III

9 décembre 2005

Le jour est levé depuis un moment. Le deuxième jour de mon cauchemar. Il n’y a même pas vingt-quatre heures que tout cela m’a emportée, qu’on m’a confisqué ma vie au point que je ne sais même pas si j’ai encore cet emploi à l’hôtel, si quelqu’un me cherche seulement. Quand je descends de la voiture pour entrer dans les locaux de la Siedo (Bureau d’investigation spécialisé en délinquance organisée), les caméras sont encore là ; je suis menottée, malmenée, et c’est comme si j’étais quelqu’un d’autre : une femme qu’on traite en criminelle, à la mexicaine, avec la brutalité et le chaos que partagent la police et les journalistes. On est au cœur de Mexico et, comme chaque matin, soudainement, la relative tranquillité de la nuit s’efface sous les coups de Klaxon impatients, les cris emportés et les sirènes stridentes. C’est une ville de fureur et de couleurs où j’ai vite trouvé mes marques, parce qu’il y a une liberté, ici, qui laisse penser que tout est possible, qu’on peut faire son trou pour peu qu’on bosse. Pendant que nous descendons de la voiture de l’AFI pour entrer dans le grand bâtiment de la Siedo, des gens pressés se rendent à leur travail ou vaquent à leurs occupations quotidiennes sans se douter de ce qui se passe, sans se retourner. S’ils savaient comme je voudrais être à leur place ! Même ceux qui se rendent à une réunion ennuyeuse, qui ont un rendez-vous désagréable, qui redoutent de se faire engueuler par un chef !

Mes pieds me font mal, je suis fatiguée, j’ai froid, et surtout j’ai peur. Au moins, ils ne vont pas me tuer. Il y a du monde maintenant, et je m’aperçois que cela me rassure un peu. L’idée qu’ils pouvaient faire de moi ce qu’ils voulaient, que personne n’aurait rien su, sans doute, ne m’a pas quittée de la nuit et, sans oser me l’avouer, j’ai pensé au pire. Comme si je m’étais battue pour enfouir cette idée terrifiante et qu’elle surgissait maintenant que je suis soulagée : ils ne vont pas me tuer.

Je ne me suis jamais sentie aussi loin de chez moi. Même quand j’ai compris que tout était gâché avec Sébastien, même avec ce fou d’architecte qui balançait tout ce qui lui tombait sous la main à la tête de ses employées, j’ai toujours cru en moi, toujours su que j’avais ma place à Mexico. Mais maintenant tout m’échappe, je voudrais rentrer chez moi. Je suis menottée, poussée, on se moque de moi, je sens que je ne vaux pas grand-chose aux yeux de tous ceux qui m’attendent ici.

La porte d’un bureau sombre se referme, je suis avec trois policiers qui m’ont assise sans ménagement sur une chaise en fer. Et c’est reparti. Ils me posent encore les mêmes questions, toujours pour savoir ce que je faisais là, pourquoi nous avions enlevé ces gens, combien nous recevions, qui sont nos complices et où ils sont… Je n’en peux plus. Je veux encore leur dire que je ne savais rien, que je ne comprends rien à tout cela, que je suis innocente, mais c’est plus fort que moi : je crie. Je m’énerve, je me mets en colère, une vraie colère que je ne maîtrise pas, qui sort en même temps que mes larmes, et je veux me lever de cette chaise mais des mains fermes me plaquent dessus et me maintiennent assise. J’en perds la voix, incapable d’aller plus loin tant je suis décontenancée : je les fais rire ! Ils se marrent et se moquent, je vois bien que pour eux je suis coupable et qu’ils ont tout le temps d’attendre que je leur dise ce qu’ils veulent entendre.

Ce ne sont plus les policiers de la camionnette ou ceux de la voiture qui me parlaient doucement tout à l’heure. Ce sont des gradés ou des hommes d’un autre service, plus important, je le sens bien. Ils parlent avec plus d’assurance, d’arrogance, en me regardant droit dans les yeux pour me faire comprendre que ce sont eux qui ont la main, que je ne suis plus grand-chose, dans cette pièce sinistre au milieu d’eux ; et même quand ce sont trois autres types qui viennent prendre le relais, une heure plus tard, c’est encore la même chose. Ils me parlent comme à une coupable et cela me tétanise.

