Chapitre I
Terre Patrie
J’aime la Terre. Je lui ai consacré le demi-siècle de ma vie scientifique.
Cet intérêt pour la Terre me vient de loin.
De mon enfance, passée dans un village du Haut-Languedoc, pendant la guerre. J’y ai appris à vivre dans la nature. À apprendre le nom des arbres et à les reconnaître grâce à la forme de leurs feuilles, à savoir le temps qu’il fera demain suivant que le vent vient du midi, apportant les nuages et la pluie, ou du nord, apportant le vent mais annonçant aussi le ciel bleu. J’ai appris à garder les vaches et à veiller à ce qu’elles n’aillent pas brouter dans les champs de trèfle, ce qui provoquerait des fermentations dangereuses pour leur santé. J’ai appris à marcher dans la montagne, à chercher des champignons, à pêcher la truite ou l’écrevisse (qu’on ne trouve plus aujourd’hui), à humer l’odeur des collines parfumées au thym et à la lavande, au printemps après la pluie. Bref, j’ai appris à observer et à aimer la nature. Cette sensibilisation précoce se transforma en initiation plus savante à l’adolescence.
Mon père était professeur de sciences naturelles et, tout naturellement, il m’emmena avec lui explorer la nature, comme il aimait à le faire. J’ai transformé petit à petit mes connaissances pratiques en savoirs. Ce fut très vite le cas pour les noms des champignons que j’appris à reconnaître et à nommer, rejetant l’amanite phalloïde qui tue et l’amanite tue-mouche qui peut tuer, mais récoltant les mousserons ou les coulemelles, m’abstenant de cueillir le bolet bleu et cherchant les cèpes dans les forêts de chênes.
Ce fut le cas aussi pour les roches – notre village avait la chance d’avoir pour soubassement des terrains variés, aussi bien sédimentaires que volcaniques ou granitiques. Lorsque l’érosion a fait son œuvre en patinant les roches, il n’est pas si aisé de reconnaître un basalte d’un schiste bitumineux ou un granite d’un grès. J’ai appris aussi à chercher des fossiles et à leur donner un nom. Je me souviens encore de ce gisement fabuleux d’ammonites et de bélemnites du toarcien situé près du petit village du Clapié, à 20 kilomètres de mon village. Faire revivre les anciennes flores ou faunes, imaginer les niches écologiques anciennes éveillait en moi des sentiments que les historiens paléographes connaissent bien. La démarche historique m’a toujours fasciné. Faire revivre le passé est pour moi une opération presque magique.
Puis les études vinrent. Mon intérêt pour les sciences s’affirma. L’envie de m’engager dans la recherche scientifique se précisa, l’envie d’enseigner aussi.
Dès cette époque, je n’imaginais pas que mon sujet d’études fût autre chose que les sciences naturelles. Non pas que leur enseignement, qui à l’époque était constitué de beaucoup de classifications, d’énumérations et de descriptions, m’attirât particulièrement, mais leur objet et plus encore leur objectif me paraissaient constituer le défi majeur de l’humanité : comprendre la nature. J’ai donc commencé mes études supérieures par une scolarité dans une classe préparatoire aujourd’hui disparue, appelée Normale Sciences expérimentales, d’où sont issus des savants tels que Pierre Gilles de Gennes ou Jean-Pierre Changeux. On y étudiait en même temps la physique, la chimie et un peu les mathématiques, ainsi que la géologie et la biologie. J’étais émerveillé par tout. J’étais passionné par tout ce que j’apprenais.
J’acquis très vite la conviction que nous nous trouvions à un tournant historique du développement des sciences. L’application des connaissances modernes de la physique et de la chimie aux sciences de la nature allait à coup sûr en changer la nature. C’était pour moi une conviction très profonde, tout autant qu’un défi. Cette classe préparatoire extraordinaire nous disposait à le relever. À partir de là, devais-je choisir la Terre ou la Vie, géologie ou biologie ?
La décision fut assez rapide. Certes, j’étais fasciné par beaucoup d’aspects de la biologie (je le suis toujours), notamment la génétique mendélienne, la théorie de l’évolution ou l’embryologie, mais l’étude de la Terre recelait pour moi deux attraits décisifs.
D’abord, une dimension historique omniprésente. On ne peut faire des sciences de la Terre si l’on ne s’intéresse pas au passé de notre planète car, comme pour les sciences de la société, tout y est histoire, ainsi que le soutenait Fernand Braudel. Je souscris à cette affirmation et ne l’ai jamais regretté.
