XII
LE CRIME DES MÉNECHMES
Or ces malheurs ne sont pas conçus d’une âme raisonnable et humaine […], mais ils sortent de la pire malice.
Hermes Trismégiste
Vendredi 14 août 1778
Aucun mouvement n’avait été décelé autour de la maison de Balbo durant la nuit. Nicolas se fit conduire à Versailles où il put s’entretenir avec Sartine entre deux portes. Atterré, le ministre se fit expliquer les mesures prises et proposa de faire avertir l’amiral d’Arranet à Brest par un pli porté par un chevaucheur. Il n’était pas possible de laisser le père d’Aimée ignorer ce qui était advenu.
L’inaction rongeait Nicolas qui marcha longtemps dans les jardins déserts. Il s’assit dans le bosquet de la Girandole et se laissa envahir de l’odeur pénétrante des buis. Bien des éléments lui paraissaient incom préhensibles ; il se mit en mesure de les rassembler. Certes, il distinguait bien le pourquoi des premiers meurtres. Le soupçon qui s’était d’abord porté sur Lamaure avait aussitôt alerté Renard et l’inconnu. Ils couraient le risque de voir l’enquête remonter facilement jusqu’à eux. Pour le petit d’Assy, si atrocement traité, même cause : sa liaison d’affaires ou autre avec l’inspecteur Renard constituait un péril auquel il avait été urgent de remédier. Sa réflexion butait pourtant sur le cas du policier. Dans toutes les hypothèses, les deux survivants du complot tramé à partir du vol du passe-partout paraissaient utiles et indispensables l’un à l’autre. Une querelle fondée sur une cause inconnue avait-elle conduit à l’élimination de Renard ? Sa femme, la lingère de la reine, son intuition le lui suggérait, n’était-elle pas le nœud de l’énigme ? Restait à déterminer dans quelles conditions. Il n’y avait évidemment rien à attendre du côté des Princes. Renard avait été l’intermédiaire avec Chartres et Provence, désormais prudemment à l’écart.
Il fallait s’en tenir à la routine des mesures policières classiques : s’en remettre aux innombrables mouches, être à l’écoute, multiplier les surveillances et les perquisitions des demeures isolées autour de la ville royale, rechercher l’origine des bouteilles en fer- blanc, des sangles et, enfin, ils ne devaient pas être nombreux à Paris, interroger les fabricants qui vendaient des instruments nécessaires aux opérations de transformation chimique de l’urine en phosphore. Si rien n’advenait dans la journée, il quitterait Versailles le lendemain pour Paris afin d’y poursuivre le détail de son enquête. Il ressentait d’ailleurs comme nécessaire cette plongée dans la distraction d’un travail policier habituel. Il supportait mal l’attente et l’action lui ferait sans doute oublier par instants les images affreuses qui se formaient sans cesse dans son esprit et qu’il ne parvenait pas à chasser.
Samedi 15 août 1778
Après avoir donné ses dernières instructions à Bourdeau et organisé le relais des mouches pour une rapide transmission des informations, il quitta l’hôtel d’Arranet au petit matin. Sémillante piaffait, folâtre de se retrouver sur la grand’route dans la fraîcheur relative des premières heures du jour. Nicolas, tout à ses pensées, lui laissa le choix de l’allure.
La maisonnée de la rue Montmartre l’accueillit avec joie tant chacune de ses absences, surtout lorsqu’elles se prolongeaient outre mesure, inquiétait. L’allégresse fut de courte durée quand on apprit l’inquiétant enlèvement d’Aimée d’Arranet. Semacgus en visite s’associa à la déploration générale.
Dans le salon de Noblecourt, Nicolas constata avec surprise et contentement que Pluton avait pris ses quartiers et dormait sur le flanc aux côtés de Cyrus, Mouchette sur son dos. La chatte, tel un petit David campé sur quelque Goliath, paraissait sereine, savourant un triomphe qu’elle exprima par un petit cri aigu à l’intention de son maître. Celui-ci en conclut qu’à la suite de mystérieuses tractations la paix avait été signée. Il n’en pouvait être autrement dans une maison où régnaient sans partage le bonheur et l’aménité.
— Pauvre Aimée ! dit Noblecourt, quelle épreuve !
Nicolas développa ses quasi-certitudes sur l’existence de deux individus se ressemblant à un point tel que, sur le dessin de Saint-Aubin, on aurait juré des frères. L’un servant sans doute d’alibi à l’autre, volontairement ou non. Il exprima sa crainte que le coupable ne fût privé de raison, comme le prouvaient cet orgueil malade et ces provocations incessantes animées d’un sentiment complet d’impunité.
— Voilà bien le plus grand risque, dit Semacgus pensif.
— Qu’espère-t-il de cet acte inouï ? Il coupe les ponts derrière lui… Que peut-il fomenter ?
— Vous avez été procureur. N’avez-vous jamais rencontré de cas similaire susceptible aujourd’hui de nous fournir exemple et leçons ?
