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L’arrivée imminente de Nicolas Sarkozy jette une lumière crue et inattendue sur le Mexique. Ce qui devait être une rencontre d’hommes d’affaires, avec signatures de contrats ou d’accords réciproques, juste un resserrement des liens entre deux pays aux rapports sans nuages vire à l’affrontement tendu – et tout cela autour de mon cas. Dans la presse française, les articles décrivent l’état déliquescent dans lequel se trouve le Mexique, miné par la criminalité, et dont certains États échappent en grande partie à l’autorité et au droit. Les cartels sont très puissants, et certains d’entre eux seraient tenus par des personnages politiques de haut rang, à l’échelle fédérale ou dans les États. Des journaux ressortent les derniers rapports d’Amnesty International, qui fait état des assassinats en pleine rue – plus de trois mille, pour l’année 2008, dont beaucoup de policiers, mais aussi des magistrats, des hauts fonctionnaires et des journalistes. Des équipes de télévision montent à la frontière des États-Unis, où la ville de Ciudad Juárez est livrée aux gangs depuis plusieurs années. Des dizaines de femmes y ont été violées, torturées et finalement tuées, laissées sur les bords des routes, dans les années quatre-vingt-dix, sans qu’aucun des criminels ait été arrêté. Sauf un vieil Égyptien marginal qui a été présenté comme un monstre sanguinaire. Il a fini par mourir en prison à force de clamer son innocence. Depuis, les habitants ont pris l’habitude de se défendre seuls : plus personne ne sort sans arme à feu.

Les règlements de comptes sont quotidiens, et même l’armée ne réussit pas à rétablir l’ordre. À travers tout le pays, des organisations criminelles aux méthodes mafieuses construisent leur fortune autour d’un trafic de drogue à grande échelle en direction des États-Unis, gros consommateurs et insatiables demandeurs. Depuis quelques années, la terrifiante pratique du kidnapping s’est développée au point qu’on dit souvent, ici, avec un désenchantement rageur que c’est devenu un sport national. Ce ne sont plus seulement les entrepreneurs ou les chefs de gang qui sont pris en otage, pour leur fortune ou pour régler des comptes. Plus personne ne semble réellement à l’abri, depuis que les seconds couteaux, les hommes de main, ont recours à ces méthodes pour améliorer leurs revenus. Les leaders laissent faire : tout ce que leurs hommes gagnent ainsi, c’est autant qu’ils ne réclameront pas.

Ce n’est pas une peinture misérabiliste, délibérément sensationnelle, mais simplement la réalité. Felipe Calderón donne d’ailleurs deux longues interviews, dont une au journal Le Monde, où il explique les ramifications des cartels de la drogue dans la société mexicaine et la pression de la demande américaine sur leurs activités. Pour lutter contre une telle criminalité, Genaro Garcia Luna est aux premières loges. Mais depuis quelques mois, sa réputation est sérieusement écornée. D’abord, il paie les méthodes violentes et cyniques de sa police, et notamment de l’AFI, dont il a été le chef. La rafle d’Atenco, en mai 2006, au cours de laquelle la police a torturé et violé des habitants qui avaient eu le tort de poser des questions et de s’opposer à des arrestations trop violentes, ou encore le scandale de la « narcovidéo » ne font que renforcer les rumeurs, désormais ouvertement abordées dans les journaux, qui lient Garcia Luna et Luis Cardenas Palomino, son bras droit, au cartel de Sinaloa, l’un des plus cruels du pays.

Nicolas Sarkozy doit d’abord séjourner avec son épouse dans une maison du bord de mer, du vendredi 6 mars au soir au dimanche 8, avant de rentrer à Mexico, afin de passer une soirée privée en compagnie du couple présidentiel mexicain. C’est là qu’ils doivent évoquer mon cas. J’attends ce moment avec fébrilité.

