XI

De nouveau, je reste des heures entières au fond de mon lit, apeurée, incapable de trouver l’énergie de faire quelque chose. Comme si j’étais à l’abri sous la couette, dérisoire protection contre le monde qui m’entoure et qui m’en veut.

Je sens bien que quelque chose va se passer. La tension est si forte, et les mots si durs. Chaque fois que la situation s’est aggravée de cette manière, j’ai pris un coup sur la tête. Chaque fois qu’une partie de la presse et de l’opinion semblait me soutenir, ou au moins exprimer ouvertement quelques doutes, les accusations se sont durcies, même au prix d’interventions invraisemblables – cela ne dérange pas le pouvoir mexicain. C’est une forme d’escalade. En France, le soutien est plus important, plus ouvert, depuis ma condamnation en appel. Du coup, œil pour œil, dent pour dent, la pression se fait plus forte ici. D’autant que certains journalistes, progressivement, émettent des doutes sur l’honnêteté de l’enquête qui m’a accablée. Certainement pas une majorité, mais des professionnels reconnus, parfois des éditorialistes hautement respectés, et le gouvernement comprend le danger. Il ne faut à aucun prix que l’opinion publique se retourne. À aucun prix, on ne doit laisser sortir dans la presse les éléments du dossier qui contredisent la version officielle. Je dois rester Florence la diabolique, Florence la Française, la ravisseuse d’enfants. La visite de Nicolas Sarkozy est encore dans tous les esprits. La question de Thierry Lazaro à l’Assemblée nationale est relayée jusqu’ici. L’espoir exprimé en France que la commission puisse accorder mon transfert agace profondément le Mexique. Alors, un matin, un nouveau coup de massue s’abat sur moi. À la télévision, apparaît un homme sans âge, pas très vieux mais blafard, tremblant tellement qu’on ne sait le décrire précisément, et ce n’est pas la lumière crue sous laquelle il est filmé qui arrange les choses. C’est une apparition étrange que cet homme dont on ne sait rien de précis. D’où sort-il ? Qui est-il ? D’une voix incertaine, il répond aux questions d’un autre homme qu’on ne voit pas, et semble par moments lire ses réponses. On dirait une scène de mauvais théâtre.

Il dit s’appeler David Orozco Hernandez, trente-sept ans, marié. Commerçant et… ravisseur. Dans la séquence qui sera montrée des dizaines de fois à tous les Mexicains, il dit fébrilement qu’il a fait partie du même gang qu’Israël, avec ses frères et ses neveux. Il dit encore qu’il aurait participé à quatre enlèvements, donne des sommes, apparemment au hasard, qu’il aurait touchées pour cela et en vient à moi :

— La Française était la fiancée d’Israël Vallarta. Avec lui, elle planifiait les enlèvements, et même si le plus souvent elle surveillait les personnes détenues, il lui arrivait de participer à leur capture. Dans la bande, les choses se sont gâtées entre nous parce que, progressivement, c’est elle qui a pris le dessus, qui est devenue le chef.

Je suis stupéfaite. Ce témoin tombé du ciel dit être le « Geminis » de la bande des Zodiacos, celui qui s’appelait Ricardo dans le rapport de police et Gilberto dans les aveux reçus d’Israël, alors qu’il était torturé, comme le dit l’expertise médicale de décembre 2005. Voilà qu’il s’appelle David, maintenant ! Ce n’est pas la crédibilité de son apparition qui m’inquiète, elle ne tient pas la route une seconde. Un véritable malaise s’installe dans la presse et chez ceux qui ont vu cette pantalonnade à la télévision. Comme le dit Agustin Acosta, mon avocat mexicain, « c’est une gifle à l’intelligence, en même temps qu’une gifle à l’État français ».

Qu’on présente un montage aussi grossier – cet homme lit un texte, se fait dicter ses réponses, c’est évident – pour contrecarrer l’action de la France constitue une nouvelle provocation. Comme si le message envoyé devait faire comprendre qu’on peut se permettre cela, ici, et que la France n’y peut rien – et moi encore moins.

Ce type a été arrêté en même temps qu’un frère et deux neveux d’Israël. Je les connais, moi : ce sont de braves types, des mécaniciens qui vivent chichement, entre eux, en famille, et qui travaillent dur. Si ces gars-là commettent des enlèvements, s’ils gagnent de l’argent de cette manière, je ne sais pas ce qu’ils en font. Ils sont bien bêtes, alors, de vivre dans leurs pauvres appartements, dans leurs petites maisons sans grand confort, à travailler comme je les ai vu faire. De les savoir en prison, eux aussi, cela me fait quelque chose.

En revanche, je ne pense plus jamais à Israël. Je ne pense qu’à moi. J’ai réussi à chasser la haine que j’éprouvais, c’est déjà ça. Elle me rongeait de l’intérieur, je devais m’en débarrasser. On me dit parfois qu’il n’est peut-être pas coupable, lui non plus, après tout. Alors, ça, ce serait le mieux. C’est tout ce que je souhaite. Au moins, je n’aurais pas à me demander toute ma vie pourquoi je n’ai rien vu. Je n’aurais pas à être pour toujours la cruche qui ne s’est pas rendu compte que son mec était un ravisseur d’enfants. S’il est innocent, cela m’évitera d’aller voir un psychiatre. C’est le plus beau cadeau que pourrait me faire la vie.

