VII

L’hiver est dur. Ce procès est long et je ne sais vraiment pas ce que je dois en conclure. C’est un choc de passer la fin du mois de décembre sans rien faire, juste à penser dans ma cellule que je viens de perdre un an de ma vie ici. Je me moque des fêtes de fin d’année. Tout ce qui m’importe, c’est de savoir quand je sortirai d’ici, quand je pourrai rentrer chez moi, et qui pourra bien prouver mon innocence. Le 8 décembre, un an tout juste après mon arrestation, je suis au fond du désespoir. J’ai l’impression que personne ne comprend l’ignominie de l’accusation qui pèse sur moi, que je suis juste un dossier, et que tout le monde trouve normal ce procès qui traîne et ces témoignages qui ne veulent plus rien dire. Je crois que j’entre pour la première fois dans une phase de dépression profonde. C’est encore autre chose que la peur qui me tenaillait à Santa Martha : un abattement total, le sentiment que je ne peux rien faire contre cette machine qui me broie. La peur ne m’a pas quittée, d’ailleurs. Le pire, c’est lors des fouilles de cellules, quand les gardiens arrivent sans prévenir et qu’il faut tout ouvrir, tout sortir. Je n’ai rien à cacher, pourtant, mais ces moments où la menace plane sur les détenues me terrorisent. Je pleure même quand ce n’est pas moi qu’on fouille. J’ai vu des filles emmenées sans ménagement, hurlant, pleurant, parce qu’elles allaient au trou, à cause d’un téléphone mobile trouvé dans leurs affaires, ou pour avoir caché de la drogue. La terreur qu’on entend dans leurs cris est contagieuse, et elle atteint même mon nouveau compagnon, un chat. Je l’ai trouvé un jour dans la cour, il s’est approché, s’est attaché, et je l’ai gardé puisque cela semblait ne déranger personne. Il a pris ses habitudes dans ma cellule, c’est une présence à la fois sans importance et tellement indispensable. Il est si imprégné de ma vie en cellule que les jours de fouille, il a aussi peur que moi. Dès que les gardiens approchent, je le vois se hérisser, petite boule de poils affolée, puis il disparaît sous mes affaires, on n’arrive pas à le retrouver. Il réapparaît un bon moment après, quand il a surmonté sa peur. À peu près en même temps que moi.

La direction sait être très ferme. On ne rigole pas avec la discipline. Avec l’habillement, par exemple. Ici, pour les détenues, le bleu est de rigueur, et rien d’autre. Un jean, un pantalon bleu, et pour le haut, du bleu marine, et on ne discute pas – j’ai dû renvoyer des vêtements, au début. Du coup, pour les personnes qui viennent en visite, le bleu est interdit. Comme le noir, qui est réservé aux gardiens, et le blanc, aux médecins. Mes parents continuent de m’envoyer un peu d’argent régulièrement, et je peux m’acheter quelques vêtements, comme des pulls pour passer l’hiver, parce qu’il fait très froid ici, en cette saison. À la prison de Tepepan comme partout à Mexico, il n’y a pas le chauffage. Les Mexicains n’ont pas l’habitude du froid. Les températures chutent en novembre, décembre et janvier, mais pas tant que chez nous. Alors, pour deux ou trois mois où les températures restent tout de même raisonnables, ce n’est pas la peine d’installer le chauffage. Sauf qu’ici, dans ces grandes structures mal isolées où le vent s’engouffre, l’hiver est glacial. Il m’arrive de rester des journées complètes roulée en boule sous mes couvertures.

Au tribunal, un jour de printemps, j’ai la surprise de voir Jacques-Yves Tapon. Cela me fait du bien : c’est une figure amie, il est du nord de la France, comme moi, et le premier journaliste à être venu me voir. C’était à l’arraigo, quasiment ma première visite. En vacances au Mexique, il avait entendu parler de mon histoire, alors il avait pris contact avec mon avocat. Voilà comment je l’ai rencontré, comment je lui ai expliqué ce qui m’arrivait et comment, rapidement, il est devenu un de mes plus fidèles soutiens. Après notre première rencontre, il avait fait un reportage sur Radio France, pour qui il travaillait, à Boulogne-sur-Mer. Il a également rencontré mes parents, mes amis. Cette visite de Jacques-Yves à l’arraigo, c’est une de mes deux plus fortes émotions, avec l’e-mail de Denise Maerker demandant que je la rappelle. Son retour symbolise un vrai lien avec la France, avec ma région. Lui aussi s’étonne de la manière dont se déroule le procès. Je ne rêve donc pas, tout cela est bien bancal, complètement farfelu. Avant qu’il ne reparte, nous décidons de rester en contact. Puisque nous avons accès à trois téléphones muraux, dans la prison, je lui téléphonerai souvent. J’aime bien l’entendre, le tenir au courant. À part mes parents, que j’appelle tous les matins, il sera longtemps le seul à qui je parlerai régulièrement.

