ÉPILOGUE
Du 5 juin au 19 juin 1775
Vous ne serez jamais ni grands hommes, ni
honnêtes gens qu'autant que vous serez gens de bien, fidèles à Dieu
et au roi.
Le Grand Condé
Après la fin des troubles, le temps du sacre était
venu. Le 5 juin, la cour se portait à Compiègne où, pour la
première fois, Louis de Ranreuil participa à une chasse au sanglier
en tant que page. Il eut la joie de fournir un cheval à son père.
Nicolas avait été chargé par le duc de La Vrillière d'assurer la
sûreté des déplacements et des cérémonies. Le soir de la chasse, le
roi le fit mander dans ses appartements afin de prendre
connaissance du rapport écrit par le commissaire sur les diverses
circonstances des événements de mai. Il s'assit et, bésicles à la
main, parcourut le document avec une attention crispée. Il demeura
longtemps prostré après cette lecture, puis s'adressa à Nicolas en
le fixant un peu de côté.
— Je vous remercie, monsieur. Cela m'éclaire.
Toutefois je ne souhaite pas que mon règne commence par un acte de
sévérité ; il suffit des malheureux du 11 mai… Il y a des
équilibres qu'il est préférable ne point rompre…
Il jeta les papiers dans la cheminée et les
regarda se consumer.
— Continuez à me bien servir, vous et votre
fils, que j'ai vu tantôt. Et dites-moi toujours la vérité quoi
qu'il vous en coûte et m'en coûte… Allez, monsieur.
Nicolas s'inclina et baisa la main que le roi lui
tendait.
La procession royale traversait par tradition les
domaines de la première race des rois mérovingiens,
Villers-Cotterêts, Fismes et Soissons. La reine et ses entours
empruntaient le chemin des Dames. Nicolas, à cheval, galopait près
de la voiture du roi qui parfois se penchait à la portière pour lui
causer. Quant à Louis, il voyageait avec ses camarades à la suite
du maréchal de Richelieu. Le temps était superbe et les chemins
méconnaissables, peignés, arrangés, sablés et fleuris par des
corvées. Celles-ci seraient les dernières, Turgot s'apprêtant à les
supprimer. Nicolas constatait, au passage, que le prix du pain
demeurait partout fort haut et qu'il était heureux que
l'exaspération du peuple ait fait long feu. Les hussards de
Bercheny, commandés par M. de Viomesnil, patrouillaient pour
parer à toute éventualité. Certains murmuraient que le sacre eût
ainsi à être protégé par la troupe.
Le vendredi 9 juin, le roi fit son entrée à
Reims dans son carrosse de gala à la tête d'une interminable
théorie de voitures et de cavaliers de la Maison du roi en grand
uniforme. Des sonneries de fanfares éclatèrent auxquelles se
joignit bientôt le bourdon de la cathédrale. Accueilli sur le
parvis par l'archevêque, Mgr de la
Roche-Aymon, et le clergé, il entra dans le sanctuaire entendre les
premières prières.
Le lendemain, Nicolas fit sa cour à la reine qui,
dans son appartement trop petit de l'archevêché, recevait pleine de
grâce et avec des manières si engageantes qu'elles lui rappelèrent
celles de sa mère Marie-Thérèse. La cohue s'accroissait dans les
premières chaleurs de l'été. Le comte d'Artois présent plaisantait
d'un ton léger et murmurait à l'oreille des dames sous le regard
critique de son frère Provence.
Le même jour, Nicolas eut le loisir d'emmener
Louis admirer, dans un parc de la ville, un éléphant femelle qui
attirait les foules par ses tours et sa bonne grâce. Il débouchait
et buvait une bouteille et manifestait à bon escient adresse et
intelligence. La joie et l'enthousiasme de Louis lui rappelèrent
que son fils était encore presque un enfant. Le roi assista aux
vêpres du sacre et au sermon prononcé par l'évêque d'Aix rappelant
« que la France ne pouvait périr que par ses défauts, que
restant telle qu'elle doit être, elle serait l'arbitre du monde
pour en faire le bonheur ».
Tard dans la nuit, Nicolas fut appelé par
M. Thierry, premier valet de chambre du roi ; il
s'habilla en hâte dans le méchant réduit qu'on lui avait attribué
près de l'appartement royal. Il retrouva le souverain accompagné du
capitaine des gardes. Ils l'accompagnèrent en voiture à la
basilique de Saint-Rémi où il souhaitait prier, à la veille de son
sacre. Le roi, taciturne, était en tenue de simple bourgeois, habit
brun et chapeau rond. Le sanctuaire bruissait des litanies
psalmodiées par les moines. Il s'agenouilla et demeura deux heures
en prière. Quand il se releva, il paraissait transfiguré. Il
considéra Nicolas, qui sortait de l'ombre pour le suivre, comme
s'il le voyait pour la première fois. Il lui tendit la main.
