XI

PAS DE CHARGE

Je ne sais où on prend la confiance qu'on arrêtera la fermentation des têtes, mais, si je ne me trompe pas, de pareilles émeutes ont toujours précédé les révolutions.
Lettre du bailli de Mirabeau 
au duc de La Vrillière, 1775 
Vendredi 5 mai 1775

Le lendemain, à l'aube, M. de La Borde surgit rue Montmartre. Il venait, d'ordre du duc de La Vrillière, quérir Nicolas. L'ancien serviteur de Louis XV ignorait les raisons de cette convocation. Il avait reçu dans la nuit un pli du ministre de la Maison du roi d'avoir à prendre le commissaire au saut du lit. Ainsi la vieille cour s'agitait, forte de cette connivence secrète de ceux qui avaient assisté Louis XV dans son agonie. Dans la voiture la conversation s'éteignit vite entre les deux amis. Pensif, Nicolas s'interrogeait. Que pouvait lui vouloir l'homme de pouvoir avec lequel il partageait un lourd secret privé1et qui, depuis, paraissait le tenir à distance ?

Parvenue à destination, la voiture s'arrêta dans la cour de l'hôtel Saint-Florentin. La Borde ne descendit pas et Nicolas monta seul dans les appartements du ministre, non sans un serrement au cœur de retrouver un lieu marqué par des événements atroces. Provence, le valet de chambre, le reçut sans morgue comme une vieille connaissance. Introduit dans le bureau dont les volets intérieurs étaient encore fermés, il reconnut, dans une ombre tempérée par la lueur d'un feu mourant, la silhouette du duc de La Vrillière, tassé dans un fauteuil et enveloppé dans une robe de chambre dont il n'avait pas enfilé les manches. Nicolas fut frappé de son changement : amaigri, les traits tirés, les mains tremblantes, les yeux enfoncés dans les orbites. Il jeta un regard vide sur le visiteur, l'invita d'un geste las à s'asseoir et soupira.

— Vraiment, vraiment, vous n'y échapperez pas ! Sa Majesté a parlé du marquis de Ranreuil hier à son lever devant les grandes entrées. C'est une présentation ! Même si, depuis longtemps, vous chassez avec le bouton du roi. Il a ajouté qu'il lui plairait que Louis de Ranreuil, votre fils, soit reçu chez les pages, c'est une reconnaissance !

Nicolas comprit soudain l'insistance de Richelieu. Il ne pouvait y avoir refus, la décision était déjà prise.

— Monseigneur, pour cela je n'ai, à aucun moment, …

— Comment, comment ? Croyez-vous que j'ai oublié votre sentiment à l'égard de ce titre, si ouvertement exprimé jadis devant le feu roi ? Madame de Pompadour m'en parlait encore quelques jours avant son trépas. Cependant il faut faire comme si, monsieur. Ne serait-ce que pour votre fils. Surtout pour votre fils.

Sa voix se déchira.

— … que vous pouvez montrer, vous !

Nicolas demeura silencieux, respectueux de la douleur du ministre.

— Oh ! Je connais votre discrétion. J'aurais dû naguère m'en persuader tout de suite. Vous êtes fidèle et brave, le feu roi le savait, Sa Majesté en est convaincue. C'est pourquoi je souhaitais vous voir. Ne m'interrompez pas. J'ai deux ou trois considérations à vous confier.

Il se redressa pour avancer avec peine son siège vers Nicolas.

— Mon temps de ministre est compté. Non, non, c'est ainsi ! Je ne suis plus en cour, même si les événements récents m'ont un peu rapproché du roi. Qu'ai-je d'ailleurs à me plaindre ? Tant d'années au pouvoir2étonneront toujours. Ne puis-je aspirer au repos ? Maurepas, mon parent, me soutiendra autant que cela ne lui nuira point. Ce que nous venons de voir est grave, il n'a tenu qu'à des riens que cela ne dégénère. D'infâmes placards sont chaque nuit apposés sur les murs, jusqu'à la porte du cabinet du roi à Versailles ! Tenez, voilà la moisson de la nuit.

Il prit des papiers froissés sur un guéridon.

— Tenez, tenez ! « Louis XVI sera sacré le 11 juin et massacré le 12. » Et encore celui-là : « Si pain ne diminue pas, nous exterminerons le roi et toute la race des Bourbons et mettrons le feu aux quatre coins du château3. » Au moins, jadis, c'était la favorite qui excitait la canaille.

Il oublie les rumeurs si longtemps répandues sur le pacte de famine, songea Nicolas, pourtant affecté par la véhémence du ministre.

— Tout cela glace d'horreur les bons citoyens !

— Entendez-vous quelque chose à cela ? Une vague générale, des mouvements concertés en apparence par des chefs demeurés dans l'ombre, et toute cette machine paraît avancer vers un dessein mystérieux pour menacer le trône. Qui oserait-on soupçonner ? Des insoupçonnables !

Sa voix se fit presque inaudible.

— Oui, oui, des insoupçonnables. Accusés par les raclures de libelles, par ces pamphlets tout droit sortis des sentines anglaises truffés de coquecigrues et qui citent, pêle-mêle, Madame Adélaïde, Sartine, Le Noir et l'abbé Terray. Curieusement, on ne nomme point ceux qui pouvaient tirer avantage de ces troubles. Ceux qui, au cœur de toutes les oppositions à l'autorité royale… Un de ceux-là… Sa Majesté s'en est inquiétée. « J'espère, m'a t-elle dit, pour mon nom que ce ne sont que des calomnies. » Car c'est bien ce coquard-là qu'on soupçonne.

Le ministre, réputé fort en quolibets, redevenait lui-même sous le coup de la colère. Derrière les circonvolutions du propos, c'était la personne du prince de Conti qui surgissait. La confidence du roi s'expliquait : il n'aimait pas La Vrillière, mais dans le feu des circonstances, celui-ci n'en demeurait pas moins le dernier confident du défunt roi, son grand-père, et il savait qu'il pouvait s'ouvrir à lui de ses pensées les plus secrètes.

— On avait pourtant vu, poursuivait le ministre, le pain plus cher et plus verdâtre qu'aujourd'hui sans que, pour autant, éclatât la colère du peuple. Le grief n'est pas très sérieux. Ni famine ni disette, et que voit-on ? Des gens qui, pour avoir de quoi manger, jettent à la rivière tout ce qu'ils trouvent de blé et de farine4 ! Et sans compter l'or répandu à profusion et découvert dans les poches de ceux qui sont arrêtés !

— C'est en effet l'avis du lieutenant général de police. Enfin de M. Le Noir…

— Comment, comment ! Hélas, ne parlons pas de celui-là ! Je n'ai que trop déploré votre disgrâce à la mort du roi, notre regretté maître. J'en ai imposé à son successeur Albert à votre sujet. Il ne s'avisera pas, pour le moment et tant que ma main, et celle du roi, seront sur vous, de chercher noise et querelle. Sachez cependant qu'il vous tient pour une créature de Sartine et qu'il n'hésitera pas, le moment venu, à se jeter par le travers de vos entreprises. Hors cela, qui a tué le boulanger Mourut ?

La question prit Nicolas au dépourvu. Ainsi le ministre se tenait-il toujours bien informé, Sartine n'y étant sans doute pas étranger.

— La réponse est plus compliquée que la question et, pour tout dire, prématurée.

— C'est bien ce que je pensais. Allez, monsieur le marquis, ne fléchissez pas. Vous m'avez naguère appris à ne jamais désespérer. Si c'est le cas, rappelez-vous qu'il faut aider notre jeune roi.

Nicolas se retira, ému. L'homme valait mieux que sa réputation. Son visage défait s'était à plusieurs reprises empreint d'une douce bienveillance et tant qu'il serait en charge il le protégerait. Au trébuchet des comptes ultimes, cet homme de vices et de fidélité serait peut-être sauvé.

