II

Je suis si loin de ma vie. Décidément, rien ne s’est déroulé comme je le souhaitais. J’étais arrivée pleine d’ambitions, ravie de l’opportunité que m’offrait Sébastien, mon grand frère, et bien décidée à me refaire. J’en avais tellement besoin après avoir gâché ma chance en France. J’ai commis des erreurs, je le sais bien. Peut-être parce que tout est allé trop vite, parce que j’en voulais trop, tout de suite.

J’étais pourtant bien partie. J’avais trouvé ma voie et, quand on a quitté l’école à seize ans, ce n’est pas le plus facile. Le système éducatif n’était pas fait pour moi. J’étais trop impatiente, trop impulsive, et les cours ne m’intéressaient pas ; peut-être parce que je n’ai jamais pris la peine de m’y intéresser. J’avais la tête ailleurs. Je papillonnais avec mes amis, je m’amusais beaucoup et je sais qu’on me trouvait sympa, même si les profs se désespéraient et que mes parents n’appréciaient pas vraiment mon comportement. Ils me trouvaient un peu légère. Sans doute à la traîne d’une famille où chacun avait réussi, mon père avec son entreprise de textile, ma mère dans l’étude d’un notaire et mes deux frères en poursuivant leurs études.

Alors, quand j’ai décidé de quitter le lycée à seize ans, j’avais une envie folle de leur prouver que je pouvais réussir toute seule, juste avec ma volonté. Après tout, je n’ai jamais été paresseuse. Il fallait juste que je trouve ma place, que je sache quoi faire de tout mon enthousiasme. Et j’ai trouvé.

Un jour de 1997, je suis entrée dans un grand magasin de meubles et de linge, à Dunkerque. J’ai aimé l’ambiance, l’espace, les gens qui passaient, et je me suis dit que je pouvais y faire mon trou. Justement ils cherchaient quelqu’un de disponible et de déterminé pour leur agence d’Amiens. En quelques semaines, j’avais fait mes preuves. Je travaillais comme une folle, je faisais toujours plus d’heures et les gens m’appréciaient. Je me régalais et j’avais l’impression que tout me réussissait. Rapidement, je suis passée chef de rayon puis, encore mieux, responsable de secteur, et j’en voulais toujours plus. On m’a demandé si j’étais prête à changer d’endroit parce que dans un autre magasin on avait besoin de quelqu’un comme moi. J’ai sauté sur l’occasion. C’était ça, ma vie : travailler, progresser, réussir. Je sentais que dans cette entreprise c’était possible. Qu’ils donnaient leur chance à des gens comme moi, et même qu’ils en cherchaient. En 2001, j’ai été nommée directrice du magasin de Calais. J’avais vingt-sept ans, et vingt-sept vendeuses avec moi. Je ne connaissais pas la ville, mais ce n’était pas très important. Je ne sortais pas beaucoup, sauf quelquefois avec des collègues. La plupart de mon temps, je le passais dans ce magasin qu’on m’avait chargée de relancer. Je m’y suis mise comme je sais le faire. J’ai amélioré le chiffre d’affaires, j’ai modernisé le magasin, et je m’entendais bien avec les filles qui travaillaient là. Depuis que je suis en prison, j’ai reçu des courriers de certaines d’entre elles. Et on m’a dit que d’autres, aussi, ont déposé des témoignages et des encouragements sur le site Internet[1] qui a été créé par Jean-Luc Romero pour me soutenir. Cela me fait chaud au cœur et en même temps je m’en veux d’avoir plaqué cette vie-là.

Je repense alors à cette année 2002. J’étais directrice depuis un peu plus d’un an quand j’ai appris qu’un poste devait être créé pour rassembler trois sites. Un poste de directeur de zone, en quelque sorte. Un poste au-dessus du mien. Pour moi, c’était évident qu’il devait me revenir, je ne réfléchissais pas plus loin. Et puis c’était une progression idéale, tellement tentante. J’ai postulé, j’ai insisté, mais on ne me répondait pas. On ne m’a jamais dit non, c’est vrai, mais je n’ai pas eu de réponse, j’ai été déçue. Je ne comprenais pas les hésitations de ma direction, je ne voyais aucune raison à leurs atermoiements et cela m’a mise en colère.

Dans le même temps, une chaîne de vêtements m’a contactée, par l’intermédiaire d’un chasseur de têtes. Ça m’a rassurée sur mes compétences. Ce n’était pas un poste de directrice, mais on me proposait d’être chef de département, avec un salaire intéressant. Alors, j’ai planté mon emploi et je suis partie dans les vêtements. J’avais un désir de revanche et toujours plus envie de réussir. Après tout, j’avais déjà montré de quoi j’étais capable et les deux entreprises se ressemblaient, finalement. Il y avait beaucoup de magasins, énormément d’employés qui tournaient et des postes qui se libéraient. Je pourrais progresser, là aussi, d’autant que je démarrais comme chef du département Bijoux et Lingerie. Il fallait juste que je suive une formation de six mois à Roubaix, dans laquelle je me suis plongée pour mettre toutes les chances de mon côté. Mais à peine avais-je commencé que les choses se sont un peu gâtées. En fait, dans mon équipe, il y avait une personne en trop : la directrice devait licencier une fille. Je m’en souviendrai toujours… Un midi la directrice m’a invitée à déjeuner et m’a dit : « C’est toi que j’élimine. Parce que si je ne t’élimine pas, bientôt tu prendras ma place… » Je me souviens, ce soir-là, avoir été tellement abattue que j’en ai bu une bouteille de vin toute seule, dans le noir de ma chambre.

