IV

REMUEMENT DE PEUPLE

Je viens de lire le chef-d'œuvre de M. Turgot. Il me semble que voilà de nouveaux cieux et une nouvelle terre !
Voltaire 

Les yeux dans le vague, Nicolas soupira.

— C'est une lettre de ma sœur Isabelle de Ranreuil. Mesurez mon émotion… Je monte me changer. J'irai ensuite voir M. Le Noir et demain je partirai tôt pour Versailles. Pierre, j'aimerais que vous m'accompagniez rue Neuve-Saint-Augustin. Trouvez-nous de suite une voiture.

— Souperez-vous en notre compagnie ? demanda M. de Noblecourt. Vous également, Bourdeau ? M. de La Borde est convié. Que des amis ! Cela vous fera du bien. Nos gens sont à vêpres à Saint-Eustache ; ils souhaitaient prier pour… Enfin, tout sera prêt à temps, vous connaissez Catherine !

— J'aurais mauvaise grâce à m'y soustraire.

Il se retrouva dans sa chambre comme écœuré, le souffle court. Il s'assit sur son lit, puis ouvrit le pli d'Isabelle et commença sa lecture.

À Ranreuil, ce 3 avril 1775
Monsieur mon frère,
Il m'est doux pour la première fois de vous donner ce nom qui nous attache à jamais. Quand vous recevrez cette lettre, ma prise de voile sera consommée. C'est en toute sérénité que je prends la décision de me retirer à l'abbaye royale de Fontevrault. L'antiquité de notre maison et l'héritage de ma tante de Guenouel m'autorisent ce dernier mouvement d'orgueil. La mère abbesse, née Pardailhan d'Antin, est une cousine de cette tante. J'apporte aux pieds du divin époux une dot considérable.
C'est pourquoi j'entends que l'héritage de notre père vous revienne entièrement. Des amis que je conserve à la cour m'informent qu'on vous nomme « le petit Ranreuil ». Je n'ignore pas que vous avez jadis refusé à notre roi de prendre la qualité et le titre qui vous revenaient de droit et que vos services ont amplement illustrés. Vous l'accepterez de votre sœur, offrant ainsi à votre fils les chances d'un avenir qui lui ouvrira de grands emplois. Votre charge de commissaire est un office pour lequel vous ne dérogez point. Soyez sans remords le marquis de Ranreuil. Répondez au vœu de notre père qui vous l'aurait marqué s'il avait vécu. Hélas !… Rien ne vous oblige de publier l'éclat d'une action aussi légitime. Quant à notre demeure, elle est à vous. Guillard, notre intendant, vous en rendra désormais compte. Acceptez tout cela avec simplicité, venant de quelqu'un qui descend vivant au tombeau, comme naguère vous avez reçu la bague et l'épée de notre père.
De quelque manière que vous preniez les choses, j'entrerai dans vos sentiments profonds, sauf à me refuser ce que je vous offre humblement. Vous n'avez pas d'amie plus fidèle que moi. Il y a quinze ans que vous m'avez obligée de l'être. Je vous le dirai désormais plus librement que je n'ai fait, sachant que mon propos vous paraîtra de meilleure foi et que vous ne pourrez douter que, de toute mon âme, je demeure, au pied de l'autel et doublement, votre sœur fidèle et aimante.
Isabelle Marie Sophie Angélique de Ranreuil
En religion Sœur Agnès de la Miséricorde.

Cette lettre, qui le ramenait soudain à sa jeunesse, l'émut plus qu'il ne l'aurait cru. Elle le touchait au vif, comme un coup frappé au moment où il devait s'efforcer de ne pas fléchir. Son assise morale se dérobait sous lui. En un instant il se figura cette tête charmante, et les ciseaux taillant dans les cheveux, et cette existence qui ne serait plus que renoncement et poussière. Il tenta de se reprendre et ne put s'empêcher de sourire à la pensée qu'Isabelle ne s'était pas affranchie du style ampoulé que lui inspiraient les ouvrages du dernier siècle. Ses accents les plus sincères ne se départaient jamais de quelques inflexions précieuses et dramatiques. Quant au fond, de plus graves débats l'agitaient ; il ne voyait pas l'occasion d'aggraver davantage son souci. Il ouvrit le billet d'Aimée d'Arranet, assuré d'y trouver du réconfort.

À Versailles, ce 26 avril 1775
Monsieur,
De qui vous moquez-vous ? J'aurais dû me méfier lorsque vous m'avez assurée de votre fidélité. Presque deux mois sont écoulés depuis votre départ. Qui vous retient à Vienne ? Qui me retiendra à Versailles ?
Aimée d'Arranet

Fallait-il, au moment où le passé se rappelait à lui, que son présent l'abandonnât ? D'abord son fils et maintenant sa maîtresse. La colère le saisit : pourquoi le chevalier de Lastire n'avait-il pas transmis sa lettre ? N'y avait-il pas presque un mois d'écoulé depuis qu'il les avait quittés pour gagner la France ?

Il redescendit de sa chambre les bras chargés des présents choisis à Vienne. Noblecourt s'extasia devant la beauté de l'exemplaire de Suétone. Bourdeau pâlit, puis rougit, en recevant l'eau-de-vie et la tabatière. Marie et Catherine, de retour de Saint-Eustache, se mirent à pleurer de concert tant du plaisir de la beauté des dentelles qu'à la pensée de Louis et du souci de son père. Enfin le vieux Poitevin se coiffa aussitôt de sa toque de fourrure et courut allumer le potager.

Bourdeau alla chercher un fiacre, ils s'y installèrent. En quelques phrases, Nicolas résuma à son ami l'essentiel de ce qu'il devait savoir de l'expédition autrichienne et en souligna les détails les plus significatifs et inquiétants. Ce bref tête-à-tête n'empêcha pas le commissaire de noter, çà et là, des attroupements autour des boulangeries. Jusqu'à la rue Neuve-Saint-Augustin, il éprouva le bonheur de se replonger dans cette complicité sans détours ni calculs. Elle lui fit du bien. Dès leur arrivée à l'hôtel de police, le vieux majordome s'empressa de prévenir M. Le Noir qui les appela aussitôt, paraissant lui-même à l'entrée de son cabinet. Il y avait beau temps que l'incompréhension première entre les deux hommes s'était dissipée. La figure bonhomme du lieutenant général de police s'éclaira d'un sourire à la vue du commissaire et de son honorable acolyte.

— Monsieur le marquis, je rends grâce à la reine de Hongrie de nous renvoyer enfin le commissaire Le Floch !

— Je suis heureux, monseigneur, au plus haut point, de vous retrouver en si belle et bonne santé.

— Certes, il n'y paraît presque plus… Juste quelques accès de fatigue que les soucis de ma charge ont vite fait d'écumer. Comme disent les bons esprits des allées des Tuileries, j'ai récupéré la police…

Ils rirent.

— … mais procédons par catégories. En deux mots, votre mission ?

— En quatre ! La partie la plus officielle heureusement menée. J'ai vu l'empereur sans le savoir, l'impératrice en ne le sachant que trop et M. de Kaunitz en l'écoutant.

— Tout s'est-il bien passé avec M. de Breteuil ? Son commerce n'est pas toujours des plus faciles.

— À merveille ! L'ambassadeur du roi a certes ses travers, mais ils sont au service de Sa Majesté. Nous nous sommes accordés au mieux sur l'essentiel.

— Vous m'en voyez ravi, ce n'est pas un homme à négliger par un temps où les bons serviteurs du roi se font rares. Quant à la partie la plus confidentielle ?

— Elle a donné les résultats que M. le chevalier de Lastire a dû vous communiquer. Georgel…

— Lastire ? Que me dites-vous là ? Il n'a point paru. Je le croyais revenu en votre compagnie.