Quand il retrouva La Borde, celui-ci, que rien ne pressait, se proposa de l'accompagner là où il devait se rendre. La prochaine étape était le siège de la Compagnie des Indes, installée dans une ancienne dépendance du Palais Mazarin à l'angle de la rue Vivienne et de la rue Neuve-des-Petits-Champs. La Borde, lancé depuis peu dans les affaires, lui fit observer qu'il y avait plus d'argent dans ce quartier que dans le reste de la ville. On y voyait trotter des banquiers, des agents de change et des courtiers courant à la Bourse, enfin tous ceux qui font marchandise de l'argent monnayé. Il ajouta, en riant, que les catins y étaient plus financières que dans tout autre endroit et qu'elles savaient distinguer un suppôt de finance à ne pas s'y tromper. Nicolas le crut sur parole.

Les activités de la Compagnie, vaste empire commercial, étaient en suspens depuis la perte de la plupart des possessions aux Indes en 1763. Il ne fut guère aisé au commissaire de se faire admettre dans les bureaux, d'autant plus qu'ignorant ce qu'il cherchait, ses demandes paraissaient bien vagues. On le renvoyait de commis arrogants en directeurs suspicieux. Pour finir, un huissier, la canne à la main, le guida jusqu'aux combles où il fut invité à fouiller à loisir dans des montagnes de liasses. Alors qu'il hésitait, ne sachant par quel bout entamer ses recherches, il perçut un bruit étrange, de plus en plus distinct, qui se rapprochait. Il frissonna et se tint sur ses gardes. Cela ressemblait à une sorte de raclement suivi de frottements, le tout accompagné par un halètement irrégulier. Dans cette grande pièce à peine éclairée par des fenêtres mansardées, un jour glauque tombait des vitres grises de poussière. Nicolas posa la main sur la crosse du pistolet miniature logé dans une aile de son tricorne et arma doucement le chien. Il se déplaça pour se mettre en contre-jour, à l'aplomb d'une croisée protégée sur ses côtés par deux grands placards. Le silence était revenu, mais il distingua alors un souffle proche. Lentement son regard se porta à l'angle d'une colonne de dossiers jaunis. Une masse sombre se profilait sur le plancher, qui se révéla être un énorme soulier poussé par une courte jambe. Un être difforme suivit cette étrange apparition, vêtu de noir, bossu, la tête énorme portée par un torse court aux bras démesurés. Deux grands yeux noirs et doux qui offraient un peu d'humanité à un visage boursouflé, comme replié sur lui-même. L'être balança sa jambe d'un coup de reins et projeta son pied bot en avant pour se redresser et se présenter, en dodelinant de la tête. Une voix grave s'éleva.

— Je crains, monsieur, de vous avoir effrayé. Veuillez me pardonner, ce n'était pas mon intention. Dieu m'a ainsi fait que mon apparition joue toujours en ma défaveur.

Il acheva son compliment par une sorte de révérence lente et compliquée. La main de Nicolas quitta la crosse de son pistolet dont il détendit le chien avant de replacer le tout dans l'aile protectrice de son tricorne.

— Je suis au regret, monsieur, de vous avoir paru être sur mes gardes. Je suis Nicolas Le Floch, commissaire de police au Châtelet. L'expérience m'a enseigné à prudence garder.

— Justin Belhome, oui monsieur, c'est mon nom, dit-il avec un sourire qui détendit sa bouche d'horrible manière. Je suis l'archiviste de la Compagnie, le seigneur des combles. Si vous êtes parvenu jusqu'ici, c'est que vous y êtes autorisé, et donc je suis votre serviteur.

— Hélas, je cherche une aiguille dans une botte de foin ! Un passager de retour des Indes orientales. J'ignore la date de son arrivée en France. Depuis deux ou trois ans sans doute… Tout cela un peu au hasard.

Soudain Belhome escalada un placard sans portes. Il balançait son pied comme pour s'équilibrer et, s'accrochant à des piles de dossiers qui oscillaient dangereusement, il en rejoignit le sommet. Il saisit d'une main trois liasses, virevolta, glissa et dans un grand bruit se retrouva face à Nicolas.

— Voyons, commença-t-il, Toulon 1772, 1773 et 1774. Vous devez savoir au préalable que vous ne trouverez ici que la liste des bâtiments ayant touché terre ainsi que les fortunes de mer.

Le commissaire réfléchit un court instant.

— Avec cette liste de bâtiments, que puis-je espérer ?

— Si vous en avez l'autorité et les moyens, vous pouvez obtenir la liste des passagers de chaque transport. Mais pour cela il faut interroger les bureaux de Lorient ou de Port-Louis.

— Combien de temps faut-il pour consulter vos listes ?

— Des heures… tout est mêlé, l'Afrique et l'Amérique. Je peux m'y consacrer, mes autres tâches ne sont pas rudes ni prenantes.

— Monsieur, je serais confus de vous fournir ce surcroît. À charge de revanche, si je puis vous être utile…

— De rien, monsieur. Si vous voulez venir demain matin, j'en aurai achevé.

Nicolas quitta donc l'aimable archiviste déjà plongé dans ses registres dont il suivait, une règle à la main, les minutieuses annotations. Il retrouva La Borde lisant et en rien morfondu de cette attente. Il lui rapporta le résultat de sa démarche. Il lui annonça devoir se rendre à Versailles au département de la Marine. La Borde se proposa de l'y mener. Il paraissait si heureux de demeurer avec Nicolas que celui-ci accepta. Leur conversation les conduisit aux confidences. L'un parla d'Aimée d'Arranet, l'autre avança être fort épris de sa jeune femme. Cependant la différence d'âge et d'expérience, et peut-être ses propres exigences, indisposaient une épouse que la maladie harcelait. Sa mélancolie nerveuse ne cédait en rien aux potions et aux cures. La Borde en venait à penser qu'une charge à la cour dans la Maison de la reine ou dans celles des princesses constituerait l'exutoire nécessaire pour apaiser et, peu à peu, dissiper cette irritation morale prolongée. Il pria Nicolas de l'excuser de le tyranniser avec ses soucis et l'interrogea sur Louis.

Apprenant son entrée chez les pages de la Petite écurie, il conseilla à son ami de veiller de loin sur son fils. De brillantes carrières s'y préparaient mais le dérangement y dominait. Les belles manières s'y enseignaient tout autant que le plus mauvais ton. On n'y répondait guère de la conduite, de la bienséance et de la morale. La jeune noblesse était abandonnée à elle-même. Certains pages ne résistaient pas aux exemples de leurs aînés et pouvaient devenir de vrais mauvais sujets.

Passée la Seine, leur propos porta sur les récents événements.

— Vous connaissez nos Français, dit La Borde. Les rentiers et les bourgeois ont été effrayés mais, comme toujours, le calme rétabli, ils recommencent à frauder le gouvernement et à excuser les factieux. On considère que fort mal à propos M. Turgot a engagé des dépenses pour approvisionner les troupes rassemblées autour de Paris. Tout cela coûtera de trente à quarante millions. Quant à ses élégantes, elles viennent d'imaginer des bonnets à la révolte. Tout finira par des chansons ! Triste anniversaire pour déjà un an de règne.

À Versailles, les bureaux de la Marine occupaient le même hôtel que les Affaires étrangères. Nicolas allait tenter d'être reçu par Sartine quand il vit l'amiral d'Arranet s'avancer vers lui. Il revenait d'une mission d'inspection et s'enquit des raisons qui conduisaient Nicolas au ministère. Il parut à Nicolas qu'une gêne nouvelle s'installait entre eux. Ni l'un ni l'autre n'évoquèrent Aimée. Elle planait pourtant sur leurs propos. L'amiral fit ainsi tous les bureaux et le remit entre les mains d'un commis qui traitait du bagne de Brest. Il saluait M. d'Arranet quant celui-ci le saisit par les mains.

— Ne désespérez pas, vous me l'avez ramenée un jour, j'en ferai autant. C'est une capricieuse.

Il grommela encore quelques mots indistincts avec un bon sourire et laissa le commissaire heureux et perplexe à la fois. Le commis l'entraîna dans son bureau et se mit en quatre pour contenter un personnage si bien recommandé. Il expliqua doctement ce que signifiait une condamnation au bagne et combien malaisée se présentait toute évasion.

— Les galériens ont des chaînes au pied et sont maintenus deux par deux le jour. La nuit au taulas.