J’ai cru mourir de rage. Licenciée ! Pour moi, c’était pire qu’une maladie incurable. Je me disais qu’elle n’avait pas le droit, qu’on ne me vire pas, moi… Malgré ma haine, je sentais bien que tout cela était ma faute. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Il ne me restait plus qu’à recommencer, trouver autre chose, même si j’avais le moral à zéro. Alors j’ai fait des petits boulots. Notamment dans un restaurant, vers Béthune. Chaque fois, je m’en sortais bien, on était content de moi, parce que je travaillais toujours autant. Je ne sais pas faire autrement. Et chaque fois, je ne comptais pas mes efforts, bien que mon enthousiasme ne suivît pas car j’étais consciente d’avoir fait un sacré bond en arrière. Finalement, à force d’investissement et d’acharnement, le patron du restaurant a voulu qu’on s’associe. Je n’avais que vingt-huit ans, mais je savais me faire respecter par les clients. Et question commerce, j’avais prouvé de quoi j’étais capable. Mais, en fait, je m’ennuyais. Je n’étais plus dans mon élément, je me languissais de mes postes de directrice, de chef de département, des responsabilités qui vont avec et de l’effervescence de ces temps-là.

C’est à ce moment, bizarrement, que j’ai reçu le coup de fil de Sébastien. Il était déjà installé au Mexique depuis un moment, il y vivait avec Iolany, sa femme, et leurs deux enfants. J'étais allée deux fois au Mexique, en vacances, et ce pays m’avait plu. Quand j’ai reçu son appel, j’étais au fond du trou. Il avait dû l’apprendre par notre mère. Je me demandais ce que j’avais fait de ma vie, je me reprochais d’avoir tout foutu en l’air à cause de mon impatience, de mon orgueil. J’étais devenue serveuse, ma vie partait de travers et je ne me voyais pas d’avenir. Sébastien me proposait d’aller travailler là-bas avec lui et Iolany, ils étaient associés dans une entreprise de matériel médical qu’ils commercialisaient. Il travaillait déjà avec un certain Eduardo Margolis. J’hésitais un peu, à cause de cette proposition d’association à Béthune. Je savais que je pouvais améliorer le restaurant, l’agrandir. Mais l’expérience mexicaine m’a parue plus tentante.

C’était en février, mon père était très occupé par son entreprise, ma mère aussi avec son travail, et je me suis décidée toute seule ; je ne sais même plus comment on en a parlé, ce qu’ils m’ont dit. De toute façon, ma décision était prise. Avec Sébastien, je me sentais en sécurité et ça ne me posait aucun problème de changer de pays. Bien au contraire, cela annonçait de nouveaux challenges !

J’arrive à Mexico le 11 mars 2003. Sébastien m’attend dans cet aéroport un peu vieillot qui grouille de bruits et de couleurs. Pour moi, c’est une nouvelle vie qui commence. Je suis contente de retrouver mon frère, il a l’air heureux, bien dans sa peau. C’est le plus jeune de mes deux frères, j’ai toujours été très proche de lui. D’Olivier aussi, d’ailleurs. Il est plus réservé, peut-être plus timide, mais je sais qu’il m’aime autant. Il ne l’exprime pas de la même manière, c’est tout. J’ai deux frères très différents, mais nous sommes tous soudés. Je tiens beaucoup à la tendresse d’Olivier et au dynamisme de Sébastien. C’est bien ce qui l’a amené ici, aidé par l’amour de Iolany. Il est venu bâtir, entreprendre, et il comprend bien ce que je recherche : j’ai la ferme intention de travailler, de vivre ici le temps qu’il faudra pour bien apprendre la langue, pour réussir et après préparer une rentrée en France au top. J’aurai une nouvelle expérience et la maîtrise d’une autre langue. Au top ! Je sens que mon passage ici m’ouvrira plein de portes.

Pourtant, ça ne commence pas comme je le pensais. D’abord, Sébastien trouve qu’il vaut mieux que je reste un temps avec Iolany, chez eux. Le temps d’apprendre à me débrouiller en espagnol, selon lui. Rester à la maison alors que lui se lève tous les matins à six heures, part travailler toute la journée et que je vois bien qu’il est parfois débordé ! D’ailleurs, à bien le regarder, je ne le trouve pas si heureux, finalement. Avec ses enfants, oui, il est bien. Avec Iolany aussi, je pense, mais sans certitude. Et puis cela ne me regarde pas, je sais que les couples ont parfois des problèmes et que c’est à eux de les régler. Il ne m’en dit rien et Iolany non plus. D’ailleurs, elle ne me dit pas grand-chose. Je sens qu’elle ne m’apprécie pas beaucoup. J’ai même parfois l’impression qu’elle se méfie de moi. Je me demande si elle n’est pas un peu jalouse de la complicité qui me lie à Sébastien, si je ne suis pas arrivée dans sa vie comme une intruse et sans qu’elle ait véritablement eu le choix. La cohabitation avec elle est donc difficile, tendue. Je déprime un peu. Je vis mal ma dépendance. Je ne sais même pas sortir faire les courses, et puis je ne suis pas venue jusqu’au Mexique pour cette vie-là. Alors, je trouve un moment pour parler à Sébastien et j’insiste pour aller travailler avec lui. Je préfère mille fois me lever à six heures du matin, je suis faite pour cela, et d’ailleurs ce sera bien mieux pour apprendre la langue, parce que ce n’est pas avec Iolany qui me parle français et qui passe son temps à faire des gâteaux que mon espagnol s’améliorera.

