un point tel que Nicolas dut le soutenir à pleins bras.
— Étais-tu seul ? Où se trouve Tirepot ?
— Dehors, là où je l'ai laissé en consigne.
Les feuilles du carnet noir se consumaient les unes après les autres. Ils avançaient dans la cave, sorte de galerie voûtée coupée çà et là de degrés descendants. Ils découvrirent le corps inanimé et ligoté de Tirepot. Enfin, après beaucoup d'efforts, il fut en état de parler.
— Une fois Rabouine entré dans la maison…
— Et toi, demanda Nicolas à la mouche, pourquoi as-tu quitté la rue ?
— La porte cochère s'était entrouverte et on m'a appelé par mon nom.
— Par ton nom ?
— J'ai cru que c'était vous. Qui d'autre ? Je me suis empressé. À peine à l'intérieur, je ne trouve personne. J'avance, j'entre dans le corps du logis et là, je reçois un magistral coup sur la tête qui m'assomme sur-le-champ.
— Pour moi, de même, reprit Tirepot. J'ai vu le tricorne de Rabouine s'agiter à la porte comme s'il me faisait signe d'entrer. Bon bougre, je n'ai pas réfléchi et, sans reluquer1plus avant, j'ai couru le rejoindre. Bien mal m'en a pris, personne dans la cour et, dans la maison, vlan sur la caboche ! Ma doué, cela ne suffisant pas, coup de torgnole dans la gueule et par terre !
L'obscurité les enveloppa à nouveau. Tirepot sortit un bout de chandelle de sa veste. En silence ils examinèrent les lieux. Le sol était jonché de brins de paille. Quelques toises plus loin, un lambris fermait la galerie. Il suffit de le pousser pour qu'il pivote sur lui-même. Ébahi, Nicolas reconnut la pièce close de la maison Hénéfiance. La paroi mobile n'était rien d'autre que le support des inscriptions à la peinture qui l'avaient tant intrigué. Dans la cheminée un feu s'éteignait, étouffé par un amoncellement de cendres sur lequel il se jeta. Il le dispersa sur le sol à coups de bottes, aidé par Rabouine qui avait tout de suite compris la manœuvre. Le résultat fut décevant, aucun papier n'avait échappé à la destruction ; leur seule moisson, un petit morceau de tissu d'étrange texture et aux couleurs bigarrées, ne laissa pas de les intriguer. Pourquoi d'ailleurs avait-on souhaité le faire disparaître ? Nicolas le recueillit, conscient que le moindre indice pouvait permettre d'identifier le mystérieux occupant. Il en référerait à maître Vachon, son tailleur, expert émérite en modes, tissus et étoffes. La visite attentive du reste de la maison n'offrit rien de nouveau. Seuls les lapins avaient disparu, transportés sans doute ailleurs, ce qui expliquait la présence de paille un peu partout sur le chemin conduisant par le caveau à l'autre maison. Cela signifiait aussi qu'une voiture ou une charrette avait été utilisée pour déménager.
— Je crois que nous n'avons rien laissé au hasard, ayant fait le tour de ce qui pouvait être découvert. Je parierais que l'endroit ne sera plus utilisé.
— Devons-nous poursuivre la surveillance ? demanda Rabouine.
— Inutile. Bête découverte et traquée ne rejoint pas son gîte !
Par prudence, il décida cependant d'apposer des scellés de pain à cacheter à l'intérieur de la porte cochère de la maison Hénéfiance. Il ferait de même à l'entrée de l'autre maison. Ainsi un contrôle ultérieur permettrait de vérifier qu'aucune visite nouvelle ne s'était produite. Tirepot récupéra son attirail, affirmant que sans être affusté2il ne se sentait plus qu'un demi-homme et s'en fut à pied vers d'autres traques. Nicolas et Rabouine saluèrent le savetier qui retournait à son échoppe. Il débordait de gratitude pour l'accueil rue Montmartre, réjoui d'avoir de surcroît retrouvé en la personne de Catherine une ancienne cantinière. Le commissaire lui demanda de garder un œil sur les deux maisons et de le faire avertir au premier mouvement suspect. Cette recommandation accompagnée d'un louis lui assura, si besoin en était encore, le dévouement et la gratitude de l'intéressé.
Il reconduisit en voiture Rabouine à l'angle de la rue Saint-Honoré, puis ordonna qu'on le mène rue Vieille-du-Temple. Sans désemparer, il souhaitait consulter maître Vachon sur la nature du morceau de tissu sauvé du feu. Qu'on ait voulu le détruire ne laissait pas d'attiser sa curiosité. Il retrouva avec plaisir la digne boutique fréquentée si souvent depuis son arrivée à Paris, quinze ans auparavant. Toujours rien ne distinguait un endroit si couru et fréquenté par les plus grands noms. Situé au fond d'une cour obscure, le temple du goût apparut aussi illuminé qu'un sanctuaire un jour de fête carillonnée. Mince et redressé, maître Vachon discourait à perdre haleine, l'œil attentif fixé sur une pléiade d'apprentis assis en tailleur sur le comptoir de chêne clair.
— Messieurs, que je n'aie point à vous le répéter. Les ciseaux ne se passent jamais, je dis jamais, de la main à la main. L'un les pose et l'autre les prend. Sinon, qu'advient-il ?
— C'est le malheur sur la maison et la ruine sur son négoce, brailla la foule d'un ton criard.
Vachon pirouetta, aperçut Nicolas et inclina son long corps.
— Monsieur le marquis, c'est de notoriété pour l'heure ! Je vous salue.
Nicolas pensa qu'une fois de plus les nouvelles parvenaient avec une incroyable rapidité aux oreilles du tailleur, l'un des hommes les mieux informé de Paris.
— Comment vont les affaires ?
— Pour le mieux, si la poussière de la farine retombe… L'approche du sacre alimente les commandes. Encore que nombre de costumes prévus pour cette cérémonie seront exécutés par Bocquet et Delaistre, respectivement peintre et tailleur des Menus Plaisirs de Sa Majesté. Enfin, ils ne feront pas tout. Je ne me plains pas, même si le travail change de manières. Nouveau règne, nouvelles modes. L'élégance, le bien tourné, l'allure en un mot, cèdent irrésistiblement la place à l'aisance, pour ne pas dire au laisser-aller. Tout n'est plus que licence et fantaisie. Allons, allons ! On se tait.
Il avait saisi sa canne et frappait le sol à coups répétés. Les têtes de ses aides replongèrent avec un bel ensemble sur les tâches, subjuguées par le froncement de sourcils de l'irascible maître.
— Oui, de licence, reprit-il. Voilà venu le temps du veston3, du gilet, des vestes croisées à double rang de boutons. Comment voulez-vous que cela convienne à un homme digne de ce nom ? C'est une mode ajustée pour godelureaux de ruelles ! Pensez ! Les culottes sont à pont ou à la bavaroise. Déjetée, cette belle pièce bouclée sous les genoux par des pattes jarretières ! Voici le pantalon, monsieur, le frac en ratine ou en coutil, la cravate de taffetas noir et le cheveu natté rehaussé par un peigne. Velours l'hiver et l'été, bouracan, bougran et nankin. Foin des broderies et des surbroderies ! Au nom de la simplicité tout se découd. C'est Londres qui donne le « la » depuis la paix !
Il baissait la tête, l'air accablé tandis que sa piétaille riait sous cape. Puis il la releva, l'air moqueur.
— Quant aux dames, heureusement, ce n'est pas mon affaire. Une de mes nobles pratiques me confiait l'autre jour que sa femme portait à l'Opéra « une robe souple étouffée, ornée de regrets superflus, avec un point de milieu de candeur parfaite, une attention marquée. Des souliers cheveux de la reine brodés en diamants en coups perfides et les venez-y-voir en émeraude, frisée en sentiments soutenus, avec un bonnet de conquête assurée garni de plumes volages. Ayant un chat sur les épaules couleur de gueux nouvellement arrivé, derrière un médicis monté en bienséance, avec un désespoir d'opale et un manchon d'agitation momentanée ! ». Ne croirait-on pas la Carte du Tendre ? Et la folie gagne. Le luxe cesse d'être le vice des grands. Ce n'est plus à eux seuls qu'il faut donner des leçons de modestie, c'est au peuple lui-même !
