III

ORAGES

J'aime les paysans ; ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers.
Montesquieu 

Nicolas reprenait souffle. Il tâta son épaule, le fil de cuivre doré d'une broderie pendait, lamentable, le long de son bras. À quelques pouces près, la poitrine était transpercée. Mille questions se bousculaient dans sa tête. Quelle suite incroyable d'événements ! Comment démêler un tel imbroglio ? Avait-il suivi Georgel ou son apparence ? Quel grain de sable avait pu gripper les rouages d'une opération agencée et ménagée avec tant de soin ? D'évidence leur propre ruse s'était retournée contre lui et ses compagnons. Cela signifiait que l'adversaire connaissait leur plan. De qui le tenait-il ? Quelle raison suffisante justifiait une tentative de meurtre aussi patente et déterminée ? Qui était, enfin, ce mystérieux cocher surgi de nulle part comme un spectre ? Quels motifs l'avaient conduit à lui sauver la mise et la vie ? Il avait égaré son épée au cours du sauvetage. Il soupira d'aise en songeant que ce n'était pas celle du marquis, son père ; il ne se serait pas pardonné cette perte. Le rythme de la course finit par se calmer, puis la voiture, après quelques chaos, s'arrêta. Il se tint sur ses gardes, s'attendant à tout. La portière s'ouvrit et, débarrassée de sa tenue de cocher, apparut la figure réjouie de M. de Lastire, un doigt sur les lèvres et l'œil amusé.

— Marquis, pas un mot. Descendez et, sans désemparer, retournez au Bœuf d'or : il se trouve à quelques pas. Dans un petit quart d'heure, je vous rejoins avec mon bagage.

Nicolas voulut parler ; en vain, Lastire bondissait déjà sur son siège, le fouet à la main. Il se repéra aisément, retrouva la Seilergasse et gagna discrètement sa chambre. Il s'empressa de se changer et attendit le retour de Semacgus et de Rabouine. Il était curieux d'entendre les explications du chevalier. Il réfléchissait à sa surprenante réapparition quand l'intéressé, dans sa tenue habituelle, poussa la porte et, avec un grand soupir, s'affala dans un fauteuil. Il prit une pose un peu canaille et considéra Nicolas en souriant.

— Monsieur, dit celui-ci, soyez assuré que je suis votre débiteur, je vous dois mon salut et vous détenez sur ma reconnaissance une traite inépuisable. Mais, que diable, contez-moi comment vous disparaissez et apparaissez comme les dieux des opéras de M. Rameau ! Nous avons tremblé pour vous, nous nous perdions en conjectures sur votre sort !

Lastire éclata de rire en piétinant le sol de ses bottes.

— Il est vrai que je vous dois une explication. Un fait décisif prévaut : ne croyez pas que M. de Sartine vous ait laissé partir sans scrupules. Dieu, non ! Il tient trop à vous. Il demeure toujours un peu du grand Châtelet surtout au moment où il assure l'intérim de M. Le Noir. L'inconnu lointain et étranger l'inquiétait. Mon rôle essentiel ne consistait pas à escorter une effigie de porcelaine en brodant des babioles. J'avais carte blanche pour vous servir de garde du corps et une totale initiative pour décider de la manière d'en user.

Ce fut à Nicolas de sourire.

— Soit, reprit-il soudain sérieux, mais comprenez que votre logique n'est pas la mienne, elle passe même ma portée. Qu'auriez-vous dit, et légitimement, si je vous avais mis à l'écart et celé notre plan d'action ? Sans alarmer votre délicatesse, j'aurais apprécié de votre part davantage d'ouverture sur la véritable nature de vos activités et de devoir ces éclaircissements à votre zèle. Je comprends que vous n'étiez sans doute pas en mesure de nous les procurer, ou que vous avez jugé cela indifférent.

— Il n'aurait tenu qu'à moi de vous consentir ce plaisir, mais j'avais des ordres. Quoi qu'il en soit, monsieur le marquis, j'ose espérer que la suite de nos relations répondra à leur si favorable commencement. Et j'observe, soulagé, qu'un duel avec la camarde, loin de vous diminuer, vous anime au plus haut point !

Nicolas lui tendit la main.

— Pardonnez, chevalier, la chaleur de mon propos. Les scrupules d'une amitié surprise en sont la cause. Elle est aussi à la mesure de la crainte éprouvée quant à votre sort. Mais si quelques lueurs les plus bienvenues pouvaient…

— Allons, je m'efforcerai donc de justifier une conduite dont je conçois qu'elle ait pu vous apparaître étrange. J'appartiens à une phalange récemment créée par M. de Sartine… qui a pour tâche de traverser, pour nous en protéger, les menées des cours étrangères dans le royaume et au-dehors…

— Le ministre m'en avait laissé entendre la naissance, il y a quelques mois1.

— Usant des moyens de la police sans appartenir à la police, ce service est aussi conduit à surveiller les factions de cour, vous le savez, si souvent utilisées par nos ennemis. Son travail doit cependant s'exercer dans le secret le plus absolu, sans rien troubler de l'intelligence et de l'intimité des couronnes. Il importait au plus haut point que cela fût le cas avec l'Autriche, réputée notre bonne alliée. Je devais donc disparaître pour, sans me compromettre, vous mieux protéger. Les intérêts d'une affaire si délicate étaient à peser dans un trébuchet en toile d'araignée.

— Il me faut oser une question.

— Dans le domaine du possible, j'y répondrai de grand cœur.

— Outre votre apparition décisive, tel un génie d'opéra, avez-vous tenté de me prévenir d'un quelconque péril ?

— Je sens que le charme de cette dame masquée vous a séduit.

— C'était donc vous ?

— Votre serviteur ! Pardonnez le stratagème, mais quoi de plus habile qu'un déguisement pour approcher sans être deviné ?

— Et le message, pourquoi en latin ?

— Je vous sais d'une culture jésuite… Et ce n'était pas du latin vulgaire. Du Cicéron !

Ainsi, pensa Nicolas, Semacgus avait vu juste.

— Quelle signification attachiez-vous à ce double message ? Dans tous les sens du terme…

— Une mise en garde. J'espérais qu'il inciterait un commissaire réputé intrépide à ne se départir point de la plus grande prudence. Hélas, je misais sur la mauvaise carte !

— Ce n'était pas aisé à comprendre. Pourquoi une écriture si hermétique ?

— Il faut, monsieur, calmer cette humeur tracassière que seuls excusent les événements de la soirée… Imaginez que le poulet tombe et soit ramassé par un de ces espions mondains si nombreux dans ce pays. Qu'on l'examine ensuite par le travers d'yeux hostiles, où en serions-nous, vous et moi, avec votre clarté et vos mots qui damnent ?

Les bottes piétinaient sauvagement le sol.

— Le tracassin est mon plaisir et je ne lâcherai pas l'élan de ma curiosité, dussé-je lasser votre patience. J'ai bien entendu le premier message, mais le second ? J'y perdais mon latin. Il est question de discordes au château ?