La surprise, c’est le vendredi soir. La divine surprise. On m’appelle en bas parce qu’un visiteur m’attend. En fin de journée. Ce n’est ni l’heure ni le jour des visites. Je suis surexcitée, je me demande ce qui va m’arriver. Je sais que les époux Sarkozy sont arrivés, je pense à Carla, je sais qu’il faut m’attendre à tout. Et je vois un homme au bout du couloir encore plus excité que moi. C’est un type de l’ambassade. Il me tend juste un papier avec un numéro de téléphone que je dois composer tout de suite. Je dois appeler le président !

— Vite ! Vite ! me dit l’homme, et il me pousse vers le téléphone mural.

J’ai du mal à appuyer sur les touches. Il me dit de me calmer – ça lui va bien de me dire ça ! Nous sommes là tous les deux dans un couloir désert, nous écoutons les sonneries du téléphone en n’y tenant plus, et soudain on décroche :

— Bonjour, c’est Florence Cassez.

— Ne quittez pas.

Je serre le combiné, je le colle le plus possible contre mon oreille, je ne vois plus rien de ce qui se passe autour de moi.

— Allô, Florence ? Nicolas Sarkozy à l’appareil. Comment allez-vous ?

Je reconnais sa voix. Quel choc ! Je tombe. Je tombe ! Pas physiquement, bien sûr, mais j’ai l’impression que mes jambes s’enfoncent dans le sol et que je suis seule au monde, enfin uniquement avec le président qui me parle au téléphone, et qui va peut-être évoquer ma libération. Je ne dois pas manquer un seul de ses mots.

— Il est important pour moi de vous parler. Je viens d’arriver au Mexique et je veux vous dire que je ne vous laisserai pas tomber, Florence.

Et je m’entends lui répondre :

— Oui, Monsieur le président, oui, Monsieur le président.

C’est tout ce que je sais dire ! J’ai perdu mes mots, mes répliques… Moi qui n’ai pas ma langue dans ma poche, je suis comme bloquée, et ce n’est même pas consciemment que je lui réponds ces pauvres phrases : elles sortent automatiquement et dans le téléphone je les entends comme si quelqu’un d’autre les prononçait…

Florence, il va falloir que vous me fassiez confiance. J’ai un plan en tête, je crois qu’on vous en a parlé. Pour commencer, il faut que vous acceptiez le rapatriement.

Là, je retrouve ma voix :

— Je ne suis pas d’accord !

J’ai dit cela spontanément et il a bien compris. Je lui explique qu’il est trop difficile de me résoudre à reconnaître ma culpabilité, que j’y pense depuis plus de trois ans et que je ne suis pas prête à lâcher comme cela.

— J’insiste, Florence. Je vous le répète : il faut que vous me fassiez confiance.

Il a dit cela doucement mais fermement, comme on l’entend souvent s’exprimer à la télévision. Je suis un peu secouée parce que, cette fois, c’est à moi qu’il s’adresse et j’en perds un peu de ma conviction, je ne sais plus ce que je dois penser. J’ai surtout envie de ne pas répondre maintenant, de réfléchir encore à tout cela, mais pour l’instant cela m’est impossible. Je suis tout entière captivée par ce qui m’arrive, concentrée, à l’affût de chacun de ses mots. Et je l’entends me dire que mon père est un homme formidable, et…

— Florence, c’est comme si vous faisiez partie de la famille. Je vous sortirai de là.

C’est quelque chose, tout de même ! J’ai envie de le croire, moi. Ce sont exactement les mots que j’avais envie d’entendre de la part du président de la République. J’en avais envie, mais je n’osais même pas espérer qu’il me parlerait ainsi. Et ce n’est pas fini !

— Carla voulait venir vous voir à la prison, mais ce ne sera pas possible. D’ailleurs, je vais vous la passer, elle va vous expliquer.

Une petite voix, douce, craquante, pleine de sentiment et d’attention, reprend la conversation. Elle me parle d’abord de ma santé et, comme son mari me l’avait dit, elle m’explique :

— Je voulais venir, mais Nicolas me le déconseille. Je suis très déçue, mais il me dit que cela te ferait plus de mal que de bien. On ne sait pas comment cela serait perçu par l’opinion mexicaine.