En revanche, je ne parle plus du tout à Israël. Nous ne sommes décidément plus sur la même planète, et même sa sœur, Lupita, est maintenant agressive avec moi. Il y a quelques jours, un secrétaire qui se tenait contre la grille, au tribunal, m’a demandé si c’était ma sœur, cette femme au fond de la salle. Non, c’était Lupita.

— Dis donc, elle te ressemble…

Cette phrase m’a fait un drôle d’effet parce que plusieurs témoins, maintenant, parlaient d’une femme parmi les ravisseurs. Et ils décrivaient des cheveux blond-roux, une peau blanche, une taille moyenne. C’est une description qui correspond autant à Lupita qu’à moi. Ce jour-là, elle a surpris cette conversation avec le secrétaire de la juge. À la fin de l’audience, elle s’est approchée et m’a regardée froidement :

— Tu trouves qu’on se ressemble ? Je crois que tu as raison. Mais il y a tout de même une différence : c’est que, moi, je suis libre. Toi, tu es là, c’est comme ça, et personne ne sait dans combien de temps tu sortiras…

Son ton m’a glacée. Elle ne m’avait jamais parlé de cette manière ; ni elle ni personne de la famille d’Israël, qui ne me regarde même plus. J’ai le sentiment d’avoir été trompée, de m’être laissé abuser, mais c’est décidément inconcevable que ces gens sans histoire, cette famille de garagistes tranquilles puissent être une bande de ravisseurs.

L’audition des policiers de l’AFI arrive enfin. Elle va bien avoir lieu, parce que le tribunal et aussi mon avocat ont beaucoup insisté. Une fois, deux fois, dix fois, je suis arrivée au tribunal pour les entendre, mais finalement l’audience était reportée : ces messieurs ne s’étaient pas déplacés. Sans explications. Chaque fois, les avocats insistaient, réitérant leur désir de les entendre et de leur poser des questions. Chaque fois, un secrétaire de la juge annonçait que des convocations allaient partir à nouveau, et on fixait une autre date. J’ai bien cru qu’on ne les verrait jamais à ce procès, mais ce matin ils sont bien là et l’audience peut avoir lieu. L’ambiance est plus tendue qu’avec les autres témoins. L’Agence fédérale d’investigation est une police spéciale, longtemps placée sous l’autorité de Genaro Garcia Luna. C’est une police d’élite, officiellement chargée de lutter contre les cartels et l’industrie du crime, mais elle a une réputation sulfureuse. Certains de ses cadres sont suspectés de liens avec les cartels et d’autres auraient des méthodes brutales, voire criminelles, pendant leurs investigations. Garcia Luna lui-même est régulièrement accroché dans les journaux. On lui reproche d’être lié à certains chefs de gangs, dans le nord du pays. Je ne sais pas ce qu’il faut penser de tout cela, je ne m’y suis jamais vraiment intéressée, mais je sais lire les journaux, tout de même. Quelques jours avant notre arrestation, une vidéo avait fait scandale ici. On y voyait des policiers de l’AFI dans leurs combinaisons noires et cagoulés. Devant eux, il y avait cinq hommes aux mains liées, à genoux, qu’ils interrogeaient et qui avaient manifestement été battus, peut-être torturés. On comprenait que c’étaient des membres d’un cartel, certainement des narcotrafiquants, et la vidéo se terminait sur l’image terrifiante d’un policier approchant une arme de la tempe d’un des hommes pour l’abattre froidement, apparemment sans émotion. Dans la presse et dans l’opinion, cela a été un choc terrible, et les images en direct de ce qui était présenté comme notre arrestation, quelques jours plus tard, sont tombées à pic. Elles montraient que la police de Garcia Luna travaillait, qu’elle avait des résultats et l’opinion a pu retrouver confiance en elle. Et quelques mois plus tard, quand Felipe Calderón a été élu président des États-Unis du Mexique, Garcia Luna est devenu ministre. Cela paraissait presque naturel.