— Le lien supposé entre notre abbé et ceux qui, à la cour et dans le royaume, aiguisent les factions contre les gens en place. M. de Sartine sait cela et le suit.

Nicolas n'était guère étonné que le ministre de la Marine, nostalgique plus ou moins dissimulé de Choiseul, fût au courant de ce qui se tramait contre Turgot et l'esprit de réforme. Ayant, en outre, de grands projets pour son département, si essentiel à ses yeux au salut du pays, il supportait mal les éternels entravements que suscitait le contrôleur général des finances à ses demandes incessantes de crédits. Du reste, l'opposition à Turgot participait d'une marchandise fort mêlée en tous genres. Pour l'heure, il souhaita mettre du baume sur l'irritation perceptible du chevalier et lui dévoila le résultat de la fouille dans la chambre de Georgel.

— Que vous disais-je ! s'écria Lastire après un temps de réflexion. Le lièvre se débusque. Il a beau jouer à cligne-musette2avec nous, voilà qui le démasque ! C'est la clique des Rohan, des Choiseul et de tous les Marsan. Tout s'éclaire.

Ce n'est pas ainsi que Nicolas aurait qualifié la situation. Elle lui semblait de plus en plus confuse. Il comprit soudain que Lastire en était encore à prendre le faux Georgel pour le vrai.

— Le gibier vous a masqué sa trace, s'exclama-t-il avec un petit sourire, ce n'était pas l'abbé qui croisait en tierce dans ce théâtre d'ombre. Vous avez pris, comme moi au début, l'allure de la bête à contre angle.

Lastire ne parvenait pas à dissimuler sa surprise.

— Vraiment ? Alors, vous avez perdu la piste et comme il quitte Vienne sous peu… Pourtant… Il est bien sorti de l'auberge ! J'étais dans son ombre et je l'ai vu sans conteste.

— C'était donc son frère ! Je vous assure que celui qui m'a attaqué n'avait rien d'un abbé de chancellerie. Reste que Semacgus a peut-être reconnu et suivi le bon. C'est notre dernière chance.

— Que me chantez-vous là, marquis ?

Nicolas comprit avec une certaine volupté que le chevalier songeait toujours au plan mis au point avant qu'il ne disparût. Il lui dévoila les ressorts de leur dernière stratégie qui le laissèrent silencieux et pensif.

— Il ne reste plus, conclut-il, qu'à attendre le retour de nos amis.

Un silence peuplé d'arrière-pensées s'établit entre les deux hommes. M. de Lastire sortit sa pipe, allongea ses jambes sur un escabeau et, tête renversée, se mit à former des volutes de fumée. Nicolas se sentait mal à l'aise tant le moral chez lui portait sur le physique. Son humeur brouillée l'achemina vers d'interminables considérations qu'une logique implacable déroulait en spirales. Chaque question donnait naissance à une suite de propositions qui, invariablement, le ramenait à l'origine de sa réflexion. Cette impuissance suscitait d'autres interrogations et le même processus mental se répétait, accru et aggravé par la fatigue des événements.

Il allait de soi que si le chevalier appartenait à cette secrète phalange, la discrétion devait être sa première et plus absolue obligation. Mais le commissaire faisait partie de la famille et pourtant… Il se rappela fort à propos que Sartine lui-même était coutumier de la rétention d'informations. Il aimait dissimuler une partie de ce qu'il savait, y compris à ses plus proches, dont Nicolas. Il se réservait toujours une part secrète dont il pourrait, au moment voulu, user à son avantage et à celui de l'affaire en cours.

Quant au débat ouvert avec Lastire, il s'étonnait qu'il eût pris, à certains égards, l'apparence d'un duel, certes verbal, mais dans lequel le caractère ondoyant de l'homme et une sorte de violence contenue s'étaient donné libre cours. Sous le futile officier ravaudant sa tapisserie transparaissait un homme d'action et de décision au tempérament quasi ombrageux. Il pouvait en juger par la vélocité du sauvetage qui lui avait sauvé la vie. Il finit par se convaincre que cette incertitude causée par la nature du chevalier correspondait sans doute à sa propre déception de n'avoir point discerné, dès l'abord, son caractère, de s'être trompé du tout au tout sur les apparences, d'être passé, lui, l'homme des intuitions et de l'usage des âmes, à côté d'une vérité humaine. Il pensait pourtant que la première impression était souvent la plus féconde en jugements fondés. Restait que Lastire avait, dès le départ, composé sa mine, faisant l'agréable et, pour tout dire, le sot, accommodant son apparence et son visage à l'image qu'il souhaitait offrir de lui-même.

Rabouine apparut vers minuit. Il avait décidé de rentrer, estimant sa mission de diversion achevée. Il avait promené les mouches autrichiennes avec la science consommée d'une longue expérience, pour les ramener enfin au Bœuf d'or. Il paraissait pressé d'aller se reposer de ses travaux avec quelque accorte soubrette du dernier étage. Il avait compté sans Nicolas qui lui intima de rester avec eux pour attendre Semacgus et tirer ensemble les premières leçons de cette nuit agitée. Il en fit le récit à Rabouine stupéfait.

Au fur et à mesure que le temps s'écoulait, Nicolas s'inquiétait du sort du chirurgien et se blâmait déjà de l'avoir entraîné dans cette affaire. La nuit s'écoulait lentement. Vers la demie de trois heures, la porte s'ouvrit avec fracas et un Semacgus titubant et hilare fit son entrée avant de s'affaler dans un fauteuil dont le bois gémit sinistrement. Sur le coup, Nicolas craignit que son ami ne soit retombé dans ses égarements passés. L'homme, rencontré pour la première fois il y a quatorze ans, menait une vie, sinon dissolue, du moins fort libertine, que l'âge et l'influence bénéfique d'Awa, sa cuisinière noire, avaient réussi à tempérer. Mais il était dit que ses intuitions seraient, ce soir, mises à mal, les unes après les autres.

— Tarare3, dit Semacgus en les considérant, goguenard, ne dissimulez surtout pas votre joie de me retrouver. Vous avez, ma foi, la mine d'une troupe de pénitents bleus !

— Qu'est-ce à dire ? demanda Nicolas l'air pincé. Que viennent faire ici des pénitents, et bleus de surcroît ?

— Oh ! Je constate que mon impression première se confirme : l'humeur n'est pas à la gaudriole. Il est interdit d'extravaguer. Cependant, au risque de ne pas séder4votre humeur, comme le disait mon maître Rabelais, je vais vous conter qui sont ces pénitents…

Nicolas sentit que, dans cet état, rien n'arrêterait Semacgus et il prit son mal en patience.