Elle m’a tutoyée. Elle me fait craquer, je pleure. Nicolas Sarkozy, ce n’est pas pareil : c’est le président, je ne peux pas lui faire perdre son temps. Elle, c’est plus amical, une barrière est tombée.

Elle me repasse son mari. Il répète alors que je dois lui faire confiance, que je ne dois pas écouter tout ce qui se dira pendant son séjour et qu’il faudra peut-être que lui-même laisse dire certaines choses. OK, j’ai compris. Je suis capable de tout entendre, s’il le veut. Pourvu qu’il me tire d’ici, je veux bien qu’il laisse dire ce qu’il veut.

Quand je raccroche, j’ai l’impression, avec tous les mots que j’ai entendus, avec le ton qu’ils ont employé, que je parlais à un oncle et une tante. Il y a ce type que j’avais complètement oublié, le gars de l’ambassade, avec une tête plutôt sympa, qui me regarde fixement. Mais il ne me dit rien, et pendant que j’allume une cigarette il s’en va. Il faut que je remonte tout ce couloir, avec la grande salle des visites sur la droite et les fenêtres qui donnent sur la cour fermée de l’autre côté, ce long couloir aux murs fatigués, au carrelage bosselé, mais cette fois je ne vois rien de tout cela. La vie est belle, je suis sur un nuage. Je rentre dans ma cellule et je réalise à peine que je viens de parler au président. Des chocs émotionnels, j’en ai eu depuis trois ans, et pourtant celui-ci m’a complètement bouleversée.

C’est une chose de savoir que mes parents sont reçus à l’Elysée, une autre que d’entendre le président en personne, avec sa voix si singulière, si souvent entendue, me parler comme si j’étais son amie, comme si j’étais une proche ; il ne peut pas savoir à quel point il m’a touché. Il m’a regonflée, c’est sûr, avec lui, avec toute cette détermination qu’il a pour moi, je vais m’en sortir. Il m’a bien dit : « Je ne vous laisserai pas tomber. » Et : « Il faut que vous me fassiez confiance. » Ces mots-là sont gravés en moi, je le sais déjà ; il ne réalise pas à quel point ils m’aident, ces mots, à quel point ils me portent, et combien de fois je vais réécouter leur chanson. De telles personnes ne se rendent pas compte de leur force. Après des moments comme ceux-là, on ne peut pas y échapper : on rêve, on flotte, et forcément, quand on retombe, ça fait mal.

Le lendemain, la directrice m’appelle et me demande si j’ai appelé le président français. Il m’a dit que c’était secret, évidemment. Alors je serre les poings, comme un bon soldat qui ne veut pas lâcher, qui ne trahira pas, et je jure que ce n’est pas vrai :

— Vous pensez bien que je serais fière de vous le dire !

Je ne suis vraiment pas crédible parce que, encore une fois, je ne sais pas mentir. Je mens comme une enfant et elle ne me croit pas une seconde.

— Florence, tu as appelé ton président…

Rien à faire, je dois être à la hauteur, je ne lâcherai pas. Elle me regarde longuement, elle ne dit plus rien mais je crois qu’elle a compris que j’ai promis la discrétion. Elle me laisse partir, je n’ai pas avoué, j’ai tenu avec tout l’aplomb dont j’étais capable, et la semaine suivante ce coup de téléphone fera la une des journaux.

Il m’a promis qu’on se rappellerait le lendemain soir, après leur entrevue chez les Calderón, mais le lendemain je ne vois personne venir. Je l’ai espéré, pourtant, ce type de l’ambassade, mais la soirée passe et je n’ai pas de nouvelles. Évidemment, parce que c’est dans mon caractère, je me force à croire que ce n’est pas grave, juste un contretemps, une impossibilité ; mais la vérité, ce jour-là, est que l’entrevue ne s’est pas passée comme le souhaitait le couple Sarkozy. Felipe Calderón a été glacial dès que la conversation a glissé sur mon cas, ou plutôt dès que Nicolas Sarkozy a essayé de faire glisser la conversation dessus. Le président mexicain était fermé, absolument pas décidé à évoquer mon dossier, et Nicolas Sarkozy a bien dû admettre que ce serait plus difficile que prévu. En rentrant, il a donc décidé de ne m’envoyer personne à la prison pour me demander de l’appeler ; après tout, il lui restait la journée du lundi pour tenter de faire avancer les choses.

