Préface

Comment une conviction se forge-t-elle ? Cette question, je me la suis souvent posée lorsque, journaliste, j’attendais l’issue des débats d’un jury de cour d’assises, et j’ai vu des innocents condamnés sur la foi de cette « intime conviction » que partageaient neuf jurés, des gens comme vous et moi, et trois magistrats, des gens aussi comme vous et moi, à qui on ne demande pas de justifier leur décision. Cela est un peu irrationnel, car le chemin est long de la conviction à la certitude. Allez demander aux jurés qui ont condamné en première instance les accusés du procès d’Outreau s’ils avaient la certitude que ces derniers étaient coupables, ou s’ils en étaient seulement convaincus.

Alors, comment un doute, une conviction, une certitude prennent-ils naissance ?

Florence Cassez est entrée dans ma vie en ce jour de décembre 2005 où une dépêche de l’AFP nous annonçait qu’elle venait d’être arrêtée, à Mexico, et qu’elle était soupçonnée de complicité avec un gang local, « Los Zodiacos », spécialisé dans les enlèvements. En règle générale, en France, ce genre d’information fait la une un jour ou deux, puis s’étiole et disparaît. Mais les parents de Florence ont décidé de se battre, ont construit un site Web, ont alerté la presse, persuadés de l’innocence de leur fille. Ils m’ont permis d’entrer en relation avec l’avocat mexicain de Florence, Me Jorge Ochoa. Pendant des semaines, nous avons échangé : il semblait persuadé de l’innocence de Florence et assez optimiste sur l’issue de la procédure, mais ne cachait pas son inquiétude quant à une éventuelle machination qui sous-tendrait le dossier.

À ce stade, j’ai commencé à douter. Je me suis documenté sur le fonctionnement de la justice au Mexique, j’ai téléchargé le code pénal et le code de procédure pénale mexicains sur mon ordinateur, et j’ai vite compris que le pouvoir politique tenait l’institution judiciaire entre ses mains. Avec Jorge Ochoa, nous continuions à échanger. Il me parlait de la fragilité des témoignages à charge, des manipulations possibles…

Pour des raisons personnelles, je devais me rendre au Mexique en février 2006. Quel hasard me faisait ainsi croiser la route de Florence ? Son avocat allait me ménager une rencontre, dans le centre de garde à vue où elle était détenue, au cœur de Mexico. Mais pas question de faire entrer un journaliste dans cette enceinte. Je serais donc son oncle, son tio. Cette fausse identité allait me suivre jusqu’à ma dernière visite au centre pénitentiaire de Tepepan, il y a quelques mois.

Ce matin-là, Me Ochoa était venu me chercher à mon hôtel, non loin du centre d’affaires de Mexico. Il conduisait un monospace Dodge assez ancien ; il était persuadé que nous étions suivis et prit en conséquence toutes sortes de précautions. Nous nous sommes arrêtés sur le parking d’un centre commercial, en sommes ressortis par une autre issue et avons pris un taxi pour rejoindre le centre de détention, histoire de brouiller notre piste. J’avoue que toutes ces précautions me semblaient assez rocambolesques.

Bien m’en avait pris d’abandonner ma carte de presse dans la voiture de l’avocat : la fouille était sérieuse, et les gardiens peu souriants. Ils n’allaient me laisser qu’une recharge de stylobille et un minuscule bloc-notes. J’allais rencontrer Florence dans la cour intérieure du centre de détention. Nous ne nous connaissions pas. Je savais juste qu’elle était rousse et porterait un tee-shirt rouge, la couleur dévolue aux auteurs présumés d’enlèvements.

Nous avons parlé longtemps dans cette cour. Et quand vint le moment de nous quitter, Florence me glissa subrepticement quelques pages de cahier pliées et repliées cent fois sur elles-mêmes, que je n’eus aucune difficulté à emporter à l’extérieur. J’ai encore dans les yeux cet instant où, après avoir embrassé son « oncle », Florence s’est littéralement enfuie vers sa cellule, sans se retourner.

Je pense qu’elle pleurait.

Ce matin-là, j’ai commencé à me dire qu’elle était très probablement innocente.

De retour à l’hôtel, après avoir entendu Jorge Ochoa me conseiller, « pour ma sécurité », de ne pas m’attarder dans le district fédéral, et après avoir utilisé d’autres ruses de Sioux pour semer d’éventuels suiveurs, j’ai déplié sur une table les feuillets confiés par Florence. D’une toute petite écriture serrée, elle racontait… Je verrais cela plus tard ; j’avais rendez-vous cet après-midi-là avec les pyramides de la lune et du soleil.

Quand je regagnai l’hôtel, en fin de journée, je constatai que ces documents avaient disparu.

Quelques questions auprès du personnel me permirent de comprendre très vite que ma chambre avait bien été visitée, et pas par des cambrioleurs ordinaires… Ce soir-là, j’ai acquis la certitude que cette affaire dépassait largement Florence, et qu’elle était en train de devenir une affaire d’État. Deux hypothèses semblaient plausibles : la vengeance du señor Margolis, l’ancien associé du frère de Florence, qui avait ses entrées dans les couloirs des services de police et de renseignements, ou celle de Genaro Garcia Luna, alors patron de l’Agence fédérale d’investigation, humilié en direct à la télévision par Florence. Ou la conjonction des deux.

J’ai continué d’étudier ce que je pouvais du dossier ; je suis revenu au Mexique quelques jours, lors du déroulement de cet interminable procès dont j’étais en quelque sorte le seul juré, et j’ai peu à peu construit mon intime conviction. Bien sûr, rien ne tenait dans cette accusation ; bien sûr, les témoins mentaient ; bien sûr, l’enquête policière avait délibérément négligé des pistes sérieuses… Bien sûr, Florence était innocente. Il restait un dernier pas à franchir : passer de la conviction à la certitude. Les parents de Florence, laquelle avait été, contre toute attente – du moins dans notre conception du fonctionnement de la justice –, condamnée en appel, venaient de s’attacher les services de Frank Berton. Le célèbre avocat avait repris tout le dossier, et mis en évidence toutes les incohérences d’une instruction menée totalement à charge, les faux témoignages et les pistes délibérément oubliées. Je l’ai accompagné lors de son premier voyage à Mexico. Nous avons longuement échangé. Il m’a permis de prendre connaissance de pièces du dossier que j’ignorais. Nous avons rencontré des confrères, journalistes et avocats, nous avons revu Florence.

Tout au long de cette histoire, j’ai été successivement partagé entre deux impératifs. D’abord, faire en sorte que l’on n’oublie pas cette jeune femme condamnée en première instance à près d’un siècle de prison ; ensuite, et surtout, participer à la démonstration de son innocence. C’est pour répondre à cette seconde exigence que je me suis astreint à repousser souvent mes émotions, à me condamner moi-même à une grande rigueur, de sorte que je peux aujourd’hui demander au lecteur de partager ma certitude. Il n’y a pas l’ombre d’un doute : Florence Cassez est innocente.

Jacques-Yves Tapon, novembre 2009