Alors, mon frère me trouve un boulot. Je suis un peu déçue parce que ce n’est pas encore avec lui, mais c’est déjà un progrès. En fait, j’ai l’impression qu’il hésite à m’emmener travailler dans son entreprise. Je ne comprends pas pourquoi et cela m’agace. Il m’expliquera plus tard que ses associés sont durs en affaires, qu’ils ne font pas de sentiment. En attendant, je travaille à l’aéroport de Toluca. Rien de bien passionnant : je fais du double étiquetage sur des produits qui arrivent dans des conteneurs. Il fait chaud, c’est un peu dur et je ne parle toujours pas la langue. On se moque de moi quand je demande de l’eau, on rit quand je cherche les toilettes, ce n’est pas vraiment ce que j’imaginais. Ma vie prend un drôle de tour. Heureusement, mon frère est là pour me soutenir. Il a mal au cœur de me voir traitée comme ça, ce qui renforce notre complicité. C’est drôle : il se met à m’appeler « Biquette » par moments, mais jamais devant Iolany, je l’ai bien remarqué. Il est très protecteur, il essaie de faire en sorte que je me sente le mieux possible, mais il est évident que sa femme n’apprécie pas.

Tout ça ne dure que quelques mois. Le temps d’assimiler l’espagnol, ce qui est plutôt rapide, d’ailleurs, entre mes journées au travail et mes soirées devant la télé. Au fil du temps, je me fais quelques amis et j’ai même un petit copain. Pas très longtemps, pas très sérieux. À la fin de l’année 2003, je rentre chez mes parents et c’est à mon retour que Sébastien me prend enfin dans ses bureaux avec lui. Fini les conteneurs de l’aéroport : il veut ouvrir un institut de beauté, et Iolany sera de la partie. Elle recrute deux esthéticiennes et je m’occuperai de l’agencement. Je dois ouvrir la boutique le matin. Pour le financement, Margolis est sûrement dans le coup, parce que c’est à ce moment-là que Sébastien me le présente.

J’avais déjà croisé cet homme soigné, très sûr de lui, sur le parking : les bureaux de sa société sont installés dans le même immeuble que ceux de mon frère et ils font des affaires ensemble, dont je ne connais pas exactement les tenants et les aboutissants. À cette époque, je crois qu’il aime bien Sébastien, qu’il est très content de la manière dont ils travaillent, et il se montre prévenant avec moi dès que mon frère lui dit que je cherche un emploi. Il est de ces hommes qui aiment décider pour les autres, qui s’imposent à vous, et cela ne me plaît qu’à moitié. Je préfère m’arranger avec mon frère, mais Margolis insiste et je sens que Sébastien aimerait qu’on l’écoute. Qu’on essaye, au moins. D’abord, il parle d’une boulangerie dont je pourrais prendre la gérance, puis d’une boutique, mais je ne comprends pas bien. Comme je ne réponds pas, il donne à Sébastien l’adresse d’un restaurant :

— On va aller déjeuner là-bas. Margolis dit que si l’endroit te plaît, tu peux en devenir la gérante !

Alors nous y allons, bien sûr, et mon frère m’explique :

— Cet homme aime ma manière de travailler. Il se dit sans doute que si ma sœur a le même sens du commerce que moi, il doit aussi travailler avec elle…

Bref, il veut deux Cassez pour le prix d’un.

Mais son restaurant est sombre, un peu glauque. Je n’aime pas du tout l’endroit. À la fin du repas, le voilà qui arrive, avec son épouse et ses enfants. Très sûr de lui, comme d’habitude. Exubérant et démonstratif, comme ces gens qui aiment afficher leur réussite. Il a du charisme, c’est vrai, mais je ne suis pas à l’aise. Et puis, je ne suis pas encore suffisamment sûre de moi avec la langue, je ne me sens pas prête. Cela nous donne une bonne excuse pour nous libérer de l’emprise de Margolis. Sébastien lui dit :

— Dans quelques mois, peut-être.

Et je crois qu’il s’en satisfait. Je ne sais pas s’il m’en veut ou s’il est déçu, il ne montre rien.

À Mexico, Eduardo Margolis est à la fois craint et respecté, au moins pour sa réputation sulfureuse. On le dit proche du pouvoir et lié aux cartels. On le reconnaît comme une personne dure en affaires et même introduite jusque dans les Services secrets israéliens. Est-ce que tout ça est vrai ? Je n’en sais rien, mais Sébastien reste prudent.