— … Piéça5, faisant escale à Marseille, j'éprouvais le besoin de me dégourdir le bistouri et me mis en quête d'un quelconque cadavre à dépecer. C'est là que je tombai sur une confrérie de personnes charitables dont la mission consistait à procurer aux suppliciés les consolations d'une fin chrétienne et un coin de terre comme sépulture. Le peuple les appelle les moines de la mort. Il est superflu de vous dire comment ils accueillirent ma démarche. De joyeux lurons ! Vous me les rappelez. Inutile de me regarder avec cet air consterné : oui, j'ai abusé de l'eau-de-vie, mais pour la bonne cause !

— Nous y voilà ! dit Nicolas soulagé. Auparavant, apprenez les nouvelles de la nuit…

— Mais, j'y songe, l'interrompit Semacgus, je crois que nous sommes quatre.

Il se leva et esquissa une révérence chancelante devant le chevalier.

— Monsieur, mille excuses. Les vapeurs de l'alcool m'ont confondu les visages en un seul, c'est dire…

— Justement, interrompit Nicolas, vous avez droit à une explication.

— Auparavant, Rabouine, va me quérir une chope de bière fraîche ; rien n'est plus efficace pour remettre l'esprit et les idées en place.

Sans attendre, Nicolas entreprit pour la seconde fois le récit de ses aventures de la soirée.

— Peuh ! dit Semacgus. Échec sur toute la ligne. Cela me laisse de marbre, car moi j'ai tenu le vrai Georgel à ma botte !

— Comment savez-vous que c'était le bon ?

— De la même manière que vous avez suivi le train du faux ! tonitrua Semacgus avant d'ingurgiter le contenu d'une chope armoriée que venait de lui tendre Rabouine.

Ce garçon a toutes les qualités, songea Nicolas. Où diable a-t-il trouvé cette boisson, à trois heures du matin ?

— Gaussez-vous ! Riez ! Oui-da, je tenais le bon et il m'a promené dans tout Vienne pendant des heures, dans une obscurité…

Il se leva.

— Fuyez, astre du jour, laissez régner les ombres

Nuit étendez vos voiles sombres !

Vos tranquilles moments favorisent nos jeux6.

— Et quoi ! dit Nicolas riant malgré lui devant cette voix de basse dont la justesse était remarquable. Georgel a retrouvé Huascar, Zaïre, Ali ou encore Adario7 ?

— Peuh ! Un personnage des plus communs. Gros traits, gros dos, grands pieds et une perruque de filasse dont même l'ami Gabriel le marin ne voudrait pas. Ils ont longuement devisé à l'ombre d'un portail d'église. Des papiers furent échangés, de l'or aussi. Puis le Georgel a pris congé : je l'ai abandonné.

— Comment cela ? dit Lastire jusqu'alors silencieux.

— Qu'aurais-je donc gagné à le filer ? La bête retournait au bercail.

— Vous l'ignoriez, et s'il avait eu un autre rendez-vous ?

— Le commissaire Le Floch vous apprendra, monsieur le chevalier, que l'essentiel consiste souvent à faire un choix entre deux inconvénients. Il m'est apparu plus opportun de chercher à connaître la nature du quidam en question.

— Je ne doute pas, monsieur, que vous y soyez parvenu.

— Certes, monsieur, et au-delà de l'imaginable ! Il a lui aussi repris une voiture que la mienne, de loin, a suivie. Bienheureuse neige qui assourdit et aveugle… Au Graben il est descendu et a enfilé une ruelle jusqu'à un tripot. Je l'ai accompagné. Pardi ! lui, au contraire de Georgel, ne me connaissait pas. Il a retrouvé un homme en habit noir. J'ai beaucoup bu.

— Comment cela ?

— J'ai feint de beaucoup boire en buvant un peu… On ne se méfie pas d'un ivrogne. Je possède là-dessus une expérience qui vous en remontrerait… Il y avait des stalles en bois. J'étais dos à dos avec ces drôles, à moitié couché sur la banquette. Vous savez à quel point le bois transmet les sons. J'entendais leur conversation comme si je me trouvais entre eux. Enfin, apprenez ce que j'ai retenu et l'analyse que j'en ai dressée.

Tous se rapprochèrent de Semacgus qui avait singulièrement baissé le ton.

— Que se confiaient-ils, hein ? Ils déploraient le départ du petit abbé, si commode et si candide. La vérité, c'est que ces bougres cédaient contre argent trébuchant des choses révélables. Ils avaient réussi à le persuader, par leurs livraisons régulières et opportunes, que, d'une part, le secret français était bien traversé et que, d'autre part, il obtenait, par leur entremise, des documents autrichiens authentiques.

— Je comprends, dit Nicolas. Nous avons vu le résultat.

— Le résultat ? C'est que le secret du roi n'avait plus de raison d'être. Ou alors il le fallait réorganiser tout entier et cela aurait pris des mois pour le remettre en état, ce que seul le roi était en mesure de décider. Or il est mort et son successeur ne paraît pas désireux d'y remédier. Aussi, moyennant de minimes entorses à sa propre discrétion, l'Autriche nous a persuadés d'abandonner un moyen utile de notre diplomatie.

— Et Georgel dans tout cela ?

— L'abbé, qui n'est rien moins que candide, joue peut-être à le paraître : il subodore quelque chose, ce qui expliquerait sa réticence à dévoiler son informateur. Il n'est jamais à honneur d'être l'objet imbécile d'une tromperie. Une autre hypothèse, qui ne récuse pas la première, c'est que ces documents sont pour lui le moyen de se faire valoir auprès de ceux qui le manipulent, nous en avons la preuve, depuis Paris. Bref, voilà un homme trompé, consciemment ou non, qui est à l'origine de la destruction d'un système de pouvoir. Je pressens que nous ne saurons jamais le fin mot de cet imbroglio… J'ajouterai, pour parfaire mon récit, qu'abandonnant mon intermédiaire – mille regrets, chevalier – j'ai collé mon ombre à celle de l'homme en noir, jusqu'à sa destination.

— Et alors ? demanda Lastire.

— Moi, je l'ai vu entrer avec sa clé dans les bureaux du Stattholter bei der Regiering für Niederösterreich.

— C'est-à-dire, en bon français ?

— Les bureaux de Son Excellence M. le gouverneur de la basse Autriche, détenteur à Vienne des pouvoirs de police, en quelque sorte leur lieutenant général à eux. Ainsi Georgel, qui prétendait démêler la politique du cabinet de Vienne, ne faisait que servir de paravent à une action offensive de celui-ci. Il lit nos secrets et nous adresse les siens les plus éculés. Tout cela pour mieux nous paralyser. Un coup de maître, en vérité ! Sur ce, messieurs, je vais me coucher.

Il se leva lourdement et quitta la chambre, laissant l'assistance consternée de ces révélations.

— J'irai tout à l'heure, soupira Nicolas, rendre compte à l'ambassadeur des tristes conclusions de notre enquête. Je doute qu'il apprécie la nouvelle.

— De fait, dit Lastire, elle ne laisse pas de lui ôter une épine du pied. Tout s'éclaire et il sait désormais à quoi s'en tenir. Le voilà débarrassé de Georgel. À lui de faire oublier le prince Louis, s'il le peut !