C’est une longue journée. Très longue. Un lundi de printemps à Mexico, chaud, avec un soleil de plomb. Après des rendez-vous avec le milieu économique, les discussions et les signatures ou engagements des hommes d’affaires, les deux présidents doivent donner une conférence de presse, dans la cour du palais, devant des dizaines de journalistes. Je suis là, toute seule, dans ma prison de la banlieue populaire et colorée, entre les murs un peu froids et sales… et toute cette agitation, avec les cortèges de limousines, les rues barrées et les sirènes des motards qui hurlent, c’est en partie à cause de moi. Le matin, les journaux ont redoublé d’articles sur mon histoire, d’accusations reprises de l’époque où j’ai été condamnée, et les représentants des associations de victimes crient à l’ingérence de la France dans les affaires internes du Mexique. Ils ont du poids, ces gens, auprès de la population mexicaine, parce que tous les leaders de ces associations ont vécu l’enfer du kidnapping. Soit eux-mêmes, directement, soit quelqu’un de leurs proches, un fils, un frère, qui s’en est sorti ou qui est mort, et c’est avec des accents de désespoir qu’ils parlent à la presse. À mon corps défendant, parce que je les comprends, moi, ces gens qui ont souffert, je suis devenue un peu le symbole de leur douleur, aujourd’hui que le gouvernement mexicain a tout fait pour que je sois présentée comme un monstre. Isabel Miranda de Wallace, une de ces femmes réputées, très écoutées au Mexique, s’est lancée dans une véritable croisade contre moi, en ces jours de visite présidentielle où les Mexicains ont bien compris que Nicolas Sarkozy était venu pour m’arracher à leurs prisons. Ils ont bien compris aussi qu’il aurait, quand je serai rentrée en France, la possibilité de réduire ma peine, et même de l’annuler. Et c’est exactement ce qu’ils ne veulent à aucun prix. Voilà ce qui s’étale dans les journaux, à grand renfort de photos, de visages éplorés, de tous ces gens qui crient à l’injustice, au scandale, parce que pour eux ma culpabilité ne fait aucun doute. Ils ne se posent même pas la question de l’existence de cette bande des Zodiacos dont aucun autre membre n’a été arrêté. Genaro Garcia Luna a habilement et discrètement rappelé son message de fermeté, réaffirmé sa poigne autour de moi, son seul trophée, et Ezequiel est revenu comme par enchantement donner des conférences de presse aux côtés de Mme de Wallace : voilà tout ce qui compte. Le peuple y croit, je suis Florence la diabolique, Florence la Française, la kidnappeuse d’enfants.

Nicolas Sarkozy a du pain sur la planche. Je ne sais pas comment il va s’y prendre, je sais juste qu’il va le faire. J’ai encore ses mots en tête, et cette détermination qu’il a réussi à me transmettre. Je crois en lui, voilà tout. C’est vrai : ce voyage présidentiel est complètement imprégné de l’histoire de Florence Cassez. Les médias mexicains, les médias français, qui ont envoyé de nombreux journalistes, et même les officiels… tout le monde parle de moi, tout le monde se demande lequel des deux présidents va faire plier l’autre. Il est évident pour tous qu’ils ne sont pas tombés d’accord et qu’un bras de fer s’engage. Les paroles de Frank Berton, après sa première visite à l’Élysée avec mes parents, me reviennent en mémoire : « Ce qui pourrait passer au-dessus de votre cas personnel, c’est l’intérêt du pays. »