Nicolas trouvait que Vachon exagérait. N'engraissait-il pas son pécule sur ce goût effréné ? Il ne se souvenait pas que le montant de ses mémoires eût jamais cessé d'augmenter.
— Et cette mode, vous la suivez ?
— Que faire d'autre ? Je la suis et je la modère. J'en prends et j'en laisse. Je conserve le seyant ; ainsi de l'habit, que je pourvois d'un petit col droit et dont j'aplatis les plis pour les faire passer sur les reins. Ainsi des manches qui ne s'évasent plus et dont les parements débordent à peine.
— Enfin, quoi qu'on dise, le peuple reste bien éloigné de ces superbes fatuités. Regardez comme il s'agite.
Maître Vachon le considérait, impénétrable. Non sans avoir au préalable jeté un regard courroucé et dissuasif sur sa basse-cour brodante et surjetante, il tira Nicolas par le bras jusqu'à un petit salon orné de deux psychés, dont il ferma la porte d'un mouvement brusque.
— Monsieur le marquis, savez-vous la clé de tout ce chamaillis, de ce désordre qui bat nos murs et de ce charivari qui, de la province à Versailles, et de Versailles à Paris, agite les esprits ?
— Je vous ai toujours connu bien informé et précieux à écouter. Chez vous le talent – que dis-je ? – le génie, ne se borne pas à la coupe et à l'ourlet. Vous appartenez à ces esprits curieux qui savent, au-delà des apparences, démêler avec sagesse la raison profonde des événements.
Béat, maître Vachon buvait ces paroles, appuyé sur sa canne comme un souverain prend la pose, multiplié à l'infini par les deux miroirs se faisant face.
— Hé, hé ! Il y a du vrai dans ce que vous dites, même si votre propos surpasse son objet, commenta-t-il d'un air cagot et assez peu modeste. Si j'osais vous confier…
Le silence de Nicolas valait encouragement, mais il hésitait encore.
— Vous connaissez, dit le commissaire, ma discrétion et ce qui la fonde. Je ne fais qu'une exception…
Le tailleur se rembrunit. Sa face austère se figea dans une expression de gravité scandalisée. La face d'un inquisiteur devant un hérétique obstiné qui retombe dans l'erreur.
— Monsieur ! Une exception ?
— Oui, je faisais observer l'autre jour à Sa Majesté : ce bon monsieur Vachon…
— Ce bon monsieur Vachon. À Sa Majesté ?
— Certes oui. Vous savez en quelle haute estime et reconnaissance je vous tiens depuis un certain habit vert qui participa de ma faveur naissante auprès du feu roi et de Madame de Pompadour.
Maître Vachon, ému, essuyait une larme.
— Quel bonheur ! gémit-il, la parole précipitée. Ce que je vais vous confier pourrait intéresser le roi. Vous savez que la plus grande noblesse fréquente ma boutique ?
— Certes, et pour cause.
— Pourtant certains de ces puissants seigneurs… Oh ! fort peu, je ne me prête qu'aux grands… Ceux qui sollicitent ma présence en leurs hôtels.
— Bien sûr.
— Qu'il me faut prier et supplier pour que, néanmoins, j'y consente ?
— Cela va de soi.
— Que seul un prince du sang est en droit de bénéficier du privilège de mon déplacement ?
— C'est évident.
— Vous m'avez toujours compris. Bref, j'étais au Temple chez monseigneur le prince de Conti. Nous procédions et l'essayage montrait l'adaeqatio du sujet à mon chef-d'œuvre. Une splendeur !
Nicolas, que le fou rire tenaillait, faillit éclater à cette dernière proposition.
— Et donc ?
— Vous avez raison, je m'égare dans ma création. Et donc je repliais la pièce bâtie en veillant à ce que les épingles ne tombassent pas. Le prince était passé dans la chambre à côté, la porte demeurant ouverte. Sans le vouloir, vous l'imaginez, les propos échangés frappèrent mes oreilles ingénues… Vous savez l'inconséquence des grands qui n'hésitent pas à parler de matières secrètes sans souci de qui les peut entendre.
— Cet essayage de haut vol s'est tenu quel jour ?
— Mais hier, en fin d'après-midi ! Ma voiture a failli être prise dans les remous de la rue. Quelle aventure !
— Donc, le prince de Conti parle. À qui ?
— Cela demeure un peu désordre dans ma tête. J'étais fort ému et ma boîte d'épingles s'était renversée. Pour les grands elles sont en or, et fort onéreuses. Donc je les ramassais agenouillé sur le tapis. À ce qu'il m'a semblé, monseigneur s'adressait à un abbé qui évoquait son maître. Les noms de Rohan, Choiseul et d'autres ont été cités à plusieurs reprises, celui de Sartine avancé également. Le prince a grondé, déclarant que ce ministre, haut piaffeur qu'il fût, se dérobait aux avances malgré la haine qu'il vouait au contrôleur général. Rien n'allait dans le sens voulu. Il s'est derechef emporté. Il ne s'intéressait plus à cette affaire de famine dont, lui, n'avait jamais rien attendu de bon. Il en supportait d'ailleurs les déboires, ses domaines ayant été frappés par les troubles paysans. Son vœu était de voir partir le Turgot. L'émotion populaire présente, mal montée et préparée, tombait en quenouille. Ce qu'il voulait, lui, c'était préserver son revenu de cinquante mille livres de rente sur les franchises de l'enclos du Temple. Si le goutteux poursuivait ses réformes, c'en était fait de ce fructueux privilège. Comme de bien entendu, je n'y comprenais rien !
— Affaire de grands, dit Nicolas qui avait tout saisi et que le propos passionnait sans qu'il y parût. C'est tout ?
— Un troisième homme est arrivé. Il apportait de fâcheuses nouvelles. L'affaire avait échoué à Versailles, il en était de même à Paris et de surcroît… Là, je n'ai vraiment plus rien compris.
— De quoi s'agissait-il ?
— L'autre parlait d'un chien courant qui avait halèné et empaumé4la voie depuis trop longtemps, qu'il y faudrait veiller… Monseigneur a refusé d'en entendre davantage, jetant simplement qu'il revenait à d'autres qu'à lui d'en anéantir l'inconvénient et que ces bas détails l'entêtaient et l'importunaient au plus haut point. Ensuite, il a été question de Choiseul qui verrait la reine à Reims et s'efforcerait de parler au roi. L'occasion du sacre était la dernière chance à saisir. Le prince de Conti estimait pourtant que l'avenir de l'ancien ministre était des plus incertains ; le temps s'écoulait étouffant ses dernières espérances et la détestation du roi à son encontre ne faiblissait pas.
— Et encore ?
— Ensuite ? Rien. Ayant ramassé mes épingles, j'ai discrètement quitté l'appartement du prince. Je tenais essentiellement à me faire oublier. J'espère que vous rendrez compte à Sa Majesté. Ce bon monsieur Vachon, qui aurait cru cela ?
Il esquissa un entrechat en s'appuyant sur sa canne.
— Vous pouvez y compter. Sa Majesté appréciera et attachera le plus grand intérêt à vos informations. Puis-je maintenant faire appel à votre science sur un autre sujet qui m'embarrasse ?
— Monsieur le marquis, je suis tout à vous.
Nicolas sortit de sa poche le petit fragment de tissu sauvé des flammes de la cheminée de la maison Hénéfiance. Il le tendit à maître Vachon.
— D'où peut bien provenir ce tissu ? Je n'en ai jamais observé de semblable.
Le tailleur le saisit, le sentit, le froissa entre ses paumes, le renifla à nouveau, en tira prestement un fil qu'il fit se consumer au-dessus de la flamme d'une chandelle. Il le reconsidéra et, tel un augure, se prononça.
— Hum ! tissu étrange… venant d'Orient… trame de coton et chaîne de soie avec insertion de fil d'or… hum ! J'en ai déjà rencontré, chez un envoyé du grand Sérail. Cela provient des Indes orientales, du sud de l'Inde, sans doute. Peut-être même de plus loin, des comptoirs hollandais de Java. Je suis formel.
— Je vous en suis reconnaissant.
— Allez-vous à Reims pour le sacre ?
— Je l'ignore encore.