Sur cette courte morale, ils se séparèrent.

Lundi 6 mars 1775

Outre un visage contracté, la première réaction de M. de Breteuil fut tout à son honneur de représentant du roi. Il avait écouté sans ciller le rapport de Nicolas, exposé sans fioritures. Il déplora aussitôt l'offense faite à la France et en mesura les conséquences. Puis, comme pour se persuader de ce qu'il venait d'apprendre, il en résuma sur un ton interrogatif chacun des éléments. Qu'on ait tenté d'assassiner un envoyé de la cour ne fut, en rien, pris en compte ; cela faisait partie des risques du jeu.

— Ainsi, les bureaux autrichiens connaissaient le secret et son chiffre ? Ainsi, par l'intermédiaire d'un prétendu transfuge, on nous a insinué par la bande, c'est-à-dire par ce faquin d'abbé, notre malheur ? De plus, on a ajouté, pour davantage de vraisemblance et pour nous appâter, quelques papiers authentiques sans conséquence politique, ou évaporée depuis longtemps, mêlés à beaucoup d'autres forgés et emplis de fausseté. C'est bien cela ? Hein ?

Il se mit à ricaner en tordant la batiste de sa cravate.

— Le comble en cette affaire, c'est que Georgel pensait me tailler des croupières en m'écartant de son petit commerce. Le fait est qu'il me rend service. Ma bienveillance vous est acquise, monsieur le marquis, comme due à l'efficient instrument de mon éclaircissement. Vous y ajouterez en insistant, dans votre rapport à Versailles, sur l'infidélité notable et l'insondable bêtise de ce médiocre personnage à rabat.

Le mouvement suivant porta M. de Breteuil à exsuder sa haine à l'égard du prince Louis, accusé d'avoir donné dans le panneau8des Autrichiens, sans méfiance ni réflexion. Nicolas laissa passer l'orage qui redoubla pourtant de violence quand il révéla à l'ambassadeur la teneur du papier à moitié consumé ramassé dans la chambre de l'abbé. Il s'ensuivit une aigre diatribe qui s'acheva dans un rire sarcastique. Tout cela s'ajouterait aux débours de Rohan. L'impératrice-reine ne l'avait jamais supporté et la reine avait épousé l'antipathie de sa mère envers un prélat débauché et, de plus, courtisan attitré de Mme du Barry. Un jour ou l'autre, il serait, lui Breteuil, en place et en mesure de lui faire souvenir du passé.

— Voilà, dit Nicolas, une affaire, hélas, réglée. Il n'y a donc plus aucune raison, monsieur l'ambassadeur, que notre séjour à Vienne se prolonge. Cette information décisive et vos dépêches à convoyer engagent, au contraire, notre zèle à vous demander notre congé et à rejoindre le royaume au plus vite.

— Vos compagnons peuvent partir, sans vous. Convoyer mes dépêches ? Convoyer ? Que suggérez-vous ? Vous m'aviez assuré…

— C'est affaire de langage. Il s'agit d'en convoyer la teneur.

— Pourriez-vous, sur-le-champ me restituer… ?

— Si cela peut vous rassurer.

Nicolas ferma les yeux. Il réfléchit un instant et se mit à parler sur un ton monocorde comme s'il lisait quelque chose.

— Il y a du mouvement dans la Bohême. Quelques villages mécontents des corvées qu'ils doivent à leurs seigneurs se sont attroupés pour se soustraire à ce devoir. Ils se sont présentés devant la ville de Königsgrzëtz pour s'en emparer. La levée des ponts a fait échouer leurs projets. Les hussites, dont la secte est nombreuse en Bohême, paraissent les plus échauffés… Voulez-vous le début de la seconde ?

Breteuil, sidéré, opina sans un mot.

— Les mouvements des paysans sont plus considérables et le mal qui en résulte plus grand que je vous l'ai mandé par ma dernière dépêche. Comme on tâche de cacher ici la majeure partie du désordre, j'ai cru inutile d'en paraître instruit plus que le ministère ne le veut, et encore plus de m'étendre sur les causes de ce malheur qui menace la Bohême et les possesseurs de terre de pertes irréparables…

Effaré, Breteuil mit un doigt sur ses lèvres.

— Monsieur le marquis, cela me passe. Par quel prodige ? Il vous faut, sur-le-champ, calmer ma légitime curiosité.

— L'explication en est bien simple. Enfant, j'ai beaucoup appris par cœur. Mes maîtres jésuites ont parachevé mon éducation en ce domaine. Il me suffit de connaître le début des paragraphes. Je les chiffre par un moyen de moi seul connu. Et ensuite cela va de soi.

— Monsieur, il vous faut faire école ! Voilà résolue la question du secret !

— Sous réserve de n'être point soumis à la question, dit Nicolas en souriant.

— Reste que je ne peux vous autoriser à quitter Vienne, hélas ! L'impératrice souhaite vous charger d'un paquet et d'une missive pour la reine. Nous dépendons de son bon plaisir, qui peut prendre bien du temps… J'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'achever un médaillon. Vous voilà contraint de rester ici tant que le paquet ne nous est point parvenu. Je vous conseille de profiter de la ville.

De retour au Bœuf d'or, Nicolas réunit ses compagnons pour leur exposer la triste conjoncture. Chacun avait son opinion sur la manière de répondre à la situation. Semacgus se félicitait sans insister sur la possibilité qui lui était offerte de prolonger ses études botaniques. Les recommandations de M. de Jussieu lui avaient ouvert bien des portes et, en quelques jours, il avait enrichi ses connaissances en vue de son grand traité de plantes tropicales. Rabouine, serein, s'en remettait à Nicolas. Quant au chevalier de Lastire, il estimait que, l'affaire Georgel éclaircie, rien ne laissait penser que des agressions contre le commissaire se renouvelleraient. La présence d'un faux abbé prouvait que les événements de la dernière soirée étaient intimement liés. Il se proposait donc, sauf objection de Nicolas, de quitter Vienne. Il leur confierait son bagage et rejoindrait la France à franc étrier, ce qui permettrait d'avertir Vergennes et Sartine de leurs découvertes. Il ne prendrait avec lui que du courrier personnel, toute autre missive le mettant en péril en cas d'interception dans les États héréditaires et de l'empire. Personne ne s'éleva contre ce raisonnement. Le dispositif proposé rallia tous les suffrages. Le chevalier entendait partir le jour même. Nicolas s'isola pour écrire quelques lettres, à son fils, à Aimée, et un petit message amical à l'inspecteur Bourdeau dont il pressentait, malgré l'astuce de Sartine, le dépit de n'avoir point été de l'aventure. À deux heures de relevée, Lastire leur fit ses adieux, occasion pour Nicolas de lui témoigner encore sa reconnaissance pour son aide décisive. Ils éprouvèrent tous un peu de tristesse de le voir partir ; c'était un bon compagnon qui avait agrémenté de sa fantaisie et de ses saillies la monotonie d'un long voyage. Ils avaient aussi mesuré les facettes de sa personnalité et le caractère décidé et, par certains côtés, ombrageux de l'homme choisi par Sartine pour lutter contre les menées étrangères hostiles au royaume. Le souper fut morose. Après le temps échevelé de l'action et de la violence, la tension retombait et chacun se réfugia dans sa chambre.