Alors, quand le premier de ces types arrive à la barre, il règne une forme de méfiance, qui se mélange au respect qu’on porte d’emblée à ceux qui vivent dangereusement. Leur réputation et la violence dans laquelle ils évoluent au quotidien font qu’on ne leur parle pas comme à tout le monde. On ne les presse pas de questions comme d’autres, on n’insiste pas autant. Ils sont donc tranquilles pour dire ce qu’ils veulent, en fin de compte. C’est bizarre, mais aucun d’eux ne se souvient de quoi que ce soit. Ils ne se souviennent pas de la date de notre arrestation, ni comment elle s’est passée en détail. Ils ne se souviennent pas de nous non plus. À mes côtés, je sens Israël fulminer, je le vois s’avancer contre la grille pour bien montrer aux policiers qu’il est là, qu’il les regarde, une sorte de défi qu’il leur lance des yeux, à défaut de pouvoir les interpeller puisqu’il n’en a pas le droit. Les témoignages se succèdent et se ressemblent rigoureusement, Israël est de plus en plus excédé et provocateur. L’incident devient inévitable. C’est quand il reconnaît à la barre celui qui l’a frappé, qui l’a torturé pendant toute la nuit du 8 au 9 décembre, qu’Israël sort de ses gonds. Il n’en a pas le droit, mais c’est plus fort que lui ; alors l’autre répond, l’insulte et c’est une véritable scène de haine qui se déroule sous nos yeux, sans que personne n’y puisse rien. C’est d’une violence inouïe, c’est moche et j’ai terriblement peur des représailles. Je ne sais pas ce qui peut se passer après ça, mais c’est plus fort que moi : j’ai peur qu’on me fasse payer aussi.

Je comprends pourquoi Israël est dans cet état : je l’ai vu, au ranch, le matin du 9. Il tenait à peine debout, il vomissait et délirait par moments, tellement ils l’avaient tabassé. Ce n’est pas une invention : un médecin légiste rendra un rapport, un peu plus tard, en certifiant que certaines de ses blessures, datées pour lui de ce jour-là, sont compatibles avec l’utilisation de matériel électrique. C’est donc établi : Israël a été torturé. C’est donc encore plus insupportable, pour lui, de les voir défiler ici, d’entendre leurs mensonges arrogants contre lesquels le tribunal ne fait rien. Il est évident qu’ils ont été briefés, qu’ils doivent tous dire la même chose, c’est-à-dire le moins possible, mais personne au tribunal ne leur fait remarquer. C’est sans doute la peur, je ne vois pas d’autre explication.

Pour moi, ce n’est pas tout à fait la même chose que pour Israël. Horacio Garcia me dit que si aucun de ces policiers ne se souvient de moi, c’est très bon. Je les regarde défiler, alors je crois bien qu’il y a des SOS dans mes yeux, mais je ne sais pas s’ils le voient, et encore moins s’ils en tiendraient compte. Simplement, comme chaque fois, j’espère qu’il y aura un peu de compassion. Je suis naïve. Pourtant, l’un après l’autre, ils assurent tous au tribunal qu’ils ne se souviennent pas de moi. Sans y réfléchir, je note au fur et à mesure, comme si je tenais une liste : non, non, non… Je me dis que c’est gagné, et Horacio semble très content. Et même quand arrive Luis Cardenas Palomino, en fin de journée. Celui-là, on le présente comme le bras droit de Garcia Luna. Son homme à tout faire, l’exécuteur des basses œuvres. Il a déjà fait de la prison, mais je ne sais pas exactement pourquoi. C’est un type assez jeune, le regard noir et intense, très brun et élancé. À sa manière de parler, d’enrober ses banalités dans une sorte de fausse politesse, on le sent capable d’une rare violence. Lui non plus ne me reconnaît pas. Il affirme qu’il ne se souvient pas de moi, et pourtant il reconnaît qu’il était là, le matin du montage pour la télévision, au ranch. Il aurait d’ailleurs du mal à prétendre le contraire, parce qu’on le voit sur les images. Au moment où le journaliste annonce en direct que les policiers vont entrer dans la cabane, au fond du ranch, qu’il y a sans doute des ravisseurs et trois victimes avec eux – je me suis d’ailleurs toujours demandé comment il pouvait le savoir avant même d’entrer –, on voit nettement que les policiers n’ont pas besoin de défoncer la porte : quelqu’un leur ouvre. Et cet homme-là, qu’on distingue un court instant, mais très nettement, c’est Luis Cardenas Palomino. Que faisait-il à l’intérieur de la cabane si c’était une intervention en direct de l’AFI en mission ? Personne ne se l’est jamais demandé. Surtout, personne ne le lui a jamais demandé. Et il repart comme les autres, dans une sorte de mépris, sans qu’on lui en demande plus, sans qu’il ait apporté le moindre élément qui pourrait trahir ce qu’ils ont fait cette nuit-là, quand ils ont séquestré deux personnes, qu’ils en ont torturé une, et qu’ils sont allés en chercher trois autres pour les présenter comme les victimes d’une bande de ravisseurs. Où sont-ils allés les chercher, ces trois-là, dont une enfant de onze ans ? Par qui avaient-ils été enlevés et qui protège-t-on dans cette affaire ? Je n’ai toujours pas le début d’une réponse.

