ÉPILOGUE
Tout est piège au milieu de nous, tout est
embûche, tout est désordre.
Caraccioli
Samedi 19 décembre
1778
La reine venait d’éprouver les premières
douleurs de l’enfantement. Dans la perspective de l’événement,
Nicolas logeait depuis plusieurs jours dans l’appartement de
M. Thierry, premier valet de chambre du roi. C’est ce dernier
qui vint le réveiller : il fallait se rendre sans désemparer
dans les grands appartements. Tout en s’habillant, Nicolas se
remémorait les paroles de Sartine le jour où Vicente Balbo avait
été confondu. Pressentait-il alors les événements qui s’étaient
succédé au point de le menacer dans ses fonctions ?
Le duc de Chartres ayant quitté la flotte
s’était vu maltraité par une opinion trop encline à fustiger celui
qu’elle avait trop encensé. Il est vrai que le ministre de la
Marine avait enhardi le roi à refuser, la reine y ayant prêté la
main, la charge de grand amiral au duc de
Chartres. Celle de colonel général des hussards et de la cavalerie
légère, offerte en compensation, ne faisait pas l’affaire du
prince. L’amertume ressentie de ce camouflet l’avait jeté dans le
camp hostile à la reine et à Sartine. Le prince et ses entours
avaient accusé le ministre d’être responsable de cette défaveur et
n’avaient cessé de l’abreuver de sarcasmes et de mauvaises façons.
L’hostilité de Necker, directeur des Finances, à laquelle
s’ajoutait la haine de certaines factions de la cour, avait enflé
la cabale à un point jamais observé jusqu’alors. À bout de
ressources, le ministre s’était jeté aux pieds du roi qui l’avait
confirmé dans sa fonction, choisissant pour public de son arbitrage
le duc d’Orléans, père de Chartres.
Nicolas consulta sa montre : elle sonnait
quatre heures. À la suite de M. Thierry, il gagna
l’appartement de la reine. Dans l’antichambre, les princes et
princesses de la famille somnolaient, vautrés dans les fauteuils.
Thierry entrouvrit la porte de la chambre de parade. Il parla à une
femme dont Nicolas reconnut la voix, puis referma.
— Mme Campan m’indique que la reine a
été portée sur son lit de travail. Le roi est là. Nous ferons
entrer la famille, la cour et la foule dès que M. de Vermond,
médecin de Sa Majesté, nous en donnera le signal.
— La foule ?
— Comment, mon cher, ignorez-vous donc la
coutume ? L’accouchement de nos reines est toujours public
pour que nul un jour n’en vienne à contester la légitimité du
nouveau-né. L’étiquette prescrit de laisser entrer indistinctement.
D’ailleurs, écoutez… ce piétinement sourd. La nouvelle a fait son
chemin et le peuple approche.
Nicolas éprouva comme une
angoisse dans ce bruit lointain qui grossissait, ponctué de cris et
de rires. Depuis des semaines, le royaume attendait dans l’anxiété
l’issue des couches de la reine. On affluait de partout ; à
Versailles le prix des logements et des vivres avait presque
triplé. La naissance d’un dauphin était le vœu unanime de la
nation1.
Vers six heures, M. de Vermond ouvrit la porte
et s’écria à haute voix « la reine va accoucher ». La
famille royale se dressa et, poussée par le flux du peuple, pénétra
dans la chambre dans un martèlement de talons sur les parquets.
Nicolas fut entraîné et comme porté par ce courant. En un instant,
la chambre fut emplie de cent visages curieux. Nicolas aperçut deux
petits savoyards noirs de suie qui escaladaient une commode pour y
lorgner la scène à leur aise. Le roi était au chevet de la reine et
la regardait, rouge et suant, un mouchoir sur la bouche. La chaleur
montait dans la pièce où de nouveaux curieux s’empressaient.
L’odeur devenait insupportable, remugle de corps mal lavés, de
parfums trop puissants, du suif des bougies et de sang.
— La reine étouffe ! s’écria soudain
l’accoucheur. De l’air ! de l’eau chaude… Il faut une
saignée.
La haute silhouette du roi se redressa, éperdu.
Il aperçut Nicolas qui était parvenu à se rapprocher et son visage
s’éclaira.
— À moi, Ranreuil ! La fenêtre, la
fenêtre !