— Le taulas ?

— Oui, monsieur. La table de bois où ils dorment et à laquelle ils sont attachés. Songez, en outre, à la difficulté principale de masquer son état. Ils sont flétris à l'épaule…

Nicolas se disait que Hénéfiance, n'ayant pas été condamné, ne portait peut-être pas la marque infâme sur l'épaule. En revanche, il songea au rêve de Louis et au capucin avec ses cicatrices aux chevilles.

— Il faut à un évadé trouver un autre costume, moins voyant que sa tenue. Il a les cheveux rasés. Quitter Brest s'avère très difficile. Les pertuisaniers et les argousiers patrouillent en permanence. L'arsenal est entouré d'un mur d'enceinte et la ville de murailles. Les portes sont sévèrement gardées. Dès que le canon tonne, les soldats sont lancés à leurs trousses. Des primes sont alors promises à ceux qui aideraient à retrouver le fugitif et la maréchaussée sillonne le bocage. Songez, monsieur, qu'il n'y a pas beaucoup de chemins pour quitter la péninsule. La seule grande route est celle de Morlaix à Rennes. Le port de Landerneau est un verrou constamment surveillé. Par mer il faut rejoindre Crozon et, de là, la route de Quimper. Impossible de circuler, sauf à parler breton.

Pour le reste, le commis avait consulté un fichier qui rivalisait avec ceux de la lieutenance générale de police. Hénéfiance, arrivé à Brest par une des chaînes de 1768, avait disparu en 1769. Réputé intelligent et forte tête, il travaillait, comme beaucoup de galériens, à l'extérieur de la prison. Une notule précisait qu'il avait appris le breton à cette occasion. Il n'avait pas été possible de déterminer s'il avait péri dans sa tentative d'évasion par voie de mer. Rien ne prouvait en fait qu'il avait emprunté la chaloupe retrouvée à la dérive.

Rejoignant La Borde, Nicolas se demanda si le fugitif avait pu gagner un port. De fait Lorient et Port-Louis n'étaient guère loin, portes naturelles vers l'Orient et les Indes. Parler le breton facilitait un passage par la voie de terre, le paysan étant par nature peu ouvert à l'égard des gardes-chiourme et d'autant plus enclin à aider un malheureux susceptible de gagner leur confiance en se faisant comprendre. Restait que l'ancien bagnard était bien le passager supposé d'un des bâtiments de la Compagnie des Indes. Il espérait donc beaucoup des précisions fournies par Justin Belhome et de celles qui seraient susceptibles d'être recueillies à Lorient. Toutes ces recherches risquaient cependant d'être vaines car si Hénéfiance avait réapparu dans le royaume, ce ne pouvait être que sous un autre nom.

Il convenait désormais de se mettre en pied de produire des recoupements et décrampiller l'essentiel de l'accessoire. Cela ne suffirait pas à retrouver Hénéfiance. Une découverte ou un événement inattendu s'avéraient indispensables pour que la figure du bagnard coïncidât soudain avec un personnage jusqu'à présent inconnu. Nicolas ne désespérait pas, confiant dans une sorte de grâce efficace qui souvent intervenait pour l'assister dans ses enquêtes.

Il se faisait tard et La Borde proposa à Nicolas de souper en sa compagnie et de coucher à Versailles dans un petit logis qu'il y avait conservé, après la mort du roi, dans une rue discrète. Nicolas comprit que l'ancien champion des fêtes galantes, sans abdiquer dans la carrière du plaisir, la maladie de sa femme persistant, concluait avec le ciel des accommodements acceptables. La soirée fut exquise, égayée par une soubrette jolie à cœur. On y parla opéra, voyages, cartographie, édition et on y communia dans le souvenir ému de Louis XV jusqu'à une heure avancée de la nuit.

Samedi 6 mai 1775

Au petit matin, La Borde ramena Nicolas au Grand Châtelet. Une mauvaise nouvelle l'y attendait. Un envoyé de la Compagnie des Indes avait tenté de joindre le commissaire à l'aube. Justin Belhome venait d'être découvert, le crâne fracassé, au milieu d'un amoncellement d'archives effondrées. D'emblée l'hypothèse de l'accident avait été écartée. Le mort serrait dans ses doigts des fragments d'un registre qu'on avait vraisemblablement arraché de ses mains. L'objet avait disparu, sans doute à l'issue d'une lutte violente comme en témoignait le désordre environnant. Bourdeau s'était aussitôt précipité sur place et n'allait pas tarder à revenir. Il avait demandé qu'on retînt le commissaire au Châtelet s'il devait reparaître avant son retour.

Cette attente offrit à Nicolas l'occasion d'une amère méditation. Ainsi, songeait-il, un innocent venait de périr par sa faute. De vieilles hantises ressurgissaient, Mauval tué dans un duel à l'aveuglette, un vieux soldat pendu dans sa prison, Truche de la Chaux exécuté sur la place publique… Il revoyait le bon regard de Belhome se mettant sans discuter à son service. Pourquoi fallait-il qu'il fût l'instrument funeste du destin ? Quel démon l'avait conduit sous les combles de la Compagnie ? Il éprouvait une souffrance que la raison ne suffisait pas à combattre. Il ne parvenait pas à se convaincre d'être étranger à cette mort. Le chanoine Le Floch, comme Noblecourt mais pour d'autres raisons, affirmait toujours que les coïncidences n'étaient pas fortuites.

L'unique enseignement de ce drame le conduisait à penser que son enquête s'orientait dans la bonne direction. Justin Belhome avait péri parce qu'il avait découvert quelque chose qui menaçait son assassin. Et quoi d'autre que le nom du navire et, à partir de là, la liste des passagers embarqués ?

Il était urgent de dépêcher un émissaire à Lorient avec instruction de plonger dans les archives. Heureusement que la recherche se restreignait. Il était pourtant à craindre de devoir disposer d'une longue liste dans laquelle rien ne distinguerait l'adversaire. Que pouvait-il faire d'autre ? Si les documents détenus par la Compagnie des Indes à Paris avaient été anodins, ils n'auraient pas conduit à leur destruction et à la mort d'un innocent. Sur-le-champ il rédigea un ordre de mission sur l'un des blancs-seings signés par le duc de La Vrillière, qu'il détenait en permanence et dont il usait avec parcimonie dans les cas urgents. Pour le coup l'affaire était gravissime. Rabouine verrait toutes les portes et les réticences les plus ancrées céder devant ce sésame et rien ne s'opposerait à ce qu'il découvrît ce qu'il était censé trouver. À peine le cachet était-il apposé que Bourdeau apparut.

— On vous cherchait partout. Nous avons appris par les directeurs que vous aviez rencontré la victime hier.

— S'agit-il bien de Justin Belhome ?

— C'est lui. Il est demeuré travailler la nuit dernière, des chandelles brûlées en nombre l'attestent. Le meurtre est patent. Écorchures, coups, vêtements déchirés, crâne fracassé. Le pauvre s'est défendu bec et ongles. Il n'en avait guère les moyens pourtant…

Bourdeau sortit de sa poche des petits triangles de papier froissés et tachés de sang. Il les tendit à Nicolas qui les examina avec soin.

— Voyez, Pierre, dit-il, ce sont des coins de pages marqués du sceau de la Compagnie, un écu couronné, des fleurs de lys avec un Neptune en majesté, le tout soutenu par deux sauvages, l'un portant un arc et l'autre appuyé sur une ancre. Voilà donc des vestiges d'un registre qu'il devait consulter quand on le lui a arraché des mains. Savez-vous pourquoi ?

— Je ne vois pas où vous voulez en venir.

— À ceci. Pourquoi a-t-il défendu ce registre ?

— Je l'ignore.

— Parce qu'il y avait sans doute relevé des indications concernant les questions que je me pose sur Hénéfiance.

Il leur montra les petits morceaux de papier.

— Voyez, il y a des numéros de pagination, 134, 135 et 136 et la moitié du millésime 74, l'année 1774. Cependant, il n'y pouvait colliger que la liste des navires et celle-ci ne suffisait pas à éclairer notre recherche…

— Je comprends, mais pourquoi avoir précisément défendu ce registre ?