Noblecourt frappa de sa paume l’accoudoir de son fauteuil.
— Et dire qu’il y a quelques jours je lisais Les Ménechmes de Plaute… La meilleure illustration des malheurs suscités par la ressemblance parfaite entre deux hommes ! Quant à votre question, il me souvient d’une servante accusée d’avoir tué cinq nourrissons dont elle avait eu successivement la charge. L’affaire était d’autant plus grave qu’à cette époque on accusait la police de pratiquer des enlèvements d’enfants. Le peuple fut si irrité de ces rumeurs qu’il déclencha des émeutes durement réprimées. Enfin l’émotion retomba et on apprit que cette femme avait, vingt ans auparavant, perdu son premier-né qu’une nourrice avait laissé choir. Son esprit revivait sans cesse ce drame. Dans la vie quotidienne, elle agissait sans attirer l’attention. Seule la vue d’un nourrisson la replongeait dans son obsession et ranimait sa folie meurtrière. Et j’ai observé qu’elle laissait derrière elle des traces évidentes que d’ailleurs, Nicolas, vos prédécesseurs négligeaient. Elle avait la folie de croire qu’elle échapperait à la justice, tout en s’efforçant d’attirer son attention. De fait, on peut sudoborer qu’elle souhaitait qu’on la démasque. Quelle morale y a-t-il à tirer de cela ?
— Beaucoup, et de la meilleure eau, s’exclama Semacgus. Vous nous offrez un récit bien instructif à beaucoup d’égards. Primo, à l’origine de ces états de démence, il y a souvent un événement qui nourrit l’obsession. Secundo, les crimes perpétrés par ces meurtriers s’apparentent à la fois à une vengeance, à la détestation d’une société qui a permis la cause première d’un drame et, au bout du compte, une recherche gazée d’un châtiment.
— J’entends votre réflexion, mon cher Guillaume, qu’en déduisez-vous pour la présente affaire ?
— D’éclatantes vérités ! Tout ce que vous nous avez appris de ce Vicente Balbo se loge en perfection dans le cadre de notre raisonnement. Imaginez-vous que la castration, cette pratique sauvage, lèse le corps sans blesser l’âme ? Vous êtes en présence d’un être diminué à l’origine et qui ne peut en éprouver qu’une immense amertume.
— Vous suggérez donc que Vicente Balbo…
— Considérez votre homme. Il n’a pas atteint ce point de haute renommée qu’illustrent certains de ses confrères célébrés par tous et protégés des rois. Leurs noms vous viennent en mémoire. Haute-contre à la Chapelle du roi est certes une position des plus honorable, mais…
— Mais ?
— Mais, pour un homme blessé ! Vous le décrivez agité, arrogant, assuré en son art et en ses perfections. Convaincu d’avoir composé un chef-d’œuvre qu’il souhaite voir jouer dans des conditions inédites, il va, dépassant sans vergogne les règles de la pudeur et de la bienséance, jusqu’à évoquer les capacités d’une virilité amputée : la déraison bâtit en maîtresse sur ces décombres-là ! Aussi peut-on tout attendre d’un homme qui rassemble sur lui-même tant de funestes charges !
— Hélas ! Ma pauvre Aimée.
Le temps s’écoulait, songeait-il, insoucieux des malheurs des humains. Pourquoi fallait-il que succédât à tant de bonheur cet événement aussi imprévisible ? Devait-on payer comptant les joies si rares de l’existence ? Antoinette, la Satin, engagée à Londres dans un combat secret et périlleux, Julie de Lastérieux assassinée et maintenant Aimée enlevée…
— Souhaitez-vous que je vous accompagne ?
— Votre présence m’aidera, dit Nicolas ému de la proposition de Semacgus. Nul doute que j’aurai besoin de votre entregent et de vos lumières dans les démarches que j’entends entreprendre.
Il précisa celles qui lui paraissaient susceptibles d’apporter des indications sur le lieu où pouvait se terrer Balbo avec sa victime. Les détails les plus insignifiants se révélaient souvent à l’usage plein de sens.
— Les parties dispersées, murmura Noblecourt inspiré, se rassemblent un jour en un ensemble cohérent. L’unique est dans le multiple.
Le chirurgien de marine lança un coup d’œil indulgent à Nicolas.
— Notre grand talapoin a rendu sa sentence.
— Riez et ricanez comme si je ne vous voyais pas et mesurez le poids de mes paroles. Vous en avez naguère vérifié la justesse ! Et vous, Nicolas, sachez que rien ne s’obtient, comme dirait Babet la bouquetière1, qui ne soit fortement voulu.