Et puis la Terre, ce sont les cartes. Cartes géographiques, cartes géologiques. Quiconque n’a jamais été fasciné par l’observation d’une carte, par la complexité délicate de ses festons, par les contrastes et l’originalité de toutes les topologies et topographies, par ses couleurs variées, ne peut aimer la Terre, ni même la comprendre. Mais ces cartes géologiques étaient aussi pour moi une promesse d’évasion. J’étais certain qu’avec la géologie, j’allais avoir l’occasion de voyager loin pour visiter la Terre, toute la Terre. Il y avait aussi dans ce choix l’idée que ce métier allait me permettre de ne pas quitter la pratique de la physique et de la chimie, domaines qui me passionnaient et que je considérais comme essentiels. Cet avis n’a pas changé. Quant à la biologie, je ne la quittais pas vraiment, puisque je savais déjà que j’aurais à étudier la vie passée à travers les fossiles, mais aussi à travers le rôle que les êtres vivants jouent dans les grands cycles chimiques qui règlent la vie de notre planète.
Car la Terre est une planète vivante qui évolue et se transforme sans cesse grâce à des processus chimiques grandioses et complexes dans lesquels la vie joue un rôle essentiel.
Mon intuition d’étudiant n’était pas fausse, et mon choix s’est révélé pour moi une chance incroyable. En tant que chercheur-enseignant j’ai participé à la plus extraordinaire révolution scientifique qu’aient jamais vécue les sciences de la Terre.
L’application des découvertes de la physique moderne a en effet totalement transformé les méthodes d’études géologiques. L’essor de la technologie spatiale a permis l’exploration planétaire et donc de situer la Terre globalement, comme un tout, de l’observer partout et au même moment. Dans le même temps, l’éclosion de la tectonique des plaques a offert un cadre conceptuel général dans lequel ont pu prendre place tous les phénomènes dont la Terre est le siège.
Depuis les éruptions volcaniques ou les tremblements de terre, jusqu’à la formation des montagnes, l’évolution du climat ou de la vie ou la circulation des eaux océaniques, non seulement nous avons pu établir le cadre physique des phénomènes terrestres, mais nous avons aussi compris leurs causalités grâce à l’application des principes de la chimie. Car, comme je l’ai dit, la Terre est une immense usine chimique qui sans cesse fabrique, transforme, transporte des matériaux solides, liquides ou gazeux. Et cette usine chimique fonctionne remarquablement avec ses régulateurs, ses équilibres, ses évolutions, puisque, depuis quatre milliards d’années, notre planète a pu maintenir à sa surface des conditions propices à la vie, ce qu’aucune autre planète du système solaire n’a pu faire. Et c’est précisément le thème de ce livre : comment l’homme, qui est lui-même le produit de la Terre, peut-il modifier, au point même de les détraquer, ces cycles géochimiques établis depuis des milliards d’années ?
La mondialisation a été pour moi une réalité bien avant qu’elle devienne apparente pour tous. Paradoxalement, cette vision globale a été une révolution relativement tardive dans les sciences de la Terre, car jusqu’aux années 1970 la préoccupation de chaque spécialiste était locale, régionale, voire pour les plus hardis continentale. La globalisation a été pour nous la conséquence à la fois de la tectonique des plaques et de l’exploration spatiale. En ce sens, nous n’avons devancé la société que de quelques années. Mais cette globalisation, nous l’avons totalement assimilée et les sciences de la Terre sont désormais planétaires. La région, la montagne, le volcan, les séismes ne sont que des « cas », des exemples, des types illustrant des phénomènes plus généraux. Tel océan n’est intéressant que parce qu’il est un parmi d’autres. Tel fleuve ne fait qu’illustrer comment la Terre transporte les produits de l’érosion jusqu’à la mer, etc.
Inutile de dire que lorsque l’histoire vous donne la chance de participer à une telle révolution scientifique, la passion guide votre démarche en même temps que la raison. Cette passion pour tout ce qui touche la Terre ne m’a pas quitté. Elle a illuminé ma vie. Comment pourrais-je tolérer que l’homme la défigure ?