— Comment ! s'exclama Nicolas, surpris. Il y a près d'un mois qu'il a quitté Vienne pour venir transmettre mon rapport. Nous étions retenus sur la demande de l'impératrice qui souhaitait me confier une lettre et un médaillon pour la reine. Qu'a-t-il pu survenir ? Il en aura été empêché… Mon inquiétude est grande, surtout après mes aventures.

Il en développa le détail au lieutenant général de police, et notamment leurs découvertes sur Georgel.

— Sachez bien, ajouta Nicolas, qu'il m'a sauvé la vie avec une audace intrépide.

— Si Lastire a été intercepté, ce qui apparaît le plus vraisemblable, les dépêches de notre ambassadeur sont dans les mains du cabinet de Vienne. Hélas !

— Heureusement non, dit Nicolas en se frappant le front, elles sont ici au secret.

Il expliqua à nouveau son système. Cette découverte ravit Le Noir, qui fut convaincu qu'une part essentielle de la mission était couronnée de succès. Nicolas profita de cette belle humeur pour signaler au magistrat ce qu'il avait été en mesure d'observer tout au long du chemin, les attroupements, les murmures des paysans et les incidents répétés dans les villes et villages traversés, particulièrement aux abords de la capitale. Le Noir, à ce récit, s'assombrit.

— Ce que vous me contez recoupe précisément ce qu'on me rapporte de toutes parts. Le peuple murmure depuis la publication des édits voulus par Turgot sur la liberté du commerce des grains. Les gens sont inquiets qu'on ait déclaré que la police ne se mêle plus de rien et ne contrôle plus les mouvements de cet approvisionnement essentiel. La récolte de 1774 a été plus que médiocre, celle de cette année est incertaine. L'état des chemins et l'impossibilité des charrois compromettent les mouvements nécessaires. Comment franchirons-nous la soudure sans drame ? Une fermentation sourde travaille les cervelles. Dès le 15 avril, de l'avis que le pain de quatre livres se vendrait désormais treize sols, il y a eu émotion autour des boulangeries.

— Il y en a encore, je l'ai observé en venant.

— Même un dimanche ! On insinue que le peuple est menacé de famine et que le gouvernement spécule sur les blés pour acquitter les dettes du feu roi ! Toujours le même lutin pour faire accroire au pacte de famine. Le 26 avril, il y a quatre jours, nouvelle hausse du pain. À la halle, un maître d'hôtel de noble maison ayant payé soixante-douze livres1un litron de petits pois nouveaux, il s'est formé une cohue vociférante autour de lui. On lui a jeté son litron au visage en hurlant que si son jean-foutre de maître pouvait dépenser trois louis pour des petits pois, il n'avait qu'à donner du pain au peuple. Cela me fut rapporté sur-le-champ.

— Je crains, observa Nicolas, que ce mouvement ne prenne de l'importance et de la fureur.

— Vous voyez juste. Dans les marchés en province, à Versailles et à Paris, on constate une affluence inusitée de paysans, ou qui se disent tels, venus de quinze à vingt lieues à la ronde. Ces gens, que personne ne connaît, sèment l'inquiétude, tiennent des propos susceptibles d'émouvoir les esprits les moins éclairés. Que doit-on croire ? Tout laisse à penser que les deux mouvements se mélangent et se confortent. L'un spontané, nourri de l'inquiétude du peuple, et l'autre plus concerté, organisé par on ne sait qui… Je crois que nous allons avoir besoin de vous. Mais d'abord, courez à Versailles. Le roi, Vergennes et Sartine vous attendent, même la reine.

— C'était mon intention, mais je souhaitais, monseigneur, vous rendre compte en premier.

Le Noir s'approcha et lui mit la main sur l'épaule.

— J'y suis sensible. Prenez les ordres à la cour, mais sachez que je souhaite, je l'ai dit à qui de droit, vous confier la haute main sur cette affaire. Elle comporte des aspects obscurs qui menacent la sûreté du roi. Nous abordons des rivages difficiles. Seul un homme ayant votre expérience pourra démêler le vrai du faux et suggérer les mesures utiles. Je vous répète que ma confiance en vous est totale. Croyez aussi que je fais mon possible pour l'affaire intime qui vous tient à cœur et pour laquelle je ne ménagerai aucune voie ni aucune autorité.

— Monseigneur, je suis doublement votre serviteur. Hélas, je crains que cette disparition ne soit en relation avec ce qui est advenu à Vienne.

— Mon Dieu ! dit Le Noir. Évitons d'envisager le pire.

— Pour le moment, dit Bourdeau, nous ne pouvons qu'attendre les indications ou les faits qui nous porteront à privilégier telle ou telle piste.

De retour rue Montmartre, Nicolas se sentit réconforté de l'ouverture et de l'appui de M. Le Noir. Il trouvait chez cet homme bienveillant un ensemble de qualités et un bon sens commun qui en faisaient, sur un autre registre, le digne successeur de M. de Sartine. Il les confondait désormais dans une même fidélité, comme méritant l'un et l'autre sa loyauté. Sept heures sonnaient quand ils entrèrent dans l'hôtel de Noblecourt. Quelques chalands de mauvaise mine se tenaient attroupés du côté du passage de la reine de Hongrie. Ils devisaient à voix basse en considérant la boulangerie installée au rez-de-chaussée de l'hôtel.

L'office, redevenu une ruche affairée, retentissait des commentaires de Catherine. Elle les chassa aussitôt en grommelant que les hommes n'avaient rien à faire dans ses jupes à l'orée d'un souper et qu'elle n'aurait jamais toléré, lorsque cantinière elle servait les armées du roi, qu'un soldat s'approchât de sa marmite. Elle ne dissimulait pas, non plus que Marion, le bonheur de retrouver Nicolas. Au premier étage, M. de Noblecourt s'entretenait paisiblement avec M. de La Borde. Les retrouvailles furent émouvantes et chaleureuses avec l'ancien valet de chambre du roi, depuis toujours si lié à Nicolas. Celui-ci s'enquit de la santé de l'épouse du nouveau fermier général. Elle se remettait peu à peu d'une crise de consomption morale qui avait pesé sur les premiers moments du jeune ménage. Marion survint, annonçant qu'il était temps de passer à la bibliothèque où la table était dressée comme à l'accoutumée. Nicolas observa que M. de Noblecourt le surveillait du coin de l'œil. Il se promit de faire bonne figure et de ne pas contrister, en affichant un souci hors de mise, une réunion d'amis dont il pressentait qu'elle était justement destinée à le distraire de ses préoccupations. Il fut aussitôt interrogé sur Vienne et son voyage. Il y répondit avec cette verve descriptive qu'aimait tant le feu roi, dévidant avec humour toutes les péripéties racontables.

— À mon tour, dit-il, de m'enquérir de la chronique de la cour et de la ville en mon absence.

— Ah ! s'exclama La Borde, Le Kain, notre crasseux grand acteur, est tombé fort malade.

— Oui, ajouta Bourdeau, d'une maladie qu'on appelle désormais « cauchoise », vu qu'il l'a prise d'une fille de ce pays-là !

— Le 23 février, votre ami Caron a donné son Barbier de Séville. Enfin autorisée, la pièce n'a pas répondu à l'attente du public. Ce n'est qu'une semaine après que ce demi-échec s'est transformé en vrai triomphe, une…

Noblecourt interrompit La Borde.

— … et les battoirs ont fait merveille ! Le tout est de savoir organiser sa salle…

— … et sa claque !

— Soyez juste, la pièce est bonne, surtout après les aménagements que l'auteur y a apportés. Réduite à quatre actes, moins longue et, pour certains dont je ne suis pas, moins ennuyeuse.