— Monsieur, je n'oublierai pas que vous vous
trouviez à mes côtés ce soir. Vous étiez à mon aïeul, soyez
désormais tout à moi.
Le lendemain, 11 juin, dimanche de la Trinité, les
évêques de Laon et de Soissons frappèrent à la porte de la chambre
du roi. Par deux fois ils le réclamèrent et par deux fois il leur
fut répondu : « Le roi dort. » La troisième requête
fut différente : « Nous demandons Louis, celui que Dieu
nous a donné pour roi » et la porte s'ouvrit. En veste longue
de dentelle d'argent et soutenu par les deux prélats, il fut
conduit à la cathédrale et s'assit dans un fauteuil à bras sous un
dais fleurdelisé suspendu à la voûte. Nicolas prit place du côté de
l'épître dans un magnifique habit blanc, chef-d'œuvre de maître
Vachon. Il fut frappé du spectacle qui s'offrait à lui avec la
tribune ouvragée et dorée de la reine, les travées et les
entre-colonnes garnies, en amphithéâtre, de dames couvertes de
diamants étincelants et le trône où le roi prendrait place sur un
faux jubé. Les plus belles tapisseries du garde-meuble, tendues sur
les murailles, complétaient la pompe et la splendeur de cette
décoration.
Après le Veni Creator, le roi prêta les trois
serments d'usage, les mains sur les Évangiles. L'archevêque le
ceignit de l'épée de Charlemagne et Monsieur lui fixa les éperons.
Le prieur de Saint-Rémi ouvrit la Sainte Ampoule et la remit à
l'archevêque qui, avec une aiguille en or, en tira la grosseur d'un
grain de froment qu'il mélangea avec du saint chrême. Le roi se
prosterna à plat ventre à même le sol, l'archevêque à ses côtés
malgré son âge ; puis il se remit à genoux pour recevoir les
six onctions sur la chair, sa veste et sa camisole ayant été
ouvertes. L'anneau fut béni et passé. Le roi reçut son sceptre et
la main de justice, l'archevêque prit la couronne et la soutint
au-dessus de sa tête en s'écriant : « Que Dieu vous
couronne de cette couronne de gloire et de justice. » Il la
posa alors et les douze pairs, laïcs et ecclésiastiques, y
portèrent leurs mains, formant comme les axes d'un moyeu
symbolique.
Louis XVI sacré et couronné, vint le moment
de l'intronisation. On le revêtit du manteau royal orné de
l'épitoge d'hermine parsemé de fleurs de lis avec une longue queue
sous lequel il portait la tunique et la dalmatique. Couronne en
tête et tenant le sceptre et la main de justice, il fut mené en
cérémonie jusqu'au trône dominant l'assistance. Les grandes portes
furent ouvertes, le peuple entra, les trompettes sonnèrent, des
colombes furent lâchées, des salves retentirent à l'extérieur, les
cloches sonnèrent à toute volée. Dans l'allégresse générale, des
voix sans nombre éclatèrent en vivats portant jusqu'à la voûte
l'acclamation de Vive le roi ! L'archevêque joignit son cri à
la foule et entama le Te Deum.
Le roi, encore une fois, parut à Nicolas
transfiguré, porté par une joie sans mélange. Il émanait de toute
sa personne une autorité et une gravité nouvelles. La reine éclata
en sanglots. Les larmes gagnèrent Nicolas. Le souvenir de la triste
soirée de transfert du corps de Louis XV à Saint-Denis
s'éloignait. Le sacre semblait clore le temps du malheur. La
monarchie à laquelle il avait voué sa vie continuait. Il apercevait
là-bas, au pied du trône, son fils rouge d'orgueil dans sa livrée
de la Maison du roi et, plus loin, parmi les ambassadeurs,
Naganda hiératique et le regard transporté, dans un long manteau
multicolore de plumes et de perles. Soudain une main se posa sur
son épaule. Il se retourna. Le visage d'Aimée d'Arranet, en grand
habit de cour, se penchait tendrement vers lui en souriant. Le ciel
s'éclaircissait et son cœur se libéra. Il lui sembla qu'une
nouvelle vie s'ouvrait à lui, il crut soudain à la possibilité du
bonheur.
Ivry – Glane – Rome – La
Bretesche
Mars 2004 – Mai 2005