Avec Iolany, c’est toujours aussi difficile. À l’institut, on ne s’entend pas bien. Je veux apprendre à faire tout ce que font les deux esthéticiennes parce que c’est comme ça que je conçois les choses, de la même manière qu’à Calais, quand j’avais vingt-sept vendeuses sous mes ordres. Je pars du principe que si on ne sait pas faire ce qu’elles font, on ne peut pas se faire respecter. Iolany trouve que je me mêle de tout, et de mon côté je trouve insupportable qu’elle ne fasse rien. Cela ne pourra pas durer. Je rentre encore quelques jours chez mes parents, et à mon retour Iolany me dit au revoir et merci. Elle a pris la boutique pour elle. Alors, enfin, je vais travailler avec mon frère. Sébastien n’a plus le choix, en un sens. Il est à présent conscient que ça ne marchera jamais entre sa femme et moi, et il ne veut surtout pas me laisser tomber. Il me propose un poste comme je l’espérais depuis mon arrivée. Je retrouve le commerce que j’aime : je dois démarcher des clients pour ses appareils médicaux. Je visite des médecins, des hôpitaux : je dois convaincre, vendre, enfin quelque chose qui me plaît vraiment. J’ai un gros fichier de clients et le matériel que vendent mon frère et Eduardo Margolis est très connu. Ils ont l’exclusivité de la distribution de cette marque pour le Mexique. La qualité de leur entreprise me permet d’être chaque fois bien reçue. Quel changement ! Ma vie s’ouvre enfin, je m’éveille, je suis en pleine découverte. Je sillonne Mexico en taxi et découvre cette ville immense, dans laquelle on peut rouler des heures sans jamais en sortir. Le soleil écrase tout, l’air est parfois suffocant, mais c’est une ville agréable, surtout dans son centre. Je découvre le folklore, je vis au jour le jour, j’ai retrouvé mon insouciance. Je me fais d’autres amis, je commence à sortir et mon plus grand bonheur, à ce moment-là, c’est quand Lupita, une copine, me propose de prendre un appartement en colocation. Seule évidemment, c’est un peu cher, mais à deux on s’en sortira. Je suis ravie de retrouver enfin mon indépendance. Le 15 juillet 2004, nous signons un bail d’un an pour un petit appartement, à vingt minutes à pied de mon boulot. Sébastien passe me voir parfois, et on boit une bière tous les deux. On n’en dira rien à Iolany et cela nous fait rire. Lupita connaît beaucoup de monde. Le samedi soir, l’appartement est toujours plein de nouvelles têtes que j’apprends à connaître. On achète des packs de bière et on danse. À côté de chez nous, il y a deux Italiens qui nous emmènent au club de sport. Ma vie ressemble enfin à ce qu’elle était en France, avec en plus le soleil. Je suis épanouie.

C’est précisément à ce moment-là, au creux de l’été 2004, que Sébastien me présente Israël. Un de ses clients, à ce que j’ai compris. Je le salue, mais il ne me fait ni chaud ni froid. La première fois, je le regarde à peine. Puis Sébastien doit partir en France, pour les vacances, au moment où j’ai un petit problème de santé.

— Le type en qui j’ai confiance, c’est Israël, me dit-il.

Il lui demande de m’aider, et très gentiment Israël passe me prendre à l’appartement pour m’emmener chez le médecin. C’est juste une anecdote, je pense même que je ne le reverrai jamais. Quelques jours plus tard, Iolany et Sébastien rentrent de leur séjour et ils me demandent de garder les enfants pour se rendre à une soirée. Quand le téléphone sonne, c’est Israël. Un peu surpris de tomber sur moi, il demande de mes nouvelles, très aimablement. Il parle, je lui raconte ma vie, tellement contente de décrire mon bonheur tout neuf, et c’est sans doute à ce moment-là que je lui donne mon numéro. Parce qu’il appelle une autre fois, puis encore une autre. Au bout d’un moment, il appelle tous les jours. C’est la fin de l’année. Je me suis solidement installée dans mon travail.

Je suis heureuse et je ne me pose pas de questions. Israël me tourne autour, c’est évident. Un peu sans m’en rendre compte, je le laisse entrer dans ma vie. Il me raconte qu’il est séparé de son épouse et que ses deux enfants vivent avec elle, dans le nord du pays. Il ne les voit pas souvent. Il est présent, attentionné, toujours agréable. C’est un garçon très classique, toujours habillé avec soin, sans originalité, mais il dégage une certaine autorité. Pour tout dire, il fait sérieux. Un jour, il m’emmène dans son ranch, à Topilejo. C’est une maison de famille qu’il habite seul, avec un grand mur blanc tout autour, un ravissant jardin avec une statue religieuse au milieu et dans un coin, sur la droite quand on passe le porche d’entrée, une petite construction que je remarque à peine, comme une cabane de jardin. Au-dessus de l’entrée, il y a le nom : « Rancho Las Chinitas ». Ce n’est pas très grand, mais l’endroit a du charme. C’est à la sortie sud de Mexico, à une petite heure de route du centre-ville, c’est un peu la campagne. C’est même vallonné, je trouve le tout plutôt joli. À l’intérieur, il y a un billard et nous y jouons une bonne partie de l’après-midi ; il fait beau et nous passons un bon moment. Puis Israël me ramène chez moi, et quelques jours plus tard il m’offre un disque que je ne connais pas. C’est une chose que font les hommes, ici, ils dédicacent des chansons.