— Vous en parlez comme si vous y étiez !

— Mais j'y étais ! Au bras de M. de La Borde et dans une loge des mieux placées pour y lorgner les belles de la salle et de la scène.

— Je vois, dit Nicolas en riant. Notre ami a gardé quelques relations à la comédie !

— On a annoncé, poursuivit l'intéressé, le mariage de Madame Clotilde, sœur du roi, avec le prince de Piémont. Vous l'avez rencontrée, épaisse et volumineuse. Du coup, on chantonne dans Paris :

Le bon Savoyard qui réclame

Le prix de son double présent

En échange reçoit Madame :

C'est le payer bien grassement.

Ils furent interrompus par Catherine qui apportait, avec la gravité seyant à cet office, un long plat d'argent contenant ce qu'elle proclama glorieusement être un « turbot à la Sainte-Menehould ». Le tout fut présenté au maître de maison qui huma les effluves et convoita des yeux. Il servit ses hôtes en s'oubliant lui-même, à la surprise générale.

— Eh oui ! messieurs, dit-il avec un air de martyr, je m'abstiens, je me prive, je me torture. Notez à mon bénéfice que je le fais de mon propre mouvement en l'absence du docteur Semacgus. Que ce geste lui soit dûment rapporté. J'espère que cela m'attirera ses indulgences : quelques jours sans sauge ni pruneaux…

Catherine prit un air entendu.

— Ça n'est bas la beine de faire le sage. Vous savez bertinemment que vous avez un blat spezial. Un bigeon aux betits bois nouveaux. Et encore trop délizieux pour vous, si vous voulez mon avis, yo yo !

— C'est là plat de roi ! lança Nicolas. Par les temps qui courent, un de ceux à se faire crier « à la chienlit » dans toute la halle. Madame Catherine, vous me paraissez bien dispendieuse et peu soucieuse des intérêts de cette noble maison.

— Boint du tout, monsieur le moqueur. C'est un envoi de M. de La Borde que voilà.

— Oui, avoua l'intéressé avec modestie, j'ai conservé aussi quelques amitiés au potager du roi, à Versailles. Ils m'offrent les prémices de tout ce qui paraît en sa primeur. Ils voulaient me régaler d'asperges, mais je les crois très néfastes et propres à redoubler les accès de goutte. J'ai préféré, pour la santé de notre ami, lui réserver un hommage de pois.

— Et pourtant si léger ! nota Noblecourt, suscitant l'approbation générale.

Catherine découvrit le volatile sauté au milieu des légumes d'un vert tendre. Elle en ôta avec soin la barde dorée à croustilles, à l'évident regret de Noblecourt.

— Ce turbot a une chair d'une finesse ! remarqua Nicolas. À la fois ferme et fondante.

— Il est nécessaire, dit La Borde, de redoubler, comme il se doit, le plaisir de sa dégustation. Comment le traitâtes-vous, belle Catherine ?

— Remoquez-vous et je le remborte plus vite que vous ne le resbirez ! L'essentiel est de faire cuire la bête moitié lait, moitié eau. Bour que la chair demeure blanche, le court-bouillon doit jaser à bart bendant un gros quart d'heure. Le dos du poisson est ensuite frotté avec un zitron et cuit à boint, mais sans surtout bouillir. Il faut lever les filets une fois le tout refroidi. Faire échauffer une sauce béchamel un peu ébaisse, y blacer les morceaux de boisson et glisser le tout courtement à la salamandre pour gratiner.

— Cela évoque pour moi, commença Noblecourt en applaudissant, une histoire que l'on racontait dans ma jeunesse. Le vieux duc d'Escars grognonnait sans cesse du malheur d'avoir fait servir des émincés de blanc de volaille à la crème durant plus de vingt ans avant que le petit Bechameil ne fût au monde et, déplorait-il, « Voyez, je n'ai jamais eu le bonheur de donner mon nom à la plus petite sauce ! ».

Il croquait une petite aile, la suçotant avec une telle volupté que c'était plaisir à le voir. Le traditionnel irancy arrosa leurs agapes.

— Le 10 mars, reprit La Borde, la reine a assisté à une course de chevaux à l'anglaise sur la plaine des Sablons, organisée par le comte d'Artois. Les chevaux, fort fringants, étaient montés par les palefreniers des princes. Le duc de Lauzun l'a emporté.

— Il concourait comme cheval ? demanda Nicolas distraitement.

Ce fut une bourrasque de rires.

— Non, comme propriétaire. On dit que le roi a fort peu apprécié cet exercice, la famille royale ayant été légèrement pressée par la foule.

— Suit-il les conseils de son mentor ? interrogea Noblecourt. Il paraît, vous savez comme je suis bien informé, que, lors d'un des derniers bals avant carême, le roi s'est trouvé bousculé et sans fauteuil à Versailles. Maurepas n'a pas hésité à lui représenter que le souverain ne devait pas oublier sa dignité et ne pas surgir sans se faire annoncer et sans son capitaine des gardes. « Nous ne sommes pas habitués en France », aurait-il ajouté, « à voir en public notre roi compter pour si peu de chose. »

Bourdeau entra à son tour en lice.

— Le 29 mars, on a publié la nouvelle promotion des maréchaux de France. On a comparé les bénéficiaires aux sept péchés capitaux.

— À savoir ? demanda Nicolas.

— Harcourt, la paresse. Noailles, l'avarice. Nicolaï, la gourmandise. Fitz-James, l'envie. L'autre Noailles, le comte, l'orgueil. De Muy, la colère et Duras la luxure.

— Le comte d'Artois, toujours lui, s'est emparé d'autorité de la loge à l'Opéra de ces messieurs de la ville et l'a fait clore de jalousie.

— Pour éviter celle des autres ! persifla Bourdeau.

— Excellent ! s'exclama Noblecourt. Cette équivoque est digne du marquis de Bièvres.

— Le 30, reprit La Borde, le roi, décidément irrité, a ordonné qu'on abatte le pavillon de la plaine des Sablons. Dans le même temps, on a furtivement débité en ville une brochure intempestive de remarques historiques et anecdotiques concernant le château de la Bastille. Le tout composé pour avertir les citoyens « patriotes » que leur zèle pourrait y conduire. Aussitôt cela fut saisi sans qu'on parvienne à découvrir l'imprimerie clandestine

— Voilà, dit Bourdeau, un utile traité qui devrait donner à penser aux tenants d'un despotisme dépassé.

— Qu'est-ce à dire ? demanda Noblecourt. Saperiez-vous l'ordre que vous servez ?

— Non… Mais je prétends et maintiens que cet ordre doit correspondre aux règles du droit naturel et aux lumières du siècle. À vrai dire, les lettres de cachet sans jugement me paraissent non fondées.

— Chacun évolue, intervint Nicolas, soucieux de tempérer une polémique naissante. Le frère de l'empereur m'a annoncé la suppression prochaine de la question en Autriche.

Catherine vint desservir. La Borde emplit derechef les verres. Un second plat, une « langue de bœuf en paupiettes », apparut, annoncé par Marion qui en était l'auteur. Pendant qu'ils se servaient, elle leur conta sa recette de sa petite voix aiguë. Il fallait laisser dégorger la viande, puis la cuire avec un morceau de bœuf goûteux, cela pour assurer la saveur et éviter que le bouillon ne s'en empare seul. Quand la peau se pouvait enlever, on retirait la langue du pot pour la dépiauter et la faire refroidir. Alors seulement on la débitait en tranches fines avant de les garnir chacune d'un peu de farce de godiveau.

— Qu'en est-il de cette farce-là ? demanda La Borde.