En attendant, voilà que je fais à nouveau la une des journaux. Garcia Luna avait vraiment besoin de renforcer coûte que coûte son dossier d’accusation, c’est évident. Agustin est révolté. Il est de mon avis :

— L’opinion publique commençait à évoluer, ici. Pour le gouvernement, c’est une manière de frapper un grand coup et de préparer l’annonce du refus du transfert.

Ils sont implacables. De plus en plus fort, de plus en plus aveuglément, ils cognent pour m’enfoncer et je crois qu’ils sont peu à peu en train d’y arriver. Cette idée qui m’était déjà venue, sournoisement, et que j’avais toujours réussi à chasser me revient cette fois plus cruellement : j’ai envie d’en finir. N’importe comment, même rapidement, sans réfléchir, je veux que tout cela s’arrête. Je n’ai plus le courage, plus la force. J’en ai assez d’être humiliée, bafouée, de n’être plus rien du tout, de n’être même plus respectée par ces gens qui ne me connaissent pas, qui se sont simplement fait une idée avec ce qu’ils ont distraitement entendu et me tiennent aujourd’hui, définitivement, obstinément, pour une criminelle. C’est insupportable de vivre avec cela en tête. Et je pense que cela ne finira peut-être jamais. Pour la première fois, je me laisse envahir par cette horreur que j’avais toujours repoussée : ma vie entière en prison. Le reste de mon existence dans la peau d’un monstre, enfermée, réduite à rien d’autre qu’un corps qui bouge et qu’on n’écoute pas. Je n’en peux plus…

Au téléphone, mes parents, mon avocat, Jean-Luc Romero déploient des trésors de gentillesse. Je n’ai plus tellement le goût d’appeler, mais dans mes rares conversations avec eux, je sens bien qu’ils sont inquiets, et je n’ai pas la force de tenter de les rassurer. Je tiens debout, c’est déjà ça, et je me dis parfois que je vis les pires moments de ma vie et que cela ne pourra qu’aller mieux un jour. C’est une défense dérisoire, mais je n’ai trouvé que celle-là. Je ne sors plus beaucoup de ma cellule, je reste les yeux fixés au plafond à attendre – mais quoi ? – avec la télé en bruit de fond, pour ne pas entendre les cris de la prison, pour ne pas devenir folle, peut-être. Des jours, des semaines entières passent ainsi, et je ne prête même pas attention aux nouvelles qui passent parfois. Après d’autres journaux, c’est El Excelsior qui annonce le refus de mon transfert. Ils l’auront bientôt tous fait, mais je m’en moque et les autorités aussi, sans doute, puisqu’il n’y a toujours pas de position officielle.

Dans un journal télévisé de la fin de journée, que j’entends distraitement, on annonce une conférence de presse de Felipe Calderón, une sorte de déclaration officielle imprévue à quelques journalistes réunis autour de lui. Je me dis qu’il va peut-être parler de moi, puisque cela semble être à la mode. J’écoute avec un peu plus d’attention.

— Mesdames et messieurs les représentants des médias de communication, je vous remercie beaucoup d’être présents ici ce soir, car j’ai une annonce importante à faire aux Mexicains. Le gouvernement de la République est parvenu à la conclusion que les conditions lui permettant de donner son consentement au transfèrement de la ressortissante Florence Cassez vers la France, son pays d’origine, auquel fait référence la Convention de Strasbourg, ne sont pas réunies. Par conséquent, Florence Cassez exécutera sa condamnation à soixante années d’emprisonnement au Mexique, pour les crimes commis au préjudice de plusieurs personnes dans notre pays.

En fait, il ne parle que de moi. Depuis son palais présidentiel, dans une mise en scène très officielle, en direct sur l’antenne de Televisa et des plus grandes chaînes, à une heure de grande écoute. Il ne parle que de moi. J’en ai la tête qui tourne. Ce n’est pas l’annonce de son refus, je m’y étais tout doucement préparée, même inconsciemment, mais la solennité qu’il y met. « J’ai une annonce très importante à faire aux Mexicains. » Je suis écrasée.

Je l’entends encore dire que j’ai été « interpellée et jugée conformément au droit », et s’en prendre ouvertement, le regard froid et la voix dure, à mon pays :

— Le gouvernement français s’est prononcé afin de se réserver, pour lui-même, la compétence de prendre des décisions concernant la suspension ou la réduction de la peine ou les moyens de la faire exécuter. Cela ouvrait la possibilité que Florence Cassez ne purge pas sa peine conformément au jugement décidé par les autorités mexicaines, ou qu’elle la purgerait dans un délai significativement réduit. Pour le Mexique, cela est inacceptable.