— Alors, il paraît que tu aimes le café… Il paraît que tu aimes les chats…

Je ne sais pas d’où ils sortent ça, mais le ton qu’ils emploient ne me plaît pas. Ils veulent me faire comprendre quelque chose, mais je ne suis pas en état. Je sais juste que je me sens toute petite, perdue au cœur d’une machine policière qui n’a pas bonne réputation et qui peut me broyer à son gré sans que je puisse rien y faire. Et plus personne, maintenant, ne montre la moindre volonté de m’aider ou seulement de m’être agréable.

— Tu peux parler, tu sais. Israël a tout avoué. Il dit que tu étais avec lui, qu’il a enlevé ces gens et pas mal d’autres aussi, et que tu l’aidais à les séquestrer. On sait bien que tu es coupable et c’est ce qu’il nous a dit.

Je ne peux pas le croire ! D’ailleurs je ne le crois pas. Comment Israël irait inventer tout ça ? Pourquoi aller raconter des choses pareilles ? Parce qu’ils l’ont battu, évidemment. Je l’ai vu dans un sale état. Et pourtant, je ne doute pas une seconde. Il ne peut pas avoir dit à ces types que j’ai séquestré des gens, ça ne tient pas debout.

Pour me laisser mijoter avec tout cela, sans doute, on me laisse seule un moment. Mais s’ils croient que je peux réfléchir, ils se trompent ! Je me sens désarticulée, complètement happée par cette histoire plus forte que moi, et je devine seulement que tout ça est en train de devenir grave, que je suis une criminelle aux yeux de la police la plus puissante du pays et que je vais sans doute passer de sales moments. Ils finiront bien par s’apercevoir de leur erreur, ça ne fait aucun doute, mais en attendant que va-t-il m’arriver ?

Je commence à en avoir une petite idée, tout de même. D’abord, dans les étages où ils m’ont traînée, ils m’ont fait passer d’un « cube » à l’autre : des sortes de cellules aux parois métalliques, froides, sales, inquiétantes. Un médecin arrive. Je pense que c’est un médecin parce qu’il porte une blouse blanche. Il ne se présente pas, ne me dit rien de ce qu’il va me faire, mais me donne des ordres : « Déshabille-toi », « Tourne-toi », « Rhabille-toi »…

Et puis ce sont des gamins, maintenant. Ils sont jeunes, je ne vois pas ce qu’ils font là. On dirait des étudiants, mais pourquoi ont-ils le droit de me poser tant de questions sur ce que je faisais, avec qui je vivais, comment était ma vie ? Ils sont arrogants, je n’arrive pas à m’expliquer, et de toute façon j’ai l’impression qu’ils ne m’écoutent pas. Ils sont juste là pour me crier dessus, je n’y comprends toujours rien.

Je crois que c’est l’après-midi. Le moustachu costaud qui m’avait frappée, au ranch, est revenu. C’est celui qui me fait le plus peur. Et pourtant, il est très calme, cette fois, assis sur le bureau, une sorte de rictus au coin des lèvres, il semble content de ce qui se passe et je sens que ce n’est pas bon du tout pour moi. Il me demande si je connais Eduardo Margolis. Que faut-il que je réponde ? Bien sûr, je le connais, mais il a une telle réputation que je ne sais pas s’il faut que je le dise.

Encore une fois, je n’ai pas tellement le temps de réfléchir. Ils rient tous les trois, se racontent des choses que je ne saisis pas et deviennent soudain menaçants :

— Il va t’enculer, Margolis !

Je sens un nouveau malaise monter en moi. Comme la nuit dernière, peut-être, quand j’avais peur de mourir. Je repense à ce que m’a raconté Sébastien : les menaces de mort, quand il s’est définitivement fâché avec son ancien associé, et même les avertissements qui concernaient ses deux enfants. Je me souviens que Sébastien avait pris cela au sérieux, qu’il avait eu très peur.