Dans ce bouleversement du paysage des géosciences, j’ai eu la chance de prendre ma place en travaillant sur des problèmes extrêmement variés. Et, chaque fois, avec un émerveillement renouvelé. Participer à l’élaboration du savoir procure en effet des joies qui n’ont guère d’équivalent. Et j’ai des comparaisons professionnelles multiples pour les situer au plus haut ! J’ai ainsi pu parcourir le monde et apprendre à connaître cette Terre de plus près et, bien sûr, en même temps, ceux qui l’habitent. J’aime la Terre, mais j’aime aussi les hommes qui l’habitent. Cette exploration m’a permis de toucher et voir de près la nature dans toute sa complexité, sa plénitude, mais aussi sa beauté.
J’aime aussi le désert. J’ai travaillé plusieurs années au Sahara pour essayer de dater les vieux terrains précambriens et comprendre comment l’ouest du continent africain s’était formé. Car le désert, ce ne sont pas seulement des dunes de sable, ce sont aussi des massifs rocheux exposés à l’aridité. J’aime cet air sec et la patine noire, si particulière, qu’il donne aux roches.
Le travail géologique au Sahara était à cette époque une expédition. Il fallait emporter les vivres, baliser les réserves d’essence pour les Jeeps, dormir sous la tente, bien sûr, en se réveillant doucement pour ne pas risquer de déranger une vipère à corne qui pouvait s’être lovée près de vous pour échapper au froid de la nuit. Il fallait surtout éviter les pannes de Land Rover lors des déplacements sur un reg très chaotique, car le premier mécanicien était la plupart du temps situé à plus de 600 kilomètres. Et il fallait aussi espérer que la radio ne tombe pas en panne. Chaque soir, la vacation radio était, au début, un moment d’angoisse. Au cours de ces missions dans le Sud algérien, en Mauritanie, dans le Sud marocain, j’ai failli être noyé par un oued en crue, j’ai dû manger du thon en conserve pendant cinq jours, la personne chargée du ravitaillement ayant confondu les conserves, mais j’ai aussi aimé les soirs où l’on mangeait de la viande d’antilope grillée sous le ciel clair peuplé d’étoiles bien plus nombreuses que dans notre firmament.
J’ai dormi dans le cratère du volcan Irazu, au Costa Rica, en éruption en 1964. Avec mon ami Louis Doussaint, nous y avions installé un observatoire, au nom de l’Unesco, lors d’une mission que dirigeait Haroun Tazieff. C’était une cabane rustique, recouverte de couches de cendre, ouverte sur le cratère actif à 500 mètres du centre d’activité où nous avions placé les enregistrements des sismographes.
Je me souviens de la première nuit où, allongés sur nos couchettes, nous pouvions, par l’ouverture, entendre les grondements inquiétants du volcan et voir des projections de roches et de cendres dessiner des traînées rouges dans le ciel. Nous nous demandions si une gigantesque explosion n’allait pas pulvériser le cratère, et nous avec.
En fait, plus tard, j’ai compris que l’installation de cet observatoire avait un effet psychologique certain sur les habitants du Costa Rica – si les scientifiques couchaient dans le cratère, c’est qu’il n’y avait pas de risque – mais était de faible intérêt sur le plan scientifique.
Ce volcan crachait tous les jours des tonnes de cendres qui retombaient sur la capitale, San José, noircissant tout, sol, toits de voitures et de maisons, éloignant du coup les touristes. C’est pourquoi le gouvernement avait demandé l’aide de l’Unesco.
Huit jours après notre départ, le volcan s’arrêta. Le charmant responsable du secteur sciences de la Terre de l’Unesco, qui s’appelait Fournier d’Albe, reçut un télégramme de félicitations et de remerciements du gouvernement du Costa Rica pour l’efficacité des experts ! Ainsi suis-je entré pour la première fois en contact avec les réalités du monde de la politique.