J’ai beau être à moitié ivre de désespoir, j’ai encore l’esprit suffisamment clair pour comprendre qu’aucun message n’a encore été envoyé au gouvernement français, cette fois ouvertement méprisé. En parlant de la sorte, Felipe Calderón veut montrer à son peuple que la France a voulu le berner, le prendre pour un naïf et qu’il lui signifie aujourd’hui qu’il est le plus fort, le plus malin. Je ne m’en sortirai jamais.

Nous sommes à la fin du mois de juin, à quelques jours des élections législatives pour lesquelles les sondages promettent la défaite du PAN, le parti de Calderón. Même ici, on sourit de la manœuvre politique, mais je n’ai plus le cœur à sourire. Ce qui m’envahit, à cet instant, c’est la signification pour moi de ce que vient d’annoncer Calderón : soixante années ici, c’est mon arrêt de mort.

Frank Berton veut que nous continuions à nous battre. Qu’il continue s’il veut, moi je ne peux plus. Il dit aux journalistes que je suis devenue une otage politique, que ce sera maintenant à la justice internationale d’en décider ; devant le concert mondial des nations, il annonce de nouveau sa plainte contre Garcia Luna, dont il continue d’affiner les arguments, et le recours de l’État français contre l’État mexicain devant la Cour internationale de justice – de toute façon, au point où en sont leurs relations…

Je n’ai pas grand-chose à faire de tout cela. Frank veut que j’appelle Denise Maerker, qui me sollicite : alors je m’exécute. Et deux ou trois autres, aussi, qui me demandent des interviews. Je dis ce que j’ai sur le cœur, ma douleur, mon innocence, mon désespoir, sans y réfléchir avant, comme d’habitude, mais sans chercher à retenir mes larmes, cette fois, parce que, tout simplement, je n’en ai plus la force.

Trois ou quatre interviews, alors que j’en ai tant donné, depuis trois ans et demi. Trois ou quatre de trop, semble-t-il. Elles sont relayées dans l’opinion, dirait-on : mes mots et mes pleurs font un peu de bruit, remuent quelques consciences refusant de suivre aveuglément l’acharnement de Felipe Calderón. Pascal Beltràn del Rio, le très respecté directeur du journal El Excelsior, écrit une chronique cinglante et dénonce son gouvernement, qui perd selon lui toute crédibilité dans cette affaire. Le pénaliste Samuel Gonzales Ruiz dénonce l’incohérence dans le comportement de son pays. Ce sont autant de coups de semonce puissants que Felipe Calderón ne peut admettre, que Genaro Garcia Luna, sans doute, veut briser dans l’œuf, car il sent que l’opinion semble de nouveau touchée.

Œil pour œil, dent pour dent, la réponse ne se fait pas attendre. Un jeudi soir, vers vingt-deux heures, une escorte policière vient me chercher dans ma cellule. Au fond de moi, je panique à l’idée de ce qui peut m’arriver, mais je suis incapable d’exprimer cette terreur qui me prend et me paralyse encore plus. C’est ainsi depuis quelques jours : je ne peux même plus manger, je suis amorphe. Et c’est bien ce que je craignais de pire : ils m’emmènent et j’ai juste le temps d’attraper deux ou trois sous-vêtements et ma brosse à dents. Dans ce que j’entends des conversations entre les policiers et les gardes de la prison, il semble que c’est bien à cause de mes interviews, notamment à Denise Maerker. Évidemment, ce n’est pas ce qu’ils me disent, à moi. Officiellement, je change de prison parce que je ne vais pas bien et que je serai mieux surveillée où je vais, c’est donc pour me protéger de moi-même. J’ai compris : ils me ramènent à Santa Martha.

On est en pleine nuit. Revoilà le couloir sordide, l’ambiance de fin du monde qui règne ici, en dehors de toute vie normale, l’humidité, les rats et l’eau marron – quand il y a de l’eau. Et la violence. On me traite comme on l’a toujours fait ici, avec un mélange de mépris et de provocation, et on me fait entrer dans une cellule où une femme est déjà installée. Elle ne dort pas, elle me regarde entrer et se présente, vaguement menaçante mais fière de le dire aussi clairement : c’est « la Reine du Pacifique », la criminelle la plus célèbre du Mexique, et même des pays environnants, parce qu’elle a été arrêtée à la fin de l’année 2007, soupçonnée d’avoir monté un puissant réseau financier pour soutenir le trafic de drogue de la Colombie aux États-Unis. Depuis des années, tous les médias parlent d’elles, son arrestation a été une secousse énorme, et on dit que c’est sur l’ordre insistant des Services secrets américains qu’elle a enfin été coffrée. Un livre vient même d’être écrit sur elle. Je me souviens encore des images de son arrestation, où elle passait devant les caméras, souriante, très belle et sûre d’elle, sans doute confiante parce qu’elle sait qu’elle ne passera que quelque temps en prison – sauf si elle est extradée aux États-Unis, à mon avis.

Elle s’appelle Sandra Avila Beltran, c’est une des plus grandes narcotrafiquantes au monde et je suis là, avec elle, dans la même cellule !