Sur la table, devant moi, un des hommes a jeté des cartes de visite du temps où je travaillais pour Sébastien. Elles portent mon nom, bien sûr, et le logo de la société de matériel médical que possédait mon frère, avec Eduardo Margolis. En ce temps-là, Sébastien ne se méfiait pas. L’autre avait mis de l’argent et ils semblaient croire tous les deux à leur affaire. Mais plus il a connu Margolis, plus Sébastien a pris peur. Le portrait qui s’est dessiné de ce type au regard noir est vite devenu inquiétant. Il avait des relations ambiguës avec la police et ne s’en cachait pas. Un parfum de corruption flottait au milieu de tout cela et sur ses autres activités, dont il parlait de plus en plus ouvertement : la protection rapprochée de personnalités, le blindage de voitures, et aussi un cabinet privé qui se consacrait à la résolution de kidnappings, justement. Il disait que c’était en liaison avec la police, mais cela ne signifie pas grand-chose, ici. Au Mexique, tout le monde sait que des policiers sont complices des gangs pour les trafics de drogue ou les enlèvements. On n’a même pas été surpris d’entendre raconter qu’ils pouvaient eux-mêmes enlever des gens pour faire marcher leur cabinet. C’est là que Sébastien a pris peur. Margolis en riait, lui, sans qu’on sache si c’était à cause de l’énormité de la fable ou parce qu’il avait le sentiment d’être intouchable. Un tas de gens patibulaires tournaient autour de lui et cela lui donnait un air de puissance qu’il entretenait en se vantant, à l’occasion, d’avoir ses entrées et les faveurs des hommes du pouvoir.

Quand Sébastien a voulu se retirer de la société, tout s’est gâté. Margolis n’a jamais voulu lui payer les actions qu’il voulait céder. Au contraire, il a fait pression pour que mon frère signe sans aucune contrepartie financière et Sébastien s’est retrouvé comme dans un mauvais film, sa vie pourrie par la peur, même s’il refusait l’idée de se laisser faire. Il a déposé une plainte, mais le dossier n’a jamais avancé. On lui disait que le ministère public avait changé, qu’il fallait tout reprendre de zéro. On se moquait de lui, parfois ouvertement. On lui a même dit, quelques mois plus tard, que son dossier s’était perdu.

À l’inverse, la plainte que Margolis a déposée contre lui pour vol et abus de confiance ne s’est jamais perdue. De faux témoins ont raconté des choses totalement fantaisistes, ils ont présenté des fausses factures et la police a procédé à des perquisitions tout à fait illégales. Plus tard, ils ont fait fermer la nouvelle société de mon frère. Sans explications. Ils pouvaient tout se permettre, tout le monde trouvait cela normal.

Mais le pire est arrivé à la fin de l’année 2004. Un jour de décembre, Iolany a reçu un coup de téléphone de Margolis qui les a menacés de mort, et aussi d’enlever leurs deux enfants qui avaient alors quatre et cinq ans. Je crois que c’est ce qui a cassé quelque chose chez Sébastien. Il a compris qu’il était dans un monde où il n’avait rien à faire. Trop de violence, trop de corruption. Il ne faisait pas le poids face à un type comme Margolis.

Et cet homme-là, maintenant, venait jeter son ombre sur mon cauchemar.

— Tu n’as plus aucune chance. Il va t’enculer, Margolis !

Ces mots-là m’ont glacée. J’ai compris qu’ils avaient trouvé cette carte de visite en allant fouiller mon appartement. Ils avaient pris mes clés, au moment de notre arrestation, la veille, et ils sont allés fouiner ; j’avais dû leur donner mon adresse. Je pense à Sébastien, aux enfants. Aux menaces de mort.

On m’emmène encore au sous-sol. Cette fois, c’est pire, un trou à rats. C’est un long couloir avec des petites cellules infectes, trois murs et une paroi de verre. Il y a juste deux paillasses en béton et des toilettes à la turque, non isolées. On me pousse dans une cellule où il y a déjà une fille et je reste là, assise au bord du lit gelé, tétanisée, comme en état de choc. J’essaie de lui parler, mais je ne sais pas très bien ce que je dis. Et elle voit bien comment on me traite : elle n’a pas envie de s’approcher de moi. Un type arrive pour lui proposer de l’eau, du papier toilettes, elle dit non de la tête, mais moi je veux bien du papier, je le dis au gars qui me répond sans même me regarder :

— Toi, va te faire foutre !