— Je vais vous préparer un habit blanc, vous en serez émerveillé ! Un souvenir de ma part. Ce bon monsieur Vachon ! Mon nom cité par le roi. Le roi !
Contrairement aux règles de son métier, il fournissait les tissus à ses clients, assuré que sa réputation et son entregent lui épargneraient les ennuis que tout autre aurait subis pour ce grave manquement. Nicolas eut du mal à se défaire des assauts de civilité du vieux tailleur qui, à la stupéfaction de ses aides, le raccompagna, avec force courbettes, jusqu'à sa voiture.
Se rencognant comme à son habitude contre la peluche de la banquette, Nicolas, le regard vide sur l'agitation de la rue, tâchait de renouer le fil des événements des derniers jours. Une unique pensée ne cessait de l'obséder : d'évidence un mystérieux adversaire, informé que la maison de la rue du Poirier serait soumise à investigation, se complaisait à jouer avec lui au chat et à la souris. Comment connaissait-il à l'avance les mouvements du commissaire ? Sans illusions, Nicolas n'accordait qu'une confiance limitée à la Gourdan. Femme retorse et dangereuse trahissant à fronts renversés, elle était fort capable d'avoir divulgué à qui de droit la teneur de son interrogatoire par la police. Devant la menace, l'inconnu s'évertuait à distraire l'intérêt du commissaire par ces inscriptions à la peinture suffisamment obscures pour intriguer et assez faciles à démêler pour engager sur des voies de diversion. Nicolas se reprochait d'avoir facilité la manœuvre en ne gagnant pas immédiatement la maison Hénéfiance. La reconnaissance du cadavre de maître Mourut par la servante de la Gourdan avait fait perdre un temps précieux à l'enquête et permis la préparation d'une mise en scène et, sans doute, d'un premier déménagement. Il fallait attirer pour mieux détruire et libérer la voie. Pour le coup, il ne donnait pas cher de la recherche de Bourdeau Au Grand Hiver.
Harceler la maquerelle ne servirait à rien et relevait de l'impossible : elle ne parlerait pas deux fois. Elle avait dû peiner suffisamment pour justifier de quelle manière elle avait mangé le morceau au commissaire. Quels indices lui restait-il pour recouper la piste ? Un misérable morceau de tissu des Indes orientales, l'énigme des lapins et le passé de la famille Hénéfiance, sans compter les suspects de la boulangerie Mourut. Son intuition le conduisait, suivant en cela les conseils de Noblecourt, à interroger le passé. Déjà il savait le lien entre le boulanger assassiné et le fils Hénéfiance. Les existences dans leur déroulement recelaient très souvent des clés pour comprendre le présent. Il n'était pas d'affaire, sans exception, qu'une plongée en arrière n'éclairât. Persuadé également que la solution jaillissait souvent après qu'on se fut désintéressé du problème, Nicolas décida de n'y plus penser.
Restait que le propos de maître Vachon jetait un trouble intrigant. Depuis des années, le peuple agitait la question du pacte de famine. Le complot actuel, si tant est qu'il fût réel, s'appuyait sur le mécontentement général. Certains l'utilisaient, jouant sur les circonstances au profit de leurs menées occultes. Nicolas traversait avec précision les propos du prince de Conti. La liberté du commerce du grain le laissait indifférent, elle constituait cependant un bon prétexte pour se débarrasser du contrôleur général. Ce que craignait le prince, c'était, en fait, la poursuite des réformes et, surtout, la suppression des jurandes et des corporations. Cette mesure ruinerait l'enclos du Temple, lieu privilégié où métiers et négoces s'exerçaient en franchise, à son plus grand profit. À bien y réfléchir, il ne fallait pas confondre ceux qui attisaient un incendie avec ceux qui l'allumaient par des combinaisons concertées.
Quant à ce chien courant, quelque désagréable que résonnât l'épithète, Nicolas ne pouvait s'empêcher de penser que c'était à lui que faisait allusion le mystérieux interlocuteur du prince. Qui d'autre, en effet, que le commissaire du roi avait, depuis Vienne, entravé des menées dangereuses pour le royaume ? Quant à l'abbé évoqué par Vachon, il y avait gros à parier qu'il s'agissait de Georgel. Son nom rapproché de celui de Rohan, avancé dans la conversation, renouait les fils autrichiens avec ceux de Versailles et de Paris. S'il n'y avait pas complot, toutes les conditions en étaient réunies. La coalition composite dressée contre Turgot pouvait susciter un puissant parti d'importants soutenu par les Parlements. Le rassurant de tout cela, il l'espérait, ressortait des différents motifs qui animaient chacun des acteurs, si divers qu'ils n'autoriseraient jamais un accord général.
Quelque chose le confortait dans sa mission jusqu'à la jubilation. Que le nom de Sartine eût été cité l'avait, sur le coup, consterné. Il connaissait l'éloignement du ministre à l'égard du contrôleur général. Les propos désabusés de Conti prouvaient que Sartine, quoi qu'il en eût, restait égal à lui-même et fidèle à son roi.
Devant le Grand Châtelet un carrosse barra la route à sa voiture. Un laquais en livrée reçut des ordres à la portière et se dirigea vers Nicolas qui observait, glace baissée, les raisons de cet embarras. Était-il bien M. Le Floch ? Si oui, qu'il voulût bien le suivre jusqu'au carrosse, son maître souhaitant l'entretenir. Nicolas s'enquit du demandeur ; un désespérant mutisme lui répondit. Il plaça dans sa poche le pistolet miniature de Bourdeau. On ne savait jamais et, depuis Vienne, il se méfiait de tous, même si un enlèvement aux portes d'un édifice de justice lui parut inconcevable. La porte du carrosse s'ouvrit, poussée par une main nerveuse. Le commissaire monta et découvrit M. de Sartine en habit gorge-de-pigeon, l'air fort crêté. Le fouet claqua et la caisse s'ébranla.
— Ainsi, monsieur, m'obligez-vous à courir tout Paris pour vous trouver. Jamais là où il conviendrait d'être. Jamais disponible quand on a besoin de vous. Je cours et vous êtes ailleurs !
— Jamais las de vous servir, monseigneur, rétorqua Nicolas qui en avait vu d'autres, venant de son ancien chef.
— Et brochant sur le tout, il fait le bel esprit ! Pour l'heure, c'est une explication que je vous somme de me donner.
Nicolas ne parvenait pas à démêler si cet exorde aigrelet participait du jeu habituel du personnage ou était la manifestation d'une vraie irritation.
— Je suis votre très humble et obéissant serviteur.
Sartine se frappa les cuisses des deux mains.
— Et de surcroît, il se moque ! Humble c'est à voir, obéissant peut-être, à condition d'en faire toujours à votre tête. Sans hésiter à pénétrer des affaires d'État en réveillant des échos éteints depuis longtemps.
Nous y voilà, songea Nicolas. C'est de Vincennes qu'il est question.
— Vous voulez sans doute évoquer ma descente chez la Gourdan ? avança-t-il innocemment.
— La Gourdan ! Qu'a-t-elle à faire dans tout cela ? Quelle mouche vous pique d'en appeler aux maquerelles de la place ? Je parle, monsieur le commissaire, d'une visite sans rime ni raison à la prison royale de Vincennes. Usant de je ne sais quel subterfuge, vous avez réussi à circonvenir Rougemont. Qu'imaginiez-vous donc ? Qu'il se tairait et couvrirait vos turpitudes ?
Nicolas comprit que le gouverneur de Vincennes avait parlé, mais, prudent, s'était gardé de dénoncer l'ordre signé Le Noir.
— J'imaginais, monseigneur, qu'en bon serviteur, M. de Rougemont rendrait compte à ses autorités et que, sachant tout comme toujours, vous souhaiteriez avoir avec moi cette conversation. Si les événements des derniers jours l'avaient permis, nul doute que moi-même je vous aurais tenu informé des détours de ma recherche.
— Et de qui se moque-t-on ici ? Il n'a pas le temps de me voir ! Et d'ailleurs d'où vous vient cette soudaine connaissance d'une affaire d'État enfouie depuis des années dans le tréfonds des mémoires ? J'ai interrogé Le Noir qui affirme n'en rien savoir. Alors, qu'en est-il ? Répondez.