Dans l’après-midi, je vois les images de la conférence de presse dans les journaux télévisés. Les deux présidents côte à côte, chacun à son pupitre, chacun à sa manière, parlant de moi devant des dizaines de journalistes, de caméras et de photographes. Nicolas Sarkozy semble vouloir dédramatiser, Felipe Calderón reste ferme et rappelle que je suis condamnée, donc coupable. Je les entends annoncer la mise en place d’une commission chargée de travailler sur la question de mon transfert en France. Ce n’était pas prévu, ça. J’ai l’image, j’essaie d’écouter et de comprendre parce que le poste est loin, mais j’ai en même temps au téléphone ma mère qui me dit de faire mes valises parce que je vais être transférée dans une autre prison. Peut-être pas tout à fait une prison, si je comprends bien…

— Il existe un autre lieu de détention, ce sont des appartements, tu seras mieux…

Je n’ai pourtant jamais entendu parler de ça. Ensuite, on voit Nicolas Sarkozy et son épouse au lycée français, accompagnés par tous les chefs d’entreprise ; le président prononce encore un discours, et puis le voilà au Sénat, devant la prestigieuse assemblée pour ce qui doit sans doute être le moment le plus solennel de sa visite. C’est comme cela que je le vois, en tout cas. Il ne parlera sans doute pas de moi ici. Mais le journaliste parle de l’aplomb du président français, de la surprise des sénateurs mexicains, et laisse parler les images. Je le vois, à la tribune, le regard brillant : « Puisqu’on m’a discrètement recommandé de ne pas parler de Florence Cassez, je vais commencer par vous parler de Florence Cassez… »

Je n’en reviens pas. Je vois bien que les Mexicains sont troublés, mais je ne pense pas à ça. Je suis transportée d’excitation et d’admiration, aussi. Cela me plaît vraiment !

Après son intervention, j’ai de nouveau Frank Berton au téléphone. Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions, mais il comprend que cette commission, à laquelle on ne s’attendait pas, c’est pour gagner du temps. Il me dit aussi que quelqu’un va venir m’expliquer. Il parle légèrement, je sens que sa voix n’est pas inquiète ou préoccupée comme elle l’est parfois. Il me dit même :

— Faites-vous belle, Florence. Le soir, quand on m’appelle en bas, je vois arriver un jeune gars sorti d’un magazine. La classe, un sourire charmant, je demande ce qu’il me veut, mais c’est tout bonnement l’un des conseillers les plus proches de Nicolas Sarkozy. Il s’appelle Damien Loras et il est porteur d’un message clair : « Nous avons laissé dire des choses que nous ne pensons pas, Florence, mais c’était mieux ainsi. N’oubliez pas : nous sommes convaincus de votre innocence. Le reste, c’est de la stratégie. »

Il me dit aussi que la commission nous aidera à gagner du temps, afin que tout cela s’aplanisse. Avant qu’il s’en aille, je sais déjà que je n’oublierai pas ces belles paroles, que je m’en souviendrai tous les matins en me réveillant. Surtout ces trois mots qu’il m’a répétés : « Espoir. Confiance. Courage. » Mais le lendemain matin, je vois bien que rien ne s’aplanit. Le compte rendu de la visite du Président, dans les journaux mexicains, revient sur ce qu’il a dit à mon sujet, regrette qu’il n’y ait pas eu plus d’échanges économiques ou politiques, et s’indigne de ce que la plupart des journalistes considèrent comme une ingérence dans les affaires intérieures du pays. On défend la démocratie mexicaine comme rarement, on vante l’indépendance de la justice, et le plus fort vient sans doute de La Jordana dont le titre de l’éditorial claque en première page : « Honte nationale ! ».