Tout n’est que violence, ici. C’est comme ça depuis que je suis arrivée et la peur ne m’a pas quittée. Elle étouffe tout le reste, et même ma fierté. Je veux juste qu’on ne me dise rien, qu’on ne me regarde même pas. Je veux qu’on me laisse tranquille, et pourtant on vient encore me chercher. Je remonte cet escalier sinistre jusqu’à un bureau où on me demande de m’asseoir.

— Le téléphone va sonner, tu décroches.

Le téléphone sonne, en effet. J’entends une voix, au loin, qui dit mon prénom, qui répète, qui demande ce qui se passe et je n’arrive pas à le croire : c’est ma mère ! Comment est-ce possible ? Comment sait-elle que je suis là ? C’est comme un miracle. J’entends sa voix, je sens qu’elle est inquiète et je veux la rassurer, mais je ne peux pas. Rien ne sort. Et pour la première fois, je craque. Je fonds en larmes, ce que je n’avais pas encore fait depuis le début de cette folle histoire ; incapable d’articuler, de me reprendre, je suis secouée de sanglots, accablée de fatigue et de peur. Si je craque maintenant, c’est sans doute parce que la voix de ma mère me rassure, me détend un peu. J’étais trop crispée jusque-là pour laisser échapper des larmes. Je l’entends qui me parle, qui cherche à me réconforter, encore :

— Ne t’inquiète pas. On va te sortir de là.

Elle ne me pose aucune question. Je comprendrai plus tard que cette confiance est extraordinaire, que c’est elle qui m’a fait le plus grand bien, sans doute, et que moi je n’ai même pas été capable de lui dire quelques mots pour la rassurer. Comme ce moment-là a dû être difficile, pour elle ! J’étais si loin, elle pouvait imaginer tant de choses… et tout ce qu’elle a entendu, ce sont mes sanglots et ce type qui m’ordonne de raccrocher, après un moment trop court.

C’est le consul qui a prévenu mes parents. Il aura au moins fait cela. Un peu plus tard, il viendra me voir, pour assurer le minimum, l’assistance consulaire. Mais cela a dû lui coûter parce qu’il m’a traitée comme une délinquante. La seule chose qu’il m’ait dite, c’est qu’il ne pouvait rien faire pour moi, alors que Frank Berton, que mes parents prendront comme avocat bien plus tard, me dira qu’il aurait peut-être pu obtenir ma libération sur la foi d’une violation flagrante de la Constitution mexicaine. Dans son article 16, celle-ci impose à l’autorité qui procède à une arrestation de mettre « immédiatement » l’inculpé à la disposition du ministère public. Or, entre mon arrestation et le moment où je suis arrivée au siège de la police judiciaire ce matin, il s’est bien écoulé presque vingt-quatre heures. Il aurait peut-être suffi que j’aie le temps de raconter cela au consul. Mais sans doute avait-il mieux à faire. Sans doute ne s’est-il même pas posé la question et, comme beaucoup de Mexicains devant leur télévision, sans doute a-t-il cru à ce qu’on lui montrait. À ses yeux aussi je suis une ravisseuse d’enfants, Florence la diabolique et, pire pour lui, Florence la Française.

C’est ainsi qu’on me considère, ici, et si j’arrive à comprendre quelque chose, pour l’instant, c’est bien cela. Je suis redescendue dans cette cellule sordide où la fille me jette un regard torve et sale ; j’ose à peine la regarder. J’entends des cris, je vois passer des hommes aux manches relevées, souvent armés, parfois encadrant des détenus abattus, silencieux, les yeux baissés. Et soudain, c’est Israël. Il est toujours menotté, ils le tiennent par les cheveux, le poussent, le traînent, l’emmènent. Il ne m’a pas vue. Je reste là, immobile, harassée, comme détachée de moi-même, indifférente et insensible à ce qui se passe autour de moi. D’ailleurs, il ne se passe pas grand-chose autour de moi. Jusqu’à ce qu’ils ramènent Israël, une heure ou deux plus tard. Il est encore plus mal en point. Ils l’ont encore frappé, c’est sûr, et il vomit de nouveau, je me demande même s’il est conscient. Et puis on entend des cris, juste après qu’ils l’ont laissé dans sa cellule. C’est son codétenu qui s’affole. On l’entend qui crie au secours, de plus en plus fort :

— Il s’étouffe ! Il va mourir !