Ainsi, songea Nicolas, chacun, à ce niveau d'autorité, conduit sa barque au mieux de ses intérêts. Que ceux-ci entrent en conflit avec la loyauté, ils l'emportaient dans un débat confus de hasard, de risque et de bonne foi.
— Vous bayez aux corneilles, monsieur ! J'attends votre réponse.
— Que vous dire, sinon qu'un nom ayant frappé mon oreille au cours d'une enquête criminelle, j'ai été conduit à consulter les archives de la police, les mieux tenues d'Europe. On y trouve ce qu'on y cherche. La quête est fastidieuse, mais toujours fructueuse. Sur ce on s'acharne à comprendre le pourquoi des événements. On entend, çà et là, que des personnages, pour lesquels notre fidélité et reconnaissance sont sans mesure, sont cités à voix basse, qu'on les accuse et que leur éloignement d'une certaine politique justifie le doute. On pousse l'enquête liée par mille canaux à un crime domestique et à un complot d'État. On cherche aussi à aider ces personnages estimables en leur apportant le tribut de nos modestes découvertes, celui qu'ils sont en droit d'attendre de bons serviteurs du roi.
Sur le visage aux méplats sévères du ministre se succédaient des sentiments divers, étonnement, colère, incrédulité, amusement et… attendrissement.
— Il est vrai que nos archives… Enfin, je me garderai de vérifier le fait. Lorsque vous aurez substitué des principes à votre turbulence, vous vaudrez tout votre prix qui n'est pas bas… Mais enfin, qu'avez-vous tiré de l'insensé de Vincennes ?
— Oh ! peu de chose. Un détail sur une question adjacente qui me permet de relier certains faits inexpliqués. Et j'ai constaté, monseigneur, qu'un homme ou fou ou bavard peut sans jugement être injustement incarcéré et que cela me semble contraire à ce que jadis m'inculqua un certain lieutenant général de police.
— Ah ! Voilà bien cette mauvaise tête de Breton ! Vous possédez plus que d'autres le sentiment inné du juste et de l'injuste. Il faut pourtant peser les conséquences. Imaginez qu'on libère cet individu, il parlera et vous êtes mieux à même de savoir ce qu'il avancera. Les officines de publicistes de Londres, La Haye et Berlin en nourriraient aussitôt leurs gazettes ; pamphlets, libelles et chansons le répercuteraient. Les beaux esprits se repaîtraient de nouvelles à la main distillées par les salons. Quelle répercussion pour le royaume ! Y avez-vous seulement songé ? Les choix de ceux qui gouvernent balancent toujours entre deux inconvénients dont l'un est une injustice !
Il semblait hésiter, comme préoccupé par un doute qu'il n'exprimait pas.
— Quels propos particuliers s'attachent à ma réputation ?
— Une âme forte comme la vôtre se désintéresse du qu'en-dira-t-on, monseigneur.
— Mais encore ! J'insiste.
— Pour Vincennes, vous imaginez la rancune du prisonnier à votre égard… Pour le présent, on affirme que vous tenez toujours la police, que Le Noir agit en sous-ordre…
— Ah, on dit cela !
— Que les désordres de la ville n'ont point été réprimés, et cela selon un plan préconçu destiné à faire choir Turgot dont vous souhaitez le départ.
— Je ne le souhaite pas, je l'espère. C'est tout ?
— Et d'autres prétendent que, malgré cette détestation, vous n'avez manqué à aucun de vos devoirs, demeurant dans l'expectative et affaiblissant ainsi le mouvement destiné à chasser l'intrus.
— Ah ! On dit cela. Et qui le dit ?
— Mon informateur annonce le nom d'un prince du sang.
— Orléans ou Conti, cela va de soi. Plutôt Conti… Et comment savez-vous ce qu'affirme ce prince ?
— Je suis depuis quinze ans dans la police, et l'élève de monseigneur.
— Par la malemort, je vous ai trop bien éduqué à ce qu'il paraît ! Quelle impertinence !
— Et inculqué, monseigneur, que la règle première demeure de savoir préserver le secret de votre informateur.
— Et vous n'appliquez les règles qu'autant qu'elles vous conviennent.
— Il reste que je souhaiterais que vous m'aidiez.
— Tiens donc ! Il souhaite mon aide ; c'est le monde à la renverse ! Enfin, soit…
— Dans l'affaire touchant la personne incarcérée à Vincennes, avez-vous entendu citer le nom d'un certain Hénéfiance, marchand de grains et agioteur, rue du Poirier ? Vous étiez lieutenant criminel à l'époque.
— Certes. Et je n'ai suivi tout cela que de très loin. L'affaire était si délicate qu'elle remontait jusqu'au contrôle général. Cet Hénéfiance, me semble-t-il, avait été dénoncé. On avait jugé qu'un procès public, vu la conjoncture, susciterait des troubles graves. Nous étions encore en guerre… Les galères ont paru l'issue la meilleure pour les intérêts de l'État. J'ai ensuite appris que l'homme, après un an ou deux à Brest, se serait enfui sans qu'on ait plus jamais entendu parler de lui. On pense qu'il se serait noyé ; une barque avait été retrouvée à la dérive.
— Pourquoi par mer, cette fuite ?
— Sachez qu'il est impossible de s'échapper de Brest par voie de terre. Tout le pays est surveillé et sillonné de patrouilles. Toute évasion est immédiatement signalée. Chaque clocher sonne le tocsin. De surcroît, quiconque ne parlerait pas breton ne pourrait survivre.
Il parut à Nicolas que pour quelqu'un se prétendant fort étranger à l'affaire, Sartine débordait de détails. Il se garda d'en tirer commentaire, trop satisfait de ce qu'il avait obtenu du ministre. Le carrosse revenait sous la voûte du Grand Châtelet.
— Et comment vous entendez-vous avec le chevalier de Lastire ?
— Du mieux possible quand nos chemins se croisent. Cependant les événements en ont décidé autrement. J'ai bien compris qu'il suivait avec l'attention la plus extrême les troubles des derniers jours et que l'affaire de la rue Montmartre ne l'intéressait guère. Ceci dit, nous nous croisons et nous nous informons.
Sartine paraissait réfléchir et se parla à lui-même. Il se reprit.
— Il est vrai qu'il me fait rapport. Ainsi, dans la nuit de dimanche à lundi, il m'a prédit ce qui se passerait à Versailles. Il a du nez. Prenez ses conseils. Je vous laisse. Auriez-vous, par hasard, un de ces rendez-vous macabres qui vous passionnent tant ? Un mort de plus semé sous vos pas, peut-être ?
— Du tout, monseigneur, dit Nicolas se jetant sous le porche, rien que des lapins évanouis.
Il vit disparaître l'attelage enlevé sous le fouet du cocher et le visage stupéfait de Sartine à la portière. Dans le bureau de permanence, il trouva Bourdeau et Semacgus qui devisaient d'abondance.
— Que je suis aise de vous trouver là tous les deux. J'ai tant de choses à vous raconter.
À leur mine il devina qu'ils n'étaient pas, eux non plus, en peine de confidences.
Bourdeau, sans un mot, lui présenta un papier plié en deux. Nicolas l'ouvrit. Un point d'interrogation grossièrement dessiné au charbon marquait le billet.
— Que signifie ?
— Cela veut dire qu'après de longues recherches, j'apprends que le cabaret Au Grand Hiver est situé rue du faubourg du Temple, presque à la Courtille. Après m'être promené pour n'avoir pas pris la voie dans le bon sens, je découvre un pan de mur calciné et un bout d'enseigne, seuls vestiges d'un établissement ruiné depuis quinze ans. Mais le pire était à venir. Rageur, j'admire la ruine quand un vas-y-dire me tend ce papier. À peine ai-je le temps de relever les yeux que le friponneau s'était déjà prestement enfui. Du coup, je n'ai pu lui demander qui l'avait chargé de cette mission.
— Il y a apparence, dit Nicolas, qu'on cherche à nous détourner d'autre chose. Notre adversaire comptait sans doute m'attirer par-là afin de m'empêcher d'être ailleurs.
Il considérait le papier. Semacgus remarqua l'attention qu'il y portait.
— Il vous rappelle quelque chose ?
— En fait, je crois avoir vu son semblable, la découpe est si particulière… Il faudra que j'y réfléchisse.
