XII
LE CRIME DES MÉNECHMES
Or ces malheurs ne sont pas conçus d’une âme
raisonnable et humaine […], mais ils sortent de la pire
malice.
Hermes
Trismégiste
Vendredi 14 août
1778
Aucun mouvement n’avait été décelé autour de la
maison de Balbo durant la nuit. Nicolas se fit conduire à
Versailles où il put s’entretenir avec Sartine entre deux portes.
Atterré, le ministre se fit expliquer les mesures prises et proposa
de faire avertir l’amiral d’Arranet à Brest par un pli porté par un
chevaucheur. Il n’était pas possible de laisser le père d’Aimée
ignorer ce qui était advenu.
L’inaction rongeait Nicolas qui marcha longtemps
dans les jardins déserts. Il s’assit dans le bosquet de la
Girandole et se laissa envahir de l’odeur pénétrante des buis. Bien
des éléments lui paraissaient incom
préhensibles ; il se mit en mesure de les rassembler. Certes,
il distinguait bien le pourquoi des premiers meurtres. Le soupçon
qui s’était d’abord porté sur Lamaure avait aussitôt alerté Renard
et l’inconnu. Ils couraient le risque de voir l’enquête remonter
facilement jusqu’à eux. Pour le petit d’Assy, si atrocement traité,
même cause : sa liaison d’affaires ou autre avec l’inspecteur
Renard constituait un péril auquel il avait été urgent de remédier.
Sa réflexion butait pourtant sur le cas du policier. Dans toutes
les hypothèses, les deux survivants du complot tramé à partir du
vol du passe-partout paraissaient utiles et indispensables l’un à
l’autre. Une querelle fondée sur une cause inconnue avait-elle
conduit à l’élimination de Renard ? Sa femme, la lingère de la
reine, son intuition le lui suggérait, n’était-elle pas le nœud de
l’énigme ? Restait à déterminer dans quelles conditions. Il
n’y avait évidemment rien à attendre du côté des Princes. Renard
avait été l’intermédiaire avec Chartres et Provence, désormais
prudemment à l’écart.
Il fallait s’en tenir à la routine des mesures
policières classiques : s’en remettre aux innombrables
mouches, être à l’écoute, multiplier les surveillances et les
perquisitions des demeures isolées autour de la ville royale,
rechercher l’origine des bouteilles en fer- blanc, des sangles et,
enfin, ils ne devaient pas être nombreux à Paris, interroger les
fabricants qui vendaient des instruments nécessaires aux opérations
de transformation chimique de l’urine en phosphore. Si rien
n’advenait dans la journée, il quitterait Versailles le lendemain
pour Paris afin d’y poursuivre le détail de son enquête. Il
ressentait d’ailleurs comme nécessaire cette plongée dans la
distraction d’un travail policier
habituel. Il supportait mal l’attente et l’action lui ferait sans
doute oublier par instants les images
affreuses qui se formaient sans cesse dans son esprit et qu’il ne
parvenait pas à chasser.
Samedi 15 août
1778
Après avoir donné ses dernières instructions à
Bourdeau et organisé le relais des mouches pour une rapide
transmission des informations, il quitta l’hôtel d’Arranet au petit
matin. Sémillante piaffait, folâtre de
se retrouver sur la grand’route dans la fraîcheur relative des
premières heures du jour. Nicolas, tout à ses pensées, lui laissa
le choix de l’allure.
La maisonnée de la rue Montmartre l’accueillit
avec joie tant chacune de ses absences, surtout lorsqu’elles se
prolongeaient outre mesure, inquiétait. L’allégresse fut de courte
durée quand on apprit l’inquiétant enlèvement d’Aimée d’Arranet.
Semacgus en visite s’associa à la déploration générale.
Dans le salon de Noblecourt, Nicolas constata
avec surprise et contentement que Pluton avait pris ses quartiers
et dormait sur le flanc aux côtés de Cyrus, Mouchette sur son dos.
La chatte, tel un petit David campé sur quelque Goliath, paraissait
sereine, savourant un triomphe qu’elle exprima par un petit cri
aigu à l’intention de son maître. Celui-ci en conclut qu’à la suite
de mystérieuses tractations la paix avait été signée. Il n’en
pouvait être autrement dans une maison où régnaient sans partage le
bonheur et l’aménité.
— Pauvre Aimée ! dit Noblecourt,
quelle épreuve !
Nicolas développa ses quasi-certitudes sur
l’existence de deux individus se ressemblant à un point tel que,
sur le dessin de Saint-Aubin, on aurait juré des frères. L’un
servant sans doute d’alibi à l’autre,
volontairement ou non. Il exprima sa crainte que le coupable ne fût
privé de raison, comme le prouvaient cet orgueil malade et ces
provocations incessantes animées d’un sentiment complet
d’impunité.
— Voilà bien le plus grand risque, dit
Semacgus pensif.
— Qu’espère-t-il de cet acte inouï ?
Il coupe les ponts derrière lui… Que peut-il fomenter ?
— Vous avez été procureur. N’avez-vous
jamais rencontré de cas similaire susceptible aujourd’hui de nous
fournir exemple et leçons ?
Noblecourt frappa de sa paume l’accoudoir de son
fauteuil.
— Et dire qu’il y a quelques jours je
lisais Les Ménechmes de Plaute… La
meilleure illustration des malheurs suscités par la ressemblance
parfaite entre deux hommes ! Quant à votre question, il me
souvient d’une servante accusée d’avoir tué cinq nourrissons dont
elle avait eu successivement la charge. L’affaire était d’autant
plus grave qu’à cette époque on accusait la police de pratiquer des
enlèvements d’enfants. Le peuple fut si irrité de ces rumeurs qu’il
déclencha des émeutes durement réprimées. Enfin l’émotion retomba
et on apprit que cette femme avait, vingt ans auparavant, perdu son
premier-né qu’une nourrice avait laissé choir. Son esprit revivait
sans cesse ce drame. Dans la vie quotidienne, elle agissait sans
attirer l’attention. Seule la vue d’un nourrisson la replongeait
dans son obsession et ranimait sa folie meurtrière. Et j’ai observé
qu’elle laissait derrière elle des traces évidentes que d’ailleurs,
Nicolas, vos prédécesseurs négligeaient. Elle avait la folie de
croire qu’elle échapperait à la justice, tout en s’efforçant
d’attirer son attention. De fait, on peut sudoborer qu’elle souhaitait qu’on la démasque. Quelle
morale y a-t-il à tirer de cela ?
— Beaucoup, et de la meilleure eau,
s’exclama Semacgus. Vous nous offrez un récit bien instructif à
beaucoup d’égards. Primo, à l’origine de ces états de démence, il y
a souvent un événement qui nourrit l’obsession. Secundo, les crimes
perpétrés par ces meurtriers s’apparentent à la fois à une
vengeance, à la détestation d’une société qui a permis la cause
première d’un drame et, au bout du compte, une recherche gazée d’un
châtiment.
— J’entends votre réflexion, mon cher
Guillaume, qu’en déduisez-vous pour la présente
affaire ?
— D’éclatantes vérités ! Tout ce que
vous nous avez appris de ce Vicente Balbo se loge en perfection
dans le cadre de notre raisonnement. Imaginez-vous que la
castration, cette pratique sauvage, lèse le corps sans blesser
l’âme ? Vous êtes en présence d’un être diminué à l’origine et
qui ne peut en éprouver qu’une immense amertume.
— Vous suggérez donc que Vicente
Balbo…
— Considérez votre homme. Il n’a pas
atteint ce point de haute renommée qu’illustrent certains de ses
confrères célébrés par tous et protégés des rois. Leurs noms vous
viennent en mémoire. Haute-contre à la Chapelle du roi est certes
une position des plus honorable, mais…
— Mais ?
— Mais, pour un homme blessé ! Vous le
décrivez agité, arrogant, assuré en son art et en ses perfections.
Convaincu d’avoir composé un chef-d’œuvre qu’il souhaite voir jouer
dans des conditions inédites, il va, dépassant sans vergogne les
règles de la pudeur et de la bienséance, jusqu’à évoquer les
capacités d’une virilité amputée : la déraison bâtit en
maîtresse sur ces décombres-là ! Aussi
peut-on tout attendre d’un homme qui rassemble sur lui-même tant de
funestes charges !
— Hélas ! Ma pauvre Aimée.