Au ton de sa voix, on sent qu’il panique, on comprend qu’il se démène. Les flics dans le couloir, là, ne bougent pas. Et c’est le silence. Un souffle rauque, peut-être, quelques grognements, juste de quoi imaginer que ce type vient de sauver la vie d’Israël et je me dis que je l’ai échappé belle. On ne m’a pratiquement pas frappée.

Combien de temps me laisse-t-on croupir avec cette folle qui me regarde en coin ? Je ne sais plus si c’est le jour ou la nuit. On vient me chercher, je n’ai toujours pas réussi à dormir. Et ça recommence. Toujours les mêmes questions, et encore « Déshabille-toi », « Tourne-toi », toujours en me bousculant, en me regardant de haut, pour bien me montrer que je ne vaux pas grand-chose. Dans la pièce voisine, Israël subit le même sort. Et comme à moi, on lui demande de signer un papier que je ne parviens pas à déchiffrer. Un type me dit vaguement qu’on va m’emmener dans une sorte d’hôtel, avec une chambre et une douche, que je vais devoir rester là-bas. Je ne sais pas ce que cela signifie, mais je suis presque nue devant tous ces types qui passent, je me sens humiliée, j’ai l’impression de ne plus rien valoir, je signe cette feuille puisqu’on m’y oblige.

Ce que je viens de signer, c’est en fait l’acceptation de ma garde à vue. Elle peut durer quatre-vingt-dix jours, ici. Cela correspond au temps de l’enquête, le temps pour la police judiciaire de recueillir des preuves, et voilà ce que je viens de signer : quatre-vingt-dix jours d’enfermement. Comment aurais-je pu deviner ?

C’est bien la nuit. Des hommes armés et cagoulés nous ont sortis de la Siedo où nous aurons passé un peu moins de vingt-quatre heures. Je monte dans une autre camionnette. Il y a un peu plus de trois jours que tout cela a commencé et au moins, maintenant, je sais que mes parents savent ce qui m’arrive, qu’ils pensent à moi, qu’ils vont peut-être pouvoir faire quelque chose. Pourtant, j’ai toujours aussi peur. En arrivant à l’arraigo, le local de garde à vue, je tremble toujours, c’est plus fort que moi. Je n’ai même pas réussi à réfléchir à l’implication d’Israël, à ce que tout cela signifie, pourquoi il a reconnu ces horreurs…

Personne ne me parle. Encore des escaliers, des grilles, des couloirs un peu moins larges, un peu plus propres, dirait-on. Mais c’est la nuit. J’arrive devant une cellule et c’est là que je dois entrer. Il y a déjà quatre filles, qui dorment ou font comme si. On me dit qu’il y a une salle de bains et j’en profite. Je vois du savon, une serviette. Voilà quatre jours que je ne me suis pas lavée, que je n’ai pas eu un moment d’intimité ; la douche me fait du bien, je reprends un peu mes esprits. Quand j’ai fini, une des filles me dit tout bas qu’il y a des micros et des caméras, qu’il faut dormir. Je m’allonge et je m’écroule.

À six heures, c’est le branle-bas de combat. Tout le monde se lève. C’est un autre monde, ici, tout en silence et en discipline. Les quatre filles me regardent autrement, elles ne me posent pas de questions. Mais elles me prêtent des sous-vêtements, c’est déjà ça. Il faut sortir de la cellule, rester debout devant la grille et attendre l’ordre d’avancer vers le réfectoire. On me dit qu’ici il faut garder la tête baissée, les bras croisés, qu’il ne faut surtout pas parler. Je sens une discipline de fer, mais pas l’inquiétante folie de la Siedo. C’est un peu plus apaisant. J’ai toujours peur, mais j’ai encore la voix de ma mère en tête. Ils vont faire quelque chose, m’envoyer quelqu’un, un peu de confiance me revient.