Mais tout de même, à mesure que le procès avance, Horacio me reconfirme sa confiance. C’est vrai que rien de solide ne peut être retenu contre moi. Les témoignages des personnes présentées comme mes victimes n’ont pas paru très crédibles : elles se sont ouvertement contredites et d’ailleurs, selon mon avocat, le droit mexicain dit qu’en cas de témoignages contradictoires, force doit rester à la première version, considérée comme la plus spontanée. Dans leur première version, ni Cristina ni son fils ne parlent de moi. Au contraire : ils affirment ne jamais m’avoir vue ni entendue. Alors, je tente de faire comme Horacio Garcia : j’essaie d’avoir confiance.

Et le procès continue.

En ce moment il y a beaucoup de changements, à la prison de Tepepan. Des filles avec lesquelles je m’entendais bien sont remises en liberté ou transférées. Notamment celle qui m’avait tellement protégée, conseillée, qui avait été là dans les moments où je lâchais prise. Elle s’en va et je me rends alors compte que je suis seule ici. Je ne me l’étais encore jamais dit de cette manière, justement parce qu’elle était là, avec son autorité presque maternelle, résolument protectrice sans que je sache exactement pourquoi. Mais c’était ainsi : j’avais à peine le temps d’éternuer qu’elle me tendait un mouchoir !

Ma deuxième période de dépression commence. En tout cas, je perds à peu près dix kilos en quelques mois, alors que je n’étais déjà pas bien grosse. Je vois les os de mes bras ressortir, je n’ai plus la force d’entreprendre quoi que ce soit. En France, l’élection présidentielle est remportée par Nicolas Sarkozy, mais cela ne me fait ni chaud ni froid. Je suis si loin de tout cela. Si seule. Si désemparée.

Je pourrais m’occuper pourtant, parce que le rythme des audiences se ralentit progressivement. Il y a encore ce jour où viennent les journalistes, dont on aurait pu attendre autre chose. Mais ils ont peur, aux aussi. Pablo Reinah, journaliste vedette de Televisa qui a commenté les images en direct le matin du 9 décembre, n’est pas là. Au contraire de son cameraman, mais celui-ci ne dit rien. Il ne se souvient plus, se retranche derrière le secret de ses sources. Ils pourraient être des témoins clés, pourtant, et même si je comprends qu’ils aient peur, je désespère encore un peu plus. Des victimes qui mentent, des témoins qui mentent, comment peut-on s’en sortir ?

Je suis le plus souvent seule dans ma cellule, et maintenant j’ai le dossier que m’a copié mon avocat. C’était une idée de mes codétenues, elles voulaient qu’on l’épluche ensemble. Mais elles sont parties et, toute seule, je n’arrive pas à m’y mettre. Parfois, je sors une de ces grosses chemises que j’ouvre sur mon lit, je commence à étaler les feuilles, à les lire, mais le plus souvent je me mets à pleurer, tout cela me décourage. C’est difficile de lire toutes ces choses dont la plupart sont inventées dans l’unique but de me maintenir ici, en prison. Mais qui est derrière tout ça ? C’est la question que je me pose le jour où vient témoigner Edouardo Margolis. « Cinquante et un ans, chef d’entreprise », se présente-t-il. Il a l’air infiniment respectable, mais lui aussi traîne un parfum sulfureux de crime et de corruption. Lui aussi impose un respect craintif, et même plus encore que les policiers l’autre jour. Je sais qu’il a mille raisons d’en vouloir à mon frère parce que les choses se sont vraiment mal terminées, entre eux. Et s’il avait cherché à se venger à travers moi ? Je sais que cette idée est venue à mes parents. On n’ose pas trop en parler, pourtant, parce que c’est un homme très puissant et qu’il fait peur.