— Tu écouteras la numéro 12, elle me fait penser à toi.

Alors, j’écoute : la chanson est mièvre ; mais on ne peut pas s’y tromper :

Un beau jour je t’ai vue

Et depuis je n’en peux plus…

Je ne suis pas vraiment amoureuse, je crois, mais comme je suis seule, je me dis pourquoi pas ? Toute à mon bonheur, je me laisse faire et c’est ainsi que commence une romance.

Au creux de l’automne, c’est l’époque des longues balades dans la campagne, un vrai plaisir. C’est une saison qu’on ne connaît pas, dans le nord de la France, délicieusement douce et claire. Israël fait monter ses chiens dans la voiture et on prend des chemins agréables que je finis par connaître par cœur. Au fil de nos promenades à deux, j’aime de plus en plus notre bonheur tout simple. Sur la route du retour vers le ranch, il y a un marchand de quesadillas [2]chez lequel on finit par avoir nos habitudes.

Loin de la fureur du centre de Mexico, on vient souvent ici, le week-end. Je me plais bien dans cette vie-là et je découvre un homme très humain qui me parle de ses enfants, de ses parents, de ses frères et sœurs qu’il souhaite que je rencontre bientôt. Pour l’instant, je pense plus à mon travail, mais la famille c’est très important pour lui. D’ailleurs, il travaille avec deux de ses frères, qui sont chacun propriétaire d’un garage automobile. Lui s’occupe des pièces détachées qu’il achète selon les besoins ; je n’arrive pas à savoir s’il est vraiment passionné par ce qu’il fait, mais après tout ce n’est pas le plus important pour l’instant. Il n’a pas l’air malheureux et je suis bien avec lui. Je ne me pose pas la question de savoir si je l’aime. Je suis bien, voilà tout. Je suis sûre que c’est un type bien, Israël, et je l’admire, même. Un soir, nous croisons des enfants sur le bord d’une route. En jouant, un petit garçon s’étouffe devant nous, et c’est Israël le premier qui court vers lui et lui porte secours. Il a fait ça spontanément alors que je commençais à paniquer…

Israël ne veut pas souvent sortir avec mes amis. Il dit qu’il a du travail, qu’il n’aime pas ça. Il préfère les longues balades, et il ne veut pas trop entendre parler de ce que je vis avec mes amis, avec Lupita, à l’appartement. C’est un peu comme si j’avais deux compartiments dans ma vie, mais je m’en arrange très bien.

À la fin de l’année, je profite d’une promotion extraordinaire pour rentrer en avion en France. Je passe Noël en famille chez mon frère Olivier. C’est formidable, parce que je peux leur dire que je vais bien, que je fais mon trou par la seule force de ma volonté. Je leur explique mon travail, fière de montrer à mon père que j’ai appris de mes expériences passées et que je peux encore réussir. Je leur parle également d’Israël. Je n’en dis pas trop, juste assez pour qu’ils sachent à quel point je suis heureuse. Mais aussi un peu par orgueil, pour rassurer ma mère, qui me regarde en souriant.

Pendant mon absence, Iolany en a profité pour travailler dans les bureaux de Sébastien. Je ne sais pas si mon frère le souhaitait réellement ou si elle ne lui a pas laissé le choix. Ce n’est même pas lui qui me l’annonce. Je le sens un peu gêné. Il me propose de me donner un ordinateur, de manière que je puisse travailler de chez moi. C’est une bonne solution, après tout, mais j’aimais bien rencontrer tous ces gens ; maintenant je crains de me sentir un peu mise à l’écart. La situation n’était pas faite pour durer. Sébastien débarque un jour à l’appartement et m’explique qu’il y a des problèmes avec Iolany. Je ne comprends pas très bien ce qu’il veut dire, je ne sais pas ce qui la gêne encore, mais apparemment c’est très tendu entre eux et j’en ai assez qu’elle se mette entre nous dès que les choses vont bien. J’en ai marre qu’elle réussisse à gâcher mon bonheur, parce que c’est bien elle qui gâche tout, mais je n’ai pas le choix. Après tout, je ne suis qu’une employée de mon frère : il a des associés et Iolany en fait partie. Je vois que Sébastien est ennuyé, qu’il est gêné devant moi, mais je n’ai pas le choix : je mets un terme à notre collaboration, je m’en sortirai bien autrement. Au fond de moi, je ne sais pas encore comment je vais faire, mais j’ai retrouvé confiance en moi, donc je vais faire face.

Israël est charmant. Il me rassure, car il croit en moi. Il me dit que je vais trouver du travail et j’en suis moi aussi convaincue. Son soutien me fait du bien, même si parfois je me demande s’il le souhaite vraiment. Plusieurs fois, il m’a proposé de venir m’installer chez lui, au ranch, et il semble qu’il ne comprenne pas vraiment pourquoi je ne le fais pas. Il ne me voit tout de même pas en femme au foyer ? ! J’ai besoin de travailler, moi, de sortir, de voir des gens et d’y arriver toute seule. C’est dans sa culture mexicaine : il perçoit assez mal mon exigence d’être indépendante, et nous nous heurtons pour la première fois.