En silence, en file indienne, on nous guide vers un réfectoire. En silence, il faut s’asseoir, regarder ses pieds et surtout pas les types de l’AFI, armes à la main, postés tout autour de la pièce. En silence, ils commencent tous à manger et à boire. C’est le petit déjeuner mais je suis incapable d’avaler quoi que ce soit ; je me sens épiée, un peu comme la bête curieuse de cette immense cantine où nous sommes bien deux cents, sagement assis, résignés, tenus en respect. En un mot, prisonniers.

Je suis la dernière arrivée, mais je m’aperçois que tout le monde me connaît. Ils m’ont tous vue à la télévision, il y a quatre jours, lors du montage de notre arrestation en direct. Ils s’imaginent tous que nous avons été surpris dans notre sommeil, avec trois personnes que nous avions kidnappées ; ils pensent qu’Israël est le chef des Zodiacos et que je suis sa complice ; ils ont suivi notre transfert à la Siedo, entendu les commentaires des journalistes dont je ne sais encore rien mais qui m’accablent.

Une ravisseuse d’enfants, voilà ce que je suis à leurs yeux : et je commence tout doucement à prendre conscience de la cruauté de cette accusation.

C’est ici que je vais mesurer cette cruauté. Après ce premier petit déjeuner auquel je n’ai pas touché, on rentre dans la cellule, où il est interdit d’apporter quoi que ce soit. Durant toute ma détention ici, je ne pourrai rien avoir avec moi, pas même des chewing-gums. Il y a des hommes et des femmes, à peu près deux cents, qui changent très souvent puisque personne ne reste plus de trois mois. C’est la loi mexicaine qui fixe à trois mois maximum la durée des séjours à l’arraigo. En attendant, on est obligé de porter des tee-shirts de couleur imposée. Vert pour ceux qui sont accusés de blanchiment d’argent, jaune pour les narcotrafiquants, et rouge pour les auteurs d’enlèvements. Je ne le supporterai jamais, ce tee-shirt rouge. Pour moi, l’enlèvement, c’est le pire des crimes. Je sais qu’ici il y a une véritable industrie du kidnapping, que certaines histoires se terminent par des horreurs, la mort des personnes enlevées ou la mutilation, pour servir de preuve de vie, avant une demande de rançon. Je sais tout ça mais je ne connais pas encore le détail de toutes les accusations qui seront portées contre moi à mesure que mon histoire se compliquera. Saleté de délit qui me colle à la peau ! Et plus encore ici, avec ce tee-shirt. Quand mes voisines de cellule sont parties, j’ai demandé à rester seule. Certaines étaient accusées d’avoir attaqué un fourgon blindé, et d’autres de trafic de drogue. L’une d’entre elles m’avait laissé un tee-shirt jaune avant de partir et je le portais la nuit pour dormir. Quand un gardien me l’a fait remarquer, sans me l’interdire pourtant, je lui ai juste dit que je dormais mieux en « narcotrafic ». Il a laissé tomber.

Pendant tout décembre et janvier, je n’ai qu’un pantalon et une seule chemise à me mettre quand je suis en cellule, lorsque je peux me débarrasser du tee-shirt rouge. Mes parents m’envoient des vêtements, mais ils ne me parviennent pas. Ils leurs sont même retournés. Je le sais parce que j’ai droit à trois coups de téléphone de dix minutes par jour et c’est toujours eux que j’appelle. Pendant trois mois, je les appellerai en PCV et chaque fois ils seront là, à m’écouter, à essayer de me comprendre. Ma mère a même l’idée d’enregistrer nos conversations et, un jour, elle me demande de raconter mon histoire. Je reprends tout depuis le début, la route qui part du ranch, l’arrestation, la nuit, le montage de l’AFI, et tout cela s’imprime encore une fois dans mon esprit sans que je comprenne pourquoi tout cela m’arrive à moi.