Quelques années plus tard, j’ai eu la chance, avec mes deux collègues Jean Auboin et Maurice Mattauer, d’effectuer une mission dans l’ouest du Pacifique. Nous allions à la recherche des océans perdus, plus précisément des morceaux d’anciennes croûtes océaniques qui s’étaient trouvés transportés et donc conservés sur un bord de continent, évitant l’engloutissement dans le manteau qui est leur devenir naturel, suivant le paradigme de la tectonique des plaques. Nous avons ainsi fait du terrain sur la côte japonaise dans la région de Toba, aux Philippines dans le massif du Zambales, en Nouvelle-Calédonie avec l’aide d’un hélicoptère, et en Nouvelle-Guinée. Quel contraste entre la situation japonaise où tout est cimenté, le bord des routes, le littoral, où tout est entretenu, où le moindre lopin de terre en plaine est un jardin rendant le travail du géologue difficile – car sans affleurement rocheux le chercheur ne peut rien – et la jungle de Nouvelle-Guinée où il n’y a pas de routes, seulement des sentiers laissés par l’occupation japonaise où l’affleurement de roches est rare – mais où l’on est souvent surpris par les effets de la mondialisation : croisant dans la forêt un aborigène avec plume sur la tête et os dans le nez, nous l’invitâmes à prendre une photo avec nous. La photo prise, il s’approcha et dit « bakchich » en tendant la main ! Nous avons pu voir, bien sûr, en Nouvelle-Calédonie les mines de nickel, aux Philippines celles de chrome. Les massifs rocheux qui recèlent ces trésors métalliques ont été autrefois des dorsales océaniques. Nous retrouvâmes sur le terrain des observations que nos collègues faisaient en explorant en sous-marin la dorsale médio-atlantique. Mais nous eûmes aussi l’occasion de voir les dégâts considérables que les exploitations minières causaient à l’environnement, notamment aux rivières et aux lagons. Et cette vision-là vaut tous les discours sur la pollution !
Puis la participation à l’exploration lunaire me donna une autre vision de la Terre : une vision extraterrestre. Chacun se souvient de cette photographie célèbre montrant un « clair de Terre vu de la Lune ». En fait, cette image est très représentative de la posture nouvelle que nous avons prise à partir de cet épisode. Désormais, nous, spécialistes de la Terre, avons regardé d’autres planètes et ce fut le début d’un changement d’attitude qu’on pourrait qualifier de copernicien. L’exploration lunaire fut une aventure extraordinaire. Chaque mission connaissait un retentissement médiatique énorme. Pour les Européens, participer à cette épopée américaine avait un petit air de conquête de l’Ouest. J’ai fait à cette occasion connaissance avec les rapports sciences/médias. Plein de principes éthiques que je croyais inviolables pour des scientifiques, je vis des collègues – qui étaient aussi des concurrents – utiliser la presse pour s’auto-promouvoir, court-circuitant les travaux des autres équipes, en particulier européennes, qu’ils laissaient dans l’ombre. J’ai vu la Nasa annoncer à chaque mission des résultats qui allaient au-delà de la réalité scientifique pour obtenir des crédits du Congrès. J’ai aussi mesuré ce que pouvait être la rigueur d’une compétition internationale coordonnée par les Américains, dans laquelle les équipes européennes devaient à chaque occasion refaire la démonstration qu’elles étaient au moins égales à celles d’outre-Atlantique. Rare Français à participer à cette aventure, cette période fut aussi celle, pour mon équipe, des premières reconnaissances internationales, si bien que le souvenir en est à la fois amer et sucré.
Plus tard, j’ai dirigé le programme d’exploration franco-chinois de la zone Himalaya-Tibet. L’Himalaya est la plus grande montagne du monde. Elle est la conséquence de la dérive des continents et plus précisément de la collision entre l’Inde, dérivant vers le nord, et l’immense continent asiatique. L’Himalaya est situé sur la plaque indienne ; le Tibet, immense plateau à 5 000 mètres d’altitude, se trouve sur la plaque Asie. En 1976, on ne savait pratiquement rien de la géologie de cette zone car elle était interdite d’accès dans toute la partie chinoise. Mais le jeune géologue français Paul Tapponnier avait élaboré, grâce aux photographies de satellites, un modèle mécanique qui en expliquait la géologie et, du même coup, rendait compte de la répartition des séismes meurtriers de Chine.
Après des négociations qui ont duré deux ans, nous avons débarqué au Tibet en 1981 : trente géologues et géophysiciens français, cinquante Chinois dans les mêmes disciplines. Les péripéties de cette aventure, qui pourraient faire l’objet d’un livre, commencèrent pour moi à Lasà. Après avoir refusé de manger un bol de tsampa au beurre rance de yak, nous apprîmes la victoire de la gauche aux élections au moment où je m’apprêtais, pour ma première nuit, à coucher dans la chambre spécialement aménagée quelques mois auparavant pour le président Valéry Giscard d’Estaing ! À partir de là, nous avons étudié la zone Himalaya-Tibet sous toutes les coutures, jamais à moins de 4 000 mètres d’altitude.