Je trouve un emploi au bout de trois semaines. Un architecte d’intérieur m’embauche pour un travail administratif de classement, d’organisation, d’accueil. Je redémarre au bas d’une échelle que je ne connais pas, mais ça ne me dérange pas. Au contraire, c’est un milieu que je veux bien connaître, et ce que mon patron fait est passionnant : je découvre des choses pleines de charme et d’inventivité. Le problème, c’est lui. Un vrai caractériel, je dois faire des efforts pour me taire, pour ne pas lui répondre parce qu’il peut devenir odieux, par moments. Il est dans son monde, un peu égaré dans ses postures d’artiste et vaguement méprisant pour ceux qui ne le suivent pas. Pourtant, je me dis qu’il voit en moi une fille de caractère et je préfère penser qu’il me respecte pour cela. En tout cas, je suis sur mes gardes. Mais, décidément, Israël ne comprend pas que je continue à travailler chez ce type.

Ou que je continue à travailler tout court, peut-être. Je préfère éviter le plus longtemps possible les questions qui fâchent, mais la situation devient difficile. Je travaille parfois tard le soir, je rentre chez moi vers vingt-deux heures, vingt-trois heures et il n’est pas content parce qu’on ne se voit pas. Parfois, il m’attend de longs instants à la sortie du bureau, et quand je sors il me reproche de faire la bise aux gardiens en partant. J’ai droit à de vraies crises de jalousie. Cela peut être charmant tant qu’il reste gentil, mais ce n’est pas toujours le cas. Il commence à râler, à me reprocher de le délaisser, de n’être pas plus souvent avec lui, et je me demande s’il ne veut pas tout bêtement que je sois toujours avec lui. Mais je n’ai jamais appartenu à personne ! C’est bête, parce qu’il continue d’être gentil quand nous arrivons à nous expliquer. Malgré cela, je sais que son côté possessif va m’exaspérer et que je ne pourrai pas le supporter bien longtemps.

C’est un jour de printemps que tout se gâte. Avec le double des clés de mon appartement que je lui ai confié, il entre chez moi – sous prétexte d’y faire le ménage ! – et il fouille dans mes tiroirs. C’est la première fois qu’il agit ainsi. C’est insupportable de se sentir épiée de la sorte. Bien sûr, il trouve une photo, où on me voit avec un ex-petit ami. Il entre dans une telle colère qu’il balance tous les vases dans lesquels il avait mis des fleurs. Quand je rentre, je trouve mon appartement sens dessus dessous. S’ensuit la dispute de trop. Il refuse la séparation ; je crois qu’il est vexé et peut-être est-il encore sincèrement amoureux, mais il est allé trop loin, je ne peux pas lui pardonner son geste. Quand il part, je sens bien qu’il n’a pas renoncé, mais pour moi c’est clair : je suis de nouveau seule.

Et comme d’habitude, tout s’enchaîne. C’est à ce moment précis que Lupita me laisse avec l’appartement sur les bras. Je ne sais pas exactement ce qui lui passe par la tête, je crois qu’elle a un nouveau petit ami : c’est peut-être une relation plus sérieuse, un coup de foudre ; le fait est qu’elle part comme ça, du jour au lendemain, avec tout juste quelques explications dérisoires. Elle a sans doute mal vécu le comportement d’Israël, pour le peu qu’elle en a vu. Ce qui m’ennuie, dans tout cela, c’est que mes parents arrivent dans quelques jours. Ils viennent passer deux semaines à Mexico. Une avec moi, et une chez Sébastien. Et moi qui leur ai parlé de mon bonheur, qui leur ai fait l’éloge d’Israël ! Je ne leur ai jamais confié que je le voyais changer, bien sûr. Au téléphone, j’ai continué à raconter à ma mère un bel amour qui me rendait heureuse. Autant pour les rassurer que par orgueil – ah, mon orgueil ! De nouveau je renoue avec Israël. Il m’a relancée, rappelée, et décidément je n’ai pas envie de voir le doute au fond des yeux de mon père. Alors, je dis à Israël que nous devons fixer des règles, qu’il doit comprendre que nous n’avons pas tout à fait la même culture et que chez moi, en France, je n’ai jamais été attachée à un homme au point d’en oublier mon travail. Je lui raconte des choses inconcevables pour son tempérament latin. Mais je ne veux pas lâcher. Dans ce printemps qui revient, j’ai vraiment le désir de montrer à mes parents que je vais bien, même si ce n’est pas tout à fait vrai. Mon travail n’est pas facile tous les jours, avec les sautes d’humeur de mon fou de patron et la jalousie maladive d’Israël qui revient sans cesse sur mes expériences passées. Je lui explique que je ne me suis jamais comportée comme une aguicheuse. Je dois justifier mes actes en permanence, même ceux qui sont déjà loin derrière moi !

Après de longues discussions, j’ai l’impression que nous avons retrouvé une sorte de paix ; il est redevenu l’homme charmant, attentionné qui m’avait séduite quelques mois plus tôt ; et quand mes parents arrivent, il a l’air sincèrement ravi de les connaître. Il les installe chez lui, d’ailleurs, au Rancho Las Chinitas que j’ai appris à apprécier. Un endroit vallonné et aéré qui plaît tout de suite à mes parents. Israël les installe dans la chambre, et nous dormons dans le salon. Israël nous emmène dans des restaurants qu’il aime, on prend des photos, je sers de traductrice et je vois que ma mère s’entend bien avec lui. Ces quelques jours-là sont mes derniers vrais moments de bonheur. Je profite de l’instant et tout le monde me paraît heureux. Alors je le suis aussi. Israël répète à mes parents ce qu’il m’a déjà dit : il a cinq frères, deux d’entre eux ont un garage, et c’est là qu’il travaille. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il change souvent de voiture.