On me dit que je suis ici parce qu’il n’existe pas de preuves contre moi, que la police est chargée d’en trouver et qu’elle a trois mois pour cela. Alors, je me dis qu’ils vont se rendre compte, que s’ils cherchent vraiment à savoir, ils réaliseront que j’ai vécu seulement quelques mois avec Israël, que je n’étais pas toujours au ranch, et que s’il a détenu des gens, ce n’était sûrement pas là !

Chaque journée qui passe me pèse un peu plus. Même si je me confie à ma mère, je ne peux pas tout lui dire. Je ressens le désarroi de mes parents, je sais qu’ils sont fous d’inquiétude, alors je ne veux pas trop ajouter à leur peine. Je prends sur moi, c’est mieux comme ça. En fait, je suis toujours aux abois, incapable de me raisonner, de surmonter cette peur qui me fait trembler sans cesse. Au moindre bruit incongru, je sursaute. Les autres s’en rendent bien compte et certaines ne me ménagent pas.

Il faut absolument que j’arrive à surmonter cela, à ne plus montrer ma peur.

Parfois, l’après-midi, nous avons le droit de sortir, pour une promenade. Mais quelle promenade ! On nous emmène dans un hangar sombre et humide où celles qui ont trouvé le moyen de s’acheter des cigarettes peuvent fumer. Il y a un distributeur de boissons et de sucreries, aussi, mais il faut tout manger sur place. Ça me fait du bien de sortir, même si cet endroit sinistre me met mal à l’aise : c’est sale, plein de bêtes, et l’agressivité de certaines détenues me noue les tripes.

Au-delà des accusations portées contre moi, la solitude me pèse aussi. Je souffre de n’avoir personne à qui parler, même pour dire des choses banales, et de voir les autres filles de ma cellule descendre toutes en même temps, à l’heure des visites, et me laisser seule pour l’après-midi.

Une nuit, alors que tout le monde dort, on vient me chercher. Le directeur de la prison veut me voir, me dit-on, et je me demande bien pourquoi, alors qu’il est deux heures du matin, mais j’ai appris qu’ici tout est possible. Il est dans son bureau, un grand type costaud, avec des muscles incroyables, et devant lui s’étalent des papiers que je ne reconnais pas, d’abord. Il me parle sans me regarder ; il y a quelques gardiens autour de moi, mais ils ne me brusquent pas. Et puis je comprends qu’il veut que je signe un document, mais je ne sais pas bien ce qui est écrit. En fait, certains des papiers devant moi m’appartiennent, et d’autres sont à Israël. Ce sont des photos, des relevés de compte, des choses comme cela. Je n’ai pas envie de signer, je recule le moment, mais il insiste ; alors je trouve le courage de lui dire non, tant pis. Je ne signerai pas. C’est peut-être la première fois que je trouve l’énergie de me rebeller, de résister. Je lui explique que je n’ai pas d’avocat, que je ne veux rien faire tant que je n’en aurai pas. Alors il se met en colère, se lève, brandit son pistolet et s’approche. C’est une manière de m’intimider, en tout cas c’est ce qui me vient à l’esprit. Et son plan fonctionne. Je suis tétanisée, terrorisée par ces gars qui me menacent. Je ne dois pas leur montrer ma peur, mais tout bascule quand il pointe son pistolet sur ma tempe. C’est un moment incroyable, comme je n’en ai encore jamais vécu, les forces qui me restaient encore me quittent d’un seul coup. J’ai l’impression que ma vie se dérobe et je l’entends à peine, alors qu’il hurle à mes oreilles :

— Tu vas connaître l’enfer si tu ne signes pas !

Il me menace aussi de m’isoler, je ne sais pas de quoi, d’ailleurs, je suis déjà si seule. La peur me fait céder. Je signe.

Et il se rassoit. Je viens de passer quelques secondes parmi les plus longues de ma vie. Je saurai plus tard qu’ils font cela, parfois, pour gonfler les dossiers d’accusation, que cela leur sert à fabriquer des preuves. C’est Jorge Armando Ochoa qui me l’a dit. Mon premier avocat.