Du mardi 7 mars au lundi 10 avril 1775

La période qui s'ouvrit, pourtant plaisante par certains côtés, finit par leur peser. Nicolas occupa les premiers jours d'une visite plus complète de la capitale de l'empire, mais la ville n'était pas grande au point que ce passe-temps permît de meubler les jours suivants. Le commissaire pensa à ses amis et à ses proches. Il découvrit une fine épée de cour, damasquinée, pour Louis, assuré qu'elle lui procurerait le plus grand plaisir. Pour Aimée, un collier en corail de Corfou le séduisit. Il eut la délicatesse de songer à la marotte de M. de Sartine. Se souvenant que l'abbé Georgel, activé par le ministre, lui avait adressé l'année passée une superbe perruque à marteaux, il s'enquit du meilleur faiseur local. Un modèle unique commandé par le Magistrato Camerale de la cité de Padoue9, récemment décédé, fit l'affaire. On lui assura que même le doge à Vienne n'en possédait pas de plus longue et de plus fournie ; il admira ses reflets argentés. Elle constituerait sans conteste la pièce maîtresse de la bibliothèque musicale à perruques du ministre de la Marine.

À l'intention de M. de Noblecourt, il finit, à la suite d'incessantes recherches, par dénicher une édition de la Vie des Douze Césars de Suétone dans un texte mis au point par le poète Franciscus Van Gudendorp, relié plein velin avec un double filet doré en encadrement. Ce superbe exemplaire ravirait le vieux magistrat bibliophile et, de surcroît, latiniste hors pair. Nicolas se souvint qu'il s'était naguère séparé d'un exemplaire d'Ovide, cher à son cœur, pour en faire présent à Louis Le Floch en partance pour son collège de Juilly. Un flacon de slevovitz et une tabatière pour Bourdeau, des mouchoirs en dentelle pour Marion et Catherine et enfin, une toque en fourrure pour le bon Poitevin, si sensible de la tête, parachevèrent ses emplettes. Il satisferait ainsi tout son monde.

Les semaines s'écoulèrent, ponctuées d'événements inattendus. L'archiduc Maximilien, que Nicolas avait escorté de la frontière des Flandres jusqu'à Paris, ayant appris sa présence à Vienne, se souvint de la dilection que la compagnie du commissaire lui avait procurée et le convia à souper en tête à tête. Il le retint jusqu'à une heure avancée de la nuit en lui posant mille questions sur la cour, les hommes en place, l'exercice de la justice et l'usage de la question dans la procédure criminelle. Marie-Thérèse, en effet, envisageait de l'interdire dans les États héréditaires. Le prince estimait qu'elle ne permettait pas de découvrir la vérité et qu'elle constituait plutôt un moyen aveugle qui forçait aussi bien le coupable que l'innocent à s'accuser. Il avait une physionomie intéressante, avec un rien de vivacité qui pouvait même le faire passer pour brusque ; cela le rapprochait de l'empereur, en moins affable et moins communicatif. Coadjuteur de l'ordre teutonique, il exerçait aussi les fonctions de gouverneur des Pays-Bas.

Nicolas assista à une représentation de gala d'un opéra italien en présence de la cour au Burgtheater sur la Michaeler platz, devant la Hofburg. Il avait été frappé par l'architecture du bâtiment, avec ses grandes verrières et son balcon promenade. La multitude et la splendeur d'immenses lustres rendaient une lumière semblable à celle du jour. Avec Semacgus et Rabouine éblouis, ils se retrouvèrent au théâtre de la porte de Carinthie pour la première d'Il Retorno di Tobia dirigée par Haydn. Tout Vienne était accouru assister à la création du maître de chapelle des Esterhazy. L'œuvre, brillante et superbement exécutée, recueillit les applaudissements unanimes de l'assistance. L'expression et la nature se mêlaient si étroitement que les auditeurs ne pouvaient qu'aimer l'une et admirer l'autre. Quant aux chœurs, ils brillaient d'un feu qu'auparavant on avait cru l'apanage du seul Haendel. Nicolas s'émerveilla des ressources vocales de la soprano Magdalena Friberth.

Enfin un appel de M. de Breteuil mit fin à leur attente. Nicolas s'empressa de rejoindre la résidence de France où l'ambassadeur lui remit, avec mille recommandations, le médaillon et la lettre frappée du sceau impérial destinés à la reine. Quelques paroles aimables et il fila retrouver ses amis. Les préparatifs du départ furent rapidement exécutés. Seul Rabouine renâclait et tirait longue mine, multipliant les adieux déchirants avec les coquines du voisinage. Il fallut que Nicolas s'en mêlât pour l'arracher à ces rustiques séductions au matin du mardi 11 avril.

L'hiver, redoublant de rigueur, multiplia les difficultés du retour. Pourtant le printemps aurait dû commencer depuis longtemps à poindre. Le gel persistait avec des redoux tempétueux de pluies et de neiges. Ces alternances transformaient les chemins en fondrières et, plusieurs fois par jour, Nicolas et ses compagnons devaient descendre de leur voiture pour aider le cocher et le postillon à dégager les roues des ornières emplies de boues glacées. Le temps s'aggrava au point qu'ils furent plusieurs jours bloqués à Augsbourg. Par chance, la meilleure auberge de la ville, les Raisins d'or, les accueillit pendant que la tempête faisait rage. Le tenancier, Johan Sigmund Mayr, homme des plus affables, se révéla un hôte charmant et un conteur intarissable. Par le truchement de Semacgus, il dévida mille anecdotes qui animèrent les soirées au coin de l'immense cheminée de la salle commune. C'est ainsi que Nicolas entendit à nouveau évoquer un aventurier du nom de Casanova qui avait séjourné dans cette auberge où sa bonne humeur et sa gourmandise, notamment pour le gratin de macaronis, étaient demeurées légendaires. Apprenti policier chez le commissaire Lardin, il avait jadis participé à son arrestation à Paris pour une affaire de dettes10. Grâce à la mansuétude de Choiseul, son séjour forcé au Fort-Lévêque n'avait duré que quelques jours.