Le temps s’écoulait, songeait-il, insoucieux des
malheurs des humains. Pourquoi fallait-il que succédât à tant de
bonheur cet événement aussi imprévisible ? Devait-on payer
comptant les joies si rares de l’existence ? Antoinette, la
Satin, engagée à Londres dans un combat secret et périlleux, Julie
de Lastérieux assassinée et maintenant Aimée enlevée…
— Souhaitez-vous que je vous
accompagne ?
— Votre présence m’aidera, dit Nicolas ému
de la proposition de Semacgus. Nul doute que j’aurai besoin de
votre entregent et de vos lumières dans les démarches que j’entends
entreprendre.
Il précisa celles qui lui paraissaient
susceptibles d’apporter des indications sur le lieu où pouvait se
terrer Balbo avec sa victime. Les détails les plus insignifiants se
révélaient souvent à l’usage plein de sens.
— Les parties dispersées, murmura
Noblecourt inspiré, se rassemblent un jour en un ensemble cohérent.
L’unique est dans le multiple.
Le chirurgien de marine lança un coup d’œil
indulgent à Nicolas.
— Notre grand talapoin a rendu sa
sentence.
— Riez et ricanez comme si je ne vous
voyais pas et mesurez le poids de mes paroles. Vous en avez naguère
vérifié la justesse ! Et vous, Nicolas, sachez que rien ne
s’obtient, comme dirait Babet la
bouquetière1, qui ne soit
fortement voulu.
Poitevin conduisit Sémillante à l’écurie. Nicolas nourrissait l’espoir
de l’acquérir. Il s’en ouvrirait à Le Noir. Il monta dans la
confortable voiture de Semacgus. Celui-ci prit la direction des
opérations, donnant l’ordre à son cocher de
rallier le Jardin du roi. Il le fréquentait assidûment, continuant
à s’adonner à la passion de la botanique. Parvenus à destination,
ils se séparèrent un moment ; pendant que le chirurgien serait
en quête d’informations sans effaroucher ses correspondants par une
présence policière, Nicolas l’attendrait dans le vaste enclos, le
plus pittoresque et le plus champêtre de la ville. Proche de la rue
du Jardin du roi, le Labyrinthe, petite
butte surmontée d’un banc circulaire, l’attira. De ce point de vue,
le regard portait sur nombre d’arbres exotiques que M. de Buffon
avait fait disposer au fur et à mesure que les boutures rapportées
par les voyageurs s’étaient acclimatées. Au loin, sous la brume de
chaleur, la ville s’étendait, belle et dangereuse à la fois. Le
spectacle dissipa un moment ses inquiétudes. Semacgus revint
bientôt, l’air satisfait.
— J’ai frappé à la bonne porte. J’ai vu les
gens de M. Cuvier. Pour tous les ustensiles utilisés en
chimie, le fournisseur est unique, vu le nombre limité d’amateurs.
Seule la manufacture de verrerie de Sèvres, dans le bas Meudon,
reçoit et exécute les commandes de cette nature.
— Dans ces conditions, prenons le boulevard
du Midi et nous reviendrons par la Seine. Le charbon de terre
nécessaire au creuset des chimistes est vendu devant le quai des
Quatre Nations ou à la porte Saint-Bernard devant la grève.
— À Dieu vat !
Semacgus entreprit de distraire Nicolas en lui
décrivant les merveilles des collections du cabinet du roi où se
pouvaient admirer les dépouilles des animaux qui peuplent les
quatre éléments. En sortant du Jardin du roi, ils prirent à main
droite le boulevard du Midi qui commence au levant de la ville en
face de l’Arsenal et qui se termine au
couchant au quinconce des Invalides. Peu fréquentée, l’artère
permettait de passer rapidement de l’est à l’ouest.
— N’évoque-t-on pas la perspective
d’édifier un nouveau pont qui servirait à joindre les boulevards du
nord et du midi ?
Il souhaitait que Nicolas s’étourdît de paroles
et ne s’abandonnât pas à la rumination de pensées morbides.
— M. Le Noir ne cesse d’en entretenir
ses bureaux. Ce pont ferait communiquer les faubourgs Saint-Honoré,
du Roule et de Chaillot au faubourg Saint-Germain, au Palais
Bourbon et aux Invalides. L’accroissement de la ville le rend
indispensable.
Le chirurgien ayant épuisé ce sujet, le silence
retomba. Il choisit d’en revenir au cabinet du roi, sujet
inépuisable.
— Le plus extraordinaire, c’est la manière
découverte par une certaine Mme de Montreuil pour à la fois
conserver et donner la pose aux oiseaux en plumes. Des insectes
destructeurs ravageaient jusque-là les exemplaires des cabinets.
Ceux qu’elle traite brillent de leurs plus belles couleurs et son
génie a su imprimer à leurs attitudes une vie telle qu’on les croit
encore animés par le feu et la grâce de la nature !
— Ne dit-on pas, reprit Nicolas, mordant à
l’hameçon qui lui était tendu, que M. Fragonard, anatomiste de
son état, a naguère pratiqué sur des cadavres des expériences qui
les transformaient en momies ? Sanson m’en a souvent parlé
pour avoir fourni les corps nécessaires au praticien.
— Cela est vrai et il pousse le réalisme
jusqu’à mettre en scène ses écorchés. Ainsi ai-je eu le privilège,
il y a une vingtaine d’années, d’admirer à Maisons-Alfort son cavalier de
l’Apocalypse où non seulement le cavalier est écorché et
conservé, mais également sa monture. L’impression est effroyable et
justifie le nom !
Semacgus se mordit les lèvres, mesurant dans les
circonstances présentes l’incongruité de leur propos. Heureusement
la sombre et ondoyante fumée de la verrerie de Sèvres signala son
approche. Les deux amis, orientés par un concierge acrimonieux
comme tous les gens de son espèce, finirent par découvrir le bureau
des commandes où se vendaient aussi des exemplaires de porcelaines.
Un employé méfiant, au profil de musaraigne, commença par éluder
toute réponse aux demandes d’informations sollicitées par Nicolas.
Son attitude finit par rompre la patience pourtant grande du
commissaire qui, à la grande surprise de Semacgus, prit le malotru
au collet et lui intima, sur un ton sans réplique, d’avoir à
produire les registres des commandes pour l’année 1778. Ayant perdu
sa superbe, l’homme se précipita et revint haletant avec un grand
livre relié en peau. Nicolas le lui arracha des mains et se mit à
le feuilleter fébrilement. Une exclamation indiqua qu’il avait
trouvé ce qu’il cherchait. Il poussa le volume sur le comptoir à la
vue de Semacgus qui chaussa ses besicles et lut à haute voix la
mention indiquée par le doigt de Nicolas.
— « Lundi
30 avril 1778. M. Thomas, quatre grands ballons de verre
soufflé à ouverture. Délai de livraison 3 mois. Coût
estimatif : 450 livres, la moitié payable à la
commande ». Tiens ! il y a une mention d’une autre
main « le susdit ayant indiqué ne pas
disposer des espèces nécessaires, indique devoir revenir le
lendemain ». Et une dernière indication :
« Sans nouvelle du commanditaire, le
travail ne sera pas effectué. » Voilà qui est
étrange !
Le commis, adouci et
désormais soucieux de réparer les conséquences de son mauvais
accueil, s’approcha et se pencha par-dessus l’épaule de
Semacgus.
— Si ces messieurs veulent bien m’écouter,
je leur préciserai que nos productions sont de très grande qualité
et leurs prix élevés. Sans doute ont-ils effrayé ce client qui n’a
point reparu et est allé ailleurs acquérir ce qu’il ne pouvait
acheter dans notre établissement.
— Que voulez-vous dire ? demanda
Nicolas. Trouve-t-on des ustensiles de cette nature ailleurs qu’à
Sèvres ?
— Je vois que vous ne semblez pas au fait
des diversités de ce négoce. Il s’est multiplié par le nombre
d’apprentis chimistes qui se divertissent dans leur
intérieur…
Il devenait loquace, tout à son propos.
— … Ce sont des amateurs qui n’ont pas
acquis par une expérience consommée l’art de décomposer et tirer la
quintessence de toutes sortes de minéraux et de végétaux.
Il se fit mystérieux et baissa la voix.
— Plusieurs, et des plus huppés, estiment
d’autant plus cette science occulte qu’ils s’y entendent moins. Ils
s’y livrent sans méthode et sans principe et ruinent ceux qui sont
assez dupes pour les écouter, les croire et leur prêter du crédit.
Vous devez donc, messieurs, chercher en la ville ?
— Il y a d’autres lieux donc… ?
— Si vous ne visez pas la perfection, la
chose est des plus aisée !
— Comment cela ?
— Des objets de qualité médiocre, il faut
aller les chercher chez les fournalistes.