Heureusement, elle m’accueille assez gentiment. Elle aussi sait qui je suis, et semble vouloir me rassurer, mais je suis incapable de lui dire un mot. Me revoilà à Santa Martha, c’est tout ce que je sais. Je vais peut-être finir ma vie ici. Alors sur le lit en fer où on m’a installée, les yeux pleins de larmes, je ne peux me dire qu’une chose : j’aime mieux ne pas vivre pour ne pas le voir. Ils ont gagné.

En France, on ne me laisse pas tomber, encore une fois. Je n’ai plus la force de me battre, mais d’autres l’ont pour moi, à commencer par mes parents, comme d’habitude, par Frank Berton et aussi le président, qui s’inquiètent auprès des autorités mexicaines de la signification de ce transfert inattendu. À l’ambassade, Daniel Parfait se manifeste et tient toute sa place. À la fin de mon premier jour à Santa Martha, il dit aux journalistes français installés ici qu’il est plutôt confiant : pour lui, je vais rentrer à Tepepan. Je crois que les autorités françaises ont fait valoir que j’avais été amenée là pour raisons médicales, suite à mes problèmes de dos, et la pression qu’ils exercent discrètement semble efficace. Toujours aussi amorphe, encore amaigrie puisque je ne mange plus depuis plusieurs jours et que je suis atteinte d’un virus qui m’affaiblit, je me laisse une nouvelle fois emmener. Mon séjour à Santa Martha n’aura pas été bien long, mais le message est clair : on peut m’y ramener à n’importe quel moment. C’est une manière de m’ordonner de me taire, de ne plus m’exprimer dans les médias, de ne plus exister, en quelque sorte. Que je purge là mes soixante ans et que je me taise, voilà ce que veut le gouvernement mexicain. Il veut une victoire totale.

Dans ma cellule, je découvre des barreaux aux fenêtres qui donnent sur le couloir. C’est nouveau. Officiellement, c’est pour permettre aux ouvriers de réaliser ces quelques travaux qu’on m’a amenée à Santa Martha. Quelle plaisanterie ! Des travaux, il y en a toujours, ici, et les filles sont alors simplement déplacées, il existe des lieux pour cela. De plus, on m’attribue une escorte permanente. Deux femmes se collent à mes basques, ne me lâchent plus, que j’aille à la salle des visites, aux toilettes ou que je descende ma poubelle. C’est invivable.

Au moins, je suis rentrée. Je n’ai plus le goût de vivre, mais ici on ne m’agressera pas. Pour que je comprenne bien ce qui pourrait encore m’arriver – comme si je n’avais pas compris… , on me parle d’un long article, deux pages dans El Universal, où je m’en prends à Luis Cardenas Palomino et Genaro Garcia Luna. Ils n’ont sûrement pas apprécié. Des journalistes racontent d’ailleurs anonymement qu’ils ont subi des pressions, notamment par téléphone, pour cesser de parler de moi comme ils le font : en mettant en cause les preuves qui m’accablent. Ils ont été sommés d’en revenir à la version officielle, ou tout simplement de ne plus rien écrire du tout.

Garcia Luna ne redoute pas de s’adresser ainsi aux journalistes. C’est un pays dangereux, ici, pour ceux qui veulent faire leur métier avec courage. Anabel Hernandez peut en témoigner. Récemment, des équipes de télévision se sont approchées du domicile de Garcia Luna, pour enquêter sur la manière dont il a financé la construction de son habitation, qui leur semble suspecte. Le ministre les a fait arrêter en les accusant de préparer l’enlèvement d’un des membres de sa famille.

Je ne sais pas qui de Frank Berton ou de mes parents s’en inquiète le premier, mais ils sentent bien, tous, que je vais très mal. Ils vont être à nouveau reçus par Nicolas Sarkozy à l’Élysée, et cette fois ils font en sorte que je puisse appeler, participer, en quelque sorte, à cette réunion. C’est un jeudi, au tout début du mois de juillet. Frank me dit d’appeler à dix heures vingt, dix-sept heures vingt en France. Je ne tombe pas tout de suite dans le bureau du président et je m’inquiète un peu parce qu’on me passe de poste en poste. Enfin, je l’ai :

— Oui, Nicolas Sarkozy. Comment allez-vous, Florence ? Nous sommes dans mon bureau, avec Frank Berton, Thierry Lazaro et vos parents, je mets le haut-parleur.

Je perçois au ton de sa voix qu’il est agacé :

— Les choses ne vont pas comme nous le pensions, Florence. On se moque de nous !

Quelqu’un dans son bureau lui demande sans doute de ne pas en faire trop, mais il renchérit :

— Moi, Nicolas Sarkozy, je vous dis, Florence, que je ne vais pas vous laisser tomber.

C’est à cause des écoutes téléphoniques, bien sûr, que ses collaborateurs lui font signe de ne pas aller trop loin. Je le sais bien, que nous sommes sur écoute, et j’ai presque envie de le lui dire, moi aussi, mais il n’en a manifestement rien à faire :

— Oui, je sais que nous sommes sur écoute. Eh bien, qu’ils écoutent !