On n’a pas fini de devoir gagner du temps…

La colère mexicaine va durer, c’est évident. Entre les deux présidents, à l’évidence quelque chose est rompu. Ils ne se font plus confiance et sont engagés dans une bataille personnelle, aucun des deux ne veut plus lâcher. Devant l’opinion mexicaine, la presse continue de s’indigner, mais en France, on rappelle que c’est bien la décision de rendre le jugement en appel quatre jours avant l’arrivée de Nicolas Sarkozy à Mexico qui a tout déclenché. Des deux côtés, on parle de provocation. Une fois de plus, je suis perdue, et j’ai vraiment peur que ma situation ne s’arrange pas. Est-il encore nécessaire que je signe la reconnaissance de ma culpabilité ? Plus personne ne m’en parle. Le dernier à me l’avoir demandé est le conseiller du président, mais depuis je n’ai plus de nouvelles et mes avocats me conseillent de ne pas aller trop vite. Je pense à tout cela à longueur de journée, et la nuit je dors mal. J’essaie tant bien que mal de résister, de me remémorer tous les mots du président, mais je sens une immense tristesse m’envahir et le découragement reprend le dessus. De toutes mes forces, je tente de me battre contre la dépression qui guette, mais elle est trop forte ; je pleure à nouveau sans cesse et je suis submergée par la peur de ce qui peut m’arriver. D’un bout à l’autre du pays, les journaux racontent des histoires de détenus retrouvés morts dans leur cellule. Pas seulement les journaux : en prison, ces histoires courent aussi les couloirs, et je ne peux m’empêcher de me dire qu’avec la réputation qui est la mienne ici, il n’y aurait pas grand monde pour s’émouvoir s’il m’arrivait un accident. Frank Berton est de mon avis, et dans la presse française, son leitmotiv, ces jours-ci, c’est : « Ma principale préoccupation, en ce moment, c’est la sécurité de Florence. »

Après la visite présidentielle, j’ai maintenant l’impression d’être seule ici, loin de tous les miens qui me soutiennent de l’autre côté de l’Océan. Isolée dans un pays où tout le monde m’est hostile, où il peut m’arriver le pire chaque jour. Je craque à nouveau. J’essaie pourtant de repenser à cette lettre dont m’ont parlé Frank Berton et mes parents. Une lettre secrète, me disent-ils, mais tout de même le président Calderón y proposait bien de lui-même l’application de la Convention de Strasbourg, alors que personne ne lui avait encore rien demandé. Aujourd’hui, il semble y être si farouchement opposé…

Je n’y comprends rien, mais on me suggère que l’explication est probablement très simple. Sans doute le président mexicain était-il sincère, au mois de février, quand il a écrit à Nicolas Sarkozy. Il n’avait aucune raison de lui être désagréable et tenait à nouer avec la France des relations cordiales, afin de sortir un peu de l’hégémonie américaine sur le plan économique. Le Mexique cherche à faire du commerce avec d’autres pays puissants, et non plus comme aujourd’hui de manière quasi exclusive avec les États-Unis. Mais s’il a changé d’avis en quelques semaines, c’est que quelqu’un l’a incité à cela. Et de nouveau, on m’indique Genaro Garcia Luna, qui semble décidément avoir une immense emprise sur beaucoup de monde, son président y compris. C’est trop lourd pour moi. Je regarde les murs de ma cellule des heures entières, je reste au lit sans pouvoir rien faire d’autre que pleurer et me dire que je vais passer ma vie ici…

Chaque jour, les journaux ou la télévision ont quelque chose à dire à mon sujet. Rien de forcément très nouveau, mais il est beaucoup question de la commission binationale qui doit en principe réfléchir à l’application de la Convention de Strasbourg. Je n’y crois pas une seconde, après tout ce qu’on m’a dit, mais les journalistes s’y intéressent de près, apparemment. Les deux présidents ont annoncé la remise de propositions dans les trois semaines, alors la presse décompte. Si c’est pour attendre que la tension retombe que l’on parle moins de moi, c’est complètement raté. Les travaux de cette commission sont très secrets. Côté français, je sais que Jean-Claude Marin, le procureur de la République de Paris, qui était déjà venu avant le voyage de Nicolas Sarkozy, est associé à Daniel Parfait, le nouvel ambassadeur de France à Mexico. Mais rien ne filtre de leurs travaux. Rien d’encourageant, en tout cas, car les journaux mexicains laissent tous entendre que la décision ne fait aucun doute. Au bout d’un mois, on n’a toujours rien. Alors La Jordana croit pouvoir annoncer la première que la réponse de son pays sera un refus clair et net de mon transfert en France et l’approuve par avance. D’autres le feront, ensuite, sans qu’on sache d’où ils tiennent leurs informations. Les nouvelles ne sont pas bonnes, décidément.