— Les
fournalistes ?
— Oui, monsieur. Ce
sont des sortes de potiers de terre qui ont la spécialité des
fourneaux, creusets et cornues à l’usage des chimistes, des
affineurs, des fondeurs et des distillateurs.
— Et où diable les trouve-t-on ?
— Place de l’hôtel de Conty, rue Mazarine
et aussi au faubourg Saint-Jacques.
Nicolas fit à grand prix l’acquisition d’une
tasse gobelet et de sa soucoupe à décor floral destinées à Aimée.
Le commis les raccompagna, le chapeau à la main, ébloui par cet
achat et sensible à l’écu double que Nicolas, toujours généreux et
regrettant un peu son geste violent, lui avait glissé dans la
main.
La voiture reprit le chemin de Paris.
— Vous vous ruinez, mon ami !
— C’est croyance de Breton dans l’espérance
de la revoir…
— Allons… Que vous semble de tout
ceci ?
— Guillaume, je tire de cette visite
plusieurs informations utiles. Je constate qu’un certain
M. Thomas, quelques jours après l’arrivée d’un inconnu à
Versailles, se présente à Sèvres pour y commander des ustensiles de
chimie. Que pour une raison inconnue il a renoncé à sa
commande…
— Le coût élevé ?
— Cela paraît probable.
— Il y a autre chose de fort curieux, dit
Semacgus, la mine éclairée par ce qu’il allait révéler à
Nicolas.
— Qu’allez-vous me suggérer ?
— Ah ! Je ne reconnais pas l’élève des
Jésuites de Vannes. Qu’un détail si capital vous échappât !
Pourquoi M. Thomas ?
— Il eût été trop beau qu’il se présente
sous sa vraie identité. Il s’inspire de ce qu’il a fait avec la
veuve Meunier : là un pâté et ici un faux nom !
— Vrai, mais il y a
plus. Lorsqu’on use d’un nom forgé, il arrive souvent que, sans
qu’on y prenne garde, on laisse échapper un indice de la vérité
dissimulée.
— Je ne vous suis guère. Vous arrive-t-il
parfois de noblecouriser ?
— Point du tout ! Et quand cela
serait, notre vieil ami a souvent double vue ! Songez que
ce nom est peut-être un prénom et celui réel de l’inconnu ?
Thomas possède une origine fort ancienne. Il est directement issu
de l’hébreu Theoma qui lui-même
provient d’une langue plus ancienne encore. Et que signifie-t-il,
car tous nos prénoms ont un sens ? Nicolas, par exemple,
évoque la victoire et le peuple, Guillaume la volonté et le
casque.
— Nous voilà équipés pour la guerre !
Et Thomas donc ?
— Thomas ? Écoutez bien, il signifie
« jumeau ».
— C’est évidemment à prendre en compte,
mais n’est-ce point là simple coïncidence ?
— Il n’y a point de coïncidence, sinon elle
serait par trop extraordinaire par rapport à ce que nous savons par
ailleurs. Quel risque y avait-il qu’on le reconnût ainsi ? Je
vous trouve froid à cette suggestion, luttant contre
vous-même.
— C’est, dit Nicolas d’un ton lamentable,
que je ne veux point me donner de fausses espérances.
Le chirurgien ne répondit pas. Il lui parut que
l’action demeurait le seul remède capable de faire oublier à
Nicolas son souci. Il donna ordre à son cocher d’accélérer et,
autant que le permettaient les embarras habituels de la ville, à un
train d’enfer ils rejoignirent les bords du fleuve. Sur le quai des
Quatre Nations, après plusieurs tentatives infructueuses auprès des
marchands de charbon de terre, ils finirent par en découvrir un sur
la grève qui se sou venait d’une commande
importante qu’il plaçait au début du mois de mai. Il ne conservait
trace d’aucune de ses livraisons, mais celle-ci l’avait
frappé : il faisait déjà très chaud et son négoce s’en
ressentait. Le volume de la demande l’avait surpris. Quant au
transport des sacs, il revoyait un charroi sans doute loué pour
l’occasion. Il leur désigna un homme qui fumait sa pipe, assis sur
une borne. Celui-ci consentit à rechercher dans sa mémoire et se
souvint avoir conduit à Versailles un chargement en compagnie d’un
homme de haute taille. Son manteau couleur violette l’avait frappé.
Pressé de fournir des précisions sur le lieu exact de la
destination, il évoqua une maison isolée, ou plutôt une grange,
proche de Versailles. En fait l’homme l’avait promené par tant de
détours qu’il en avait eu la tête perdue tout au souci de tenir son
lourd charroi. Il ne put rien leur apporter de plus conséquent. À
deux pas, la rue Mazarine étendit leur enquête chez les
fournalistes. Un des potiers qui, par
chance, tenait registre de ses pratiques retrouva à la date du
mardi 1er mai 1778 une vente de
récipients, creusets et cornues nécessaires à
l’exercice de l’art chimyque. Un détail l’avait frappé. Les
objets emballés avaient été portés dans une charrette qui contenait
une prodigieuse quantité de charbon de terre. Ils repartirent sur
le quai des Quatre Nations pour derechef interroger le maître du
charroi qui convint avoir omis de préciser que l’expédition avait
fait halte rue Mazarine où la pratique avait des achats à
faire.
L’heure avançant, Semacgus, qui s’inquiétait de
l’état de son ami, mélange d’accablement et d’excitation, décida
qu’une pause serait la bienvenue et qu’un dîner confortatif s’imposait. Il décida de l’entraîner
malgré ses réticences chez la mère Morel, leur vieille complice gourmande, qui tenait auberge dans le
quartier tout proche des boucheries Saint-Germain. La vue de la
vieille salle enfumée et bruyante aux tables usées et tailladées
sembla rasséréner Nicolas. La tenancière résistait aux ans et les
étreignit sur sa vaste poitrine avec un enthousiasme non feint. Un
pot de cidre et deux gobelets furent aussitôt apportés avec des
bâtonnets de lard grillé dégouttant de saine graisse.
— La mère, dit Semacgus avec une œillade
éloquente, veille à requinquer notre ami Nicolas qui en a bien
besoin. Que nous proposes-tu ?
Elle se campa au bord de la table, les mains sur
les hanches.
— Dans ce cas, mes gamins, il faut d’abord
caresser et ensuite exciter. Que diriez-vous d’un jarret de veau
à la boiteuse, cuit et fondu dans un
bouillon triple ? Vous l’aurez servi avec ses deux jambes
inégales : un ragoût d’épinards à la
Chirac, c’est-à-dire fondus au beurre fin et des
choux-fleurs à la sauce aux câpres.
— Et quel coup de fouet après cette
suavité ?
— Pour vous remonter les sangs !
Ah ! mes gaillards, quoi d’autre que des langues de cochon
fourrées ? Échaudées et assaisonnées, elles reposent gentiment
couchées et pressées les unes sur les autres dans un pot bien
bouché. Elles languissent durant une semaine. Après, les petites
garces je les égoutte. Je pile grains de genièvre, laurier, thym,
basilic, fines herbes, romarin, sauge et ciboule. Le tout est mêlé
de sel et de salpêtre. Je brasse mes petites salopes et, foutre,
encore une semaine au pot. Après je les lange dans de la chemise de
cochon…
— … de la chemise ? demanda Nicolas
chez qui l’intérêt croissait.
— Oui, de la toilette, de la crépine, comme
tu veux ! A-t-on idée d’interrompre une aussi jolie
chanson ! Je les suspends dans l’âtre
une ou deux semaines, quoiqu’elles se puissent garder pendant un
an. Avec les condiments variés, cela vous réjouira le cœur et
l’âme. Et avec tout cela un pot d’eau rougie …
Et elle renvoya son clin d’œil à Semacgus.
— Que veut-elle dire par-là ? demanda
Nicolas à qui rien de leur manège n’avait échappé.
— Sans doute que pour la première fois
depuis que nous la connaissons, elle va te servir du vin ! Tu
sais qu’elle n’en a point licence. Elle te sait dolent, prend des
risques et t’en fait courir. C’est une bonne mère !
La conversation rebondit au sujet des dernières
informations recueillies. Elles n’étaient pas suffisamment précises
pour avoir de claires perspectives.
— Primo, dit Nicolas, lequel des frères
présumés s’est chargé des achats en question ? Supposant que
l’un vient d’arriver en France, il me semble peu approprié de le
lâcher à Paris.
— Dans ces conditions, il ne peut s’agir de
votre chantre, encore que le manteau marron rappelle la couleur
prune signalée par la veuve Meunier.