Entre Augsbourg et Munich, ils furent interceptés par une troupe de hussards en rase campagne. La conjoncture s'avéra inquiétante. Ils se trouvaient loin de tout, faiblement armés et hors d'état de résister à cette soldatesque. Contraints par la force à descendre de voiture, ils durent s'aligner et subir un discours en sabir du chef civil du détachement qui les accusa d'être des espions. Nicolas excipa de sa lettre de courrier aux armes de France sans que cela parût en rien émouvoir son interlocuteur. Il leur annonça qu'ils allaient être fouillés à corps et leurs bagages visités. La lettre de l'impératrice fut examinée avec circonspection sans que le reître osât se porter aux derniers outrages. Nicolas avait averti que son ouverture équivaudrait à un crime de lèse-majesté dans lequel les deux couronnes seraient parties. Le paquet contenant le médaillon représentant Marie-Thérèse fut moins respecté. Les soldats s'acharnèrent vainement sur leurs effets, à l'irritation grandissante de leur chef. Finalement, sans un mot ni un regard, la troupe se retira, laissant leurs biens épars sur la neige. Ils mirent plus d'une heure à y remettre un peu d'ordre. Nicolas remarqua que Rabouine portait constamment les yeux sur le versant brumeux d'une colline. Qu'avait-il cru y déceler ? Interrogé, il demeura muet.

La nuit tombait quand ils se remirent en route, transis et couverts d'une neige qui prenait aussitôt la consistance de la glace. Que cherchaient ces sbires dont le chef avait poussé son enquête jusqu'à examiner le contenu du « bourdaloue »11de Semacgus ? Nicolas se félicitait d'avoir usé d'un stratagème pour convoyer les dépêches de l'ambassadeur du roi. Il avait même mémorisé sa liste de nombres qui lui restituaient le début de chaque paragraphe, clé de son système. L'auraient-ils d'ailleurs trouvée qu'ils se seraient échinés à la comprendre. Seulement sa découverte eût sans doute empiré les choses, prolongé les recherches et justifié une arrestation. En tout cas, l'épisode était à replacer dans la suite d'événements extraordinaires survenus depuis leur arrivée à Vienne.

L'arrivée en France coïncida avec une aggravation des conditions du voyage. La circulation devint de plus en plus malaisée et les maîtres de poste de plus en plus réticents à hasarder leurs équipages. La tourmente était telle que, par moments, on ne pouvait plus marcher au pas. L'hiver terrible dans ses effets et sa durée se prolongeait sans relâcher son emprise. Hors les villes, la neige s'accumulait dans les bas-fonds en édifices qui tournaient vite à la glace pour s'effondrer ensuite par pans entiers. Parfois, le recours à la pelle imposait un travail long et pénible auquel chacun s'attelait en silence. Une pluie verglaçante forte et prolongée couvrait par endroits le sol d'une couche de glace de trois pouces qui s'ajoutait aux précédentes, constituant une masse incertaine sur laquelle il était impossible de poser le pied et que les roues de la voiture défonçaient avec des craquements sinistres et des giclements. Bientôt le dégel survint avec ses marées de boue.

Dans les relais de poste où, éreintés, ils faisaient étape, Nicolas devait déployer toute son autorité pour faire plier la mauvaise volonté des maîtres. Des rumeurs qui couraient ne leur échappèrent point ; l'air sombre, les buveurs attablés baissaient la voix à leur approche. Plusieurs, interrogés, répondirent de mauvais gré que, pour eux, l'année s'annonçait funeste. La mauvaiseté de l'automne et celle de l'hiver conjuguées, le fait qu'en mars et avril le froid, la neige et la glace s'étaient maintenus compromettaient le cycle naturel des travaux des champs. La terre souffrait et rien n'en sortait. Comment les blés pousseraient-ils dans ces conditions ? À cela s'ajoutaient des rumeurs et des peurs. On avait observé des aurores boréales, la nuit le fracas des glaces réveillait les campagnes comme si la terre avait tremblé, des orages meurtriers avaient répandu des grêlons sanglants, le ciel s'embrasait la nuit et s'assombrissait le jour. Tout cela paraissait autant de signes néfastes, avant-coureurs de calamités pour les esprits sensibles. Les almanachs répandus par les colporteurs dans tout le royaume annonçaient aux populations effarées plusieurs éclipses dans l'année 1775, ce qui ajoutait encore à leurs terreurs diffuses.

Plus ils se rapprochaient de Paris, plus les submergeaient des nouvelles contradictoires et menaçantes. Lors d'une halte près de Chalons, Nicolas, inquiet, dépêcha Rabouine auprès d'un attroupement de paysans hostiles. Sa connivence avec le peuple faciliterait le contact. Il revint au moment où leur voiture allait s'ébranler. Nicolas nota son air consterné.

— Le peuple gronde, dit-il. On cause à nouveau du pacte de famine, comme sous le feu roi. Ces hommes étaient peu enclins à me parler, mais ils ont fini par se débonder et ont tout déballé. Dans un village proche, il y a eu sédition contre un riche meunier…

— C'est curieux, remarqua Semacgus. Je n'ai jamais entendu parler d'un meunier pauvre. C'est un état des plus privilégiés par les temps qui courent !

— Et pour cause ! Celui-ci était accusé d'être le fauteur de l'enchérissement des grains. Informée de cette émeute, la force publique s'est portée sur place. Les menaces sont demeurées sans effet et elle a dû reculer, repoussée par des grêles de pierres. En moins d'une heure, le moulin et ses dépendances ont été détruits et incendiés. Si vive était la fureur du peuple que certains ont commencé à démembrer vivante la volaille12. Des carrosses trouvés dans une remise ont été fracassés à coups de barre à mine.

— Fi, les vilains ! s'exclama Nicolas. Et les autorités, aucune réaction ?

— Si fait. Un détachement de canonniers s'est porté sur les lieux. On a arrêté plus de deux cents séditieux. Le lieutenant criminel de Chalons informe et on assure que tout cela aura de grandes suites. Mais il y a plus grave encore. À cette agitation s'ajoutent une peur diffuse, des contes de bonne femme, relayés de village en village et qui affolent nos gens.

— Allons ! dit Semacgus. Ne nous refaites pas le coup de la bête du Gévaudan ! Il y a belle lurette qu'on l'a massacrée.

— Oh ! riez, monsieur, c'est tout comme. On raconte avoir vu apparaître dans les forêts alentours une femme à tête de serpent. Elle hurle à la lune. On prétend que son retour coïncide avec des événements désastreux pour le royaume. Sa première apparition daterait de 1740.

— Tiens ! s'étonna Nicolas. Pourquoi cette date ?

— Remarque de jeune homme, répliqua Semacgus. Ce fut une terrible année, la pire du siècle. L'hiver ne finissait pas, comme celui-ci. En mai, les blés couvraient à peine les champs. On eut recours aux prières publiques et aux processions de châsses. La chaleur et la sécheresse furent atroces. On compta les morts par dizaines de milliers. Ce temps-là est resté dans les mémoires comme celui du malheur.

— Chacun relève, reprit Rabouine, que depuis 1740, toutes les sept années, des drames peuvent survenir.

— Voyons, dit Nicolas en comptant sur ses doigts. 1747 ?

— Début de la guerre de succession d'Autriche, acheva Semacgus.

— 1754 ?

— Au choix : naissance de Louis XVI, exil de l'archevêque de Paris.