Cela m’a conduit à 6 200 mètres sur la face nord de ce qui s’appelle en Chine le Chomolungma et qu’on appelle communément l’Everest, pour y prélever vingt kilos de roches ramenées sur le dos ! J’ai parcouru en Jeep le plateau tibétain à 5 000 mètres d’altitude, admirant ces paysages très plats, très verts, parsemés de lacs, avec de rares forêts de résineux, qui ressemblent beaucoup à ceux des plateaux de l’Aubrac, en France, au milieu desquels gambadent des troupeaux de yaks dont l’allure est celle de vaches à longs poils, mais dont la souplesse ressemble à celle des chats.
Nous avons vécu avec ces Tibétains dont les femmes, qui sont très hardies dans leurs rapports avec les hommes, sont vieilles à trente ans, et dont la durée de vie moyenne n’excède pas quarante-cinq ans. Nous avons vu aussi combien ces pauvres paysans sont rançonnés par les moines des monastères dont la vie est plus confortable que celle du peuple. Cela n’excuse pas l’occupation chinoise, mais contraste avec les schémas angéliques que peut propager le fascinant Dàlái Lamá. Ces missions ont été scientifiquement très fructueuses, mais ont laissé aussi dans mon esprit des souvenirs esthétiques inoubliables : je me souviens de la beauté de la chaîne himalayenne dont les pics, ravins, pentes et vallées évoquent la violence de la collision Inde-Asie, et de ce plateau tibétain qui semble au contraire illustrer le calme avec lequel le continent asiatique a amorti le choc. Je n’oublierai jamais mes étés tibétains !
Si j’ai choisi d’évoquer ces quatre missions symboliques pour moi, elles ne constituent cependant qu’une partie de mon activité de terrain qui m’a conduit dans pratiquement toutes les régions du monde. Je n’ai donc rien à envier sur la connaissance de la Terre à n’importe quel explorateur ou photographe, aussi célèbre soit-il !
La science n’est pas pour moi une activité théorique menée derrière un ordinateur et coupée du réel, c’est une activité tirée du réel.
Comme on l’aura compris, le « je » que j’ai utilisé jusqu’ici est en fait un « nous ». C’est en effet en équipe que j’ai pu mener à bien toutes ces études. Il n’y a pas de science moderne sans le travail en équipe – une équipe peu nombreuse mais où chacun apporte ses compétences particulières, sa propre vision, amplifiant du même coup les qualités des autres grâce à l’échange. Les problèmes sont trop multiples et complexes pour être résolus par un seul. Bien sûr, les équipes changent car comme les bourgeons donnent des fleurs, les élèves deviennent des maîtres. Le « je » que j’emploie doit donc être compris comme une sorte de dénominateur commun aux centaines de personnes avec qui j’ai pu collaborer à tel ou tel moment de ma vie scientifique et qui, pour beaucoup, sont devenues des amis.
J’ai aussi appris à vivre avec ce qu’on appelle la communauté scientifique, une société avec ses coutumes, ses rites – y compris sacrificiels ! –, ses rythmes et ses règles. Avec d’autres j’ai contribué à conforter cette communauté européenne des géosciences qui, tant bien que mal, a réussi à tisser des relations de compétition-coopération avec sa puissante cousine d’outre-Atlantique dans des conditions d’égalité. Ce qui n’est pas fréquent. J’ai reçu beaucoup de marques de reconnaissance de cette communauté internationale.
J’ai aussi été amené à diriger l’Institut de physique du globe de Paris, puis à présider le Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM), les deux plus importantes institutions consacrées aux sciences de la Terre en France. J’ai appris en quoi consistait la tâche de faire vivre en harmonie des communautés nombreuses de scientifiques et d’ingénieurs, j’ai aussi dû me battre avec les administrations pour donner à tous ces travailleurs intellectuels les moyens matériels d’étudier, prospecter, protéger la Terre, réaliser des travaux parfois obscurs mais indispensables pour faire progresser la connaissance.
Bref, cet amour de la Terre m’a conduit à vivre des épisodes multiples mais ayant pour point commun : objectif Terre.
La Terre est ma Patrie. Je me suis battu pour la connaître ; voilà pourquoi je me battrai contre ceux qui voudraient, sous prétexte de la défendre, détruire notre civilisation.