— Encore une manière de fausser les pistes.
Et les cornues, qu’en pense le savant ?
— Le savant estime que l’opération du
phosphore peut se conduire dans des ustensiles de terre aussi bien
que dans ceux de verre.
— Nous perdons notre temps ici, reprit
Nicolas tout à sa hantise. Que ne sommes-nous à Versailles à battre
la campagne ?
La mère Morel revenait avec le jarret fumant
entouré de sa garniture et un pot de terre qu’elle posa sur la
table avec un hochement complice à l’égard du chirurgien de marine.
Silencieux, ils se consacrèrent à déguster une viande presque
confite dans son jus et qui cédait à la cuillère.
— Pour répondre à
votre question, poursuivit Semacgus, vos hommes, et Bourdeau qui en
vaut dix, sont à Versailles. Les indications que nous avons
recueillies n’apportent aucune lumière susceptible de nous conduire
au domicile de l’inconnu, là où, sans doute, le matériel et le
charbon ont été portés. Les relais de mouches sont en place. Soyez
assuré qu’on sait même que vous êtes ici ! Pensez donc,
la première police de
l’Europe !
Il avait pris l’intonation de Sartine et réussit
à faire sourire Nicolas.
— Vous avez sans doute raison. Remarquez
comme l’homme a trompé le charretier en empruntant tant et tant de
détours qu’il n’y avait plus moyen de s’y reconnaître !
— À n’en pas douter, cela signifie deux
choses : soit qu’il s’agissait d’un homme connaissant
parfaitement son chemin, soit d’un autre, hésitant sur la chose et
se perdant dans le détail. Dans le premier cas, c’est votre Balbo,
dans l’autre… Si ce n’est lui c’est donc son
frère !
— Je parierais sur la première
hypothèse : il est plus aisé de feindre de se perdre, que de
se perdre vraiment et de se retrouver.
La langue de cochon fourrée fit son entrée avec
tout un cortège de moutardes, cornichons, petits oignons et cerises
au vinaigre. Les tranches de l’abat, d’un rose veiné étaient
entourées d’une fine couche de gras croustillant et fumé. Par ce
temps de canicule ce plat rustique apportait réconfort par sa
simplicité que relevaient tous les condiments en théorie. Semacgus
observa combien les mets pouvaient avoir d’influence sur les
tempéraments de l’esprit, ce que dans sa naïveté avait exprimé la
mère Morel. Il amusa Nicolas de propos piquants et d’aperçus
originaux. Celui-ci n’était pas dupe des
efforts de son ami ; il s’y prêtait, tout en dissimulant ce
qui le poignait sans relâche.
— Du temps où la dissipation occupait mes
instants, je me souviens de crises de conscience qui me ramenaient
devant les tristes échéances de ma vie d’alors. Pourtant, il n’y
avait point de dérangements du corps ou de l’esprit qui ne
cédassent à certains mets. Ainsi le maquereau, frais, tendre et
bien digeste, avec ses tranches de limon et de bigarade, faisait
mes délices et mon contentement. Il apaisait mes remords. Plus que
l’effet de ce poisson, c’était sans doute sa marinade qui était le
principal agent de la satisfaction procurée. De même pour cette
langue, prétexte à ces accompagnements.
Nicolas donna la main à ce divertissement en
remarquant qu’enfant rien ne le consolait davantage que des
galettes avec un peu de beurre salé. Il y trouvait le réconfort de
sa mélancolie d’orphelin. Semacgus le sentait cependant sur un pied
d’impatience et régla la dépense.
Son ami souhaitait rejoindre le Grand Châtelet,
entendant poursuivre l’interrogatoire de Mme Renard. Il
espérait que les impressions et la solitude de l’emprisonnement
avaient réduit sa résistance et amené l’effondrement de ses
défenses. Sans illusions sur ce nouvel entretien, il était
déterminé à dire le faux pour obtenir le vrai. Il expliqua à son
ami l’attitude pleine d’enseignements de la dame devant le cadavre
de la basse-geôle. Elle avait d’évidence craint de devoir découvrir
quelqu’autre personne et son soulas
crevait les yeux au vu du corps de son mari. Lui faire accroire que
celui auquel elle songeait avait péri pouvait conduire à d’utiles
révélations. Oh, certes ! Il n’était pas très fier d’user
d’une telle méthode, mais la vie d’Aimée en balance autorisait tous
les moyens, même les plus détournés. Semacgus
lui conseilla cependant, s’il obtenait ce qu’il souhaitait, de ne
point laisser au bout du compte la dame dans l’impression de cette
révélation et de lui dire alors la vérité. Nicolas devait savoir
que le désespoir était mauvais conseiller, que la surveillance des
prisonniers était sujette à caution et qu’on ne pouvait parfois
éviter que des prisonniers n’en vinssent à des pensées funestes et
ne s’homicidassent. Nicolas affirma être plus que d’autres sensible
à cet aspect des choses et tiendrait bon avis des conseils de
Semacgus.
Dès leur arrivée, et vérifié qu’aucun message
n’avait été apporté de Versailles, ils descendirent dans la cellule
de Mme Renard. Assise sur sa paillasse, les mains crispées sur
le fichu croisé sur sa poitrine, elle les accueillit lèvres serrées
et les yeux fixes. Nicolas la considéra un long moment et mesura
aussitôt les conséquences de l’emprisonnement. La jolie femme, dont
le charme naguère soutenu par les artifices des onguents et des
poudres faisait illusion, avait laissé la place à un être vieilli
et pitoyable. Il revit d’autres femmes arrêtées au cours de ses
enquêtes ; toutes lui avaient laissé la même impression.
— Madame, j’ose espérer que cette retraite
forcée vous a incitée à rentrer en vous-même. Dans le cas
contraire, vous savez ce qui vous attend.
— Monsieur, ce n’est point encore dimanche,
le jour imparti à vos menaces ! J’ai bon espoir que la
reine…
— N’y comptez d’aucune façon. La reine
ignore votre sort et, en aurait-elle été avisée, qu’elle s’en
désintéresserait. D’ailleurs elle n’est point à Versailles. Et
dimanche c’est demain.
— Qu’espérez-vous, monsieur ?
— Que la raison
l’emporte sur votre obstination. Vous avez le choix entre le crime
de vol et détournement d’effets royaux et la complicité dans trois
meurtres qui vous conduiront imparablement à l’échafaud. Je
n’évoque que pour mémoire les diverses questions auxquelles vous serez soumise. Alors,
madame ?
— Et suis-je une girouette tournant à tout
vent ? Pourquoi voulez-vous que j’acquiesce aujourd’hui à ce
que je vous ai refusé hier ? Et quand je dis refusé, cela
signifie que je n’ai rien à vous dire.
— Comme il vous plaira. Mais je dois vous
signaler que la situation a changé et que des faits nouveaux
aggravent encore les suspicions portées contre vous.
Nicolas n’aimait pas le rôle qu’il jouait devant
cette femme déchue. Il en éprouvait la fausseté et la cruauté, que
chassait aussitôt le visage d’Aimée d’Arranet dont le sort
dépendait peut-être de ce que la dame Renard pouvait ou voudrait
bien révéler. Semacgus se rapprocha du commissaire, leurs bras se
touchèrent et il toussa. Cette présence physique, que Nicolas
éprouva comme un encouragement, le confirma dans sa volonté de
poursuivre.
— Madame, il faut donc vous dire que nous
savons tout.
— Tout ?
Elle ricana.
— Cela vous fait rire ? Vous estimez
donc qu’il y a bien des choses à connaître et vous doutez que nous
les ayons découvertes ?
— Ah ! Vous interprétez mes paroles.
Ce sont là propos de comédie et autant de filets troués,
monsieur.
— Il y a donc du poisson à
prendre ?
Elle ne répondit pas. L’inquiétude crispait son
visage blême.
Elle ne disait toujours rien, de plus en plus
voûtée et comme rapetissée sur sa paillasse.
— Il n’a rien dissimulé, souhaitant
décharger sa conscience à ce moment solennel pour lui.
— Quel moment ?
Il semblait que la panique la gagnât.
— Certes, c’est toujours ainsi quand on va
paraître devant son souverain juge.
— Souverain… juge, balbutia-t-elle. Que
signifie ?
— Hélas, madame ! Une si belle voix…
Mais, pardieu ! un fieffé coquin.
Elle se dressa à demi, la bouche ouverte.