— Sans doute d'autres mentions y apparaissaient-elles, plus éclairantes peut-être ?

— J'envoie Rabouine à Lorient. Sans doute y a-t-il là-bas un double du registre.

Il lui donna le blanc-seing.

— Qu'il parte sur-le-champ. Bourse ouverte pour sa dépense. Quant à moi, je cours à l'hôtel de police me montrer au nouveau lieutenant général. Il se pourrait que cela soit utile dans l'avenir… Pour ce pauvre mort, l'ouverture est-elle nécessaire ?

— Non. Il n'y a aucun doute sur les conditions du décès. L'accident est exclu. La porte de l'hôtel de la Compagnie était fermée, mais le portier a été réveillé au milieu de la nuit. Quelqu'un avait frappé à l'huis, il a ouvert et n'a vu personne. Il est probable que, mal réveillé, il n'ait rien remarqué, c'est ce qu'il prétend. Dans l'obscurité le meurtrier aurait pu s'introduire. Pour sortir, c'était un jeu d'enfant, il suffisait de tirer la porte de l'intérieur : elle n'était pas fermée à clé pour permettre à Belhome de ressortir.

— Tout cela n'est rien moins que vraisemblable !

— M'est avis que le meurtrier avait un complice ou, plutôt, une complice.

— Sur quoi fondez-vous cette supposition ? Vous en avez la preuve ?

— Presque. Le « hibou » aurait assisté à la scène.

— Comment ! Restif ? Comme par hasard, il est toujours là où on ne l'attend pas. Ma foi, sa présence pourrait nous être utile.

— Il se trouve dans nos locaux, si vous souhaitez l'entendre.

Quand, réticent, il se présenta dans le bureau, sa démarche oblique rappela à Nicolas celle des crabes des grèves de sa Bretagne natale. L'homme et tout ce qu'il traînait de rumeurs lui déplaisaient, le plongeant toujours dans le malaise. Il était vêtu d'une houppelande verdâtre, le chef couvert d'un chapeau allongé aux bords parallèles roulés.

— Alors, monsieur Restif, toujours à l'affût ?

— J'aime errer au milieu des ténèbres de la capitale immense. Que de choses à voir quand tous les yeux sont fermés ! J'entre dans tous les secrets, mais je suis un traître pour le vice et pour le crime.

— Bien, bien. Contez-moi donc ce que vous avez observé cette nuit ? Et d'abord, la raison de votre présence ?

— Vous en allez juger. La chose était si étrange que, bon citoyen, j'ai souhaité me confier à quelqu'un. Au petit matin, je suis donc retourné au corps de garde de la rue Vivienne et, là, j'ai reconnu l'inspecteur Bourdeau.

— Rien n'est moins clair que votre propos. Reprenez au début.

— Pour tout vous dire, j'errais près de la bibliothèque du roi, quand soudain…

— Soyons précis. Quelle heure était-il ?

— Oh ! Cela ne me préoccupe jamais, mais à vue de lune, cela se passait entre onze heures et minuit. Soudain, alors que je gagnais la rue Sainte-Anne à peu près à hauteur de l'hôtel de Louvois, je croise une jolie personne troussée fort haut, avec une jambe parfaite et, par conséquent, un pied charmant d'une exquise petitesse, un de ceux qu'à la fureur j'idolâtre. Les deux vont souvent de pair ! … Bref, transporté, je rebroussai chemin et me mis à la suivre. Je m'apprêtais à lui confier le plaisir que j'avais à la contempler quand une ombre, surgissant d'une porte cochère en demi-lune, l'aborda et lui parla à l'oreille. L'or ayant sonné et resplendi, elle l'accompagna. Curieux comme toujours de ce qui allait advenir, je me maintenais à quelques pas, longeant en silence la muraille. Ils me menèrent jusqu'à la rue Neuve-des-Petits-Champs. Là, il y eut une nouvelle explication qui me semblait la répétition de la première. J'en compris bientôt la raison. Le moine…

— Le moine ? Vous n'aviez pas précisé la chose jusqu'alors.

— Pardonnez-moi, dans le flux de mon récit, j'omets des détails. Oui, un moine capucin. Une fois ses recommandations ressassées à la mignonne, il se tasse dans un recoin de la muraille éloigné de la lumière des lanternes. J'en comprends bientôt la raison : la fille soulève le marteau de la porte de la Compagnie des Indes. Après un long moment, le portier paraît. Mal réveillé ou ivre, il oscillait sur lui-même. La fille l'entraîne à quelques pas, multipliant les agaceries les plus délurées.

— Longtemps ?

— Autant qu'il le fallait pour permettre au moine de s'introduire dans la place. La fille repousse alors le portier qui choit dans le ruisseau et rentre en maugréant. Quant à elle, n'attendant pas son complice et prenant ses jupons à deux mains, elle s'enfuit dans la nuit, révélant au passage deux chevilles délicieuses. Je me jetai à sa poursuite et finis à bout de souffle par la rattraper, cette coquine, place des Victoires.

— L'avez-vous interrogée sur son étrange conduite ?

— À ma manière, benoîte et paternelle…

Il se frottait les mains d'un air papelard.

— … Je lui ai dit : « Mignonne, où courez-vous si vite ? » Rassurée par mon aspect de bon papa, elle se confie sans réticence. Elle n'était pas ancienne dans la carrière à ce que je vis tout de suite. Arrivée à pied de sa campagne à la grand'ville et, aussitôt, prise en main par un joli cœur de garde-française, elle arrondissait depuis la solde du militaire. Abordée par le capucin, elle avait entendu le conte à sornettes d'un jeune homme déguisé, amoureux d'une belle qu'il voulait nuitamment rejoindre. Son travail, à elle, consistait à distraire quelques instants l'attention du portier. Je laissai Colette, car ainsi se nommait-elle, et rejoignis l'hôtel de la Compagnie des Indes d'où j'eus la chance de voir sortir l'amoureux en question.

— Portait-il quelque chose ?

— Maintenant que vous le dites, j'eus en effet l'impression qu'il dissimulait un objet sous sa robe. Je l'ai suivi de loin jusqu'au passage de Valois, le long du Palais-Royal. Ô surprise ! Une voiture l'attendait…

— Et ?

— Hélas ! Elle a disparu. Mais j'ai relevé une indication qui, j'en suis sûr, vous intriguera au plus haut point.

— Dites vite !

— La voiture était celle d'une grande maison, d'une très grande maison…

Il cligna d'un œil, ce qui fit penser Nicolas à l'oiseau de nuit dont l'auteur se prévalait.

— … Pour tout vous dire, de celle du prince de Conti.

— En êtes-vous sûr ? demanda Nicolas sursautant à cette annonce qui soudain reliait entre elles d'autres constatations de son enquête.

— Aussi sûr que d'avoir repéré l'écusson frappé à la portière « d'or à la croix de gueules contournée de seize alérions d'azur, quatre dans chaque canton » ! Ajoutons que je les ai devinées tout gazées qu'elles fussent sous un papier collé rendu transparent par l'humidité !

— Bon. Et cette fille, la pourriez-vous retrouver ?

— Sans doute, avec quelque délai. Mais ne vous imaginez pas qu'elle vous en dévoilera plus qu'à moi. Elle a été l'instrument passager et innocent d'une trame odieuse.

— Croyez-vous qu'elle reconnaîtrait le visage de ce moine ?

— Impossible, il avait le capuchon baissé et s'est toujours tenu en précaution de la lumière des réverbères.

— Il importe que vous la dénichiez. Je souhaite pouvoir la confronter le jour où j'aurai mis la main sur l'inconnu.

— J'y veillerai, vous savez combien j'entends vous satisfaire.

— Nous apprécions votre aide, répondit Nicolas dont la bienveillante nature renâclait devant un personnage sur lequel il connaissait tant de choses peu ragoûtantes.

— Je demeure votre obéissant serviteur.

Restif sorti, Nicolas, après un long moment de silence, renouvela ses instructions à Bourdeau.