— Non, cela ne fonctionne guère pour cette année-là ! 1761 ?

— Choiseul à la guerre et… Le Floch commissaire !

Tous s'esclaffèrent.

— 1768.

— Nouvelle sultane : Mme du Barry !

— 1775, nous y sommes. Si je comprends bien, il conviendra de nous méfier de 1782 et de 1789 !

— Pour ce qui est de votre femme à tête de serpent, remarqua Semacgus, cela me rappelle une vieille histoire. Lusignan, au Poitou, était célèbre pour l'apparition périodique de la fée Mélusine dont le corps se terminait par une queue de dragon. Elle paraissait la nuit et poussait trois cris mystérieux. Cela, tous les sept ans, quand la France était au bord d'un désastre. Nul doute que votre serpentine est la petite-fille de cette fée-là et que, du Poitou à la Champagne, le conte a fait du chemin et s'est transformé au gré des imaginations et des hantises ancestrales.

Au fur et à mesure qu'ils approchaient de Paris, ils croisèrent des groupes de paysans et d'autres qui marchaient en troupe au bord du chemin. Certains baissaient la tête, d'autres jetaient un regard haineux sur leur voiture de maître chargée de bagages. Rabouine, lors d'une halte, apprit que l'émotion populaire faisait tache d'huile. Elle avait atteint Meaux où des désordres et du brigandage s'exerçaient au détriment de laboureurs, de marchands et de meuniers contraints par des bandes déchaînées à livrer leurs réserves au-dessous du prix courant. Tumultes et pillages gagnaient la maréchaussée, laissant le champ libre à l'émeute. La prudence, l'honnêteté et la franchise, tout avait été mis en œuvre sans pouvoir apaiser la fureur du peuple.

Préoccupés par ces nouvelles, Nicolas et ses compagnons pénétrèrent dans Paris l'après-midi du dimanche 30 avril par le faubourg Saint-Martin. Ce quartier marécageux n'était pas le plus aimable pour aborder la capitale du royaume, remarqua Nicolas. Ils furent arrêtés à la barrière pour un contrôle. Il se présenta au préposé et leurs bagages furent aussitôt acquittés. Leur voiture dut se frayer un passage au milieu de la foule d'aubergistes qui se tenaient là en permanence pour engager par de mirifiques promesses les arrivants de l'étranger et des provinces à venir loger dans leurs « palais ». Les représentants des hôtels réputés ne se livraient point à d'aussi vulgaires manœuvres, sûrs de leur réputation et de l'efficacité des guides pour voyageurs. Tous ces enrôleurs-gargotiers, aux mines des plus patibulaires, juraient sur leur conscience qu'on ne trouverait meilleur compte que chez eux et que leurs confrères n'étaient que des gueux, sans honneur ni probité, qui ne cherchaient qu'à dépouiller les clients trop candides qui prêteraient l'oreille à leurs fallacieuses descriptions. Sous le regard impassible de Louis XIV, figuré en Hercule sur la porte monumentale, quelques claquements de fouet dispersèrent la masse vociférant et la voiture s'engagea dans ce quartier sans prestige, sale et bourbeux.

Trois heures sonnaient à Saint-Eustache quand ils atteignirent l'hôtel de Noblecourt, rue Montmartre. On descendit le bagage de Nicolas et Semacgus garda la voiture, impatient de rejoindre Vaugirard et de retrouver Awa. Le commissaire fut saisi par la léthargie dans laquelle baignait la demeure ; il semblait qu'elle fût abandonnée. Le feu n'était pas allumé au potager de l'office. Aucune trace de Marion, de Catherine et de Poitevin. Quel grave événement avait-il pu bouleverser les habitudes ? Il gravit quatre à quatre l'escalier et découvrit au salon M. de Noblecourt en train d'écrire sur son secrétaire en bois de rose, l'air concentré et triste. Cyrus et Mouchette, clapis sous son fauteuil, demeuraient immobiles et silencieux et tournèrent vers Nicolas des regards anxieux sans manifester la joie habituelle des retrouvailles. Le chien remua pourtant lentement la queue tandis que la chatte faisait entendre un faible rauquement. Pour troubler ce silence effrayant, Nicolas s'éclaircit la gorge. M. de Noblecourt leva la tête et d'un geste qui n'échappa nullement à Nicolas replia son écrit et le recouvrit de sa main. Il soupira et un faible sourire détendit son visage ridé.

— Dieu soit loué, vous voilà !

Il posa sa plume.

— Nous nous languissions de vous.

— Qu'est-il advenu ? Je soupçonne quelque triste travers.

— Il serait malaisé de tenter de vous dissimuler quoi que ce soit. Vous devez prendre avec sang-froid ce que je vais vous apprendre.

Nicolas sentit comme une vague glacée s'emparer de tout son corps.

— S'agit-il de mon fils ?

— Ne vous effrayez pas outre mesure, il n'y a rien pour lors d'irrémédiable. Le supérieur de Juilly m'a averti que Louis avait disparu. Le plus probable, c'est qu'il s'est enfui du collège.

— Le plus probable…

Au froid ressenti succédèrent une bouffée brûlante et une espèce de douleur transversale qui le coupait en deux et lui ôtait le souffle. Il haletait. M. de Noblecourt se leva en toute hâte et le fit asseoir dans une bergère. Aussi vite qu'il le put, il marcha vers un buffet et en sortit un verre et un carafon.

— Tenez, buvez cela, vous m'avez souvent parlé du cordial du père Marie au Châtelet. Cette liqueur d'Arquebuse est du même acabit. C'est un contrecoup réputé pour une émotion de cette nature.

Il se rassit et agita le papier sur lequel il travaillait à l'arrivée de Nicolas.

— Ne croyez pas que nous ayons déploré sans agir. Je vais vous préciser tout ce qui a déjà été accompli.

Nicolas se leva.

— Je pars pour Juilly sur-le-champ.

— Il n'en est pas question, trancha fermement M. de Noblecourt. Veuillez m'entendre. Dès que j'ai été averti de l'événement, j'ai informé M. Le Noir.

— M. Le Noir ?

— Oui, M. Le Noir. Il est rétabli de sa maladie et a repris ses fonctions de lieutenant général de police. J'ai également saisi M. de Sartine. Ils se sont concertés et ont décidé de dépêcher Bourdeau qui a été chargé d'enquêter sur place à Juilly. Qui pouvaient-ils mandater de plus sûr que notre ami ? Il doit rentrer aujourd'hui, nul doute qu'il sera en possession d'informations intéressantes. Attendez-le et reposez-vous. Vous envisagerez tous les deux ce qu'il convient de faire. Vous lui faites avec raison pleine confiance et il ne peut avoir agi mieux que vous l'auriez fait vous-même. Inutile jusque-là de gloser sans éléments de réflexion. J'étais en train d'adresser une lettre au lieutenant criminel du lieu pour attirer à tout hasard son attention sur cette disparition. Ce n'est sans doute qu'une fugue, un enfantillage. Vous ne me paraissez pas convaincu ?