Margolis possède diverses entreprises et il a créé récemment une société de blindage de voiture ainsi qu’une sorte d’officine très particulière, spécialisée dans la résolution d’enlèvements. On le disait déjà très proche de la police avant cela, mais cette fois il travaille ouvertement avec elle.

Cela expliquerait sa présence dans les locaux de la Siedo le 9 décembre. Margolis y était justement la veille, au moment de notre arrestation, le registre d’entrées le prouve. Il y était alors que j’étais retenue dans cette camionnette toute la nuit, devant le bâtiment. Je sais bien que c’était là, puisque je l’ai vu brièvement, par cet espère de périscope dans le toit de la camionnette. J’ai vu l’immense monument de la Révolution avec la locomotive à ses pieds. Les locaux de la Siedo sont sur cette place et c’est bien là que nous avons été conduits, après le simulacre du ranch, le matin du 9. Pourquoi Margolis y était-il ? En tout cas, il a très bien pu entendre parler de notre arrestation et du fait que j’étais avec Israël, alors que ce n’était manifestement pas prévu. C’est une hypothèse qui colle : elle expliquerait pourquoi les policiers m’ont traitée correctement au début, en m’assurant qu’ils me relâcheraient bientôt, que je n’étais que témoin, et pourquoi à la fin de la nuit j’étais devenue coupable. Car, si Margolis a entendu dire que j’étais aux côtés d’Israël, s’il a entendu mon nom, il a pu, comme on le dit, demander qu’on m’implique dans tout cela. Par vengeance. Cela expliquerait le changement de ton des policiers à la fin de la nuit. Les premières insultes, puis les coups, leur détermination à m’accabler et à me faire accuser devant les caméras. Et surtout ces mots glaçants que je n’ai jamais oubliés et que je ne comprenais pas, sur le coup, quand nous étions interrogés dans les bureaux de la Siedo : « Tu n’as plus aucune chance. Il va t’enculer, Margolis ! ».

Je frissonne en repensant à tout cela, alors qu’il est là, tranquillement assis sur une chaise du tribunal et qu’un secrétaire de la juge le questionne poliment, sans essayer d’en savoir plus que ce qu’il veut bien dire. Il a le ton et l’allure détachés de ceux qui n’ont rien à craindre, l’air vaguement méprisant de l’homme qui a l’impression de perdre son temps. Je ne sais pas s’il savoure une vengeance ou si je suis parfaitement insignifiante pour lui, mais il n’a pas un regard pour moi. Pas moyen de croiser ses yeux, d’y lire quoi que ce soit ou de lui faire connaître mes angoisses. D’ailleurs, il s’en moquerait bien, lui aussi.

Avant que le procès se termine, Me Horacio Garcia demande au tribunal que soit citée Lupita. Ce serait logique, après tout : c’est sa maison qui est reconnue par Cristina Rios Valladares et son fils Cristian Hilario. Il faudrait aussi faire entendre Alejandro Mejilla, avec qui elle vivait à l’époque à Xochimilco. Je ne demande que ça, moi. Surtout depuis qu’elle est venue me voir, avec cet air vaguement inquiétant. Mais la requête est rejetée d’un revers de manche. Lupita, qui avait cessé de venir pendant quelque temps, peut-être parce qu’elle sentait le danger, peut venir à nouveau à l’audience. Personne ne l’embêtera plus jamais.