— Enfin, que de morts pour un bijou enfin
restitué ! Sa Majesté sera ravie de revoir ce joyau offert par
le roi. Au passage, madame, Vicente Balbo a avoué que c’est par
votre truchement qu’il a connu l’existence de cet objet et le goût
manifeste de la reine de s’en parer à toute occasion. Aussi…
Elle s’était levée dans le bruit des chaînes qui
lui entravaient les pieds et poussa un hurlement qui rappela à
Nicolas les loups qui hantaient la forêt autour de l’abbaye de
Saint-Gildas. En écho des cris lointains résonnèrent dans la
vieille prison.
— Madame, j’entends bien que la mort de
votre amant vous émeut. Qu’avez-vous à perdre désormais ? La
sagesse serait de tout révéler de ce que vous savez.
Soudain elle s’effondra. Semacgus se précipita
et la recueillit dans ses bras. Il la déposa sur la paillasse,
saisit le cruchon posé à terre et lui lança le contenu au visage.
Nicolas hurlait qu’on appelât le père Marie avec son cordial.
Celui-ci arriva aussi vite que le lui permettaient ses vieilles
jambes. Le chirurgien entrouvrit les lèvres
de la prisonnière et fit pénétrer quelques gouttes du contrecoup. Il lui tapota les joues en fermeté.
Elle finit par revenir à elle et se mit à sangloter. Elle ne
cessait de prononcer « Vicente » sur le ton d’une berceuse.
Nicolas, maîtrisant le mouvement naturel de
compassion que cette scène lui inspirait, décida pourtant de
pousser l’interrogatoire.
— Madame, puisqu’il est désormais établi
que Vicente Balbo était votre amant, il vous tiendra à cœur d’aider
notre enquête sur sa disparition.
Le mot dans son double sens le fit sourire
amèrement.
— Comment et où l’avez-vous
rencontré ?
Elle paraissait désormais sans résistance.
— À la chapelle, la première fois. Et lors
de concerts au château.
— Est-ce de votre fait qu’il a été mis au
courant de l’existence du passe-partout de la reine ?
— Il m’interrogeait avec curiosité sur les
journées de Sa Majesté. C’est moi qui ai remarqué qu’elle aimait
beaucoup ce bijou… C’est ainsi que l’idée a germé de lui enlever.
Il m’avait convaincu que la chose serait des plus simples. Les
diamants seraient démontés et négociés un par un. Munis de ce riche
viatique nous partirions ensemble pour Vienne. Il comptait y faire
recevoir son opéra. Ayant accès à la cassette de Sa Majesté, j’ai,
le jour d’une visite prévue au bal de l’Opéra, desserré l’agrafe du
passe-partout pour permettre à Vicente de s’en emparer plus
aisément.
— Où vous retrouviez-vous ?
— Au Grand Commun. Il m’avait expliqué les
raisons de ses incursions nocturnes. Le vol avait pour but de
rassembler la matière en vue de son grand œuvre.
— Son grand œuvre ?
— Cet opéra. Il voulait y faire paraître
des spectres avec des masques qui luisaient dans le noir.
— Et le serdeau dans tout cela ?
— Il me servait de couverture. Vicente
pouvait se dissimuler dans mon galetas. Ce petit Jacques était un
niais qui croyait à mes promesses.
— Mais vous étiez sa maîtresse ? Qu’en
disait Vicente Balbo ?
— C’était une grande âme ! Le
croyiez-vous sensible à d’aussi misérables détails ? Il
fallait bien en passer par-là…
Elle se remit à pleurer.
— Madame, connaissez-vous un certain
Lamaure ?
— Non.
— Êtes-vous de près ou de loin impliquée
dans le meurtre de votre mari, l’inspecteur Renard ?
— Je l’ai, il y a bien longtemps, secondé
dans ses affaires, mais je ne l’aimais point, enfin pas au point de
souhaiter sa mort. Et d’ailleurs, monsieur, c’est vous qui me
l’avez apprise.
Nicolas jeta un coup d’œil à Semacgus, pensif,
et lui fit un signe l’engageant à parler.
— Madame, dit-il à voix basse, un détail me
trouble. Vous vous dites la maîtresse de Vicente Balbo. Mesurez
notre étonnement, l’homme est un castrat, de ceux qu’un vain peuple
moque et tourne à la dérision.
Elle redressa la tête comme insultée.
— Il m’aimait, monsieur, et cette
particularité que vous me jetez au visage ne l’empêchait point de
fournir à une femme ce qu’elle est en droit d’attendre d’un homme
et qu’elle n’avait jamais reçu de son époux. Oh ! Mon Vicente,
si doux, si tendre, si ardent…
Elle se mit à gémir, balançant la tête.
— Doit-on le lui dire ? demanda
Nicolas à voix basse.
— J’ai changé d’avis. Ce n’est pas
nécessaire. Il la faut faire étroitement surveiller. L’homme sera
pris mort ou vif. Et dans le second cas, de toute manière promis au
gibet.
Sous le coup des révélations de la Renard, ils
sortirent du Grand Châtelet. Alors qu’il montait dans la voiture,
Nicolas fut hélé par Tirepot qui avait installé ses seaux et
sa tente de discrétion à l’ombre de la
forteresse.
— Nicolas, on a point voulu me laisser
entrer, grogna-t-il d’un ton chagrin. J’ai un message pour
toi ; la ligne en relais a frémi et on te presse de rentrer à
Versailles au plus tôt.
Il lui donna une pièce en guise de
consolation.
— Merci ! Voyez, Guillaume, je le
pressentais. Il se passe quelque chose. Et grave sans doute, car
dans tout cela je ne vois rien qui prétende me rassurer.
Semacgus tenta en vain de le raisonner.
L’imagination de Nicolas envisageait toutes les possibilités sans
en exclure aucune. Les encombrements à la Porte de la Conférence
poussèrent au paroxysme son exaltation. Il sauta du carrosse,
arracha le fouet des mains du cocher pétrifié et en dépit des
protestations fustigea plusieurs attelages pour dégager la voie.
Jamais Semacgus ne l’avait vu ainsi. Il n’osa rien lui dire,
sachant par expérience que de pareils états ne se satisfont pas de
paroles. De son côté Nicolas regrettait n’avoir point eu recours à
Sémillante qui d’une traite l’aurait
porté au galop à Versailles. Soudain frappé au milieu de sa
réflexion par son impolitesse à l’égard de
son ami, il lui pressa le bras et le soupir qu’exhala Semacgus lui
signifia que ce geste avait été compris. Bientôt apparut le bois de
Chaville, Fausses-Reposes et l’hôtel d’Arranet au milieu des arbres
de son parc. Le cœur battait si fort à Nicolas qu’il en éprouvait
de la gêne à respirer. Il sauta à terre, la voiture encore en
marche. Il se précipita vers la porte. Il allait la joindre quand
une frêle silhouette s’encadra dans l’entrée de la demeure. Ses
jambes cédèrent sous lui d’émotion et c’est à genoux qu’il reçut
Aimée dans ses bras. Les cheveux de sa maîtresse enveloppaient sa
tête. Ses bras serrèrent avec ferveur un corps qu’il avait craint
ne jamais revoir. Il sanglota un cours instant sous le regard ému
de Semacgus qui se détourna. S’étant dégagé, Nicolas contemplait
ébloui Aimée, sale et les traits tirés, mais souriante. Soudain, il
aperçut derrière elle une ombre qui s’approchait. Il ne pouvait en
croire ses yeux. Il repoussa Aimée, surprise de son mouvement, la
fit passer derrière lui et tira son épée, tout à la fureur froide
qui s’était emparée de lui. Dans cet état un reste de raison
surnageait et il éprouvait une gêne d’avoir à attaquer un homme
désarmé. Il entendit Aimée qui criait.
— Nicolas ! Que prétendez-vous
faire ? Cet homme m’a sauvée.
— Comment ! Sauvée ? Cet
homme-là ? Il y a là un mystère que je ne comprends pas.
L’homme s’était approché et saluait avec une
timidité inattendue.
— Que faites-vous ici, Vicente Balbo ?
hurla Nicolas que la fureur reprenait.
— Allons, Nicolas, tout beau ! dit une
voix amie venant des profondeurs du vestibule. Vous n’entendez pas,
je présume, trucider sous mon toit un homme
désarmé et qui de surcroît a sauvé la vie à notre
Aimée ?
L’amiral d’Arranet surgit, suivi de Tribord
hilare.