Dans le passé, mes parents étaient venus en vacances au Mexique et ils connaissent les plages touristiques : Acapulco, Cancún ; mais depuis que Sébastien est venu s’établir ici, ils ont lu un tas de choses sur le Mexique et l’insécurité qui y règne. À la télévision, dans les magazines, on voit régulièrement des reportages sur la lutte des autorités contre les cartels. La mafia de la drogue est extraordinairement puissante, mais on craint au moins autant les enlèvements. C’est devenu une véritable industrie. Chaque année, depuis le début des années 2000, on compte entre deux mille et trois mille kidnappings, qui touchent tous les milieux. Et encore, les policiers qui combattent ce phénomène disent que de nombreuses personnes victimes d’enlèvement ont tellement peur qu’une fois la rançon payée elles ne disent rien. Ce sont d’abord les gangs liés à la mafia de la drogue qui ont utilisé ce moyen pour régler leurs comptes et faire payer les récalcitrants. Puis ils y ont vu un moyen de récupérer l’argent perdu lors des opérations de l’armée, qui leur mène une guerre sans merci. Mais tout cela est vicié par la corruption. Parmi les chefs de la police, ou même les simples flics, les cartels ont fait leur recrutement. Il arrive de plus en plus souvent que des bandes arrêtées pour enlèvements comportent des policiers, parfois très haut placés. Au moment où mes parents viennent me voir, débute une campagne pour les élections présidentielles de 2006, et les principaux candidats ont des arguments très forts dans le domaine de la sécurité. On commence à voir des affiches d’associations qui réclament le rétablissement de la peine de mort pour les auteurs de kidnappings, surtout quand les victimes sont des enfants. Longtemps, ce sujet est resté tabou, mais la population commence à en parler, timidement, parce que toutes les couches de la société sont touchées. Ce ne sont plus seulement les classes aisées qui sont visées, avec de grosses rançons à la clé : même le Mexicain moyen ne se sent pas en sécurité quand il prend un taxi, par exemple. À Mexico, on dit que sur les cent mille Coccinelle vertes qui font taxi, dix pourcent sont des pirates, que si vous tombez sur l’un d’eux, vous avez une chance sur dix de vous faire racketter ou enlever… De plus en plus souvent, aussi, des gens reçoivent un coup de téléphone leur apprenant qu’un de leurs proches est séquestré et que s’ils veulent le revoir en vie, il faut verser une rançon très vite. Les délinquants s’assurent seulement que la personne en question n’est pas joignable et comptent sur la panique de leur interlocuteur. Le plus souvent, ça marche. Et quand la personne rentre chez elle, sans se douter de ce qui vient de se passer, sa famille comprend trop tard qu’elle s’est fait abuser. Un procureur a dit récemment que la plupart de ces coups de fil, que les autorités réussissent parfois à remonter, viennent de l’intérieur des prisons. Même détenus, les membres des gangs les mieux organisés continuent leur business. Voilà la réalité de la vie quotidienne au Mexique. Mais je suis loin de tout cela, à ce moment-là. Je vis et je travaille dans des quartiers plutôt protégés. Mon insouciance me protège, aussi. Et pas un instant je ne peux imaginer que quelqu’un, dans mon entourage, est mêlé de près ou de loin à de telles choses.

Israël a été charmant avec mes parents. Mais quand ils rentrent en France, à la fin du printemps, je sens que notre histoire n’a plus beaucoup d’avenir. Je ne vais pas très bien, parce que j’ai de nouveau perdu mon emploi. C’est à cause de mon patron, architecte reconnu mais décidément insupportable dans ses rapports humains. Plusieurs fois, je l’ai vu attraper des dossiers complets dans les armoires et les balancer sur la table, ou sur nous quand il n’était pas content de notre travail. Petit à petit, il prenait l’habitude d’engueulades terribles où il en venait à nous insulter. Alors j’ai dit stop. On ne me parle pas comme ça. Même pour travailler, pour ne pas me retrouver encore une fois dans la panade, je ne suis pas prête à supporter n’importe quoi. Et me revoilà sans emploi, avec l’été qui arrive et le loyer à payer. Israël insiste encore pour que je m’installe au ranch, et je rends mon appartement dont le bail arrive à son terme. C’est un nouveau moment difficile parce que l’impression d’échec me revient. Je regrette mes quelques mois de bonheur avec Sébastien, je me décide à dire à Israël qu’on ne vivra jamais rien de bien sérieux tous les deux, et vers la fin du mois de juin je rentre en France. J’ai laissé mes quelques meubles au ranch. J’ai dit à Israël qu’il pourrait s’en débarrasser, peut-être les vendre, parce que sans doute je ne reviendrai pas. Il dit que je dois réfléchir, que j’ai besoin de vacances et que cela me fera du bien de passer quelques semaines en France. Je sens qu’il espère encore, qu’il se dit que je vais revenir, sans doute parce qu’il me connaît : j’ai horreur de rester sur un échec. Au moment où l’avion me ramène vers Paris, le bilan que je dresse de mes deux années à Mexico n’est pas fameux. Je n’ai pas ajouté grand-chose de réellement crédible sur mon CV. Quelques boulots par-ci par-là, mais pour un employeur cela signifie aussi que je n’ai pas été très stable. Au moins, je parle l’espagnol, maintenant. Peut-être pas couramment, mais je me débrouille.