Vraiment, je n’ai pas beaucoup d’illusions, alors que la fin de l’année 2007 approche. Cela va bientôt faire deux ans, maintenant, et j’ai toujours le sentiment d’être au fond d’une nasse dont personne ne peut me sortir. Horacio Garcia est mon seul espoir, il se démène pour essayer de me faire partager son optimiste. Je sens bien que, pour lui, le procès est bientôt terminé. Souvent, dans ses commentaires, je l’entends décompter le nombre de témoins qui l’intéressent encore et il y en a de moins en moins. L’avocat d’Israël, en revanche, fait de plus en plus de demandes pour des témoins supplémentaires. Et elles lui sont toujours accordées. Horacio estime que son confrère veut faire durer les débats et que ce n’est pas notre intérêt. Un jour, il me fait part de son intention de demander la disjonction de nos deux dossiers. C’est possible, ici, et même en plein procès. Il estime que ce sera moins dangereux pour moi, puisque Israël est poursuivi pour neuf enlèvements, et même pour la mort d’un de ses otages, un certain Ignacio Figuera Torres dont je n’ai jamais entendu parler. C’est un homme dont le frère aurait payé la rançon et qui aurait tout de même été exécuté. Pour Horacio, les débats ne sont pas favorables à Israël, et décidément, pense-t-il, il vaut mieux s’en éloigner. Après tout, c’est lui l’homme de loi ; je ne connais rien aux procédures, surtout au Mexique, et j’ai toujours confiance en lui. Il est moins hâbleur que Jorge Ochoa, je me sens plus proche de lui. Je vois qu’il fait les choses sérieusement, même si j’ai parfois envie d’un peu plus d’agressivité, si je le trouve patient face à tous ces mensonges. Il me dit qu’il ne sert à rien d’indisposer le tribunal, qu’il vaut mieux faire profil bas et que tout ira bien, au bout du compte.

C’est la même chose avec la presse, d’ailleurs. Je sais bien que plusieurs journalistes aimeraient me parler et que c’est tout à fait possible par téléphone. D’ailleurs, c’est autorisé, ce n’est pas comme en France. Ici, on considère qu’un détenu est privé de sa liberté d’aller et venir, pas de sa liberté d’expression. Je pourrais donc parfaitement appeler des journalistes, mais mon avocat me l’interdit :

— Moins on parlera de vous, plus vous aurez de chances de repartir chez vous. L’opinion ne s’en apercevra même pas, elle vous oubliera et ils n’auront plus aucune raison de vous garder.

En attendant, il va décider que le procès est terminé. Cela se passe comme ça. Quand l’avocat estime que les débats sont allés suffisamment loin, qu’on a entendu tous les témoins qu’il souhaitait présenter pour sa défense, il peut demander la clôture de l’audience, si le tribunal est d’accord. Le procès en lui-même est terminé et il faut alors attendre le jugement, la sentencia.

Cette décision m’angoisse, en même temps j’ai hâte d’en finir. Il y avait bien un dernier témoin que j’étais curieuse de voir, mais ça ne sera pas possible. C’est encore un de ces témoins de dernière minute, presque providentiel, un maraîcher qui vendait ses fruits et légumes sur un marché, près de chez Cristina Rios Valladares. Peu après mon intervention téléphonique dans l’émission de Denise Maerker, quand Cristina est revenue sur son témoignage pour changer de version et me reconnaître finalement, ce maraîcher est venu spontanément dire à la police qu’il venait de me reconnaître, lui aussi. Justement à ce moment-là, alors que j’étais passée à la télévision et dans les journaux tous les jours pendant des semaines ! Pour lui, j’étais cette jeune femme qui semblait suivre Cristina à distance, de manière suspecte, quand elle faisait ses courses au marché. Je lui avais même adressé la parole et il avait noté mon accent français. C’est pas une aubaine, ça ? Le problème, c’est que dans les dates qu’il donnait, certaines correspondaient au moment où j’étais en France. Alors, j’aurais vraiment aimé le voir à la barre, celui-là. Mais il ne viendra jamais, le secrétaire du tribunal a dit qu’il était mort quelques jours plus tôt. Il a été victime d’un accident.

— C’est bon, dit Horacio, on peut fermer le dossier. On va à la sentence, tu vas sortir libre. J’en suis sûr à quatre-vingt-quinze pourcent.

C’est bête mais je n’arrive pas à me mettre dans la tête qu’il a raison. Ou peut-être que je pense un peu trop aux cinq pourcent qui restent. On vient de passer le deuxième anniversaire de mon arrestation, il fait de nouveau très froid et je n’irai plus au tribunal. Désormais, je dois attendre ici en rêvant qu’un jour la divine nouvelle m’arrivera – je ne sais comment, d’ailleurs. Je réussis à savoir que ce sera un vendredi, c’est déjà ça. Alors, je m’imagine un vendredi, ce sera la nuit – forcément, puisque ce sera la liberté et que les détenus sont remis en liberté la nuit – et je me vois dans un avion, rentrant en France…

Les semaines passent comme ça. Un jour, mon frère vient me rendre visite et me raconte que quelqu’un, à l’ambassade, lui a conseillé de prendre un billet d’avion, parce que la sentence est pour bientôt et que tout laisse croire que je serai relaxée. Il y a toujours des gens qui en savent plus que d’autres, dans ces cas-là. Et toujours, on a envie de les croire, parce que c’est exactement ce qu’on a envie d’entendre. Et puis, venant de l’ambassade, tout de même…

Quelques jours plus tard, le 25 avril, on vient me chercher dans ma cellule. « Visite juridique. » Cela signifie que je dois descendre, que quelqu’un veut me parler, de la prison ou d’ailleurs. Je descends dans la pièce où se tiennent les réunions de la direction, par exemple les conseils de discipline, et je trouve un type plutôt indifférent avec des papiers à la main.