— C'est un secret, monsieur, que je veux bien vous confier pour vous affriander encore davantage. Je prends une livre de noix de veau ou, mieux, de rouelle, dont j'ôte les nerfs et les cartilages. Je pile bien cette viande avec de la graisse de bœuf, une livre aussi, du persil, sel et poivre, et épices selon le goût. Ce faisant, j'ajoute un par un des œufs jusqu'à ce que le mélange prenne la consistance d'une pâte bien lisse. Naguère, je détendais le tout avec un peu d'eau, Catherine m'a conseillé le schnaps. Cela donne un parfum délicieux. En fait, pour les œufs, on ne devrait pas les mettre pour une farce, seulement quand on utilise le godiveau en garniture dans un ragoût. Sans cela, la farce s'y fondrait totalement. Mais la langue est fragile et cela tient le tout.

— Bon ! dit La Borde, c'est un vrai conte oriental. On quitte un épisode et un autre aussitôt vous saisit. Poursuivez, belle Schéhérazade !

La vieille cuisinière continua son récit. Chaque tranche de langue était emplie de godiveau sur laquelle elle passait un couteau trempé dans l'œuf pour coller le tout. Elle roulait une à une les paupiettes, les enveloppait dans une barde de lard et les embrochait sur un hâtelet. Avant la presque cuisson, elle jetait quelques miettes de pain bien desséché sur les paupiettes pour leur donner belle couleur et les servait avec une sauce piquante.

— Je vais vous précéder et vous donner aussi la recette de ma sauce. Il faut passer au beurre une carotte, deux oignons, un panais émincé, le tout jusqu'à couleur. Une bonne pincée de farine sur le tout et je mouille avec du bouillon et un demi-verre de vinaigre et, bien sûr, assaisonnement, bouquet garni, épices, ail, poivre et muscade râpée. L'ensemble doit mitonner à petit feu jusqu'à bonne consistance, ni trop de liquide, ni trop peu. Sur ce, messieurs, si mon maître le permet, je vais reposer mes vieilles jambes.

Nicolas se leva et embrassa Marion que ce mouvement émut aux larmes. Cyrus aboya joyeusement tandis que Mouchette se roulait sur le dos en poussant de petits gémissements.

— Quel délice, dit Bourdeau, ce plat vaut bien une géline de chez moi !

Il se mit en mesure de découper avec délicatesse une tranche de la paupiette, faisant surgir les strates de langue et de godiveau. Il s'en échappait des vapeurs odorantes.

— Ce pain croustillant dans cette sauce !

— En fait de pain, interrogea Nicolas, avez-vous observé ces attroupements de peuple tout juste face à l'hôtel ?

— Certes, dit Noblecourt, je les examine de mon fauteuil. Que voulez-vous, le prix du pain croît et ces gens grondent. Ce n'est pas la première fois dans le siècle et ce ne sera pas la dernière. Alors que j'étais encore vert, c'était le 14 juillet 1725, tous les boulangers du faubourg Saint-Antoine furent pillés à la suite d'une émeute.

— J'ai eu connaissance, répartit Nicolas, de violents rassemblements tout autour de Paris, principalement contre de riches meuniers.

… Meunier larron,

Voleur de son pour son cocher

Voleur de blé

C'est son métier… chantonna Bourdeau.

— L'air est différent en Bretagne, mais le fond identique :

Na pa rafe ar vilin nemet eun dro krenn

Ar miliner'zo sur d'oc'h le grampoez enn.

Ce qui signifie :

Le moulin ne donnât qu'un tour de roue

D'avoir sa crêpe le meunier est certain.

Chacun s'esclaffa. Seul La Borde, grave, hocha la tête.

— Ce sont là crapoussins et larroneaux animés par on ne sait qui, mais dont les mauvaises intentions sont avérées. Le contrôleur général a oublié qu'il ne faut pas bousculer notre vieille et grinçante machine. Imposer d'autorité le libre commerce du grain conduit à la peur, au désordre et donne libre cours aux excès et aux exploits des monopoleurs.

— Au fait, dit Noblecourt, ce que tente Turgot, l'abbé Terray l'avait fait en abrogeant la ferme des blés au profit d'une régie. Comment mieux procurer l'égale répartition des grains en garantissant aux provinces diminuées le superflu des régions riches. C'était un moyen assuré pour établir l'équitable balance des prix du pain dans tout le royaume.

Il parlait tout en mangeant ses pois un par un et en lorgnant les paupiettes.

La Borde prit un air mystérieux.

— Il se trouve, mes amis, que je possède sur tout cela des lumières particulières. Vous connaissez mon intérêt passionné pour la Chine, ses traditions, ses bibelots…

— Que viennent faire Confucius et les talapoins dans nos histoires de meuniers ?

— Justement, écoutez. Partageant la même passion, je suis devenu très intime avec M. Bertin. L'agriculture dépend de son secrétariat d'État. Le feu roi, mon maître, lui avait confié une correspondance avec les jésuites français établis à Pékin. Cette passion lança la mode. Il accumula objets d'arts, étoffes, gravures et dessins2. Cela nous rapprocha, de là notre amitié.

— La marquise de Pompadour le goûtait fort… surtout quand il fut lieutenant général de police. Par lui elle savait tout sur tous !

— Il fut aussi contrôleur général et tenta par des mesures nouvelles de financer la guerre. Et le Parlement de s'y opposer, et Choiseul de juger qu'avec Bertin « on ne pouvait plus tripoter ». Il y a quelques jours, je l'ai invité à souper. Il m'a ouvert son cœur avec la plus grande sincérité. Douloureuse est son amertume devant l'état de la réforme et la pensée qui l'inspire.

— M. Turgot n'a-t-il point la réputation d'avoir réussi dans son intendance du Limousin ?

— Notre hôte a raison, c'est en tous cas ce que prétendent ceux de sa secte, ces économistes si affirmés dans leur doctrine. Ils chantent ses louanges alors que le grand homme n'avait fait en Limousin que des essais et des expériences…

— Il a supprimé la corvée, ce n'était pas rien pour les intéressés ! Il faudrait étendre cette mesure à l'ensemble du royaume.

— Soit, Bourdeau, mais pour le reste l'homme n'a pas été heureux, compte tenu de la pauvreté du pays. Il s'est bien dressé contre les monopoleurs et les accapareurs. Il a tenté de substituer la pomme de terre au blé et de traverser leurs spéculations par des achats à l'étranger. Mieux, il a sacrifié une partie de sa fortune pour soulager les plus nécessiteux. Son élévation au contrôle général a exalté ses affidés. Jusque-là ceux-ci s'exprimaient en philosophes, en orateurs ou en moralistes, dès lors ils tranchent en législateurs jusques aux pieds même du trône. Ils font paraître une foule de brochures, notamment contre les traitants et les financiers. Et qu'advient-il de tout cela ? Ces puissances stigmatisées, dont l'appui est nécessaire à M. Turgot, se liguent contre lui et tentent de barrer la voie à ses réformes.

— Alors, demanda Noblecourt, que dit Bertin ? Et surtout quel est son sentiment sur l'homme qui nous gouverne, sur son caractère ? Voilà le fondement de tout, une action n'est que le reflet de son auteur. Un législateur n'est jamais aussi impuissant que lorsque son tempérament n'est pas en adéquation avec son ambition. Tous ceux qui possèdent l'esprit conséquent ne l'ont pas forcément juste.

— D'abord le ministre note l'orgueil insensé du contrôleur. Il laisse dire avec complaisance qu'il descendrait d'un roi du Danemark, Thor Gott, se rattachant au dieu Thor ! Qu'ensuite on s'égarerait en oubliant sa formation au séminaire de Saint-Sulpice sous le nom d'abbé de Rancourt. Que, touché par les idées nouvelles, il entra ensuite au Parlement, mais que de sa formation initiale il conserve le goût de la controverse, aggravé d'une élocution pesante qui tourne vite à une sorte de causerie, proche d'une fatigante digression.