Il leur raconta son équipée rue du Poirier et les mésaventures de Rabouine et Tirepot.
— Malheur ! C'est le jour, s'exclama Bourdeau. Comment remettre la main sur notre homme maintenant ? Le fil est rompu et l'oiseau envolé !
— Peut-être le retrouverons-nous. Il nous cherche autant que nous le poursuivons. Pourquoi voulez-vous qu'il nous laisse en paix ? J'ai la curieuse impression que c'est à moi qu'il en veut.
— Messieurs, annonça Semacgus épanoui et avec une emphase gourmande, j'ai d'importantes nouvelles à votre service. Et des plus surprenantes. Nicolas, veuillez me montrer vos bottes.
Surpris, le commissaire s'appuya des deux mains sur la table et leva le pied droit. Semacgus s'accroupit, chaussa ses bésicles et, le souffle coupé par sa bedaine, le visage cramoisi, recueillit délicatement de petits débris collés sous la semelle. Ayant repris sa respiration, il les considéra avec la plus grande attention.
— C'est exactement ce que je pressentais : vous revenez du même endroit que l'autre jour et il n'y a donc pas à s'étonner. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Cela confirme amplement toutes mes hypothèses.
— Nous direz-vous enfin, Guillaume, ce qui peut autoriser des propos aussi étranges de votre part ?
— Je vais au préalable vous conter une histoire qui, vous le verrez, nous ramènera à la mort de maître Mourut et à la rue du Poirier. Il y a un quart de siècle, lors d'une escale à Pondichéry à bord du Villeflix, un important négociant de l'Isle de France5fut retrouvé mort dans la chambre qu'il occupait au palais du gouverneur. Dans l'affolement qui s'ensuivit, nous nous perdions en conjectures sur les causes du décès. On soupçonna un empoisonnement, si fréquent aux Indes orientales. Comme un navire marchand se proposait de ramener le corps à Port-Louis, le gouverneur me demanda d'embaumer le cadavre. Pour en avoir le cœur net, je procédai à une ouverture en règle. Je relevai des désordres identiques à ceux observés chez maître Mourut. Peu de temps après, un domestique du gouverneur périt dans de semblables conditions.
— Et vous n'avez rien décelé non plus ? demanda Bourdeau.
— Bien sûr que si ! Il y avait un témoin qui affirma que l'homme avait été mordu par une hamadryade.
— Comment ! se récria Nicolas que sa culture jésuite n'abandonnait jamais. Mordu par une nymphe des bois ?
Semacgus éclata d'un grand rire.
— Au cours d'un violent déduit amoureux ? Apprenez qu'il s'agit du nom savant du cobra royal d'Asie, encore connu sous celui de serpent à lunettes.
Il sortit de sa poche une mine de plomb et un bout de papier et dessina avec adresse la tête du reptile que Nicolas considéra avec attention.
— Et quel est le rapport avec M. Mourut ? Ce genre de reptile ne fréquente pas la rue Montmartre, que je sache.
— Vous dites vrai, il n'en demeure pas moins que notre homme manifestait tous les symptômes d'une mort par venin.
— Il aurait donc été mordu ou piqué ?
— Rappelez-vous mon observation sur cette étrange plaie à la main. Je n'ai pas voulu démentir Sanson devant vous, mais la plaie nécrosée ne laissait pas de me faire souvenir de celle que j'ai naguère examinée. Reste qu'il s'agit d'une coupure et non des piqûres caractéristiques des crochets de cobra.
— Il ne s'agit peut-être pas d'un cobra. Que diriez-vous d'une vipère ?
— J'y ai songé sans me persuader. La morsure de vipère n'est pas forcément mortelle pour l'homme, aussi profonde soit-elle. Certes elle tue un moineau, un lapin, un poulet, un chien même, encore faut-il qu'il soit très jeune. Je sais par M. de Jussieu qu'un certain Fontana, physicien du grand duc de Toscane, a procédé à ce sujet à plus de six mille expériences.
— Votre histoire de plaie m'intrigue, dit Bourdeau. En viendrait-on à imaginer qu'on a pu introduire le venin par son canal dans l'organisme de M. Mourut ?
— C'est l'hypothèse, souvenez-vous, que je vous ai déjà présentée. Rien n'empêche de penser qu'on est en présence d'un tableau similaire où le venin remplace le poison !
— J'en frémis, reprit l'inspecteur. Cependant, pour cela, il faudrait disposer de l'animal en question.
— Et le pouvoir conserver au chaud, car c'est un reptile des contrées tropicales qui ne supporte pas le froid.
— Y en a-t-il au Jardin du Roi ?
— Naturalisés, je le crois.
— Et chez des particuliers ?
— Pas à ma connaissance. Mais la chose n'est pas impossible. À condition de le conserver à bonne température.
— Cependant, observa Nicolas, votre ingénieuse intuition suggère qu'on puisse recueillir le venin et je n'en vois pas la manière.
— Rien de plus facile, dit Semacgus. Je l'ai vu faire vingt fois aux Indes. Les fakirs et autres derviches qui manipulent les serpents leur font mordre un tissu tendu sur une calebasse.
— Une calebasse ?
— Une sorte de soupière ronde. C'est en fait le fruit vidé et séché de la courge.
— Et il n'y a point de risques ?
— Une fois que vous tenez fermement la tête, le serpent n'a plus aucun moyen de se défendre. On la coince avec des bâtons fourchus. Ainsi, peut-on recueillir les sécrétions de sa glande à venin. Gare cependant quand on le lâche !
— Alors… dit Nicolas qui poursuivait son idée tout en parlant. Rue du Poirier, ces lapins, ces boules de poil, ce feu dans la pièce close…
— Et, annonça Semacgus triomphant agitant les débris recueillis sur les bottes de Nicolas, ces écailles beiges et jaunes qu'à deux reprises vous avez récoltées sur vos bottes. Oui, cher Nicolas, rue du Poirier un criminel élève un cobra dont le venin a tué maître Mourut !
Cette annonce fut suivie d'un long silence.
— À bien considérer la conjoncture, dit Bourdeau, cela restreint le champ des recherches. Il n'existe point, que je sache, commerce de cette espèce de serpent sur la place.
— Peut-être des gittani6qui montrent quelquefois des reptiles dans les foires ?
— Fort peu probable. Réputés voleurs d'enfants, ils sont étroitement surveillés. Cela se saurait.
Nicolas hocha la tête.
— Alors, un particulier ? Nous retombons par la force des choses sur notre inconnu. Nous savons qu'il y avait un serpent rue du Poirier. Pourquoi et comment ?
— Si je peux me hasarder à vous offrir mon avis, reprit Semacgus, vous battez la campagne. Je m'explique. Voilà deux retors policiers qui ont constaté l'existence de la bête et les conséquences de sa nocivité, disposent d'un tissu en provenance directe des Indes orientales. Moi, simple et candide, je dis que le quidam qui use d'un tel moyen a dû servir comme marin, soldat, religieux ou négociant, ce qui explique qu'une arme vivante aussi périlleuse soit en sa possession. Vos recherches n'en sont pas, pour autant, simplifiées, mais réorientées, si j'ose dire, rationnellement. Ainsi moi, je ferais un bon suspect. J'ai fréquenté ces parages, je connais les cobras et ma perfidie se déploie jusqu'à vous dévoiler le stratagème, m'exonérant ainsi de tout soupçon.
— Allons, dit Nicolas riant, je crains que Guillaume ne veuille à nouveau tâter de la Bastille7. Au vrai, il a raison et l'offensive doit être préparée. C'est une bataille en forme. Les lignes s'ordonnent et se défont. Revoyons nos plans pour les jours qui viennent.
Il leur fit un récit ordonné de toutes les phases de l'enquête.
— Un fait continue à m'intriguer, remarqua Bourdeau. Hénéfiance fils a été condamné aux galères et donc ses biens ont dû être saisis au profit de la couronne…
— Je vous arrête, Pierre, interrompit Nicolas. Sans procédure ni sentence, point de conséquences patrimoniales.
— Cela expliquerait donc que la maison soit restée à l'abandon ?