Je m’aperçois que c’est un peu compliqué de reprendre une place qu’on a laissée deux ans plus tôt. Mes amis ont fait leur chemin, mes parents sont toujours très occupés, et j’ai du mal à trouver l’énergie pour redémarrer. C’est un début d’été un peu particulier, d’autant qu’à Londres une série d’attentats meurtriers dans le métro jette une drôle d’angoisse dans l’opinion. Après New York et Madrid, on entend dire à la télé que cela pourrait être au tour de la France. Je vis un de ces moments où on ne se sent pas en sécurité. Au contraire, je me sens seule, j’ai besoin de retrouver les gens que je voyais, ici, avant mon départ pour le Mexique. Je me suis posée chez mes parents, à Béthune, mais je vais souvent à Lille, voir mes amis. Là, je me retrouve, je reprends confiance.

Je comprends vite que ce n’est vraiment pas le moment pour chercher du travail. C’est l’été pour tout le monde, on dirait. Personne n’attend une fille comme moi, rentrée d’une expérience mi-figue mi-raisin au Mexique et pas tellement fixée sur son avenir. Alors, je suis le rythme tranquille de ce mois de juillet. Je sors, je renoue avec mes amies, j’oublie petit à petit Mexico, Israël, et je n’ai plus tellement de contacts avec Sébastien. Je me donne quelques semaines pour atterrir, en quelque sorte, même si je vois bien que ce n’est pas tout à fait du goût de mes parents. Je crois qu’ils s’inquiètent. Ils pensent peut-être que la Florence volontaire et enthousiaste d’avant s’est un peu perdue et que je risque gros, à me laisser aller à l’indolence maintenant. Pourtant, j’en ai réellement besoin. Je me rends compte que ces deux années m’ont épuisée. Après une nouvelle conversation un peu tendue avec mon père, je vais prendre un nouveau virage improvisé. Sur un coup de tête. Quand j’apprends que Sébastien, Iolany et les enfants arrivent pour les vacances, je me sens de trop. Je suis piquée au vif par les reproches que je sens peser sur moi. Je tourne en rond, je cherche une issue et je me perds un peu, parce que c’est difficile, pour une femme de trente ans, de ne se sentir fixée nulle part. C’est une période où j’ai un peu honte, aussi, d’être rentrée du Mexique sans rien dans les poches. Alors, je décide de repartir. C’est encore une réaction d’orgueil. Je suis mal dans ma peau, fragilisée par mes hésitations et tout ce que je ressens comme des échecs, alors je veux me reprendre. C’est un maudit coup de tête.

C’est mon troisième automne à Mexico. Je commence à connaître ce doux prolongement de l’été où les températures se font plus supportables, où on sort du travail avec l’agréable impression que la journée n’est pas terminée, qu’on va pouvoir en profiter. Encore faut-il avoir un emploi. Israël a bien voulu m’héberger, peut-être parce qu’il espère renouer. Pourtant, j’ai été claire. J’ai fixé les règles et il les a acceptées, gentiment. Il me regarde éplucher les journaux d’annonces et tenter ma chance ici et là. Je le vois aller et venir entre les garages de ses frères, où il travaille toujours, et d’autres occupations dont je prends bien soin de ne pas me mêler. Surtout, je ne lui pose pas de questions. Nous ne sommes plus ensemble et je veux qu’il le sente. Manifestement, il a pris des responsabilités dans son travail, parce que je l’entends parfois donner des ordres, lancer des achats importants. Parfois, il m’emmène au restaurant et je trouve que nous avons construit une relation agréable, nouvelle, apaisée.

Un jour d’octobre, je tombe sur une annonce qui me plaît bien. Cette fois, c’est dans un hôtel, plutôt haut de gamme, vers le quartier des ambassades, dans le centre de Mexico. J’appelle, je suis reçue, je passe des entretiens, et même des tests psychologiques, et tout se passe à merveille. Je maîtrise bien l’espagnol, maintenant, c’est important, et le récit de ce que j’ai fait en France, les lettres de recommandation favorables, tout ça fait bonne impression. C’est donc un vrai bonheur d’être embauchée à l’hôtel Fiesta Americana, parce que je sens que c’est une entreprise importante, où je pourrai trouver ma place et progresser comme je rêve encore de le faire. La voilà peut-être enfin, ma vraie chance : une place d’hôtesse à l’étage des VIP. Il y a tellement de travail, tellement de mouvements et de sollicitations. Tout cela me plaît tout de suite. Je trouve facilement un petit appartement, calle Hamburgo, dans un quartier proche de l’hôtel. Je peux enfin m’installer. Israël prend les choses avec philosophie et propose même de m’aider. J’ai l’impression que tout se met enfin en place.