— Je dois vous communiquer votre sentence.

Un large sourire me vient, sans même que je le décide. Mon cœur bat à tout rompre et je le regarde, ce type, plus que je ne l’écoute, comme si je savais ce qu’il allait dire et que maintenant qu’il était là, le plus dur était fait. Je suis comme sur un nuage, je n’arrive pas à y croire vraiment. Mais j’entends des phrases qui ne vont pas avec cette excitation que j’ai tant de mal à contrôler et je dois faire un effort pour revenir à lui, à ce qu’il lit, et me faire violence pour admettre ce que j’ai entendu. Il a bien dit : « Vous avez été reconnue pleinement responsable d’arrestation et séquestration sur plusieurs personnes. »

Et maintenant, le voilà qui énumère :

— Ezequiel Elizalde : vingt ans. Cristina Rios Valladares : vingt ans. Cristian Hilario : vingt ans…

Je suis pétrifiée. Tout se bouscule dans ma tête et je n’en suis même plus à la déception, par rapport à ce que j’avais osé espérer après le message de mon frère. Tout simplement, je n’assimile pas ce qui m’arrive. Même dans mes pires moments de désespoir, quand j’imaginais une condamnation, ce n’est pas du tout à cela que je pensais. Ce type est là, en face de moi, dans cette salle d’où on entend les cris des autres détenues qui s’interpellent ou s’invectivent dans les couloirs, et cette vie qui continue sans moi m’échappe complètement. Je ne touche plus terre, en fait. J’ai très peur, c’est sûr, mais je ne peux pas pleurer puisque je ne comprends pas. Je pose la question la plus bête qui soit :

— Mais cela fait combien, en tout ?

Alors il compte, presque négligemment :

— Vingt, quarante, soixante, quatre-vingts… Quatre-vingt-seize.

Je ne l’ai même pas vu partir. Je suis toute seule, maintenant, dans cette pièce claire qui me paraît soudain immense, irréelle, et je ne réalise toujours pas. Tout est bloqué. Mes larmes, mes espoirs, ma simple faculté de comprendre ou de me rendre compte, ma vie aussi. Tout. Je sors de la pièce, je suis le couloir, automatiquement, et au téléphone mural, à quelques mètres, je mets ma carte pour appeler Horacio.

C’est Florence, je viens d’être sentenciée.

— Ah ! Alors ?

— Quatre-vingt-seize ans.

Il ne me croit pas. Je sens bien que ce n’est pas du cinéma, qu’il ne me croit vraiment pas, mais cela ne m’amuse pas. Et encore moins quand il lâche, sans doute machinalement, parce qu’il est lui aussi abasourdi, que c’est une blague, que ce n’est pas possible.

— Vous croyez que je m’amuserais à blaguer avec ça ?

— Cette fois, il a compris :

— Je viens demain matin à la première heure.

J’ai déjà raccroché et je continue mon chemin.

Je suis une autre, à cet instant. Ce n’est pas moi, ce n’est pas possible. Ce détachement, cette lenteur dans mes pas, dans mes gestes, alors que mon cœur bat à cent à l’heure, que mon front est trempé, ça ne colle pas du tout. C’est mon corps mais ce n’est pas moi qui monte, qui entre dans ma cellule et qui commence à ouvrir mes sacs. Oui, j’étais allée jusque-là, presque sans m’en apercevoir : petit à petit, j’avais fait mes valises, enlevé les cadres aux murs de la cellule, rangé les vêtements que je ne porte pas souvent, mes papiers, mon dossier que je ne voulais plus ouvrir. Et maintenant, par gestes lents, machinalement, je me vois sortir tout cela des sacs et tout remettre en place. Les cadres, les vêtements, les papiers. On dirait que mon corps a compris plus vite que mon esprit ce qui vient d’arriver et qui ne parvient toujours pas à emplir ma tête. Je suis toujours bloquée. Ça doit être ça, un état de choc. Et ça dure : le soir je me couche sans avoir dit un mot, sans avoir rien analysé, sans avoir versé une larme.