— Sans doute, mais ne justifie pas que les meubles aient disparu. Nombre d'objets ont sans doute été déménagés. Pourquoi et par qui ? La question se pose. À cela s'ajoute le mystère de l'hôtel d'en face. Pierre, je vous invite à agir dans cette direction. À qui appartient-il ? Voyez et interrogez le voisinage ainsi que les notaires de la place. Il y a là, j'en ai le pressentiment, un élément manquant qui devrait nous éclairer.
— Vous feriez bien, intervint Semacgus, d'enquêter aussi auprès de la Marine. Nul doute que Sartine vous ouvrira les portes des archives de son département dont dépend le bagne de Brest.
— Pourquoi, demanda Bourdeau, parle-t-on encore de condamnation aux galères alors que celles-ci n'existent plus ?
— Sachez, expliqua doctement Semacgus, que les galères du roi ont été supprimées en 1749, après la mort de leur dernier général. Des milliers de prisonniers demeuraient à la disposition de la Marine à Toulon, Brest et Rochefort…
— Mais s'il n'y a plus de galères, il n'y a que des prisonniers oisifs.
— Que non pas ! Vous pensez bien qu'on ne souhaitait pas se priver d'une main-d'œuvre taillable et corvéable à merci. Je me souviens d'un passage à Brest en 17558. Les bagnards se consacraient à des travaux d'exécution en vue de l'aménagement du port. On détruisait au pic et à la pioche des verrous rocheux de part et d'autre de la Penfeld. Ils creusaient, évacuaient la roche et la vase, pompaient, enfonçaient des pieux, édifiaient des fortifications et des poudrières, un perpétuel et terrible terrassement !
— Donc enquêtons de ce côté-là.
— Reste, dit Bourdeau, qu'on peut s'évertuer à rassembler des informations, l'homme de la rue du Poirier continuera à nous glisser des doigts. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin !
— Il faut compter avec l'inattendu. Rappelez-vous, il y a peu, les conséquences de la découverte de débris d'ananas dans l'estomac d'une victime9. Je crois au hasard, manifestation obscure d'une volonté qui nous dépasse.
Bourdeau ricana sans que Nicolas relevât la moquerie de son ami.
— Donc je me charge de la Marine et de la Compagnie des Indes. Bourdeau va hanter les notaires.
— Et votre Caminet ? interrogea soudain Semacgus. Toujours rien ? Point de cadavre éloquent à ouvrir ?
— Son signalement a été fourni. Les corps retirés de la rivière sont très soigneusement examinés, tout comme ceux trouvés dans et hors la ville.
— Bien. Je poursuivrai donc mes recherches sur notre assassin sinueux et venimeux auprès de mes confrères du Jardin du Roi.
La nuit tombait quand ils se quittèrent. Dans sa voiture, Nicolas pressa le déclencheur de sa montre à répétition. Elle sonna sept coups. Il la consulta, l'heure était passée de quinze minutes. Une grande lassitude le submergeait, faite de fatigue et de faim. Pourtant il éprouvait une joie sans mélange à l'idée de pouvoir souper en famille avec Louis et Noblecourt. La pensée d'Aimée d'Arranet lui serra le cœur. Elle s'obstinait, semblait-il, à ne pas donner de ses nouvelles. Il s'efforçait d'éviter de ranimer les sentiments d'inquiétude et, sans se l'avouer, de crainte jalouse, que son silence et cet éloignement suscitaient en lui. Le fantôme de Mme de Lastérieux s'interposait avec une douloureuse insistance entre lui et le charmant visage de sa maîtresse, le plongeant dans une sinistre contention.
Devant l'hôtel de Noblecourt stationnait un brillant équipage. Il reconnut les armes frappées sur la portière : le maréchal de Richelieu visitait son vieil ami. Sur le coup il en ressentit une certaine contrariété ; la perspective d'une tranquille soirée s'éloignait. Franchissant la porte cochère, il éprouva un vrai chagrin à constater le morne silence qui environnait désormais la boulangerie de maître Mourut. Quand reviendrait l'odeur chaude du fournil qui, d'habitude, l'accueillait ? La vie offrait et reprenait. D'infimes instants quotidiens constituaient autant de moments précieux de bonheur, mais ils n'apparaissaient tels qu'une fois disparus. Seul le vide portait témoignage de la place qu'ils occupaient auparavant. De l'office fusaient de grands éclats de rire parmi lesquels il reconnut ceux de Louis. Il entra et s'approcha pour observer la scène. Catherine, brandissant une cuillère à pot, s'adressait à un auditoire attentif et hilare. Poitevin, la brosse à la main, avait interrompu le décrottage d'un soulier. Marion riait à perdre haleine, au point d'en pleurer. Elle s'essuyait les yeux avec un coin de son tablier. Louis, à califourchon sur une chaise, était secoué de spasmes. Cyrus à l'unisson agitait la queue en poussant de petits aboiements joyeux. Seule Mouchette, juchée sur le rebord de la fenêtre, considérait avec une sorte de mépris impassible l'incompréhensible agitation des humains.
— Alors, poursuivait Catherine, ce dindon, je lui zonnais l'aubade chaque matin pour le mieux inviter à gloutonner. Puis le jour terrible arrive et pour donner à sa chair une barticulière déligatesse, je lui zupprime za bâté ; au moins une bonne journée. Ensuite le lâcher dans la basse-cour pour qu'il cherche à s'enfuir et on lui court ardemment abrès !
Elle s'accroupit et feignit de poursuivre un imaginaire volatile tout autour de la table, redoublant la joie de l'assistance.
— Mais pourquoi tout cela, mon Dieu ? bafouilla Marion étranglée de rire.
— C'est une fazon de le réduire au dernier degré d'exaspération et d'épouvante. Dans cet état d'exaltation douloureuse, on le saisit, on le garrotte comme un criminel, puis on le fait ingurgiter un demi-verre de vinaigre saturé de sel et de gingembre. Taïaut ! C'est l'agonie ! Couic ! On l'étrangle. On le laisse à la botence deux ou trois jours. Abrès on le plume, on le vide, on le basse à l'eau bouillante puis à l'eau froide. On le frotte de zel, de boivre et de gingembre, on le pique au lard. Cannelle, clous de girofle et yo, yo, à la broche la bête10.
Au milieu de l'hilarité renouvelée, il arriva un incident étonnant qui confirma, s'il en était besoin, Nicolas dans ses présomptions. La première à envisager son maître, Mouchette, qui lui vouait une adoration sans condition depuis qu'il l'avait recueillie au palais de Cluny, sauta à terre et, comme à l'accoutumée, vint pour frotter sa petite tête contre les jambes de Nicolas. Elle se mettait en mesure de les renifler quand soudain, saisie d'épouvante, elle poussa un gémissement rauque, un frisson lui parcourut l'échine, sa queue se gonfla en écouvillon, elle cracha et répandit une odeur musquée en considérant les bottes comme si elles constituaient de redoutables adversaires. Cette manifestation inhabituelle médusa l'auditoire, enfin averti de l'arrivée du commissaire qui, lui, ne s'en étonna pas.
— Qu'a donc Mouchette, mon père, elle crache comme un diable !
— N'y prêtez pas attention, elle a reniflé sur mes bottes l'odeur d'une espèce ennemie.
— Et elle fleure le butois comme le maréchal.
— Nicolas, monsieur vous attend, dit Marion, il a demandé que vous montiez dès votre arrivée. Monsieur le maréchal le visite.
Il se débarrassa de son tricorne. Il demanda à Poitevin de veiller à nettoyer le pistolet et de le lui rendre discrètement. Il ne voulait pas que Louis manipulât une arme que sa taille réduite rendait d'autant plus dangereuse. Il monta chez Noblecourt. À mi-escalier, on entendait déjà une voix haut perchée qui pérorait d'importance.
— Songez, mon ami, qu'à Bordeaux ces chats fourrés du Parlement ont tenté sans vergogne de s'opposer à moi ! Or je suis accoutumé à être obéi sans conditions et que tout plie sous ma seule volonté. Comment ose-t-on s'attaquer à un gouverneur de province, maréchal et pair de France ? Ils sont allés jusqu'à vouloir censurer le jeu, oui le jeu, chez moi ! Apprenez que, naguère, rendu à Bordeaux pour enregistrer la suppression du Parlement, j'ai dispensé mon mépris et les ai traités sans ménagement.