Et là, pendant deux minutes, il parle de Garcia Luna, dit son intention de l’attaquer en justice. Et j’écoute ça, cette détermination, cette manière de dire les choses avec tant de conviction : de nouveau, cela me transporte. C’est fou comme je me sens forte, d’un seul coup : je me sens protégée. C’est bête, mais je ne me sens plus en prison, dans ces moments-là. Je crois bien que je ferme les yeux.

En fait, quand je parle avec Nicolas Sarkozy, j’ai tellement envie de tout comprendre – il parle vite, je n’ai pas le droit de le faire répéter –, j’ai tellement peur de passer à côté de ce qu’il me dit, que je fais abstraction de tout ce qu’il y a autour de moi. C’est mon secret. Personne ne va savoir ce qu’il me dit. Quand je raccroche, je croise les autres détenues et elles ne savent pas : c’est ma protection, comme un voile autour de moi.

Je m’applique de toutes mes forces à bien retenir les mots, le plus précisément possible, pour les avoir encore en tête, les matins qui suivent, en me réveillant.

Le président est allé très loin, cette fois. Il a également parlé de Luis Cardenas Palomino, le bras droit de Garcia Luna, celui dont toute la presse dit qu’il a du sang sur les mains. On raconte ouvertement cet épisode, dans un taxi, où l’un de ses amis, à ses côtés, a tué de sang-froid le chauffeur parce qu’il n’avait pas de monnaie et que le pauvre homme lui réclamait avec insistance l’argent de la course. C’est Anabel Hernandez qui me l’a raconté. « Palomino a toujours couvert son ami », dit-elle. Et Nicolas Sarkozy, au téléphone, l’a sûrement dit exprès : « Nous savons ce qu’il a fait au chauffeur de taxi. »

Je repense encore et encore à tout cela, et je me dis que le président français était manifestement très en colère. Je ne sais pas très bien ce que je dois en penser, parfois. Il s’en est pris directement à l’État mexicain : « S’il faut que je dise que le Mexique est un pays hors diplomatie, je le dirai ! Il est inadmissible qu’ils n’appliquent pas la Convention de Strasbourg. »

Tout cela va-t-il encore me retomber dessus ? Peut-être pas, cette fois. C’est l’été qui arrive, et tout doucement on va m’oublier. Avant cela, peut-être en réaction à ce coup de fil écouté, revoilà Ezequiel à la télévision, avec Isabel Miranda de Wallace à ses côtés. Il n’a rien de neuf à dire, mais on lui a sans doute demandé d’enfoncer le clou. Décidément, il n’est pas très doué, parce que, en réponse à un journaliste qui lui demande s’il se souvient du jour de sa libération – sans doute veut-il le piéger sur l’histoire du montage au ranch –, il perd contenance et bafouille qu’il ne se rappelle plus.

— Vous souvenez-vous de l’heure, peut-être ? Était-ce la nuit ou le petit matin ?

— Désolé, on m’avait enlevé ma montre.

Il est une nouvelle fois à la limite du ridicule, mais cela ne semble pas contrarier les autorités, ni une partie de la presse qui fait ses choux gras de la conférence de presse. Pourtant, d’autres journaux se moquent et en profitent pour ressortir certaines incohérences de ses témoignages. Par exemple, on rappelle que le jour du montage, le 9 décembre au matin, quand on simule sa libération, il répond aux questions des journalistes qu’il est marié et père d’un petit garçon. Mais à la date de son enlèvement, son épouse était enceinte et n’avait pas encore accouché. Alors, comment sait-il que l’enfant est né, que c’est un garçon ? On lui a permis d’assister à l’accouchement ?

Les quelques secousses électriques de mes conversations avec Nicolas Sarkozy, ou avec Frank Berton quand il sent que je vais moins bien et qu’il durcit sa voix, me tiennent par un fil. Comme chaque été, c’est l’oubli total qui m’attend, mais je le comprends maintenant. Je dois me dire que la vie ne s’est pas arrêtée parce que Florence Cassez est en prison, que chacun a son existence, sa famille et que c’est la période des vacances. Tiens, je vais envoyer des cartes postales, pour montrer que je sais encore sourire. À quelques amis, ceux qui me soutiennent, juste pour les remercier de cela, une petite facétie. J’en reçois toujours autant, de mon côté. Après l’initiative de la mairie de Béthune, qui a demandé à ses habitants de m’envoyer une carte postale du beffroi – qu’est-ce que j’en ai reçu, avec tellement de mots gentils… -, c’est le comité de soutien, toujours à l’affût d’une initiative, qui lance l’idée d’une carte postale à mon intention, pour ceux qui partent en vacances d’été. Et je reçois à nouveau un courrier de ministre.