— C'est qu'à Noël je l'avais trouvé étrange, comme bouleversé. Il vous faut savoir aussi que durant ma mission à Vienne, il y a eu tentative pour me tuer et qu'il s'en est fallu d'un cheveu que je ne succombe…

— Encore !

— … et je me demande si la disparition de Louis n'est pas à mettre en relation avec cet événement.

M. de Noblecourt, le menton dans une main, réfléchissait.

— Restez serein. Je sais, c'est aisé à dire à un père. On fait bien des chutes avant d'attraper la raison. Elle se sauve parce qu'elle croit valoir la peine qu'on lui coure après. Elle fait tout pour nous éprouver. Vous rirez un jour de cette épreuve.

Nicolas ne se sentait pas en état d'apprécier la sagesse du propos. Navré jusqu'au fond de l'âme, il éprouvait physiquement son angoisse, le ventre noué et douloureux.

— Inutile d'ajouter que Le Noir a donné toutes instructions pour que la route de Londres soit étroitement surveillée, et l'embarquement sur les paquebots pour l'Angleterre, dans les ports de la Manche. On peut en effet supposer que, sur un coup de tête, Louis ait désiré rejoindre sa mère.

— C'est en effet une utile précaution.

— Disposait-il d'argent en quantité ?

— Nullement. La pension annuelle à Juilly s'élève à neuf cents livres et je l'ai réglée lors de son entrée. Elle couvre presque tout. Je lui avais donné une petite somme pour ses menus achats et le paiement de ses retours sur Paris. Peu de chose en vérité. Pas assez pour solder un départ en Angleterre.

Des pas pressés retentirent dans l'escalier. Bourdeau, en redingote brune et bottes de cavalier, apparut essoufflé et le teint animé par la course. Il porta un regard inquiet sur Nicolas encore assis et se retint de le prendre dans ses bras. Il se tourna vers M. de Noblecourt qui, pressentant sa question, secoua la tête affirmativement.

— Je suis désolé. Qui aurait pu s'attendre à cela ?

— Moi, dit Nicolas, dès Noël. J'avais remarqué des détails et des attitudes qui n'auraient pas dû tromper un père…

— Ce qui est écrit est écrit, remarqua Noblecourt. Il y a d'étranges et imparables fatalités qui poussent un être à agir selon sa nature et l'impérieuse obligation du moment.

— Il sera un jour utile d'éclaircir les raisons et les causes. Bourdeau, je suis heureux de vous retrouver, vous m'avez manqué…

L'inspecteur s'épanouit un moment. Que Nicolas pense à lui dire cela en un pareil moment l'emplissait d'une joie sans pareille. Il se ressaisit.

— J'ai rencontré le principal, les maîtres, le domestique et les camarades. Tous louent l'intelligence, l'éducation et la loyauté de votre fils. Certes ses résultats faiblissaient un peu depuis Noël. Il était hanté par une idée fixe. Il y a eu une sorte de duel, à la pointe de compas, sous les combles de l'école. Un enfantillage à la suite d'une querelle avec un condisciple arrogant. On les a séparés. Le prétexte ? Le silence prévaut. Personne n'en a voulu parler. Louis s'est enfui, laissant ses affaires, sauf son cachet et l'exemplaire des Métamorphoses d'Ovide que M. de Noblecourt lui avait offert.

Le vieux magistrat, ému, se détourna pour aller coller son front contre la vitre de la fenêtre. Cyrus gémissait doucement en grattant la jambe de son maître.

— Il avait distribué son cotignac, enfin ce qui en restait, à ses amis proches.

— C'est tout ?

— Aucune trace. Vous savez mieux que moi l'état désastreux des chemins. J'ai interrogé le voisinage, les relais de poste, les paysans du lieu. Rien ! Nul ne l'a remarqué. Plus grave, le principal m'a révélé un fait des plus inquiétants : deux jours avant sa … son départ, un homme s'est présenté, a demandé à voir Louis pour lui remettre un pli de votre part…

— De ma part ? Impossible !

— Le principal n'avait aucune raison de s'y opposer.

— Ni, non plus, d'y consentir !

— Louis a reconnu votre écriture et s'est entretenu ensuite seul à seul avec l'inconnu. Le lendemain il n'en paraissait que plus sombre.

— Vous a-t-il décrit ce mystérieux personnage ?

— C'était un capucin.

— Encore un capucin ! Je n'aime guère les capucins. Nous en avons jadis rencontré dans de bien sanglantes occasions. Surtout une personne. Une ombre en manteau de nuit ! Souvenez-vous du passé…

— Il est vrai que la bure est la meilleure des protections pour dissimuler une identité.

— Je crains un enlèvement en liaison avec ce qui s'est passé en Autriche. Mon premier mouvement allait dans ce sens.

Bourdeau tressaillit.

— Vous étiez en danger ; j'en étais sûr !

— Je vous conterai cela par le menu. Maintenant…

— Je ne peux croire, interrompit Noblecourt en se retournant les yeux rougis, que Louis n'en vienne pas à signifier à son père les raisons de sa conduite. Je ne le crois pas dissimulé et je lui garde ma confiance.

Nicolas se leva et tendit les mains à son vieil ami.

— Le jour où je suis entré dans cette demeure, j'ai approché la sagesse et la bonté.

— Maintenant, dit Noblecourt, soyons justement sages. Il convient de prendre patience. Nul doute que Bourdeau a mis sur le pied de guerre tout ce que l'Europe nous envie en matière d'usages policiers. Reste à attendre nouvelles et informations qui ne devraient manquer d'affluer.

Bourdeau approuva.

— M. Le Noir, M. de Sartine et M. de Vergennes souhaitaient vous recevoir dès votre retour. La reine, dit-on, s'est enquis de vous à trois reprises.

Noblecourt fourrageait dans son secrétaire. Il en sortit deux lettres qu'il tendit à Nicolas.

— Elles sont arrivées il y a quelques jours. Cette affaire m'a brouillé la tête, j'allais les oublier.

Nicolas reconnut le petit carré vert d'eau habituel et l'écriture désordonnée d'Aimée d'Arranet. Dans son désarroi, sa vue lui fit chaud au cœur. L'autre pli l'intrigua : une enveloppe dont il ne reconnaissait pas l'écriture à grands jambages couchés et le cachet d'un rouge presque noir. Il plaça la lettre d'Aimée dans sa poche. Ayant prié ses amis de l'excuser, il entreprit de rompre le sceau étrange, religieux à ne pas s'y tromper. Ce pli contenait un message cacheté lui aussi. La vue des armes et de l'écriture lui porta au cœur et, pour la seconde fois, il dut s'asseoir sous les regards inquiets de Noblecourt et de Bourdeau qui s'empressaient.

— Une mauvaise nouvelle ?

— Le passé frappe à ma porte et j'ignore encore ce que le destin me réserve.