Et toute la nuit, je reste les yeux ouverts, incapable de dormir ou de pleurer. Incapable de penser à autre chose qu’à ce chiffre qui ne signifie vraiment rien, pour moi : quatre-vingt-seize ans de prison.

Le matin, j’ai envie de parler. De hurler, même. J’ai envie qu’on m’écoute enfin, qu’on s’occupe de moi, et c’est comme si deux ans et demi de frustration me donnaient d’un seul coup le besoin d’exploser. Deux ans et demi que mes deux avocats me disent que je dois me taire, surtout ne pas faire de bruit autour de mon cas pour ne pas indisposer le tribunal. Le voilà, le résultat ! Ce matin, ce n’est toujours pas le chagrin qui me vient, mais la révolte. J’ai besoin de pousser un cri. Je vais au téléphone et j’appelle Jacques-Yves Tapon. Je lui dis :

— Ma sentence, c’est quatre-vingt-seize ans.

Tout d’un bloc, sans le prévenir. Il a dû avoir un choc, lui aussi. Il lui faut quelques instants. Moi, j’ai déjà commencé à parler, à me lancer dans une sorte d’appel au secours, et soudain, comme s’il venait de réaliser :

— Attends, j’enregistre.

Rien n’est préparé, évidemment, mais c’est un véritable coup de gueule que je pousse là. Il me pose une seule question :

— Qu’attendez-vous, maintenant ?

J’en ai assez, je suis tellement remontée. Ce que je veux ? Qu’on s’occupe enfin de moi. Que quelqu’un ouvre mon dossier, qu’on s’intéresse à tout ce qu’il y a dedans et que quelqu’un, enfin, sorte toutes ces invraisemblances, tous ces mensonges, et tout ce qui prouve mon innocence. Je veux que Nicolas Sarkozy s’en mêle aussi. Je ne sais pas pourquoi, je n’avais jamais pensé à lui jusque-là, mais cela me vient tout seul. J’ai l’impression maintenant qu’il va falloir qu’on m’aide, et que cela vienne de très haut, si je veux avoir une chance de m’en sortir. Nicolas Sarkozy ! Et pourquoi pas ? Je suis innocente. Un pays comme la France laisse-t-il une innocente en prison, toute sa vie, sans lever le petit doigt ?

C’est tout ce que je n’avais jamais osé dire, et même pas penser, depuis que je suis en prison, parce qu’on m’a toujours ordonné de me taire. Je n’imagine pas un seul instant que Nicolas Sarkozy finira par entendre mon message, mais tout sort comme ça et Jacques-Yves me laisse parler. C’est sans doute à ce moment-là, tout en lui parlant, que je réalise enfin. Quatre-vingt-seize ans ! Et ce n’est pas le chagrin ni l’abattement qui m’envahissent, mais la rage. C’est tellement énorme. Tellement injuste. Quatre-vingt-seize ans ! C’est plus qu’une vie. Et moi, j’ai déjà trente-trois ans.

Ce jour-là, c’est un samedi. Je ne sais même plus si j’ai appelé mes parents la veille. Je ne me souviens de rien. Mais quand j’ai ma mère au téléphone, tout de suite après Jacques-Yves, elle a déjà pris des dispositions. Elle a prévenu Thierry Lazare, le député du Nord. Ils s’étaient rencontrés quelques mois plus tôt et il avait proposé de les aider, si c’était possible, alors ils n’ont pas hésité. Et lui n’a pas traîné : ma mère m’annonce qu’ils seront reçus à l’Élysée, par Nicolas Sarkozy lui-même, dans un peu plus d’une semaine. Je sens qu’ils sont là, mes parents, toujours derrière moi, qu’ils vont se battre aussi, comme moi, et non plus se taire, rester discrets, comme on nous l’a tant recommandé. Je ne suis pas abattue, non. Je suis révoltée. Et un peu perdue, aussi. Je ne sais plus du tout par quel bout il faut prendre toute cette affaire, à qui il faut se fier, ni comment je vais m’en sortir. Machinalement, je note un numéro de téléphone que me dicte ma mère. Je dois rappeler dans deux heures, je le ferai. Mais je n’ai même pas pensé à demander à qui est ce numéro.