Mais c’est long, un été dans l’oubli. En septembre, je sais que je dois me reprendre : le psychologue qui me suit à la prison m’y pousse et il est toujours de bon conseil. Il est très gentil, lui. Je sais qu’il me comprend et j’ai même l’impression, parfois, qu’il croit en moi. Il ne me l’a jamais dit ouvertement, mais à quelques phrases, quelques insinuations, je me dis qu’il a la conviction que je suis innocente. Ou peut-être ai-je envie de le croire ? En tout cas, cela me fait beaucoup de bien de le voir régulièrement. Il est l’un de ceux qui m’aident à tenir, à ne pas sombrer définitivement.

Je fais des efforts et je suis récompensée. C’est Frank Berton, au téléphone :

— Je vais venir vous voir, Florence.

Chic ! Une petite semaine, sans doute, mais c’est déjà ça. Il me dit que nous allons travailler mon dossier parce que des journalistes installés ici, au Mexique, se sont penchés dessus et il semble qu’ils aient trouvé de nouveaux éléments qui plaident pour moi, en faveur de mon innocence. Je le sens agacé : il n’a jamais eu le dossier complet, qui est toujours resté chez Horacio Garcia, avec lequel je n’ai plus beaucoup de contacts. Et mon dossier n’a jamais été traduit en français, non plus. Il y a plus de dix mille pièces et les spécialistes disent que cela prendrait quatre ans et coûterait une fortune. Alors, Horacio Garcia a envoyé quelques pièces qu’il jugeait essentielles et que Frank s’est fait traduire. Mais voilà qu’on en aurait trouvé de nouvelles.

Quand il arrive, il se met au travail tout de suite.

— Je veux voir votre dossier, Florence.

Je vais chercher les pièces que j’ai en ma possession dans ma cellule, et nous voilà tous les deux, dans cette salle froide mais tranquille qu’on laisse à notre disposition, à éplucher des procès-verbaux d’interrogatoires, de dépositions, de témoignages, datant de 2005 ou de 2006. Ce que j’aime ça ! J’ai l’impression de revivre, une sorte d’espoir que je ne maîtrise pas s’empare à nouveau de moi, et je n’ai aucune envie de le freiner. Il y a si longtemps que je ne m’étais plus sentie vivante. Berton est agacé, soucieux, expéditif. Et cela me fait du bien.

Avant l’été, on avait déjà retrouvé une pièce essentielle, dans le dossier. Un tableau d’entrée et de sortie des locaux de la Siedo, où nous avions été amenés après le montage du ranch, le 9 décembre 2005. Ce tableau prouve que Cristina Rios Valladares et son époux sont venus dans les locaux de la police de Garcia Luna le 10 février 2006, soit juste après mon intervention au téléphone dans l’émission de Denise Maerker, et juste avant qu’ils changent de version à mon sujet. Il y a tout : leurs noms, leurs signatures et les heures : ils sont venus trois fois. De 11 heures à 12 h 15, d’abord. Puis une deuxième fois de 19 h 31 à 21 h 38, et enfin en pleine nuit, de minuit à 0 h 35. Entre deux, il est également fait mention d’un Cristian Hilario, c’est le nom de leur garçon, entre 11 h 28 et 16 h 39.

— C’est la preuve ! C’est la preuve ! dit Berton. Les policiers les ont convaincus de changer de version et de vous accuser. C’est pour cela qu’il n’a été fait aucun procès-verbal de ces rencontres. Que voulez-vous qu’ils y écrivent ? Qu’ils sont en train de fabriquer des faux témoignages ?

Je suis de son avis, bien sûr. D’autant que c’est également à partir de cette date que le couple et son enfant ont quitté le Mexique pour s’installer au Texas, d’où ils ont témoigné lors du procès.

Et Frank Berton continue de fouiller mon dossier, et de sortir des pièces. Une fois, deux fois, trois fois, il trouve des témoignages reconnaissant avec précision la maison de Lupita et Alejandro comme celle où les victimes ont été séquestrées. C’est d’abord Valeria Cheja Tinajero, une jeune fille de dix-huit ans, qui a été enlevée du 31 août au 5 septembre 2005. Pour celle-là, on ne peut pas m’en vouloir : à cette époque, j’étais en France, je suis rentrée le 9 septembre. Le 30 décembre 2005, les policiers l’emmènent dans cette maison à Xochimilco, et sa déposition est sans équivoque : « Je reconnais le portail de couleur verte, la grande cour, le rez-de-chaussée, je reconnais également la salle de bains où j’ai été séquestrée. Le sol, la couleur des murs, le lavabo, le miroir. »

Il est important, ce miroir, parce que c’est grâce à lui, en soulevant un peu le bandeau qu’elle avait sur les yeux, qu’elle a vu quelques instants l’un de ses ravisseurs, qu’elle identifie comme le chef. Un peu plus tard, la police lui présente une photo d’Israël, debout à côté de sa Volvo blanche, et elle dit que ce peut être lui. Elle croit même le reconnaître. En tout cas, elle est sûre d’avoir été enlevée dans une Volvo, même s’il lui paraît qu’elle était d’un gris clair.