— Je suis roué et courbatu d’avoir rejoint
Versailles, en chevauchant depuis Brest de relais en relais comme
un lieutenant. Dieu me damne si par instants je n’ai pas dormi en
selle ! Encore heureux que les montures connaissent le
chemin ! Je suis arrivé mourant et aussitôt ressuscité quand
ce monsieur nous a ramené Aimée. Et pour dissiper tout malentendu,
apprenez, Nicolas, que notre sauveur n’est point ce Vicente Balbo
dont on m’a conté les méfaits, mais son frère jumeau Tomaso
Balbo.
Nicolas repoussa la poignée de son épée et se
précipita sur le nouveau venu qu’il serra avec effusion dans ses
bras.
Il se recula et considéra le double parfait du
chantre qu’il avait croisé chez Barbecano. Tout était semblable,
sauf l’éclat absent des yeux, ceux-là étaient doux et bénins. Le
personnage dégageait une impression de timidité et de réserve très
opposée aux aspects flamboyants du caractère de son frère. De haute
taille, il était doté d’un embonpoint, celui que Vicente Balbo
simulait depuis des mois.
L’amiral fit rentrer tout son monde dans le
salon et consulta sa montre.
— Le temps nous presse. Quelques
explications et nous partons pour Versailles… M. de Sartine
souhaite un récit détaillé de toute cette affaire et…
— Monsieur, je suis désolé de vous
interrompre, mais dans cette affaire trois meurtres ont été commis
et un enlèvement perpétré. Je connais le coupable. Il faut aviser
sur-le-champ.
— Hélas ! Monsieur, dit Tomaso Balbo,
mon frère est mort à l’heure qu’il est.
— Je crois,
monsieur, que nous devrions reprendre le récit au moment où
Mlle d’Arranet a été enlevée.
— J’allais, commença Aimée d’une voix
blanche, quitter l’étang quand je fus agressée et traînée à travers
les fourrés vers le chemin forestier. Bâillonnée, entravée et jetée
au travers d’un cheval, je perdis un temps conscience. Je me
réveillai allongée dans une cave obscure, une âcre fumée s’y
accumulait. Je pensai étouffer quand monsieur a paru, m’a libérée
et m’a sauvée en me tirant à l’extérieur. Nous avons marché,
marché, perdus dans des forêts et, enfin, une troupe de gens de
M. Bourdeau nous a découverts sur une petite route près du
village de…
— Rocquencourt, dit l’inspecteur que
personne n’avait vu entrer. Nous étions désespérés de revenir
bredouilles quand un heureux hasard nous a favorisés. Les ordres
ont été donnés pour retrouver le lieu où mademoiselle était
retenue.
— Que de grâces nous vous avons, monsieur,
dit Nicolas en s’adressant à Tomaso Balbo. Mais que de questions
aussi. Ainsi…
— Ainsi, Nicolas, interrompit la voix
rocailleuse de l’amiral. Nos voitures nous attendent et le ministre
est par nature impatient.
Chacun se leva pour les rejoindre. L’amiral,
Aimée et Tomaso dans l’une, Semacgus, Bourdeau et Nicolas dans
l’autre. Avant d’y prendre place, Nicolas envisagea Rabouine,
toujours habile à surgir dès qu’on avait besoin de lui. Sous le
regard intrigué de Semacgus et celui, blasé, de l’inspecteur, il
parut donner de longues instructions à la mouche qui les approuvait
de hochements de tête. Les cris des cochers et les claquements des
fouets ponctuèrent le départ du cortège pour Versailles. À la
grande surprise de ses deux amis, Nicolas
demeura silencieux tout au long du chemin. Semacgus murmura à
l’oreille de Bourdeau que c’était la joie d’avoir retrouvé Aimée
sauve.
Ils furent tous introduits chez le ministre
qu’ils trouvèrent affairé autour d’un coffre en bois précieux,
s’ouvrant par son flanc et contenant dans de petits compartiments
tapissés de satin des perruques enveloppées dans du papier de soie.
Agenouillé devant ce trésor, Sartine déballait une par une les
coiffures de laine, de crin et de cheveux naturels avec des petits
cris d’émerveillement. Il jeta un regard critique sur l’assemblée,
se releva, quittant à regret son occupation. Il donna ordre à un
commis de disposer des fauteuils et passa derrière son bureau. Le
commissaire y vit une manière de tribunal.
— Voyez Nicolas, au lieu de m’apporter des
cadavres comme certains… l’amiral d’Arranet a la délicatesse de me
faire tenir un coffre de perruques précieuses saisi par un de nos
gentilshommes corsaires sur un bateau de Sa Majesté britannique.
Qu’il en soit remercié ! Alors, messieurs, où est le
passe-partout de la reine ?
— Nous ne l’avons point. Sans doute
Monsieur nous apportera-t-il à ce sujet des éclaircissements
bienvenus.
Il désigna Tomaso Balbo.
— Quelle que soit la reconnaissance qui
vous est acquise pour la sauvegarde de Mlle d’Arranet, vous
comprendrez, monsieur, que nous sommes impatients de vous
entendre.
L’homme se leva et salua, courbé plus qu’il ne
convenait.
— Monseigneur, je remercie Votre Excellence
de me donner l’occasion d’exposer une bien triste histoire. Je suis
natif de Norcia, dans la province d’Ombrie.
Mon père était apothicaire et savant éclairé dans beaucoup de
domaines. Il fut calomnié par des médecins et subit une ruine
totale. La famille était nombreuse, riche en fils et filles. Pour
le salut commun, il décida, la mort dans l’âme, de sacrifier l’un
de ses fils au Bel Canto. Nous étions
des jumeaux. Le choix se porta sur moi ; cela allait de soi,
je m’en explique.
— Et qu’arriva-t-il ?
— Eh ! Nous avions coutume, nous
ressemblant à un point incroyable, d’échanger les tenues qui
permettaient de nous distinguer. Même nos parents ne nous
reconnaissaient pas. Le matin fatal, mon frère Vicente portait mon
vêtement…
Tomaso Balbo ne précisait rien, avait-il
sciemment favorisé cette méprise ?
— C’est lui qui subit ce traitement
inhumain destiné à préserver, avant la mue, la pureté d’une voix,
la mienne, distinguée dans la scuola di
canzone de notre paroisse. La désolation fut générale quand
on découvrit trop tard ce malheur. Son talent était médiocre ;
sa carrière ne fut pas brillante…
— Cependant, remarqua Nicolas, je l’ai
entendu chanter a capella et…
— Il a tant et tant travaillé
qu’aujourd’hui il a atteint un degré de perfection notable, mais
trop tard pour en avoir jamais tiré les glorieux bénéfices. Dès cet
instant, il m’a voué une haine effrayante. Je n’ai jamais perçu le
moindre signe que celle-ci eût cédé au temps. Au début de cette
année, quel ne fut pas mon étonnement de recevoir une lettre. Il
affirmait m’avoir pardonné, se disait proche d’un grand destin et
souhaitait que j’en bénéficiasse. J’étais alors au bord du
désespoir. Poursuivi par les mêmes haines qui avaient détruit mon
père, j’avais comme lui compromis mon négoce.
— Je vendais des simples et soignais les
maux courants. Après y avoir longuement réfléchi, car on doit
finement démêler dans ces occurrences, je décidai de répondre aux
sollicitations de mon frère, trop heureux de cette réconciliation
et du salut inespéré qu’elle m’offrait. J’arrivai en France et
constatai la sincérité de son retour à l’amour fraternel. Il me fit
part de ses projets, non sans en dissimuler les aspects obscurs.
Chacun des actes qui m’étaient imposés possédait sa sombre
contrepartie ; je l’ignorais alors.
— À un moment ou à un autre, votre frère
vous-a-t-il demandé du poison ?
Tomaso Balbo hésita un moment.
— À vrai dire, il s’est plaint devant moi
de l’invasion de sa maison par des rats et de l’inefficacité des
remèdes employés. Il voulait que je lui prépare un imparable moyen
de l’en débarrasser. Je profitai de l’abondance de pommes épineuses
dans son jardin pour lui apprêter ce qu’il demandait.
— Cette plante redoutable a-t-elle un autre
nom ?
— C’est le seul sous lequel je la connais.
Aussi…
— Encore une chose, dit Nicolas, ignorant
les mouvements impatients que ses interruptions répétées
suscitaient chez Sartine. À quelle époque fixez-vous la fourniture
de ce produit à votre frère ?
— Ma mémoire défaille sur ce point… Au
début de juin, mais j’avais observé qu’il ne s’en était pas servi
aussitôt. Il me demandait aussi, sous forme de jeu, de le remplacer
dans certaines circonstances. J’en éprouvais un grand malaise et me
réfugiais le plus souvent dans le mutisme d’une intempérance
supposée, dans la terreur de me couper.