— N'oubliez pas d'approfondir la situation des maisons de la rue du Poirier. Qu'on surveille désormais toute voiture aux armes du prince de Conti. Je veux voir l'enclos du Temple environné de mouches sur tout son pourtour. Ne laissons pas échapper nos chances de débusquer l'inconnu s'il a trouvé refuge dans cet abri de hors-la-loi !

Au moment où il se mettait en route pour rejoindre l'hôtel de police, Rabouine apparut suivi de Tirepot. Rouges et essoufflés, à la limite de la jubilation, ils brûlaient, d'évidence, de faire partager une importante nouvelle.

— Du neuf ? demanda le commissaire imperturbable.

— Rien moins que cela, et du plus relevé !

— Je vous écoute.

— Tirepot d'abord, car c'est grâce à lui que tout s'enchaîne.

L'intéressé prit son air le plus matois. On le sentait heureux et à son affaire.

— Nicolas, mon fils, tu es espionné et suivi !

— Comment cela ?

— Comme je te le dis, et pas par un seul homme ; plusieurs se relaient à tes trousses.

— Et comment sais-tu cela, toi ?

Tirepot grimaça de contentement.

— Vois-tu, à la demande de Rabouine, très attentif et soucieux de ta sûreté, j'ai tramé tout un filet tendu par des gagne-deniers de mes amis, hommes de confiance, pour te protéger. Tu sais d'expérience que celui qui est l'objet d'une surveillance distingue rarement son espion. Sinon ce serait la mort des mouches et de la haute police.

— Et donc ?

— Donc tu es filé dans tous tes déplacements.

— La preuve de cela ?

— Hier tu t'es rendu chez M. de Saint-Florentin, enfin le duc de La Vrillière, dans la voiture de M. de La Borde. Eh oui ! Un fiacre vous suivait à distance. Et de là, à la Compagnie des Indes. Ensuite ce n'était plus de mon ressort, car hors les murs.

— En effet, j'étais à Versailles. Mais aujourd'hui ?

— Tout comme hier. Quand tu es arrivé au Grand Châtelet, le carrosse de M. de La Borde traînait derrière lui son homologue.

— Homologue, homologue, répéta Bourdeau en riant. Tirepot, te voilà bien géomètre !

— Eh ! Mon confrère, cela remet tout d'aplomb !

— Il est donc des leurs, dit Nicolas. Qu'attendons-nous pour nous saisir de lui ?

— Hé ! Hé !

— Je ne t'entends pas.

— C'est que nous avons choisi de le prendre à son propre piège, si j'ose dire !

— Allez, cessons de jouer à cligne-musette5. Vous savez, et moi, aveugle, je ne puis deviner ! Un détail d'importance m'échappe. Comment avez-vous retrouvé mon suiveur ?

— Tiens ! Nous savions que, tôt ou tard, tu repasserais au Châtelet. Il suffisait d'attendre. Et de fait, un fiacre te filait le train.

— Mais alors, il est donc encore là ? Il m'attend ?

— Nous prendrais-tu pour des pousse-culs6 ? On est plus délibéré que cela. On s'est approché un peu trop du fiacre en question qui, intrigué par nos manigances, a aussitôt pris la poudre d'escampette.

— Ainsi, vous l'avez perdu.

— Non, dit Rabouine reprenant la parole, nous l'avons juste forcé à décamper pour le mieux faire suivre. La bande à Tirepot s'y emploie à c't'heure, et devrait nous rendre compte par émissaires au fur et à mesure de son déplacement.

— Bien, conclut Nicolas, je vous libère. Bourdeau demeurera ici pendant que je cours à l'hôtel de police. Rabouine, tu tires cela au clair avant de partir en mission. Pierre te donnera les détails.

La visite du commissaire rue Neuve-Saint-Augustin le laissa perplexe. Le nouveau lieutenant général de police, petit homme sans tenue à perruque roussâtre, le reçut entre deux portes, se contentant de lui ordonner de poursuivre les dossiers en cours et de lui en rendre compte dans quelques jours. Les propos, prononcés dans la presse, ne manifestaient pourtant ni méfiance ni ouverture. Nicolas comprit que ce traitement assez bénin de la part d'un personnage réputé malgracieux tenait à la recommandation du duc de La Vrillière. Il devina soudain les raisons de la convocation par M. de La Borde à se rendre à l'hôtel Saint-Florentin : le ministre de la Maison du roi ne souhaitait pas que cette audience particulière fût portée à la connaissance du sieur Albert. Il perdit dans ce déplacement un temps précieux, le nouvel entourage peu amène l'ayant lanterné un bon moment. De retour au Grand Châtelet, il trouva Bourdeau d'humeur grinçante. Le chevalier de Lastire venait de passer, apportant une nouvelle inattendue. Il avait retrouvé Caminet.

— Où se trouvait le corps ? s'enquit aussitôt Nicolas. Il faut convoquer Sanson et Semacgus.

— Tout beau ! Point de mort, point de corps. Le jeune homme, au dire de votre ami, demeurait caché dans une maison de jeu clandestine, rue des Moineaux, dans le quartier Saint-Roch…

— Comment le chevalier l'a-t-il découvert ?

— Il fréquente ce tripot dans le cadre de ce qu'il nomme ses missions. Au cours d'une partie de jeu – il s'agissait du piquet, et vous savez combien il prête à la cocange7 –, il y a eu accusation de tentative et rixe. Les hautes cartes étaient, semble-t-il, augmentées sur la longueur. Caminet avait soin de couper en long de telle sorte qu'il avait forcément dessous une haute carte.

— Et que même si l'avantage n'est que d'une carte, c'est beaucoup au jeu de piquet !

— Surtout qu'il ajoutait à cela des signes de l'œil à son partenaire qui l'ont perdu.

Console-toi, marquis, d'une étrange partie

Qu'au piquet je perdis …

— Les Fâcheux ! Pierre, toujours amoureux de Molière ?

— Toujours ! Ainsi, contestation, querelle, insultes et couteaux brandis. Le tenancier a dû appeler le guet pour calmer le hourvari. Bref, le jeune homme serait au poste de garde de Saint-Roch. Je compte y courir, car je suppose que vous souhaitez attendre ici des nouvelles de ce fiacre mystérieux.

Resté seul, la lassitude le submergea. Il cédait parfois à ce mouvement, harassé de l'agitation qui le conduisait, depuis tant d'années, d'un lieu à un autre comme un animal enfermé. Tout, et la ville en particulier qu'il aimait tant, lui apparaissait alors triste, morne et sale. Un peuple de visages bas l'environnait, sur lesquels il décelait les stigmates du vice et du crime. Montait en lui le dégoût écœurant devant le spectacle offert par cette Babylone des Écritures. Surgissait bien vite la tentation du retrait. Il songea au château de Ranreuil qui désormais lui appartenait. Les images heureuses de son enfance se rattachaient à ce lieu. L'évoquer faisait gronder à ses oreilles le bruit du libre océan. N'y trouverait-il pas une paix plus distrayante que son propre affairement ? Et puis soudain un rayon de soleil illumina le sombre bureau et ranima son énergie. C'était toujours ainsi. Parfois, dehors, la belle façade d'un hôtel neuf lui souriait de ses mascarons grimaçants et la ville reprenait son emprise. Elle offrait à nouveau sa splendeur, sa vie, son excès. Elle ne cessait de croître, engoncée dans ses anciennes limites, gagnant toujours plus sur ses faubourgs et leurs terrains vagues. Des visages aimés et amis le ramenèrent doucement à la réalité, si dure fût-elle. Celui du jeune roi qu'il souhaitait tant aider par fidélité à son grand-père et attachement à un principe ; son marasme disparaissait. Il se laissa entraîner par une vague heureuse de certitudes, s'abandonnant à son destin, porté par lui.

Le père Marie le tira de sa réflexion. Un petit vas-y-dire venait d'apporter un message de Tirepot. Le fiacre qui avait suivi Nicolas était entré dans une maison située rue de Vendôme, près les boulevards, à côté de l'Intendance, face au couvent des Filles du Sauveur. Nicolas fourragea dans le tiroir du bureau et en sortit la feuille du plan de Lattré. Il observa avec intérêt que la maison en question était voisine des dépendances de l'enclos du Temple. Il décida de s'y rendre sur-le-champ et chargea le père Marie, qui ne dissimula pas sa jubilation à l'énoncé de ses nouvelles responsabilités, de recueillir toutes les informations et de lui faire porter sans délai les messages urgents.