Il repoussait de ses deux bras l’assistance pour
s’y ouvrir un passage dans lequel Nicolas le suivit. En ce temps
d’hiver la croisée, calfeutrée avec d’épaisses bandes de papier
collé, résista un temps à leurs efforts conjugués pour la forcer.
Enfin ils y parvinrent et un courant d’air glacé entra dans la
chambre. La conges tion s’était entre-temps
porté à la tête et la bouche de la reine se tournait. L’eau
demandée n’arrivait pas et le premier chirurgien dut piquer à sec.
Avec force le sang jaillit dont il tira cinq palettes.
Marie-Antoinette revint de son étourdissement. Le travail se
poursuivit longtemps. Chaque fois que les cris de son épouse
retentissaient, le roi serrait avec une force terrible l’épaule de
Nicolas, demeuré près de lui. À bout de nerfs, la princesse de
Lamballe perdit connaissance et dut être emportée. Peu avant midi,
l’enfant naquit. À ses premiers vagissements répondirent des
battements frénétiques de mains dont l’écho se répandit dans tout
le château. Alors que la reine paraissait de nouveau défaillir, on
constata le sexe de l’enfant. La consternation figea l’assistance
alors que dans le lointain les applaudissements continuaient. La
reine, tout épuisée qu’elle fût, surprise de ce soudain silence,
leva les bras, s’écria d’une voix mourante « C’est une fille » et s’évanouit.
Thierry, Nicolas et les gardes repoussèrent la
foule qui reflua en désordre dans les grands appartements,
bousculant au passage deux grands paravents de tapisserie qui
environnaient le lit, mais qu’une prévoyante précaution du roi
avait fait attacher par de solides liens. Les huissiers surgirent
qui prirent au collet les derniers curieux. Au sortir des
appartements Nicolas aperçut Provence et Chartres, devisant dans
une embrasure. La mine composée, ils paraissaient évoquer des
sujets indifférents. Il avait l’oreille fine et entendit le frère
du roi prononcer une phrase inquiétante « Ce n’est que partie remise, il faudra
aviser ». Chartres le remarqua et marcha vers
lui.
— Monsieur le marquis, commença-t-il, on me
dit que vous avez failli croiser le fer pour défendre mon honneur. C’est une action louable dont je vous
sais gré.
Les yeux démentaient la suavité du propos.
Nicolas ne répondit pas et salua les princes en cérémonie. Il
savait bien que de sourdes menées continueraient et que les bons
serviteurs du roi, tel Sartine, seraient menacés. On s’en prendrait
encore à la reine qui fournissait trop de sujets de critiques à ses
ennemis. On venait encore de jeter dans l’Œil-de-bœuf un volume entier de calomnies
scandaleuses sur la souveraine et les femmes de la cour les plus
remarquables par leur rang. La mort côtoyait cette naissance tant
attendue. La veille, Vicente Balbo, après avoir refusé de faire
amende honorable, avait été conduit par les rues en Place de Grève.
S’éleva alors de la charrette du condamné un chant si beau et si
prenant que la foule émue s’était poignée de pitié pour le condamné. Il avait été
pendu dans un grand désordre, ayant enfin trouvé son public. Le
même jour, la dame Renard était transférée du Châtelet à la prison
de Bicêtre où elle demeurerait enfermée pour un temps
indéterminé.
Nicolas gagna le parc pour y marcher. Comme tous
il souffrait de l’attente déçue d’un petit dauphin. Au beau milieu
du jour, la nuit semblait prête à tomber comme un voile de deuil.
Les nuages couraient au travers d’un ciel bas qui révélait parfois
le cercle blême d’un soleil indifférent. Tout était mort, figé,
silencieux. Le froid lui glaçait l’âme. Il marcha vers le Grand
Canal aux confins brouillés. L’année s’achevait, faisant resurgir,
comme la marée qui reflue, écueils, débris et épaves. Le hantaient
les combats, l’odeur de la guerre, l’épouvante, les victimes
suppliciées de Balbo et la confiance ébranlée dans la nature
humaine. Signe d’espoir fugitif et fragile, un rayon de soleil
éclaira un bosquet.
Il respira profondément.
À l’avenir incertain, il continuerait d’opposer sa foi, son honneur
et sa fidélité au roi, sans parler de l’amour et de l’amitié… Le
Grand Canal s’étendait devant lui comme la mer. Il entendit le
ressac, le cri des mouettes et respira l’odeur des algues. Quel
qu’en fût le prix, il fallait servir.
Bissao, La Bretesche
octobre 2007 – novembre 2008