Le 26 décembre, c’est Ezequiel qui est allé à la maison de Xochimilco. Sa déposition est exactement identique à celle de la jeune fille : « Je reconnais la maison comme celle où j’ai été enfermé. Je reconnais le portail métallique vert, le mur de ciment plat sans peinture, les fenêtres intérieures en aluminium de couleur noire. » Il va même jusqu’à reconnaître les couverts qu’il utilisait pour manger. D’ailleurs, deux jours plus tard, la police revient pour de nouvelles perquisitions et retrouve dans cette maison la carte d’identité d’Ezequiel, son permis de conduire, une carte de fidélité d’un grand magasin à son nom, ainsi qu’une carte de visite. À la même époque, Cristina Rios Valladares et son fils Cristian Hilario reconnaissent eux aussi la même maison comme celle où ils ont été séquestrés. Cette maison qui n’est pas le ranch, bien sûr, puisqu’elle s’en trouve à plus de trente kilomètres.

Frank, qui vient de sortir toutes ces pièces en se plongeant dans le dossier, est fou de rage :

— Pouvez-vous me dire pourquoi votre avocat n’a pas demandé à ce que Lupita et son compagnon de l’époque soient entendus, lors du procès ? C’est chez eux, cette maison, non ? Et ils n’ont jamais été inquiétés ?

Non, jamais. C’est vrai qu’Horacio Garcia a demandé une fois, oralement, à ce que Lupita, alors présente dans la salle, vienne témoigner, mais on le lui a refusé et il n’a pas insisté. Il n’a jamais fait de demande écrite. Pendant son séjour à Mexico, Frank demandera plusieurs fois à le rencontrer, mais Horacio Garcia lui a toujours fait faux bond.

Dans mon dossier que nous épluchons encore, rejoints par Agustin Acosta, nous trouvons d’autres choses incroyables. La déposition de Cristian Hilario qui dit avoir reconnu la voix de son cousin, un certain Edgar, pendant sa détention. Et sa mère confirme ! Un jour, cet Edgar aurait dit à l’un de ses complices : « Tiens, voici les médicaments pour ma tante. » Ils ne l’ont pas vu, bien sûr, puisqu’ils portaient un bandeau sur les yeux, mais ils ont reconnu sa voix. Et cette dame confirme qu’elle prenait bien un traitement, plusieurs comprimés chaque jour.

Cet Edgar est le cousin des deux frères José Fernando et Marco Antonio Rueda Cacho. Ils sortent ensemble, mènent une vie dissolue, volontiers hâbleurs et arrogants et sont les amis de… Israël Vallarta et Alejandro Mejilla, le compagnon de Lupita. Autant la jeune Valeria que Cristina Rios Valladares ou Ignacio Abel Figuera Torres, un commerçant lui aussi enlevé fin 2005 et retrouvé mort malgré la rançon versée par son frère, tous racontent avoir rencontré les frères Rueda Cacho avant leur enlèvement. Le frère d’Ignacio Figuera les connaît lui aussi. Il y eut bien un mandat d’arrêt lancé contre eux, d’après le dossier, mais il n’a jamais eu de suite. Pourtant, tous les témoignages vont dans leur direction, et ils sont le seul point commun à tous ces dossiers : toutes les victimes les connaissent.

Je suis bien, là, avec mon avocat que je vois mobilisé, prendre des notes et s’agacer encore que rien de tout cela n’ait été produit lors de mon procès… Mais après tout, que peut-on encore en faire aujourd’hui ?

C’est comme cette histoire de cassette, revenue à la surface au printemps dernier. Ce sont les images de vidéosurveillance d’un supermarché sur lesquelles on verrait Cristina Rios Valladares faire tranquillement ses courses… deux jours avant sa libération devant les caméras au ranch d’Israël ! Ma mère en a parlé pour la première fois à Frank Berton au mois d’avril, alors Agustin Acosta et lui ont tout mis en branle pour la récupérer. Jorge Ochoa, mon premier avocat, qui prétend savoir qui la détient, en demandait trente mille euros. Ils ont tout tenté, mais Ochoa n’a jamais rien produit. Je n’y crois plus, moi, à cette cassette. Les pièces du dossier, oui, c’est du solide, mais je crains que ce soit trop tard.

Mes avocats ne veulent pas m’entendre dire cela. Avant que Frank Berton ne rentre en France, début novembre, ils viennent tous les deux à la prison me détailler les recours qu’ils entendent mener. D’abord, il reste l’amparo final.

— Il faut bâtir un dossier solide. Nous n’avons pas le droit à l’erreur, car c’est l’ultime recours. Si on ne gagne pas ce coup-là, c’est fini sur le plan de la justice mexicaine.

Ils souhaitent ensuite que l’État français engage une action devant la Cour internationale de justice de La Haye, au motif que la Constitution mexicaine a été violée, lors de mon arrestation, le 8 décembre 2005. Mais il n’existe aucun document écrit prouvant que c’était bien le 8. La police n’a pas été si bête, ou alors elle les cache, désormais, ces documents. Il n’existe que de frêles témoignages de personnes qui subissent peut-être des pressions. Nous n’avons que l’attestation de mon employeur, à l’hôtel Fiesta Americana, qui certifie que j’ai travaillé chaque jour, sans faute, jusqu’au 7 décembre. Et que je ne suis plus venue à partir du 8. C’est tout de même une pièce importante.