Midi sonnait à la chapelle du couvent des Filles du Sauveur quand il se fit déposer discrètement à l'entrée de la rue de Vendôme. Il repéra Rabouine et Tirepot, confondus avec la muraille. Il s'approcha d'eux, leur enjoignant d'aller quérir le guet. Un rassemblement de charrois barrait la voie. L'odeur le saisit à la gorge. Il comprit aussitôt de quoi il s'agissait, se félicitant d'une occurrence qui procurerait une diversion à son approche. La corporation des vidangeurs était à l'œuvre. Il reconnut la veuve La Marche, maîtresse vidangeuse. Ce n'était pas la première fois qu'il la rencontrait. Quelque temps auparavant, Le Noir l'avait envoyé démêler une sordide affaire. Une odeur fétide s'exhalait d'une maison appartenant à M. de Chaugny, colonel de cavalerie qu'il convenait de contraindre à remettre en état sa fosse d'aisances encombrée de pierres. La contestation avait été vive entre la maîtresse femme et le vieux militaire qui, prétendant que sa négligence était commune, renâclait devant le coût de la vidange. Il est vrai que souvent des pauvres gagne-deniers se proposaient pour opérer à moindre prix. Ils y perdaient souvent la vie, tant le travail, souillant et pénible, conduisait à respirer de méphitiques vapeurs.

Il constata, pour le coup, que la veuve La Marche se trouvait en contravention avec les prescriptions des derniers édits. Non seulement le produit de la vidange était versé dans des tonneaux percés qui répandaient sur les pavés leur puant contenu, mais encore le travail aurait dû se dérouler entre dix heures du soir et la pointe du jour, sans parler du lavage obligatoire du terrain souillé. Il était trop occupé pour dresser procès-verbal. Il menaça cependant du doigt la veuve qui lui envoya un baiser dans un sourire largement édenté.

Nicolas chercha la maison. Il ne pouvait se tromper, elle était située juste en face du couvent. La porte cochère donnant sur un jardin céda à sa pression. Le bâtiment comportait une autre porte cochère par laquelle la voiture repérée avait dû disparaître. Une petite entrée sous porche permettait l'accès au logis. Il s'en approcha avec circonspection, tourna la poignée, elle s'ouvrit sans difficulté. Échaudé par son expérience de la rue du Poirier, il réfléchissait à un moyen d'en bloquer la fermeture. Il eut le malheur d'avancer ; trois degrés étroits le précipitèrent rudement sur le sol tandis que la porte se refermait dans un claquement sec. Les genoux endoloris, il se redressa et, dans l'obscurité totale, remonta vers l'issue pour l'ouvrir. Il s'aperçut trop tard qu'elle n'avait point de poignée intérieure et qu'il était pris au piège. Il n'aimait pas être enfermé et se sentit aussitôt oppressé. Heureusement, ayant tiré les leçons de ses précédentes expériences, il disposait d'un briquet et d'une chandelle. Alors qu'il battait le premier, un flot de lumière jaillit derrière lui. Il se retourna et vit avec effroi se découper dans l'encadrement d'une ouverture une sombre silhouette. Un moine, le visage dissimulé sous le capuchon, le menaçait d'un pistolet. Nicolas ne saurait jamais par quel miracle l'immédiate réflexion à laquelle il s'était alors livré lui avait dicté sa conduite. Les mots d'un vieux conte breton appris par cœur dans son enfance lui revinrent en mémoire.

— Ha yann ha mont ha darch'haouin un taol bazh houarn gantan diwar e benn, hag e lazhan hep na reas zoken na bramm ! (Et Jean de lui frapper sur la tête un coup de barre de fer qui le tua sans qu'il proférât même un cri !), hurla-t-il.

Le résultat fut étonnant. Supposant que le commissaire s'adressait à un adversaire surgi derrière lui, le moine effaré se retourna d'un coup, laissant à Nicolas les secondes nécessaires pour saisir l'arme dissimulée dans son tricorne. Le petit pistolet de Bourdeau fit feu, mais manqua sa cible, l'inconnu ayant à nouveau fait face avant de se jeter en arrière et de claquer la porte. Nicolas se retrouva derechef dans le silence et l'obscurité. Il respira profondément pour calmer les battements de son cœur affolé. Il regrettait de n'avoir pu tirer un second coup ; il aurait dû pour cela recharger son arme. La chandelle fut allumée, il se mit à arpenter avec précaution l'étroit boyau pour, au bout de sa recherche, découvrir une entrée latérale qui menait sans difficulté à une vaste salle emplie d'un incroyable bric-à-brac. Caisses, ballots à demi éventrés d'où jaillissaient des flots de tissus bariolés ; çà et là, des idoles païennes, balayées par la lueur de la chandelle, le fixaient de leurs yeux morts. Il décela une odeur étrange, mélange de remugles animaux et d'un parfum inconnu. En se penchant vers un coffre, il s'aperçut que la senteur provenait du bois dont il était fabriqué. Dans un recoin, derrière d'autres caisses, il découvrit des clapiers emplis de lapins terrorisés. Un détail le frappa : il semblait que certaines inscriptions sur les caisses avaient été effacées ou brûlées ; des taches noirâtres en témoignaient. Il supposa qu'elles portaient auparavant le nom de leur propriétaire. Dans un coin, il remarqua des gants d'un cuir fort épais et des bottes de la même matière qui lui semblèrent gigantesques, car destinées à monter jusqu'en haut des cuisses.

Une nouvelle porte se présenta, qu'il poussa, en la coinçant avec son chapeau pour qu'elle ne pût se refermer. La pièce paraissait vide, avec un haut panier d'osier posé sur un grand tapis. Un poêle de porcelaine ronflait, dispensant une chaleur humide due à un récipient d'où s'échappait de la vapeur. La température contrastait avec celle des autres pièces. Alors qu'il s'approchait du panier, il s'aperçut, n'en croyant pas ses yeux, que le tapis ondulait sur lui-même. Soudain la frange se souleva et une forme en jaillit dont l'ombre immense, portée par la lumière de la chandelle, se profila sur la muraille. Figé d'horreur, Nicolas sut qu'il avait devant lui l'hamadryade que Guillaume Semacgus avait dès longtemps devinée. Il retrouvait tous les détails relevés sur le croquis du chirurgien de marine. Le cobra, dont les yeux luisaient dans la lumière, le fixait, son capuchon développé, le corps dans une totale immobilité. Un léger sifflement répétitif se faisait entendre. En un éclair, Nicolas analysa la situation. Il était désarmé et fort engagé dans la salle, fuir devenait impossible. Le moindre mouvement risquait de déclencher une attaque. Peut-être la lumière de la chandelle effrayerait-elle l'animal en le fascinant ? Il fallait absolument sauvegarder cette flamme qui ne durerait plus très longtemps. Il comprit à ce moment-là l'usage et l'utilité des gants et des bottes : ils servaient probablement au mystérieux occupant de la demeure à manipuler le reptile sans danger. Ils se trouvaient trop éloignés pour en faire usage.

Le cobra s'était mis en mouvement et sortait le reste de son long corps empreint d'une sauvage beauté de dessous le tapis. Ses écailles blanches et beiges brillaient dans la lumière. Nicolas pensa : « Ton nom est légion. » Devait-il demeurer immobile ? L'adversaire s'était rapproché, redressé, arqué. Il semblait prêt à frapper. Nicolas sentit le désespoir l'envahir, il aurait voulu crier et se retenait de le faire. Il se mit à prier. La gueule du serpent s'entrouvrait quand, brutalement, une main se plaqua sur la bouche de Nicolas et, dans le même temps, il entendit s'élever une étrange et sauvage mélopée. Sous ses yeux, une main brune apparaissait, tendue à l'extrême, les doigts dirigés vers la bête. Le chant s'approfondissait dans les graves. Il semblait que le cobra détendait ses anneaux, la tête oscillant au rythme de la voix pour finalement, peu à peu, s'allonger, ruban rectiligne sur le sol, comme mort. Nicolas fut brutalement bousculé, il tomba de côté. L'être qui chantait saisit délicatement la tête triangulaire, la porta à sa bouche et souffla dessus. Le corps du cobra s'amollit. Il fut prestement jeté dans le panier dont le couvercle fut aussitôt rabattu. Son sauveur se retourna. Nicolas ramassa la chandelle mourrante et l'éleva. Stupéfait, il reconnut le visage couvert de tatouages de son ami Naganda.