— Plaignez-vous, monseigneur, qu'à Paris le Parlement réinstallé vous cherche noise dans le malheureux procès de Mme de Saint-Vincent !
Rentre en toi-même Octave et cesse de te plaindre
Quoi ! Tu veux qu'on t'épargne et n'as rien épargné.
Le maréchal sourit.
— Au lieu de vous cacher mes ennuis, je cherche à m'épancher et trouve une douceur secrète à vous découvrir mon âme.
— Voilà une belle parole, déclara Nicolas, paraissant. Monseigneur, c'est le sage qui, par votre bouche, s'exprime ! Vous n'êtes pas pour rien l'un des quarante de l'Académie.
— Ah pardieu ! Il a joué le mot d'excellente manière et je le replacerai. Il fallait bien un Breton pour reconnaître une citation de l'auteur de Gil Blas, du Diable Boiteux et de Turcaret !
— Le Sage, né à Sarzeau !
— Que vous disais-je ? Ah, oui ! Il faut convenir, toute rancœur mise à part, que la destruction des Parlements était la chose la plus avantageuse pour le royaume. Autrement, la magistrature, j'excepte un certain procureur…
Noblecourt se souleva de son fauteuil et salua.
— … envahirait nécessairement toutes les autorités et il n'y aurait pas jusqu'au plus petit huissier, pourvu qu'il fût adroit et fripon, qui ne se rendît roi de son village ou dans sa sphère. Le roi doit régner sans contradictions et sans remontrances. Mais qui désormais nous écoute ? Alors, monsieur le marquis, quelle réponse pour votre fils, le ferons-nous page ?
— Monsieur le maréchal, ma gratitude est immense, mais nous le lui devons demander.
— Comment cela, lui demander ? Voilà qui est des plus étranges ! Quelle réponse peut-il faire à une proposition aussi inouïe ? Qu'il prenne place sans broncher dans la lignée des Ranreuil et nous le mènerons loin. Peuh ! Depuis quand consulte-t-on les enfants sur leur avenir ? Ont-ils même un avenir ? Non, rien d'autre que la suite de la grandeur de leur maison ! Faites-le quérir, je m'en vas lui parler, q'je craignions qu'eul poupard ergote et qu'on va lui clamer son paquet.
Nicolas avait remarqué qu'à l'instar de sa commère Mme de Maurepas, Richelieu, piqué, retrouvait très vite le parler peuple d'usage chez les roués à l'époque du régent d'Orléans.
Que restait-il d'autre à faire qu'à s'exécuter ? Le maréchal connaissait la présence de Louis dans la maison. Cette situation contraria Nicolas qui eût préféré sonder son fils au préalable sur cette proposition. Il en éprouvait une surprenante tristesse. On le privait d'un privilège qui lui revenait de nature. Il tenta d'approfondir ce qu'il ressentait. Il distinguait clairement qu'un destin était sur le point de se nouer. Tout se mettait en marche comme l'inexorable roue du temps. En un instant, il revit l'horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg admirée naguère lors du voyage à Vienne. Il crut percevoir le bruit mécanique de ses engrenages et, avec lui, se profilait soudain la chaîne fatale des conséquences. Un jour, lui-même avait été jeté hors de la voie commune par une brutale décision du marquis de Ranreuil son père. Qu'avait-il pu alors opposer au destin sinon sa peine et sa crainte ? Paris l'avait happé, et Sartine et Lardin l'avaient poussé dans une voie à l'origine ni voulue ni choisie. Restait que celle qui s'ouvrait à Louis correspondait sans doute à ses attentes profondes. Allant chercher son fils, il soupira ; son enfance lui avait été volée et maintenant il assistait, en témoin impuissant, à une prise de décision essentielle pour l'intéressé.
Il en arriva comme il avait prévu. Le duc de Richelieu orna son offre des prestiges les plus séduisants. Son ton caressant et les compliments outrés qu'il prodigua au jeune Ranreuil, ajoutés à ce que pouvait représenter aux yeux d'un enfant le vainqueur de Mahon, en auraient séduit de moins candides. Sans s'efforcer, il emporta l'imagination et l'assentiment de Louis en vue d'un avenir qui allait précipiter celui-ci dans le milieu le plus dangereux et le plus brillant, le théâtre de la cour et des grands. Dans tout cela, rien ne prévalait, d'évidence, aux yeux de l'enfant que deux perspectives : approcher le roi et se préparer à la carrière des armes pour laquelle son sang parlait.
— Allez, dit Richelieu congédiant l'impétrant d'un air gracieux, et faites honneur à votre aïeul et à votre père…
Il le laissa se retirer.
— … j'augure bien de lui. Il a bonne mine, beau visage, l'air éveillé. Il le faudra bien marier, à une fille de grand nom.
Il prit un air égrillard qui plissa sa vieille face momifiée.
— Sur ce, messieurs, j'me voyons dans l'obligation de décamper. On m'attend en ville.
Il agita juste sa main d'un geste évasif et n'acheva point son propos, l'air faraud qu'on le devine à demi-mot. Noblecourt se leva pour reconduire son hôte. Nicolas le précéda avec un flambeau pour éclairer leur descente. Le cortège gagna ainsi la rue en cérémonie.
— Nicolas, vous paraissez bien sombre, soupira Noblecourt, remontant dans son appartement, appuyé au bras du commissaire.
— Non… Mais tout cela a été si précipité. Je crains que Louis ne se soit engagé sans trop bien comprendre à quoi cela l'obligeait.
— Je vous devine, vous connaissant depuis longtemps. Vous auriez préféré en parler à Louis au préalable. Prenez-en votre parti. Le résultat s'en serait-il trouvé modifié ? Pour autant, il est plus mûr que vous ne pouvez l'imaginer. Vous-même, lorsque je vous donnais des leçons de droit à la demande de Lardin, vous paraissiez sans expérience, et pourtant déjà quelle force de caractère ! Laissez-le bâtir et renforcer la sienne. Le trop de sérieux des parents, et des pères en particulier, ôte aux enfants leur aimable candeur pour y substituer un petit air cafard qui les rend odieux. Considérez sa soif d'être un bon serviteur du roi. Où croyez-vous que ce penchant méritoire le puisse mener ? Cela lui vient des Ranreuil et de vous, et je dirais de sa mère, femme estimable bousculée par le destin. Reprenez votre sérénité. Ne donnez pas à votre fils l'impression que vous doutez de son choix. Confortez-le au contraire en l'entourant de conseils indispensables au nouvel état qui s'offre à lui. Je suis persuadé qu'il est bon de suivre sa pente pourvu que le but soit élevé.
— Que dit-on, demanda Nicolas, rasséréné par la sereine philosophie du vieux magistrat, du prince de Conti ? Vous, pour qui la ville et la cour ne recèlent aucun secret.
— C'est étrange que vous m'en parliez justement aujourd'hui. Richelieu, vieux renard, me dénonçait, peu avant votre venue, la collusion du prince avec le Parlement. De là cette diatribe furibonde et de haut col contre les chats fourrés que vous avez surprise.
— On dit l'homme populaire ?
— Peuh ! Il prétend l'être, et beaucoup d'autres choses aussi. Il croit mener le Parlement et devenir un nouveau duc de Beaufort11pour le peuple. Du reste peu considéré de l'un et peu connu de l'autre. Prompt à tout et bon à rien. Le plus beau et le plus majestueux des hommes, l'idole et l'exemple de la bonne – ou mauvaise – compagnie libertine. Une manière et un style à lui, citant Rabelais et ayant quelquefois son langage. Un mot le décrit, et il est de sa mère : Mon fils a bien de l'esprit. Oh ! Il en a beaucoup, on en voit d'abord une grande étendue, mais il est un obélisque ; il va toujours en diminuant à mesure qu'il s'élève, et finit par une pointe, comme un clocher12 !
— Le maréchal ne détellera donc jamais ?
Noblecourt hocha la tête avec mélancolie.
— Il y a deux manières d'être vieux. L'une consiste à se draper dans les inconforts de cet âge comme dans un manteau de sacre. L'autre, et Richelieu l'a choisie, se mesure à croire et à faire croire par toutes sortes d'expédients qu'il n'en est rien.
« Sa course n'est au fond qu'une longue jeunesse,
Qu'il a déjà poussée à deux fois quarante ans. »
— Et la vôtre ?