En France, Frank Berton s’énerve de tout cela. À la mi-avril, il annonce qu’il compte déposer une plainte contre Genaro Garcia Luna devant la justice française, pour falsification de preuves et mensonge, au sujet du montage de mon arrestation. Une déclaration de guerre. Cela pourrait entraîner une enquête. Pas sur le sol mexicain, mais cela empêcherait sans doute le ministre de voyager. En France, bien sûr, mais aussi en Europe – et notamment en Espagne, où il se rend régulièrement, dit-on –, et peut-être même dans tous les pays avec lesquels la France a un accord de coopération judiciaire qui permettrait de l’interpeller, voire de l’extrader vers la France. Je trouve que c’est un sacré coup. Mais Me Berton me dit qu’il faut auparavant réunir les preuves établissant que mon arrestation a bien eu lieu le 8 décembre, et non le 9. Avec cela, il peut en outre demander à l’État français d’engager un recours devant la Cour de justice internationale de La Haye, au motif que la Constitution mexicaine a été violée, dans son article 16 qui précise que toute personne interpellée doit être immédiatement présentée à un magistrat. En effet, si on prouve que j’ai été arrêtée le 8 décembre, c’est bon pour moi, puisque les documents de ma présentation à la Siedo sont datés du 9, en milieu de matinée.

Tout cela me fait chaud au cœur, bien sûr, et je lis attentivement les coupures de presse que l’on m’envoie de France, avec la détermination et l’œil mauvais de mon avocat en photo, mais je ne peux m’empêcher de me dire que tout cela prendra encore des mois. Je suis lasse, tellement lasse…

Au moins, la France ne me laisse pas tomber. Au début du mois de mai, Thierry Lazaro revient à la charge à l’Assemblée nationale, avec une question au gouvernement pour savoir ce qu’il advient de cette commission qui tombe tout doucement dans les oubliettes mexicaines. Cette fois-là, pourtant, quand Thierry se lève, quelques députés s’agacent qu’on revienne encore sur le sujet et il faut toute son autorité – il rappelle d’une phrase sèche : « Il s’agit d’une innocente, chers collègues ! » – pour que le silence se fasse à nouveau. C’est Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères, qui répond, très diplomate lui aussi. Il reconnaît que le délai est largement dépassé, mais se veut optimiste :

— Il s’agit d’aplanir les difficultés entre le droit français et le droit mexicain. Les peines ne sont pas les mêmes et il faut parvenir à un accord. Convertir celle qui a été prononcée là-bas de manière acceptable pour le Mexique.

C’est donc ça, le problème. Les Mexicains ont appris que la plus haute peine prononcée en France est de vingt ans pour ce type d’accusation. Ils ne l’acceptent pas. C’est soixante ans ou rien ! Or, une peine de soixante ans, ça n’existe pas, en France. On ne parle même plus de grâce présidentielle, évidemment. Au contraire, il semble que les représentants mexicains de la commission binationale ont laissé entendre qu’il leur faudrait également un écrit de Nicolas Sarkozy dans lequel il s’engagerait à ne pas me gracier.

Rien. Ils ne lâchent rien. Ils m’ont dans le creux de leur main et cherchent à me broyer petit à petit. Je suis anéantie. Voilà le peu que je suis devenue : je suis innocente et deux présidents en sont à se disputer pour savoir si je dois rester soixante ans ou vingt en prison ! Mon avocat me dit qu’il ne se passera rien avant les élections législatives du 4 juillet prochain, mais il semble espérer qu’à ce moment-là, peut-être, il pourrait y avoir une ouverture. Mais c’est dans deux mois ! Il ne se rend pas compte. C’est une éternité pour moi, deux mois. J’avais cru que c’était enfin arrivé, moi, on me l’avait laissé espérer, alors je m’étais laissé envahir par l’espoir, c’est tellement bon quand on va mal. Et voilà que je retombe une nouvelle fois.