Il y a encore cette plainte contre Genaro Garcia Luna devant la justice française, pour falsification de preuves. Cela peut être dangereux, mais Frank Berton a l’air décidé à se lancer, et moi je n’ai plus rien à perdre.

Un recours va être présenté aussi devant la commission des Droits humains du ministère de la Justice, à Mexico, au motif que je n’ai plus le droit de contacter des journalistes. C’est tout à fait injuste, parce que les détenus en ont parfaitement le droit au Mexique, de même qu’il existe des téléphones libres d’accès dans toutes les prisons. Je suis la seule dans tout le pays à ne pas avoir le droit d’appeler qui je veux ! Et si je recommence, je repars à Santa Martha, c’est évident…

Enfin, un dossier va être monté et présenté à la Cour interaméricaine des droits de l’homme, l’équivalent de notre Cour européenne. C’est Agustin qui va s’en charger : il lui faut se rendre à Washington pour trouver un avocat spécialisé, et il compte même se lancer dans une formation qui lui permettrait de maîtriser cette procédure capitale pour moi. Une formation de six mois ! Imagine-t-on combien de temps tout cela peut encore durer ? Je suis ravie qu’ils aient encore autant d’énergie, et toujours la volonté, l’ambition de me sortir de là… mais quand cela finira-t-il par arriver ? Lorsqu’ils étaient tous les deux avec moi, dans la salle des visites de la prison, j’ai bien compris ce qu’ils me disaient : « Nous ne sommes plus dans le court terme, Florence. » J’ai encaissé sans broncher, devant eux, mais Dieu, que c’est dur à entendre ! J’ai déjà fait quatre ans, ici, je veux croire dur comme fer que je n’en ferai plus autant. Mais combien, alors ? Je veux croire que le plus difficile est derrière moi, si seulement je ne retourne pas à Santa Martha. Ce serait un comble : le pénitencier tombe en ruine, alors on évacue des détenues en ce moment. Beaucoup viennent ici. De cent vingt, l’effectif est passé à trois cent soixante en quelques mois. Les conditions se dégradent, du coup.

Je suis lasse, tellement lasse. De tous ces cris à longueur de journée, qui sont devenus comme un bruit de fond. Des frissons qu’ils me donnent parfois, comme lorsqu’ils viennent du sous-sol, ce fameux « trou » que toutes les détenues redoutent. Tout cela entre en moi et n’en sortira peut-être jamais. Je serai marquée à vie, j’aurai même sans doute beaucoup de mal à me réadapter.

Petit à petit, je lâche des choses. Je fais des concessions à ma résistance. Je me laisse pousser les cheveux, comme une marque du temps que j’ai passé en prison, et ils m’arrivent au bas du dos, maintenant. J’ai cessé de me maquiller. Fini les ongles vernis. Je ne me rase plus les jambes, non plus. On trouvait admirable que je m’accroche à cela ? Qu’est-ce que cela peut bien faire ? Je n’en peux plus d’être forte. Si c’est pour vivre ainsi…

Quand j’appelle chez moi ou que je téléphone à des amis, en France, je me demande s’ils s’imaginent le décalage entre nous. Eux, dans leurs salons, assis dans un fauteuil, et moi debout, contre le mur, ou assise à genoux par terre, avec le câble trop court du combiné, et des hommes qui passent parfois, des ouvriers par groupes de cinq ou six qui s’arrêtent, me regardent ouvertement en se poussant du coude et en riant – je suis humiliée. Et derrière le mur, ces cris de femmes, et tout autour, des mouches par paquets.

Alors, on me dit : « Tiens bon, un jour ce sera ton tour, tu verras. » Mais c’est insupportable, cette phrase ! Quand on ne pense qu’à cela, en mangeant, en dormant, c’est insoutenable. Cela fait trop longtemps que je suis en décalage avec le monde extérieur. Trop longtemps que j’ai l’impression que plus personne ne me comprend vraiment. Tout ce que je vis, tout ce que j’endure. Et maintenant, je suis conditionnée, c’est fait. Longtemps, je me suis battue contre cela, pour ne pas être comme les autres, et petit à petit j’ai lâché. Le système est trop fort. Avant, je ne laissais pas passer les injustices, la corruption, dans la prison. Je le disais haut et fort, maintenant je n’ai plus l’énergie. Et c’est exactement ce qu’ils veulent : que l’on fasse profil bas. Parfois, il vient des employés de l’administration pour réaliser des enquêtes et souhaitent nous parler. Quand ils me demandent pourquoi je suis là, je me force pour leur expliquer qu’on m’accuse injustement d’enlèvements, pour me défendre encore et m’acharner. Parfois, je suis tentée de répondre simplement : « Je suis là pour enlèvements. » Mais ils auraient définitivement gagné, alors. J’ai baissé les bras… Il me reste une seule richesse : mon innocence.