Il arrive un jour de la fin du mois de janvier. Cela fait presque deux mois que j’ai été arrêtée et c’est la première fois que j’ai le droit de descendre en salle des visites. Je suis stressée. Je vois un homme d’une cinquantaine d’années, en costume classique, très sérieux. Il me questionne, me demande de m’expliquer, mais quand je lui parle, il semble à peine m’écouter, se contente de quelques mouvements de tête indifférents pour me répondre ou d’onomatopées un peu bougonnes. On voit bien qu’il ne prend pas ma situation au tragique. Dans l’état d’esprit où je me trouve, on perçoit ces choses-là. On a comme un sixième sens qui tient à l’instinct de survie, d’urgence, qui aide à reconnaître si l’homme qui vous fait face est votre allié. Je n’ai pas ressenti cela face à Me Jorge Ochoa. Au bout d’un moment, il me balance de but en blanc que j’ai « une imputation directe ». Qu’est-ce que c’est, une « imputation directe » ? Je n’ai jamais entendu parler de ça. J’imagine même un instant qu’il a voulu dire une « amputation », parce que je sais qu’une des personnes qu’on a présentées comme victimes des ravisseurs dit que j’ai voulu lui couper un doigt. Ce sont les policiers qui me l’ont rapporté, je n’arrive toujours pas à le croire. Mais non, ce n’est pas ce que veut dire Ochoa. Une « imputation directe », c’est une accusation.

— Une personne vous reconnaît, sans aucun doute, et assure que vous avez bien participé à sa détention. C’est un certain Ezequiel qui dit cela, dans les procès-verbaux établis par l’AFI. Un jeune type de vingt-deux ans qui était dans la cabane du ranch quand on a filmé votre arrestation pour la télévision. Il dit qu’il vous reconnaît formellement. Je ne sais pas encore comment, mais il vous reconnaît.

Alors, je dis à Ochoa que c’est impossible, qu’il faut me confronter à ce type, qu’on ne peut pas laisser une telle ignominie dans mon dossier ; mais il reste imperturbable, c’est tout juste s’il m’écoute. Il lit des documents, vaguement indifférent dans son costume bien taillé, sa sacoche à ses pieds. Je n’arrive même pas à savoir s’il me croit.

— Je vous répète que je n’ai rien à voir dans tout ça ! Il faut absolument que je sorte ! Vous êtes là pour ça, non ?

Je lui dis que je compte sur lui, mais tout cela glisse ; et s’il relève la tête, c’est uniquement pour me poignarder :

— Ne vous faites pas d’illusions, ce sera long. Vous n’êtes pas près de sortir…

En fait, il a vu le montage de l’arrestation en direct à la télévision et il m’assure qu’il a compris : tout est faux, il arrivera bien à le démontrer et je finirai par m’en sortir, selon lui. Et il se lance dans une histoire incroyable : ce jour-là, il serait passé sur la route de Cuernavaca avec un ami à lui, un acteur ou je ne sais quel artiste, et ils ont vu toutes les camionnettes de l’AFI. C’est une histoire à dormir debout, je le regarde en me demandant vraiment à qui j’ai affaire mais il ne se trouble pas le moins du monde. Il finit même par me donner un pronostic, du bout des lèvres, presque par obligation :

— Vous sortirez dans trois ans, après l’amparo final[3].

Là, je pique une crise. Une vraie. Je tape du pied, je pleure et peut-être même que je le frappe, je ne sais plus ce que je fais, c’est trop dur d’entendre ça. Trois ans ?

Peut-être quatre…

Il va partir et je suis anéantie. Mais il prend encore quelques minutes pour m’achever et me parler de ses honoraires :

— Ce sera dix mille euros par mois. Il faut payer d’avance.

Il me l’annonce comme un ordre, sans me regarder. Moi qui ne possède rien. Moi qui suis obligée de mendier pour fumer une cigarette. Moi qui mets les mêmes fringues tous les jours, que je suis obligée de laver chaque soir parce que je n’en ai pas d’autres. Dix mille euros par mois, et il promet de me sortir dans quatre ans !