— Mon informateur habituel3le juge de surcroît de santé médiocre, sujet aux accès d'une goutte héréditaire. On meurt jeune dans sa famille : son frère s'est éteint à quarante-neuf ans et lui en a déjà quarante-huit…

— C'est pourquoi, dit Bourdeau, on murmure à Paris que le contrôleur général s'en va goutte à goutte…

Il déclencha un nouveau rire.

— Je crois, en effet, reprit La Borde, que cette hantise pèse sur son action. Il est souvent alité et demeure lent et musard dans son travail quotidien. La contrepartie de cette situation est qu'il n'a que trop tendance à précipiter les choses en omettant les gradations et ménagements nécessaires. Il ne prend aucune mesure pour préparer l'esprit public qui, tout en réclamant des réformes, n'est pas toujours disposé à en subir les conséquences.

— Il ne faut jamais oublier, ajouta Noblecourt sentencieux, que le temps est le meilleur allié d'un homme d'État et que, sans lui, il n'existe pas de victoire décisive ni durable.

— Bertin est plus qu'inquiet. L'opposition à Turgot s'affirme au sein même du conseil. Faute d'adresse et de tour de main, les qualités et les vertus du contrôleur se retournent souvent contre lui. Ainsi, tenez, à Mme de Brionne qui le saisissait d'une grâce au reste assez insignifiante, il n'a rien trouvé de mieux à répondre « qu'elle devait comprendre que le règne des femmes était passé ».

— Et la bonne dame se laissa faire ?

— Que non pas, elle lui rétorqua comme au jeu de paume : « Oui, je vois, mais non celui des impertinents. »

La Borde, soudain sérieux, sortit un papier de sa poche.

— Bertin m'a transmis une lettre de l'abbé Galiani4, adressée le 17 septembre 1774 à Mme d'Épinay. Elle m'a si fort frappé par son contenu qu'il m'a autorisé à la recopier. Tenez :

« Il restera trop peu de temps en place pour exécuter son système. Il punira quelques coquins, pestera, se fâchera, voudra faire le bien, rencontrera des épines, des difficultés, des oppositions partout. Le crédit diminuera, on le détestera, on dira qu'il n'est pas bon à la besogne, l'enthousiasme se refroidira. On reviendra une bonne fois de l'erreur d'avoir voulu donner une place telle que la sienne, dans une monarchie telle que la nôtre, à un homme très vertueux et très philosophe. La libre exportation des blés lui cassera le cou. Nous en voyons les prémices. »

— Cet abbé antiquaire5n'a-t-il point mis au jour les vestiges romains de Naples ? Il paraît qu'il tire des auspices sur le vol du Turgot ! Il y a péril qu'il dise vrai.

— Messieurs, dit La Borde, je m'incline, oui, c'est le mot, devant le mirandolesque savoir de notre hôte. Galiani est l'un des premiers à avoir découvert les ruines d'Herculanum ensevelies depuis l'éruption du Vésuve rapportée par Pline le Jeune.

— Non seulement il manque de respect à mes cheveux blancs, ou ce qu'il en reste, mais de surcroît me prend pour une bête en s'étonnant de ma pauvre science. Cela vaut bien un verre d'irancy.

Il saisit prestement la bouteille, emplit son verre et le vida d'un trait.

— Cela change de la sauge ! Pour en revenir au ma… à mon correspondant, il me décrit, en cette délicate période, le roi passant son temps à regarder dans son télescope, à clamer, déclamer, balayer, le tout dans un lanternage secondé de faiblesse et d'indécision…

— Il est si jeune ! intervint Nicolas qui songeait que Louis XVI n'avait que quelques années, cinq au mieux, de plus que Louis. Il doit faire ses preuves.

— Certes ! Nous verrons, comme disait son grand aïeul sous le règne duquel, messieurs les godelureaux, j'eus l'honneur de paraître en ce monde ingrat.

Catherine apportait un plat de gâteaux à trois cornes.

— Ce sont là, annonça-t-elle, prévoyant leurs questions, des talmouses faites à partir de fromage frais comme celles que l'on vend à la foire de Saint-Denis.

Le souper s'acheva fort gaiement, chacun s'évertuant à distraire Nicolas qui, en retour, fit bonne figure. Il reconduisit La Borde à sa voiture. Celui-ci proposa ses services au commissaire, décidé qu'il était à employer l'entregent de ses anciennes fonctions auprès du feu roi. Remontant dans sa chambre, Nicolas trouva M. de Noblecourt qui l'attendait en bas de l'escalier.

— Mon ami, laissez-moi vous féliciter de votre courage. Vous avez fait en sorte que rien ne paraisse qui puisse troubler cette amicale réunion. Le courage physique est offert comme un présent de la nature, ce qui tient à l'esprit est beaucoup moins aisé à manifester. Je remercie votre courtoisie de vous y être astreint en révérence à moi-même et à ceux qui vous aiment.

— Vous avez droit, monsieur, à ma reconnaissance pour avoir organisé cette soirée durant laquelle, sans l'oublier, j'ai maîtrisé mon inquiétude.

Regagnant son appartement, Nicolas soupirait d'émotion. Il songeait à la chance que la vie lui avait offerte de rencontrer le vieux magistrat. Il incarnait tout ce qu'avait représenté avant lui le chanoine Le Floch et son père comme exemples de droiture, de fermeté et de fidélité. Il aurait souhaité que le marquis de Ranreuil le vît agir, mais il espérait que, là où il était, il approuvait sa conduite. Toujours semblable à l'enfant de Guérande, il dit ses prières, demandant à la Vierge et à Sainte-Anne de protéger son fils. Il s'endormit d'un sommeil lourd bercé par le ronronnement de Mouchette.

Lundi 1er mai 1775

Il s'éveilla en sursaut. Des bruits étouffés et lointains montaient jusqu'à lui. Il crut percevoir des cris. Il attendit un moment, battit le briquet et alluma une chandelle. Mouchette crachait, la queue en écouvillon. Il perçut un pas lourd qui gravissait avec peine l'escalier. On frappa à la porte. Il pria qu'on l'attende un moment, passa des bas et sa culotte, une chemise, sa veste et se chaussa. Après avoir noué sa chevelure d'un ruban, il ouvrit et découvrit la figure retournée de Poitevin, essoufflé et à demi vêtu. Il sentit son cœur se serrer. Sans doute était-il survenu quelque chose à M. de Noblecourt ou de mauvaises nouvelles de Louis étaient-elles parvenues rue Montmartre. En un éclair, il envisagea tous les malheurs possibles. Il fit entrer Poitevin qui ne pouvait articuler, incapable de reprendre son souffle. Il le fit asseoir et boire un verre d'eau.

— Ah ! Monsieur, finit-il par dire, quel malheur ! Quelle horreur !

Nicolas, par habitude, consulta sa montre. Elle pointait quatre heures et quinze minutes. Il fit effort pour contenir son angoisse.

— Alors, qu'est-il arrivé ?

— Ah ! Monsieur, quelle mort horrible ! Le pauvre homme !

Une marée glacée traversa la poitrine du commissaire.

— Je crois qu'il faut que vous descendiez.

Une nouvelle voix, également hors d'haleine, s'éleva.

— Humf ! Comme cet escalier… est raide. Cessez… mon bon Poitevin… d'apprendre… d'effrayer Nicolas. Tel que je le connais et que… je… l'envisage, pâle et hagard…, il me fait, ouf, l'honneur et l'amitié de me croire mort.

M. de Noblecourt entra en majesté, enveloppé dans une robe de chambre damassée, le chef couvert de son madras préféré. Il marcha vers le lit où il se laissa choir lourdement aux côtés de Poitevin.