— Venons-en, je vous
prie, à cette fabrication de phosphore, matière qui a servi aux
méfaits de votre frère.
— Pour moi, la chose n’avait qu’un
but : sa volonté tendue vers un opéra qu’il écrivait et dont
il imaginait sans cesse les effets extraordinaires. Il rêvait y
faire paraître des spectres sur scène dans l’obscurité totale et
alors que s’élèverait un chant somptueux, le sien. Il mettait une
telle conviction dans la splendeur décrite, dans le saisissement du
public qu’on se serait cru transporté à la
représentation !
— Vous en parlez avec une fièvre…
— C’est que sa passion était contagieuse et
repoussait toutes les objections !
— Vous êtes-vous rendu à Paris depuis votre
arrivée ?
— Une fois, à ma demande pressante tant
j’avais envie de voir cette grande ville. Nous avons visité
Notre-Dame, les galeries du Louvre et les Tuileries.
— Nous reviendrons plus tard sur les
conditions de votre vie clandestine. Comment avez-vous appris que
Mlle d’Arranet avait été enlevée par votre frère ?
— Avant-hier soir, il est arrivé à cheval
dans la fattoria, la ferme où j’habite
et où est installé le laboratoire qui sert à la distillation du
phosphore. Il a conduit mademoiselle, inanimée, dans l’une des
caves du bâtiment et l’a enfermée à double tour. Je lui ai demandé
une explication. Il a refusé, prétendant que des intérêts qui me
dépassaient étaient en cause et que le mieux que j’avais à faire
était de ne m’en point mêler. Je lui ai dit que j’étais à bout, que
je ne supportais plus ces mystères et l’ai sommé de tout
m’expliquer. Cela a plongé Vicente dans une de ses colères qui
effrayaient tant mes parents lorsqu’il était enfant. Il hurlait que
je n’étais qu’un médiocre, que je me trompais
si j’avais cru qu’il me pardonnait, qu’il s’était servi de moi
comme d’un instrument et que…
— Que ?
— Il m’a menacé. Nous en sommes venus aux
mains. Il avait presque réussi à m’étrangler quand j’ai pu le
repousser. Il est tombé en arrière sur l’angle d’une table.
Hélas ! mort sur le coup. La table a heurté des cornues qui se
sont fendues sous le choc, bousculant un creuset rempli de charbons
ardents. Le feu a pris en un instant. J’étais comme fou. Il n’y
avait pas une seconde à perdre. Je me suis précipité après avoir
récupéré la clé vers la cave où j’ai découvert mademoiselle.
— Et cette clé ? demanda
Nicolas.
— Dans la hâte, je l’ai sans doute jetée ou
égarée.
Un commis entra qui parla à l’oreille de
Sartine.
— Qu’il entre et qu’il fasse court.
Rabouine entra, saluant bien bas l’assemblée. Il
chercha Nicolas du regard et, l’ayant trouvé, lui tint à voix basse
un long discours qui ne manqua pas d’irriter le ministre dans son
impatience d’en avoir achevé. Rabouine s’inclina de nouveau et
disparut.
— Bon ! dit Sartine, Pouvons-nous
entendre l’épilogue de tout ceci ?
— Monsieur, je vous informe que la ferme en
question a été retrouvée grâce à la fumée de l’incendie qui la
consumait. Un cadavre méconnaissable a été retiré d’un amas de
cendres. Aucune trace de l’objet que vous savez.
— Que l’on continue à chercher. Il reste
que ces nouveaux éléments confirment les affirmations du témoin. Il
me semble que la clarté de la raison illumine soudain de ses feux
une affaire qui n’a que trop traîné.
— J’évoquais son origine première… Faites,
faites, monsieur le commissaire, mais en redoublant le pas.
À la grande surprise des assistants, Nicolas
frappa dans ses mains. Une dame vêtue en bourgeoise, courte et
replète, fit son entrée, portant à la main un rameau de plante.
Elle envisagea l’assemblée avec effroi, considéra chacun des
assistants avec insistance, aperçut le commissaire à qui elle
sourit et abaissa la tête en signe d’approbation.
— Monsieur Balbo, avant qu’elle ne sorte,
connaissez-vous cette dame ? Regardez-la bien.
— Point du tout, monsieur. C’est la
première fois que…
— Bien, bien, n’insistons pas…
— Oui c’est cela, en effet !
N’insistons pas. On ne se complaît que trop parfois dans des
expériences étranges qui ne mènent à rien.
— C’est souvent vrai, monseigneur.
Toutefois, une question pour finir.
Il marcha vers l’inconnue, lui prit la plante
des mains et la balança sous le nez de Tomaso Balbo.
— Connaissez-vous cette plante ?
— Certes, à bien y regarder c’est du
lierre.
Nicolas s’approcha du bureau de Sartine, prit
une feuille de papier, y écrivit un mot en pattes de mouches et
revint sur Balbo.
— Connaissez-vous le nom latin du
lierre ?
— Hélas, non !
— Nous allons vous l’apprendre.
Il lui tendit la feuille de papier. Balbo la
prit et la lut.
— Le nom latin du lierre est HEDERA. Me voilà plus savant grâce à vous,
monsieur. Je vous en rends grâce, mais je ne
comprends pas le sens de tout cela.
— Ma foi, monsieur, nous voilà nous aussi
plus savants et je vais vous le prouver.
Quand ils se remémoraient la scène qui suivit,
les témoins ne parvenaient pas à s’en expliquer la rapidité.
Nicolas courut vers une panoplie2 qui
décorait l’un des murs, lui emprunta une dague de guerre, bondit
sur Balbo et, le maintenant par le col, le dressa de son fauteuil
et lui plongea l’arme dans le ventre. Plusieurs assistants
crièrent, Sartine se leva, pâle, agitant les mains. Ce qui suivit
redoubla la stupeur générale. De la blessure de Balbo ne
jaillissait pas un flot sanglant mais un large ruisseau de sable
qui, peu à peu, formait un petit monticule sur le parquet. Pour
finir, un objet entraîné par cette cascade jaillit du ventre ouvert
et tomba, jetant des éclats resplendissants à la lueur des
flambeaux et du soleil couchant, le passe-partout de la
reine.
L’homme fit un pas de côté et telle une bête aux
abois tourna la tête, cherchant une issue.
— Qu’on se saisisse de Tomaso Balbo, cria
Sartine. Qu’on le surveille étroitement.
Bourdeau avait précédé les ordres du ministre et
avec l’aide de Rabouine, discrètement réapparu, il s’employait à
entraver Balbo. Un coup de pied asséné derrière les jambes obligea
l’homme à s’agenouiller et c’est dans cette position qu’il fut
maintenu immobile.
— Ainsi, dit Sartine radieux, soufflant à
perdre haleine sur le bijou, prestement ramassé, pour en disperser
les derniers grains de sable, le vrai coupable est donc le frère
venu d’Italie ?
— Point du tout, monseigneur, vous vous
méprenez. Vous avez devant vous Vicente Balbo, chantre contraltiste à la Chapelle du roi. Je l’accuse des
assassinats de Lamaure, serviteur du duc de Chartres, du petit
Sansnom dit d’Assy, prostitué, de l’inspecteur Renard et, pour
terminer, je le tiens coupable du meurtre de son frère jumeau
Tomaso Balbo dont le corps, désormais indéchiffrable, a été
retrouvé dans la ferme incendiée près de Rocquencourt.
— Comment ! Mais, enfin !
Expliquez-nous, monsieur, les raisons qui vous ont conduit sur
cette voie si… si… incroyable ?
— Monseigneur, je demande justice ! Je
suis en vérité Tomaso Balbo. Mon seul tort a été de vouloir
emporter ce bijou qui m’aurait aidé à commencer une nouvelle vie.
J’en ignorais tout à fait l’origine.
Sa force de conviction était telle que Sartine
hésitait.
— Monsieur le commissaire, êtes-vous assuré
en votre certitude ?
— Me laisserait-on dévider mes raisons que
tout aussitôt le vrai s’imposera.
— Nous vous écoutons. Et d’abord justifiez
ce geste effarant, vous êtes, je l’espère, conscient du risque
qu’il impliquait ?
— C’est que, monseigneur, j’étais sûr de
mon fait et cela pour plusieurs raisons. Ainsi, à mon arrivée à
l’hôtel d’Arranet, si heureux du dénouement et tant reconnaissant à
cet homme d’avoir sauvé Mlle d’Arranet, je me suis précipité
pour l’étreindre et le remercier. Notez que nous portons tous des
vêtements légers, la canicule qui perdure nous l’impose. J’ai alors
bien senti cette masse au contact inattendu, semblable à celle d’un
sac de sable. Me revint alors en mémoire le récipient empli de
sable dans la demeure de Vicente Balbo. Je revoyais aussi ce sable
crissant sous mes bottes au Grand Commun, la nuit où nous avons failli arrêter l’homme aux bouteilles
d’urine. Je l’avais cru blessé par Pluton, de fait le sac avait dû être percé à cette occasion.