Il sourit.
— Par hasard, serais-je vieux, à vos yeux ? Il ne tiendrait qu'à moi de l'être. Pour être sincère, je mélange les deux recettes. Je proclame que je ne le suis pas et parfois cela me réussit. On peut s'empêcher au moins de paraître en vieillard ; il convient de ne se point abandonner à la paresse du corps et de l'esprit. Tant pis pour ceux qui renoncent. Je me dis aussi que je ne veux pas mourir. J'ai encore trop de curiosité… Je ne sais comment cela réussira.
On entendait dans la bibliothèque Marion et Catherine dressant le couvert, le murmure de leurs voix et le tintement des cristaux et des porcelaines. Louis passa la tête timidement. Nicolas l'observa avec fierté ; c'est vrai qu'il avait déjà de l'allure, bien davantage que lui-même à son âge, et le même port de tête que son grand-père. Catherine les houspilla et les poussa dans la bibliothèque. Le potage fut pris en silence.
— Est-il possible, mon père, que ce petit homme maniéré ait été un grand général ? hasarda Louis.
— Voilà bien le sévère jugement de la jeunesse !
— Louis, dit Nicolas, ne vous fiez jamais aux apparences. Vous connaissez la bataille de Fontenoy où parut mon père. Eh bien ! Savez-vous qu'il a tenu à un rien que cette fameuse journée s'achève en un affreux désastre ? Ce rien était ce petit homme. Nos troupes étaient durement bousculées, l'effroi gagnait les officiers généraux. Il y eut conseil de guerre improvisé à cheval devant le feu roi, hésitant sur des décisions à prendre. Richelieu parla et signala une ressource : une batterie mal orientée pouvait foudroyer l'infanterie ennemie et y produire d'affreux ravages. Or le maréchal de Saxe avait interdit qu'on y touchât. « Le roi est bien au-dessus du maréchal, il n'a qu'à ordonner », jeta Richelieu avec force.
— Et alors ?
— Alors ? Le roi suivit le conseil et s'en trouva bien. Après deux ou trois décharges à mitraille, l'ennemi fut ébranlé et c'est à ce moment que Richelieu chargea avec la Maison du roi et votre grand-père et que l'ennemi fut mis en pièces. Ainsi s'écrit l'Histoire. Conservez en mémoire ce haut fait, et sachez que le maréchal m'a toujours accordé sa protection. On vous dira, car la cour est ainsi faite, beaucoup de mal de lui. Tenez-vous-en à cela : c'est un grand soldat et un ami de notre maison et de M. de Noblecourt.
Ce dernier salua avec gravité.
— Ah, mon père, que je voudrais vivre de tels moments !
Nicolas songea que l'enthousiasme des fils nourrissait l'angoisse des pères. Sans doute avait-il été lui-même la cause de soucis pour le marquis de Ranreuil… Dieu savait que dans sa carrière les visions affreuses n'avaient pas manqué. Pourtant rien dans sa mémoire n'égalait les récits des soirs de bataille que son père décrivait avec cette froide distance qui masquait, il le comprenait aujourd'hui, la hantise de tant d'horreurs contemplées. Des images de corps dépouillés et entassés lui traversaient l'esprit ; il tenta de les chasser. Ensuite, Louis interrogea inlassablement son père sur le détail des fonctions de page. Les réponses étaient complétées par les conseils de M. de Noblecourt, toujours avisé pour tirer des faits les considérations utiles. Marion et Catherine s'étaient comme toujours surpassées. Un des gros lapins que Poitevin élevait dans un clapier au fond du jardin, pratique qui l'obligeait à faire le tour de certains lieux connus de lui seul pour y récolter leur pitance, avait été sacrifié et minutieusement désossé. Roulé autour de son foie et de morceaux de gorge de porc, il avait été assaisonné d'un hachis d'herbes, puis enveloppé dans une fine crépine semblable à une dentelle ajourée. La pièce ainsi parée couchée sur un lit de bardes dans une terrine, mouillée de bouillon de veau et d'un verre de vin blanc, avait cuit à l'étouffée dans le four du potager. Les tranches de ce délice étaient disposées sur un lit d'oseille.
— C'est Noël, après Juilly ! s'exclama Louis qui ne s'en laissait pas conter à table.
— Et tu n'as pas vu la suite, dit Catherine.
Bientôt apparut un régal, prodigieux empilement d'omelettes entre lesquelles s'étalaient de la confiture d'abricot, de la gelée de groseille et de la marmelade de mirabelle. Le tout, couvert de sucre, avait été glacé à la pelle rouge. Il fallut tempérer Noblecourt qui, après avoir longuement tâté du lapin, son locataire, disait-il, se voulut servir d'une part de dessert si considérable qu'elle déclencha aussitôt la censure sourcilleuse des deux servantes qui se liguèrent pour, à son grand désespoir, lui retirer son assiette.
La soirée s'acheva paisiblement par l'évocation du sacre proche. Louis, les pommettes rouges d'exaltation, s'interrogeait, sans qu'on pût lui répondre, pour savoir s'il y paraîtrait. Nicolas lui promit de le conduire, dès qu'il en aurait le loisir, admirer les équipages et le carrosse du roi qui étaient exposés. Chacun y courait et l'affluence était grandissante jour après jour pour lorgner les ornements et les peintures de la voiture que la rumeur décrivait d'une richesse, d'un fini et d'une beauté à enchanter les plus connaisseurs. On se précipitait aussi chez le joaillier Aubert où brillait de tous ses feux la couronne ornée de diamants, dont le Régent et le Sancy, évalués à plus de dix-huit millions de livres. On venait de publier l'ordre de marche du roi et des cérémonies. Sa Majesté partirait de Versailles en grand appareil, avec la reine, les princes, la cour et les ministres. Ses tantes resteraient au palais avec la comtesse d'Artois, enceinte. Le souverain serait reçu dans toutes les villes où il passerait au son des cloches, au bruit du canon et aux acclamations des peuples. Ces futurs vivats faisaient sourire Noblecourt ; il les considérait comme fort singuliers, comme s'ils étaient de commande ainsi que le reste. Louis annonça avec extase que la gazette prévoyait vingt mille chevaux de poste continuellement en course entre Paris et Reims. Sur ce détail chacun rejoignit sa chacunière.
— Il est fort tard, dit Nicolas, consultant la pendule de la cheminée.
— Peuh ! dit Noblecourt, elle est arrêtée, on a oublié de la remonter. Qu'importe, elle n'en marque pas moins l'heure exacte deux fois par jour avec une régularité méritoire !
La nuit était déjà fort avancée quand Nicolas, plongé dans un profond sommeil, fut réveillé par un cri déchirant. Il semblait venir de la chambre de Louis. Il s'y précipita. Dressé sur sa couche, son fils paraissait hagard, le visage ruisselant de sueur. Nicolas le prit dans ses bras, il tremblait de tout son corps.
— Allons, ce n'est rien qu'un cauchemar. Calmez-vous, le souper a été trop plantureux. Voilà la conséquence obligée d'une mauvaise digestion.
— Mon père, j'ai revu le capucin.
— Comment cela le capucin ? Celui de Juilly ?
— Oui, il voulait m'entraîner… je résistais… j'allais… Et je me suis réveillé.
Il semblait réfléchir, presque calmé.
— Le revoir en rêve m'a remémoré un détail qui pourrait vous être utile, mon père.
— Je vous écoute, Louis.
— Connaissez-vous la tenue de ces moines ?
— Certes, un capuchon pointu, une pénitence et les pieds nus…
— … dans des sandales de cuir.
— Et alors ?
— Une image m'est revenue. Le capucin avait les chevilles comme brûlées.
— Brûlées ?
— Une cicatrice rosâtre à chaque jambe.
— N'avez-vous toujours aucune idée de son visage ? Votre rêve ne l'a-t-il point éclairé ?
— Non… À Juilly, il baissait la tête, le capuchon bas. Je n'ai vu qu'un haut de barbe. Le tout indistinct, comme dans le rêve.
Pour la seconde nuit consécutive, Nicolas veilla sur le sommeil de son fils. Après une longue réflexion, il s'assoupit à son tour, ressassant dans son repos agité les étranges détails que Louis venait de lui révéler.