— Voilà ! Hein, quelle escalade ! Laissez le souffle me revenir…. Imaginez-vous qu'on a trouvé maître Mourut, mon locataire et boulanger, mort dans son pétrin.

— Une attaque ? demanda Nicolas qui revoyait le visage sanguin de l'intéressé.

Noblecourt fit une grimace de doute.

— Je n'y peux croire. C'est autre chose. On vous éveille pour cela. Je suis descendu considérer le théâtre et vous serez sans doute comme moi étonné du spectacle. Je crains qu'on n'ait besoin d'un commissaire de police expérimenté et peut-être même des lumières d'un vieux procureur, car il y a présomption sur la nature de cette mort.

Nicolas farfouilla dans son bureau et saisit le petit carnet noir sur lequel il notait tout au cours de ses enquêtes.

— Avant que de descendre, je souhaite entendre de votre bouche le récit de ce qui s'est passé.

— Soit. Quelques minutes passé quatre heures… Ma pendule à la Minerve venait de les sonner. Mes nuits sont coupées de lecture, à mon âge… Bref, je lisais le magnifique Suétone dont vous m'avez fait présent. Tibère à Capri… je m'égare. J'ai perçu des cris et une agitation intrigante en pleine nuit. Au moment où j'allais descendre, Poitevin a paru. Vous savez qu'il dort dans la chambre au-dessus de l'écurie. Il m'a dit… mais peut-être pourrait-il vous le répéter ?

— Monsieur, je dormais. Des cris m'ont éveillé. Puis on a frappé fortement à la porte du petit escalier qui monte à mon logis. J'ai enfilé ce que j'ai pu et suis descendu. J'ai trouvé là Parnaux, le garçon mitron, et Friope l'apprenti, affolés. Ils venaient d'entrer au fournil et avaient trouvé maître Mourut sans connaissance. Il était…

— Ne me dites rien. Je veux avoir par moi-même la vision des choses, sans a priori. Que s'est-il passé ensuite ?

— Ils étaient effondrés, terrorisés, et renâclaient à redescendre. À ce moment, Catherine a pris les choses en main. Elle les a conduits à l'office en leur intimant d'attendre. Je suis monté chercher Monsieur. Il a, avec moi, constaté le décès du boulanger.

— Je ne vous décris rien, Nicolas, mais je dois vous informer d'un détail important. Les mitrons m'ont confié la clé du fournil. Quant à la porte de communication de cette pièce avec…

— Comment ? s'étonna Nicolas. Quelle porte ? Voilà un arrangement que j'ignorais totalement, comme souvent quand on les a quotidiennement sous les yeux.

— Sachez que louant, il y a vingt ans, mon rez-de-chaussée, je n'entendais pas me séparer des communs de la cour de l'hôtel. Maître Mourut a pris à bail l'entresol de la maison voisine. En accord avec moi et l'autre propriétaire, une autorisation lui a été octroyée de percer à ses frais un passage entre les deux maisons. Sa femme et lui y logent avec un apprenti.

— L'un des deux ?

— Non, ceux-là logent en ville.

— Voilà qui peut tout compliquer.

— Nous avons laissé Catherine dans le fournil veiller à ce que rien ne soit dérangé et que personne n'entre. Le spectacle de la mort ne l'effraye point ; elle en a vu d'autres et de plus cruels sur les champs de bataille.

— Encore une question. Estimez-vous cette mort naturelle ?

— Je ne me prononce pas. Je m'en remets à l'œil du Grand Châtelet.

Ils descendirent tous les trois. Nicolas observa un moment les deux mitrons assis sur des escabeaux. Les bras ballants, ils paraissaient assommés.

Ils le connaissaient et se levèrent pour le saluer. Sous le porche barrant la porte de service de la boulangerie se dressait la solide silhouette de Catherine, telle une sentinelle au port d'armes respectant la consigne. Sans un mot, avec une moue évasive, elle lui tendit une grosse clé. Ils descendirent quelques marches. À la lueur de deux chandelles dont Nicolas nota qu'elles étaient à peine entamées, une scène à la fois étrange et grotesque se présenta. La lumière incertaine, animée par les souffles venus des soupiraux donnant sur la rue, éclairait au centre de la pièce un corps penché dont on n'apercevait, vu de la porte, que les pieds, les jambes et le bas du corps, le reste disparaissant dans le pétrin. Cette silhouette s'apparentait à un pantin effondré ou un frotteur en train de nettoyer du linge dans un lavoir. Nicolas demanda à ses compagnons de ne plus avancer. Lui-même, avec d'extrêmes précautions, entreprit de parcourir le fournil sur la pointe des pieds en observant le sol. Il s'était contraint de ne jeter qu'un regard rapide sur le cadavre, il s'y consacra enfin, le contemplant longuement.

Une première chose le frappa : il n'avait jamais connu maître Mourut vêtu de la sorte. Il portait un habit de gros drap marron, presque grenat, culotte mouchetée grise, bas noirs, chemise à manchettes de dentelle, et des souliers à boucles de cuivre astiquées (il remarqua qu'ils étaient crottés). C'était proprement la tenue d'un bourgeois de Paris endimanché. Il n'en tira pour le moment aucune conclusion. La raideur cadavérique ne s'était pas encore manifestée. De la tête, on n'apercevait qu'une courte bande de nuque et l'arrière de la perruque de crin. La face entière était plaquée dans la pâte levée de la première fournée du matin. Il nota que les poches étaient à demi retournées, comme si on avait voulu les fouiller sans prendre garde à les arranger. Il s'accroupit et trouva un double louis qui avait sans doute roulé sous le pétrin et un petit tuyau de papier fin qu'il déroula pour y lire « Eulalie, chez la G rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur », ce qui ne manqua pas de l'étonner, pour diverses raisons. Il plaça sa trouvaille dans les pages de son carnet. Il lui revenait maintenant de porter la main sur le corps du mort. Pourquoi la camarde, sa compagne des bons et des mauvais jours, le poursuivait-elle jusqu'ici, dans cet havre de paix, dans cette demeure si chère à son cœur ? Il dessina la disposition des lieux et une reproduction grossière de la scène. Il savait par expérience combien la mémoire pouvait être trompeuse et fugitive. M. de Noblecourt s'était assis sur un escabeau et présidait, attentif et impavide.

Nicolas demanda à Catherine de venir l'aider. Il fit tout d'abord approcher une chaise, saisit fortement le corps par les épaulettes de l'habit et, lentement, l'attira en arrière. Ce furent les mains qui glissèrent les premières, les bras tombant à la verticale. Le corps ensuite se redressa, la tête versa sur le cou, tirant avec elle des bandes et rubans de pâte collés au visage et à la perruque. Le cadavre était maintenant affaissé, le menton sur la poitrine. Nicolas le releva et constata que les yeux étaient ouverts et à peine troubles. La bouche était serrée. Il dégagea des fragments collés et la farine avec un torchon qui se trouvait pendu à un clou. La face livide ne portait pas, et ce fut la seule observation qu'il se permit, de traces d'asphyxie, ni de blessure, et rien non plus ne plaidait en faveur d'un accident apoplectique. Le souvenir qu'il avait de l'homme vivant pouvait justifier cette supposition : M. Mourut, sanguin, au col court, âgé d'une cinquantaine d'années, pouvait être sujet à une attaque de ce genre. Quelles raisons faisaient qu'il fût tombé le nez dans son pétrin ?