— Qui est ce Pluton dont je découvre le
nom ? demanda Sartine piqué de son ignorance.
— Il s’agit plutôt d’un cerbère,
monseigneur, de ce chien qui veillait aux portes des Enfers !
De fait, un mâtin de la louveterie du roi !
Sartine leva les yeux au ciel.
— Le deuxième point concernait cette dame
que j’ai fait comparaître. La veuve Meunier, qui tient un hôtel
tranquille et apprécié. Elle a reçu à la fin du mois d’avril,
précisément la nuit du 21 avril 1778, un voyageur étranger qui
se présentait comme un négociant, parlait parfaitement en français
avec un léger accent, mais…
— Mais ?
— … a fait sur le registre une tache
d’encre sur son nom, ou sur l’absence de son
nom. De plus, il traitait des choses botaniques avec
l’aisance d’un savant et appelait, par exemple, le lierre qui
tapisse la façade de l’hôtel de la veuve Meunier de son nom latin
HEDERA. Ce terme, vous l’avez sans
doute noté a été déchiffré sans difficulté par cet homme alors que
l’écriture était minuscule. Or Tomaso Balbo porte des besicles pour
lire.
— Comment pouvez-vous affirmer
cela ?
— Par un extraordinaire hasard, lors de son
unique promenade à Paris, il avait été croqué, lisant avec son
frère, dans une allée des Tuileries par M. de Saint-Aubin !
J’ajouterai, au passage, que le prétendu Tomaso Balbo reconnaît
avoir préparé un poison pour les rats, lequel fut, monseigneur,
administré au malheureux Lamaure avant qu’on ne tente de
faire accroire la thèse de sa noyade dans le
Grand Canal. L’ouverture a…
— Épargnez-nous l’ouverture, de
grâce !
— Soit. Pourtant, il se garde bien, lui le
botaniste éminent, de le nommer par son nom savant DATURA. Enfin, la veuve Meunier, elle peut en
témoigner, a bien reconnu ce Balbo-là comme son pensionnaire
inconnu du mois d’avril. Quant à lui il a nié l’avoir jamais
connue. Et pour cause ! Si c’était Tomaso, il n’y avait aucun
inconvénient à ce qu’il la reconnût, dans l’autre cas, feindre
d’identifier une personne dont on ignore le rôle qu’elle a joué,
c’est un pari dangereux. Toutes ces raisons rassemblées ont forgé
ma conviction.
— Mais j’insiste, sur l’assassinat de
Lamaure, serrez-vous désormais la vérité de plus près ?
— Les indices et de présomptions équivalent
à des preuves. Lamaure s’est rendu à Versailles, sans doute chez
Balbo. Nous présumons que Renard l’y avait précédé, inquiet des
soupçons qui pesaient sur le valet de Chartres. On décide de le
supprimer comme constituant un péril pour l’association. Le piège
s’organise. Il arrive, les trois compères discutent devant un café
et des croquignoles. Lors de l’ouverture, des débris …
— … oui, oui, poursuivez !
— Le datura ingéré fait son effet. Avec
deux montures, Renard et Balbo se rendent au Grand Canal et
organisent la mise en scène en immergeant le cadavre. Renard jouera
le rôle que l’on sait avec le gardien des grilles de la Petite
Venise.
— Je suis Tomaso Balbo, hurla l’homme
agenouillé. Et si je ne l’étais pas, pourquoi aurais-je épargné
Mlle d’Arranet ?
Nicolas se pencha vers lui.
— Que voilà une question curieusement
énoncée ! Pourquoi auriez-vous ? C’est parler beaucoup
plus comme pourrait le faire Vicente, ne le
sentez-vous pas ? Oh, certes ! Vous l’avez épargnée,
grâce à Dieu, car elle était pour vous une manière de garantie, un
sauf-conduit, un billet à l’ordre de notre reconnaissance sur
lequel vous comptiez pour éviter de trop gênantes questions, bref
la certitude de disparaître sans encombre et d’aller négocier, dans
des conditions que…
— … que, mon cher Nicolas, nous laisserons,
interrompit Sartine, environnées de ténèbres.
— … L’objet précieux niché dans votre panse
de sable. Vous affirmez n’être point Vicente Balbo ? Soit. Le
docteur Semacgus, chirurgien de marine, va vous examiner dans un
arrière-cabinet et nous verrons bien si vous êtes ce que vous
prétendez.
L’homme se tordit dans ses liens et se mit à
hurler. Sartine ordonna qu’on l’emmène. L’assistance demeura un
temps silencieuse, puis tout le monde se mit à parler en même
temps. Aimée pleurait dans les bras de Nicolas sous le regard ému
de l’amiral. Sartine entraîna le commissaire près de la
croisée.
— Mon bon ami, le temps presse. Nous allons
tous deux à Choisy rassurer le roi et remettre l’objet à la reine.
Décidément, vous êtes victorieux dans tous les combats… Sans vous…
Mais éclairez-moi, certains points me paraissent encore obscurs.
J’envisage les raisons qui ont conduit à tuer Lamaure, mais pour le
petit d’Assy ?
— Notre ami Semacgus et Noblecourt ont sur
cet aspect de l’affaire d’étranges présomptions. Ils s’interrogent
sur le degré de déraison du coupable. Dans le meurtre atroce que
vous évoquez, s’est-il acharné sur sa victime ou sur
lui-même ?
— Comment cela ?
— Il tue et massacre
avec orgueil et provocation, avec la certitude de n’être point
démasqué… tout en souhaitant peut-être le contraire. Il abandonne
partout sur son passage des textes du Quadrille des puissances comme autant de défis. Et
il détruit avec sauvagerie le corps du malheureux, supprimant ainsi
ce qui fait de lui un homme et le rendant semblable à
lui-même.
— Quelle fantasmagorie ! Je crains que
nos amis ne battent la campagne, ne les suivez pas dans ces
détours-là ! Encore une précision, pourquoi Renard a-t-il été
assassiné au Grand Commun ?
— Sans doute appelé par un message de
Balbo. Ce dernier n’a pas dû le retrouver sur le corps. Je suis
arrivé trop tard rue du Paon. Se faisant passer pour un policier,
il y était passé avant moi et l’avait détruit. J’en ai retrouvé les
traces dans les cendres de la cheminée. Il a dû aussi récupérer les
manuscrits des libelles proposés par Renard à Lenoir et à Madame
Adélaïde, toujours précieux aux mains de quelqu’un aux abois. Dans
l’immédiat le péril est éteint avec la mort de l’inspecteur et
l’arrestation de Balbo, mais vous savez que le danger dans ce
domaine est un phénix qui renaît toujours de ses
cendres !
— Mais pourquoi a-t-il tué son
complice ?
— La question contient la réponse. La
raison ne gouverne pas cet esprit-là. Les amateurs du
passe-par-tout se raréfiaient et seule subsistait la valeur
intrinsèque du bijou. Une querelle à ce sujet ou l’honneur d’un
mari bafoué ? Je crois malaisé d’éclaircir les raisons d’un
acte qui conclut cette sanglante tragédie. Il fallait que chacun
disparût. Le vol au bal de l’Opéra engageait un enchaînement fatal
dans lequel la vengeance, l’amour, l’orgueil et la folie ont joué
leurs registres.
— Et…les princes ?
— La grossesse de la reine agite ces
eaux-là. Ils ont cru pouvoir tenter quelque chose, leurs officines
concoctent d’ignobles pamphlets, mais vous savez assez,
monseigneur, que les comploteurs de cet acabit ne se mouillent
jamais et s’effacent en retrait au moindre risque. L’un a regagné
son bord et l’autre est resté sur la rive, aux aguets…
— Que de conséquences en cascade !
murmura Sartine qui paraissait se parler à lui-même. La maison de
la reine… Chartres… Provence ! Nous baignons dans les
trahisons… Tels sont les risques des charges qu’on ambitionne et
qu’on ne possède souvent qu’aux dépens de sa tranquillité, quand ce
n’est pas de son honneur et de sa probité. Il est encore plus
difficile de se soutenir dans sa place que d’y parvenir… Tout est
contre-miné et chaque pas peut ouvrir un abîme.