Ils s'étreignirent.

— Par quel miracle, cher Naganda, surgissez-vous ainsi pour me sauver la vie ?

— N'en parlons plus, je vous dois bien plus que cela. Le père Marie au Châtelet, où je comptais vous trouver, m'a indiqué que vous veniez à peine de le quitter pour la rue de Vendôme. J'ai sauté dans un fiacre et, en arrivant, j'ai croisé M. Rabouine qui a ajouté à ce que je savais déjà. Il était fort navré de s'éloigner, craignant que vous ne fussiez en danger.

— Il n'avait pas tort.

— De fait je me suis précipité vers la maison qu'il m'a indiquée. De loin j'ai perçu le bruit d'une détonation.

— Hélas, je n'avais qu'une balle. J'ai manqué mon agresseur et me suis trouvé démuni devant la bête !

— Et me voilà, heureux d'avoir pu vous être utile.

À la lueur déclinante de la chandelle, le visage effrayant du chef mic-mac s'adoucissait d'émotion. Il était vêtu d'un habit bleu sombre de coupe militaire, un tricorne dissimulait sa longue chevelure nouée en catogan. Il s'accroupit pour ajuster la cheville de bois qui fermait le panier d'osier.

— Mieux vaut prendre ses précautions. Je ne connais pas ce spécimen. Il est de belle taille, sans doute venimeux. Chez nous, le plus dangereux est celui des marais que nous appelons dans notre langue makissin8. Sa morsure est mortelle.

— Et, dit Nicolas souriant, vous obéit-il comme l'a fait ce cobra royal ou hamadryade originaire d'Asie ? Encore que rien ne me peut étonner venant de vous !

Naganda posa sa main sur l'épaule de son ami et plongea ses yeux noirs dans les siens.

— Mon peuple connaît bien des secrets de la nature. Vous savez que je suis son chef, et plus que cela même…

Cette énigmatique réponse rappela à Nicolas les manifestations et faits incompréhensibles qui avaient marqué sa première rencontre avec l'Indien de Nouvelle-France9. Grâce au commissaire, il avait été innocenté d'une accusation de meurtre, le feu roi l'avait choisi comme observateur des menées anglaises aux confins des colonies de Nouvelle-Angleterre et du Canada.

— Que me vaut la joie de vous retrouver ?

— Le jeune roi, vu cette agitation, souhaite entendre mes rapports de vive voix. Il s'est souvenu de nos rencontres et m'a invité à représenter mon peuple lors de son sacre à Reims.

— Je m'en réjouis. Où êtes-vous descendu ?

— Chez le docteur Semacgus… Nous voulions vous faire la surprise, mais vous êtes insaisissable ! De fait, si je suis parti à votre recherche c'est que Kluskabe, notre héros grenouille, m'a envoyé une vision : le fils de la pierre était en péril ! J'ai bondi. À notre ami, j'ai apporté des plantes de chez nous et des graines. Je pense que ce…

— Cobra.

— … le remplira d'aise. Il pourra en faire hommage à ses confrères du Jardin du Roi.

Nicolas, en quelques mots, mit Naganda au fait de toute l'affaire. Ils fouillèrent la maison. D'évidence, personne n'habitait là. L'entrée forcée, ils constatèrent qu'un chemin pavé menait à une troisième porte cochère ouverte sur le parc de l'enclos du Temple. Ils revinrent à l'intérieur pour examiner de plus près un amoncellement de tapis, de statues, d'objets étranges, de plats d'argent contournés, de coffrets en cuivre ou en ivoire, toute une brocante10venue des Indes orientales.

— Nous ferons saisir tout cela et dresser un inventaire. Le moine a été surpris au nid, là encore il ne reviendra pas. Les uns après les autres nous restreignons ses gîtes et le contraignons à la fuite.

Du bruit se fit entendre. Ils se dissimulèrent dans l'ombre, la chandelle mouchée. Au bout de quelques minutes, Rabouine apparut accompagné d'hommes du guet.

— J'étais sacrément inquiet de votre sort. Seule l'idée de savoir M. Naganda à vos côtés me rassurait quelque peu.

Nicolas lui raconta l'épisode. La mouche tendit la main à Naganda.

— Mais, reprit Rabouine, j'ai du grain à moudre.

— C'est toujours cela.

— Alors que nous revenions rue de Vendôme avec le renfort, une voiture s'est arrêtée et un homme en est descendu. Je ne l'ai pas envisagé tout de suite : il portait un mouchoir sur sa bouche compte tenu de l'odeur… Il s'est dirigé vers la maison. Soudain il a reconnu les uniformes du guet, a aussitôt rebroussé chemin et, bien qu'il ait été en tenue bourgeoise, je l'ai reconnu de loin.

— Alors, qui était-ce donc ?

— Notre abbé de Vienne. Le frétillant Georgel.

Cette révélation ne laissa pas de surprendre Nicolas. La nouvelle recoupait ses suppositions que les événements de leur voyage en Autriche étaient intimement liés à ceux de Paris. Tout un échafaudage prenait corps et d'effarantes perspectives vers lesquelles la réflexion voletait comme un oiseau désorienté. Nicolas prescrivit à Rabouine de mener sans désemparer les préparatifs de son départ pour Lorient. La malle-poste était trop lente et soumise aux aléas du chemin. Il userait de son ordre de mission pour imposer sa priorité dans les relais de poste pour une équipée à franc-étrier.

Nicolas et Naganda rejoignirent le Grand Châtelet. Peu après Bourdeau parut. Il poussait devant lui un jeune homme à perruque jaunâtre et lunettes fumées, les mains liées, la tête baissée, l'air buté.

— Voilà le gibier, annonça gravement l'inspecteur.

Nicolas reconnut Caminet. Il ne l'avait vu jusqu'alors qu'en tenue de boulanger. La corruption lisible dans les traits de ce visage précocement flétri par la débauche et les basses pensées le frappa chez un être si jeune. Il attira Bourdeau à ses côtés et lui parla à l'oreille. Il allait tenter d'amener le suspect à avouer la vérité. Des affirmations jetées comme par surprise devraient le déséquilibrer. Aussi ne rentrerait-il pas tout de suite dans le vif du sujet, à savoir le drame de la rue Montmartre. Caminet fixait le commissaire comme s'il en attendait son salut ; il le connaissait depuis des années et pouvait espérer son indulgence.

— Qu'apprenons-nous ? Tu te serais engagé dans de bien calamiteuses voies. Est-ce bien la place d'un honnête apprenti boulanger que d'aller se clapir dans un tripot de mauvaise réputation peuplé de filles perdues et de truqueurs roués ?

À ce moment, Bourdeau, comme pour donner du poids à ces propos, jeta sur la table plusieurs jeux de cartes aux tailles inégales. Nicolas les étala d'un revers de la main.

— Beau matériel ! Voilà un attirail de fripon qui te mènera tout droit au bout d'une corde. Le sang a déjà coulé, à ce qu'on m'a dit ?

Une voix lamentable s'éleva.

— Je me suis défendu…

La perruque avait glissé, laissant apparaître une mèche rebelle de cheveux bruns.

— Et pour cause, dit Bourdeau. Tu as rapiné vingt pistoles à un malheureux innocent qui, lui, jouait de bonne foi.

— Mais… Je n'arrive pas à perdre.

— Vraiment, la belle excuse ! C'est très difficile avec ça.

L'inspecteur prit dans un jeu un huit et un roi.

— Avec une haute carte plus grande que la basse qu'en coupant tu tâtes aisément, on comprend ton impossibilité ! Ta faute et ta violence sont constatées. Un coup de tabouret à tuer net ton adversaire. Remercie le ciel et ta chance de ne l'avoir qu'assommé.