Il réfléchit un instant. Le plus raisonnable consistait à faire conduire le corps au Grand Châtelet, convoquer Sanson et Semacgus, qui seuls avaient sa confiance, pour l'habituel examen à la basse geôle. Auparavant, il devait fixer le plus précisément possible les conditions exactes entourant ce décès suspect, interroger les témoins, prévenir Mme Mourut, examiner ses réactions, enfin rien ne devait être laissé au hasard. Son office lui avait enseigné que la moindre inattention, le plus mesquin détail négligé et la précipitation se soldaient toujours par des fausses voies et de regrettables erreurs. Il convenait également de prévenir son collègue commissaire du quartier afin de lui faire accepter qu'il prît lui-même en main cette affaire. Cela se ferait d'autant plus aisément que son nom, sa réputation, l'autorité acquise et confortée par la confiance des deux lieutenants généraux de police écarteraient de légitimes préventions et éviteraient les rebèquements6attiseurs de querelles. Les choses seraient facilitées : le commissaire Fontaine était une vieille connaissance. Il était déjà en fonction depuis quelques années et avait officié à l'hôtel quand M. de Noblecourt s'était trouvé victime d'une agression sous le porche d'entrée7. Catherine, en femme des champs de bataille, avait quitté le fournil, et devançant une demande du commissaire, elle revenait bientôt avec une couverture qu'il supposa provenir de l'écurie à l'odeur forte qu'elle répandait. Elle en couvrit le cadavre après lui avoir d'autorité fermé les yeux. La pièce reprit soudain son aspect anodin. Nicolas fureta encore quelques instants, s'arrêtant parfois pour écrire dans son carnet.

— Bien, je crois n'avoir rien omis. Je vois qu'on peut glisser une barre à la porte de communication. Nous allons bloquer le passage dans le cas où l'on chercherait à entrer depuis la maison voisine.

Poitevin se livra à cette besogne.

— Bien, nous allons sortir et fermer la porte. Poitevin, puis-je vous demander de monter la garde, sur une chaise assurément, pour ne laisser pénétrer personne.

— D'autant plus, intervint M. de Noblecourt, que depuis certaine agression une petite porte a été découpée dans la cochère. Plusieurs clés ont été distribuées, dans ma maison et chez le boulanger. Il y a risque…

— Bourdeau et moi sommes convenus de nous retrouver à six heures. À ce moment-là, nous aviserons pour les détails. Au fait, nos deux oiseaux effarés sont en tenue de ville. Où se déshabillent-ils ? Nous allons le leur demander.

— C'est tout vu ! dit Catherine. Dans le retrait à ce que je sais.

— Elle dit vrai, intervint Noblecourt. Quand j'ai loué et donné à bail, il n'y en avait pas. Vous savez combien les architectes, respectueux des obligations de la loi pour le fond, mais gênés pour la forme et par l'étroit emplacement des maisons, jettent à tort et à travers les tuyaux au hasard. Rien n'étonne davantage les visiteurs de notre beau Paris que de voir les amphithéâtres de latrines perchées comme des verrues le long des maisons, les unes sur les autres, contiguës aux escaliers, à côté des portes, des cuisines, répandant l'odeur la plus infecte. Le tout s'engorge, la marée monte et la maison est inondée ! Mais personne ne discute, les nez parisiens sont aguerris !

— Cela est fort malsain, tout autant que la satisfaction des besoins dans la rue. Hors notre ami Tirepot et son chalet de nécessité, on se soulage au hasard. M. de Sartine avait fait établir des barils d'aisance au coin des rues.

— Idée utile et généreuse ! Malheureusement, ce projet d'humanité ne lui a attiré que railleries. Il est aussitôt tombé en désuétude.

En sortant du fournil, ils jetèrent un regard sur l'endroit en question. Il l'emportait en sordide sur tout ce qui pouvait être rencontré dans le genre. Nicolas, homme de son siècle féru d'hygiène, en fut choqué.

Peu à peu le feu de l'action avait apaisé son angoisse, mais elle se rappelait parfois à lui avec une force renouvelée. Un coup de poignard lui coupait alors le souffle un court instant. Qu'était-il arrivé à son fils ? Où était Aimée d'Arranet ? Cinq heures venaient de sonner à Saint-Eustache. Il demanda à M. de Noblecourt l'autorisation d'interroger les mitrons dans l'office, où déjà Catherine s'affairait à allumer le potager. Cette activité matinale le frappa : comment se faisait-il que le feu n'ait pas été allumé dans la boulangerie ? Il fallait un certain temps avant de cuire la première fournée. Ce détail le tracassait. Était-ce normal ? Il faudrait vérifier.

Il s'installa à la table tandis que Noblecourt remontait dans ses appartements. Se présentèrent, se tenant par la main, les deux jeunes gens. Il les connaissait parfaitement, mais il se rendit compte qu'ils faisaient tellement partie du paysage de l'hôtel qu'il ignorait leur nom. Combien de fois pourtant avaient-il tenu la bride de son cheval ou porté son portemanteau, ou gentiment salué sous la porte cochère ? Au fond, ils demeuraient pour lui de parfaits inconnus.

— Jeunes gens, je ne vous entendrai que l'un après l'autre.

Le plus jeune porta un regard suppliant sur le plus âgé qui lui lâcha la main et fit un pas en avant, l'air un peu bravache.

— Soit, dit Nicolas, commençons par toi. Ton camarade peut attendre dans la cour.

De nouveaux regards furent échangés et l'apprenti sortit comme à regret.

Nicolas remarqua les souliers éculés, le pantalon en coutil léger trop court, la chemise et la veste hors d'usage, le visage blanc avec des yeux qui semblaient le manger.

— Tu te nommes ?

— Parnaux, Hugues, monsieur Nicolas.

— Ton âge ?

— Dix-huit ans.

— Tes parents ?

— Ma mère est morte à ma naissance. Mon père est soldat, retiré. Invalide…

— Tu es apprenti ?

— Oui, depuis trois ans.

— Ton père en paye le montant ?

— Il ne pourrait pas, le pauvre ! Il n'a plus sa tête. Il est aux Invalides.

— Alors, qui paie ton apprentissage ?

— Le marguillier, commissaire aux pauvres de ma paroisse.

— Pourquoi ne loges-tu pas chez ton maître comme c'est l'usage ?

Il se rappelait le temps où il servait comme clerc de notaire à Rennes… En avait-il rédigé de ces contrats d'apprentissage toujours sur le même modèle ! Les formules revenaient sur ses lèvres : « le maître promet et s'oblige à lui montrer et enseigner la dite profession et tout dont il mesle et entremesle en échange, de ne lui rien cacher, de le nourrir, loger, éclairer, chauffer, blanchir son gros et menu linge, lui fournir un lit, des draps, des vêtements et des hardes convenables à son état… ».

— Vous connaissez la maison, monsieur Nicolas. Pas moyen ici. Et en plus, il aurait fallu qu'on loge à trois dans une chambre et de toute façon…

— De toute façon ?

— Oh ! rien. Tout le monde ne peut devenir maître… Je me comprends. Donc, je loge avec Friope quelques maisons plus loin. Au sixième sous le toit. La demeure appartient au maître qui en fait son profit en louant des garnis à la semaine ou au mois.

— Bien, nous verrons cela en détail. Que s'est-il passé ce matin ?

— Hier soir on a sassé8la farine avec le bluteau9

— Maître Mourut était-il présent ?

Il sembla hésiter.

— … Oui, au début. Il devait sortir. Il a surveillé de loin le travail, ne voulant pas se salir. La pâte prête à lever, il nous a quittés, disant qu'il ne serait pas long et qu'il allumerait le four à son retour. Il ne restait plus qu'à façonner les pains, emplir le four de bois. Une fois en route, on laisse brûler et chauffer. Enfin on racle le four avec le fourgon10, pour écarter les braises et les charbons, et il ne reste plus qu'à enfourner le pain.

Nicolas le laissait parler. Il ne fallait jamais interrompre le débit d'un témoin ; la vérité parfois s'y laissait surprendre.

— Bien, que s'est-il donc passé ce matin ?

— On s'est réveillés à cinq heures moins le quart. On avait un reste de café et, pour ne pas le prendre froid, on l'a réchauffé au feu d'une chandelle. On a mangé un quignon. Arrivé devant la boutique, on a ouvert la porte de la cour…

— Vous possédez une clé ?

Nicolas soudain se rendit compte que dans son esprit tout s'ordonnait comme si la mort de maître Mourut n'était pas naturelle. Dans le cas contraire, ces interrogatoires seraient peine perdue. Toutefois, si son hypothèse était avérée, quel temps gagné ! Rien ne valait davantage que le recueil d'informations dans la suite immédiate d'un événement, quand les intervenants n'ont pas encore eu le temps de ressasser leur version et d'en bricoler les détails.

— Oui, la clé de la petite porte découpée dans la grande et une autre ouvrant celle du fournil dans la cour. Celle du fournil, je l'ai donnée à M. de Noblecourt.

Nicolas reçut la clé que Parnaux avait extraite du fond de sa poche.

— Ensuite ?

— Qu'il y ait de la lumière nous a surpris. On veille à tout éteindre… Toujours le risque de l'incendie. Nous arrivons les premiers au travail et le maître nous rejoint un quart d'heure plus tard. Nous sommes entrés dans le fournil sans nous dévêtir et là, on a vu le maître dans le pétrin. On… on a appelé et on s'est approché.

— Vous n'avez pas cherché à lui porter secours ?

— Friope a eu une sorte de crise. Il s'étouffait en roulant des yeux blancs et claquait des dents.

— Mais enfin, vous vous êtes tout de même assurés que M. Mourut était bien décédé ?

— Je me suis approché. J'ai écouté, il ne respirait plus. J'ai touché sa main, elle était déjà froide. J'ai voulu quérir du secours. Mais Friope hurlait. Je l'ai calmé… je l'ai même giflé. Il m'a suivi dans la cour jusqu'aux écuries où nous avons réveillé Poitevin et…

— Un instant. Vous avez refermé la porte à clé ?

— Non, nous ne savions plus ce que nous faisions.

— Êtes-vous sûrs que personne d'autre que vous ne se trouvait dans le fournil ?

Le visage du mitron se crispa dans un effort intense de réflexion.

— À vrai dire non, surtout qu'on n'a pas ouvert la réserve à farine. Mais la porte cochère était fermée.

— Tiens ! Où est-elle située, cette réserve ?

— Il faut entrer dans le retrait et faire tourner le placard où l'on range les tenues de travail.

— C'est un grand réduit ?

— Non, une immense cave très sèche. La farine s'y conserve bien. Le maître ne voulait pas en parler, ou plutôt qu'on en parle.

— Pourquoi ?

— Parce qu'il y en avait trop et il pensait qu'il y aurait disette.

— Tout cela me paraît bien confus. Vous allez devoir me l'expliquer plus clairement.

— Il gardait sa farine, prétendant qu'il en manquerait bientôt dans la ville et qu'ainsi le prix du pain serait augmenté. C'était déjà le cas, même que ça grognait chez les pratiques et qu'on avait reçu des menaces.

— Sous quelle forme ?

— Des inscriptions au charbon sur les murs que Friope n'arrêtait pas de lessiver.

— De quel ordre ?

— Oh ! Des insultes… On viendrait tout casser et piller… nous pendre.

— Quel homme était maître Mourut ?

— Bonhomme en apparence, dur au travail, exigeant. Âpre au gain.

Il eut une moue ironique.

— Et Mme Mourut ?

— Elle vendait à la boutique. On n'était rien pour elle. On n'a jamais mangé à sa table…

— Et le troisième apprenti, où se trouve-il ?

— Faut lui demander. Il peut tout faire celui-là.

Le ton était vindicatif.

— Y compris être en retard pour le travail de la journée ?

— Même cela.

Nicolas sortit chercher Friope qu'il trouva assis sur une borne, se rongeant les poings.

— Allons, c'est ton tour.

Il le prit par les épaules dont il éprouva sous ses doigts la frêle ossature. Son corps tremblait et il trébucha. Parnaux fut prié de sortir, Nicolas s'interposant entre les deux garçons pour éviter tout propos de connivence. Friope était encore plus mal vêtu que son camarade. L'interrogatoire reprit avec ses passages obligés. Friope, âgé de quinze ans, père laboureur à Meaux. Les réponses aux mêmes questions étaient identiques, sauf sur le troisième larron. Il décela de la colère mêlée de peur. Nicolas feignit alors d'en savoir plus long. Son attitude fit l'effet de l'ouverture d'une vanne contre un flot trop longtemps contenu.

— Il ne travaille pas, ne fait rien, dans le dos du maître… S'il agit mal, une bêtise, il nous en accuse, moi ou Parnaux. Il nous traite de… bêtes. Il ne cesse de nous dénoncer… de… il nous… Alors, ce serait…

Il se mordait les lèvres. Il s'arrêta, les yeux éperdus. Prenait-il conscience d'en avoir trop dit ou plutôt d'être sur le point d'avouer l'inavouable ? Nicolas ne manifesta pas d'intérêt ostensible pour ces paroles confuses et refusa de pousser son avantage.

— D'où provient la farine que vous travaillez ?

Friope soupira, soudain rassuré.

— Le marché aux blés a lieu deux fois par semaine, le mercredi et le samedi. Mais le maître en reçoit davantage. Ça rentre et ça sort…

— Explique-moi cela.

— De la farine arrive en fraude par des carrioles bâchées qui prennent régulièrement les sacs vides. Elle est pleine quand elle arrive. Y a tout un système que la bande de monopoleurs organise. Quand on sait par un espion que les jurés de la corporation envisagent de contrôler un boulanger, le surplus circule de boutique en boutique. Celui qui cache en reçoit une part pour paiement de son aide. Ils sont liés par des serments terribles.

— Et ton maître en fait partie ? demanda Nicolas effaré par le discours débité à toute vitesse qu'il venait d'entendre.

— C'est ce que je vous dis ! Non seulement ça, mais en plus il rogne tant qu'il peut de la pâte de chaque pain, sans pitié pour le pauvre. Il ôte de ci, de là, encore et encore. « Coucou » dit-il, « coucou, coucou, bon profit ». Mais le bon Dieu et Madame la Vierge veillent et, parfois, cette petite pâte, oui, monsieur Nicolas, cette petite pâte, ne voilà-t-y pas qu'elle monte et s'élève dans le four et produit les plus beaux pains, les plus dorés et odorants, ce qui rend le maître furieux.

Il paraissait au bord de l'extase, puis, soudain, se mit à pleurer. Nicolas songea qu'il avait l'âge de son fils. Il laissa Friope retrouver ses esprits.

— Es-tu malheureux ? Tu m'as toujours paru un brave garçon.

— Vous avez toujours été bon avec nous, monsieur Nicolas, avoua-t-il en regardant le commissaire avec admiration. M. le Procureur aussi, comme les cuisinières et Poitevin qui nous glisse toujours de friands morceaux.

Il recommença à sangloter.

— Mais notre position n'est guère enviable. Toujours à moitié nus, en caleçon et bonnet pour être toujours en état de travailler, et jamais sortir, sauf les dimanches. On endure cela comme un purgatoire. Mon corps n'est point de fer. La nuit n'apporte aucun repos et, dès qu'elle commence, nous débutons notre journée.

Soudain, il y eut un grand bruit. La porte de l'office s'ouvrit et Bourdeau apparut suivi d'un exempt et de deux soldats de guet. Il fit un signe à Nicolas.