Caminet semblait soulagé.

— Je vais m'amender, monsieur Nicolas.

— Il ne serait que temps. Dis-moi plutôt pourquoi tu t'es enfui de chez maître Mourut ?

L'apprenti prit une expression fermée et sournoise.

— Je n'aime pas ce métier. Le maître est toujours sur mon dos…

Il fit un geste de la main.

— … Oui, j'en ai par-dessus la tête de la farine et du four.

— Tes camarades supportent bien cette vie, eux.

— Oh ! Ceux-là…

Il eut un sourire entendu.

— Ils m'apparaissent louables, dit Nicolas, toujours à l'heure et durs à la tâche. Aimables avec la pratique.

— Parlons-en !

— Tu ne sembles guère les apprécier. Tu aurais intérêt à modeler ton attitude sur la leur.

— Sur cette…

— Cette quoi ? Tu en as trop dit. Qui traites-tu ainsi ? Mlle Friope ?

L'autre s'emporta et se méprit sur le propos.

— Plus mademoiselle que vous ne pensez, cette catin !

— Oh ! Qu'elle soit une fille, nous le savons, et aussi que tu exerçais sur elle et son ami un odieux chantage.

L'attitude de l'apprenti accusa le coup. Il transpirait, tenaillé d'évidence par l'inquiétude de voir qu'on s'éloignait des raisons pour lesquelles il venait d'être arrêté.

— Ça n'a rien à voir. Ce sont là plaisanteries habituelles entre nous.

— Certes. Mais les conséquences de tout ceci ? Deux suspects emprisonnés et menacés des foudres de la loi. Deux malheureux n'ayant, ni l'un, ni l'autre, d'alibi, ou pour mieux me faire comprendre, dont on ignore s'ils se trouvaient où ils prétendent au moment décisif.

— Décisif ?

— Mais ils ne sont pas les seuls suspects, poursuivit Nicolas. Et…

— Je ne sais de quoi vous parlez.

— J'en doute. Mme Mourut, elle, a causé.

— Et de quoi ?

Il fallait plaider le faux pour savoir le vrai.

— Que vous vouliez vous débarrasser de son mari et vous enfuir avec elle.

Caminet eut une crise de rire qui ne finissait pas.

— Que croit-elle, hurla-t-il, que j'en veux encore à sa vieille peau ? Regardez-moi et considérez-la.

— Nous vous considérons en effet, dit gravement Nicolas, et nous voyons un criminel autour duquel se resserre l'étau des présomptions.

L'autre s'emporta soudain.

— Mais la victime, c'est moi, moi ! Il ne cessait de me turlupiner avec ses conseils, me sermonnant sans arrêt.

— La victime de quoi, de qui ?

— De… de… Il m'a frappé.

— Ah ! Qui ? Mourut ? Contez-moi cela.

— J'étais dans une auberge avec l'autre folle.

— Pourquoi la fréquentez-vous donc ? Votre galanterie me passe !

— Pour son argent, elle ne savait rien me refuser. J'étais donc dans cette auberge.

— Drôle d'auberge, en effet.

Caminet le regarda épouvanté. Était-il possible que le commissaire en sache autant ?

— Je suis descendu chercher du vin. J'ai découvert le Mourut au milieu d'autres personnes. Il m'a reconnu. J'ai tout de suite compris le parti que je pouvais tirer de la conjoncture. Il y avait longtemps que je voulais rompre et quitter la rue Montmartre. J'ai averti Céleste sans lui dévoiler le fond de ma pensée. Je suis redescendu pour sortir par la rue des Deux-Ponts-Saint-Sauveur. Il m'attendait, pour sûr ! Je lui ai donné son paquet, au boulanger. Il voulait me retenir, je ne sais pourquoi. Il m'a frappé. Je suis tombé, assommé. La pluie qui a commencé m'a ranimé et je me suis enfui. C'est moi la victime.

— Voilà un beau conte ! Et libre, sans souci, tu as aussitôt choisi ton nouveau logis dans un lieu clandestin de débauche.

— Je le fréquentais auparavant.

— Faux, dit Bourdeau. Un témoin, qui n'a rien à nous dissimuler, témoignera du contraire. Jamais avant il ne te vit et tu as surgi un papier à la main avec l'adresse de sa maison à plus de trois heures du matin, le lundi 1er mai.

— Il ment, il me le paiera !

— Il fera beau avant que tu puisses régler tes comptes, crois-moi !

— Autre détail, reprit Bourdeau clignant de l'œil en direction du commissaire. De quels fonds disposais-tu pour ta fuite ?

— Mes économies.

— Bigre ! On te dit dispendieux à l'excès et que maître Mourut, par ailleurs si mauvais avec toi, ne comptait pas ses deniers à ton profit. En pure perte apparemment !

Bourdeau posa sur la table une grosse bourse de cuir qui fit retentir du métal.

— Trouvée dans la soupente rue des Moineaux. Monsieur le commissaire, elle contient, encore, neuf cents livres en or. Une pincée, pour les économies d'un apprenti ! J'ajoute que selon les renseignements recueillis, ce monsieur aurait plutôt perdu que gagné en dépit de sa cocange depuis qu'il habite rue des Moineaux. Ou il est maladroit, ou les filles en auraient croqué une part. On prétend qu'il disposait de deux mille livres à son arrivée.

— Peste, s'exclama Nicolas, belle somme ! J'attends des explications. D'où provient-elle ?

— De Mme Mourut.

Bourdeau sortit de sa poche une bague, des pendants d'oreilles et un collier.

— Certainement pas. Voici les bijoux qu'elle lui avait confiés. Il n'a pas même eu à les négocier.

Nicolas eut une intuition. Cela valait bien de tenter le coup.

— Le dispensateur de tant de grâces, c'est évidemment le capucin, n'est-ce pas ?

La réaction de Caminet fut à la hauteur des espérances du commissaire. Il tourna la tête de droite et de gauche comme s'il cherchait une issue, se tordit les mains puis éclata en sanglots, replié sur lui-même.

— Je crois qu'il est temps de nous dire la vérité.

— Ce moine… m'a arrêté dans la rue.

— Où et quand ?

— Quelques jours avant ma fuite, devant Saint-Eustache. Il m'a proposé un marché. Je devais donner rendez-vous à Céleste chez la Gourdan, le dimanche soir. On me préviendrait à un moment donné pour que je paraisse dans l'escalier et que Mourut m'aperçoive. Je lui ai dit que je voulais quitter ma maîtresse et mener ma vie. Il m'a remis une bourse, celle-là même, ou plutôt il me l'a montrée en me la promettant si tout se passait comme il le souhaitait.

— Je crois que ce n'est pas tout.

— Non, je devais me montrer insultant avec le maître, le pousser à bout pour qu'il me frappe. Alors il fallait tomber lourdement sur le pavé et feindre d'être mort. Ce que j'ai fait. J'ai entendu qu'on éloignait Mourut et qu'on revenait se pencher sur moi. En fait, l'homme, que je n'ai pas vu, je le jure, m'a palpé en profitant pour glisser la bourse dans mon habit et un papier avec l'adresse de la rue des Moineaux.

— Soit, jugea Nicolas. Pourquoi es-tu arrivé si tard à destination ?

— Je me suis égaré. Il pleuvait et j'avais peur.

— Il faudra prouver cela. Ton maître a été tué à une heure que nous connaissons. Selon ce que tu avances, tu avais la possibilité de revenir rue Montmartre, de t'introduire dans le fournil avec la clé dont tu disposais et, là, d'assassiner ton maître avec des moyens que le capucin ou tout autre t'aurait procurés. N'est-ce pas cela la fin véridique du récit que tu nous a fait ? N'avais-tu pas appris que tu héritais s'il mourait, que Mourut, non seulement était ton maître d'apprentissage, mais ton père ?

Caminet regarda Nicolas sans paraître comprendre.

— Mon père ?

— Oui, ton père.

Longtemps la vieille forteresse retentit de ses hurlements alors qu'on le conduisait aux cachots.

— Coupable, complice ou victime ? Nous le saurons bientôt, dit Nicolas, pensif.