Poitevin conduisit Sémillante à l’écurie. Nicolas nourrissait l’espoir de l’acquérir. Il s’en ouvrirait à Le Noir. Il monta dans la confortable voiture de Semacgus. Celui-ci prit la direction des opérations, donnant l’ordre à son cocher de rallier le Jardin du roi. Il le fréquentait assidûment, continuant à s’adonner à la passion de la botanique. Parvenus à destination, ils se séparèrent un moment ; pendant que le chirurgien serait en quête d’informations sans effaroucher ses correspondants par une présence policière, Nicolas l’attendrait dans le vaste enclos, le plus pittoresque et le plus champêtre de la ville. Proche de la rue du Jardin du roi, le Labyrinthe, petite butte surmontée d’un banc circulaire, l’attira. De ce point de vue, le regard portait sur nombre d’arbres exotiques que M. de Buffon avait fait disposer au fur et à mesure que les boutures rapportées par les voyageurs s’étaient acclimatées. Au loin, sous la brume de chaleur, la ville s’étendait, belle et dangereuse à la fois. Le spectacle dissipa un moment ses inquiétudes. Semacgus revint bientôt, l’air satisfait.
— J’ai frappé à la bonne porte. J’ai vu les gens de M. Cuvier. Pour tous les ustensiles utilisés en chimie, le fournisseur est unique, vu le nombre limité d’amateurs. Seule la manufacture de verrerie de Sèvres, dans le bas Meudon, reçoit et exécute les commandes de cette nature.
— Dans ces conditions, prenons le boulevard du Midi et nous reviendrons par la Seine. Le charbon de terre nécessaire au creuset des chimistes est vendu devant le quai des Quatre Nations ou à la porte Saint-Bernard devant la grève.
— À Dieu vat !
Semacgus entreprit de distraire Nicolas en lui décrivant les merveilles des collections du cabinet du roi où se pouvaient admirer les dépouilles des animaux qui peuplent les quatre éléments. En sortant du Jardin du roi, ils prirent à main droite le boulevard du Midi qui commence au levant de la ville en face de l’Arsenal et qui se termine au couchant au quinconce des Invalides. Peu fréquentée, l’artère permettait de passer rapidement de l’est à l’ouest.
— N’évoque-t-on pas la perspective d’édifier un nouveau pont qui servirait à joindre les boulevards du nord et du midi ?
Il souhaitait que Nicolas s’étourdît de paroles et ne s’abandonnât pas à la rumination de pensées morbides.
— M. Le Noir ne cesse d’en entretenir ses bureaux. Ce pont ferait communiquer les faubourgs Saint-Honoré, du Roule et de Chaillot au faubourg Saint-Germain, au Palais Bourbon et aux Invalides. L’accroissement de la ville le rend indispensable.
Le chirurgien ayant épuisé ce sujet, le silence retomba. Il choisit d’en revenir au cabinet du roi, sujet inépuisable.
— Le plus extraordinaire, c’est la manière découverte par une certaine Mme de Montreuil pour à la fois conserver et donner la pose aux oiseaux en plumes. Des insectes destructeurs ravageaient jusque-là les exemplaires des cabinets. Ceux qu’elle traite brillent de leurs plus belles couleurs et son génie a su imprimer à leurs attitudes une vie telle qu’on les croit encore animés par le feu et la grâce de la nature !
— Ne dit-on pas, reprit Nicolas, mordant à l’hameçon qui lui était tendu, que M. Fragonard, anatomiste de son état, a naguère pratiqué sur des cadavres des expériences qui les transformaient en momies ? Sanson m’en a souvent parlé pour avoir fourni les corps nécessaires au praticien.
— Cela est vrai et il pousse le réalisme jusqu’à mettre en scène ses écorchés. Ainsi ai-je eu le privilège, il y a une vingtaine d’années, d’admirer à Maisons-Alfort son cavalier de l’Apocalypse où non seulement le cavalier est écorché et conservé, mais également sa monture. L’impression est effroyable et justifie le nom !
Semacgus se mordit les lèvres, mesurant dans les circonstances présentes l’incongruité de leur propos. Heureusement la sombre et ondoyante fumée de la verrerie de Sèvres signala son approche. Les deux amis, orientés par un concierge acrimonieux comme tous les gens de son espèce, finirent par découvrir le bureau des commandes où se vendaient aussi des exemplaires de porcelaines. Un employé méfiant, au profil de musaraigne, commença par éluder toute réponse aux demandes d’informations sollicitées par Nicolas. Son attitude finit par rompre la patience pourtant grande du commissaire qui, à la grande surprise de Semacgus, prit le malotru au collet et lui intima, sur un ton sans réplique, d’avoir à produire les registres des commandes pour l’année 1778. Ayant perdu sa superbe, l’homme se précipita et revint haletant avec un grand livre relié en peau. Nicolas le lui arracha des mains et se mit à le feuilleter fébrilement. Une exclamation indiqua qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Il poussa le volume sur le comptoir à la vue de Semacgus qui chaussa ses besicles et lut à haute voix la mention indiquée par le doigt de Nicolas.
— « Lundi 30 avril 1778. M. Thomas, quatre grands ballons de verre soufflé à ouverture. Délai de livraison 3 mois. Coût estimatif : 450 livres, la moitié payable à la commande ». Tiens ! il y a une mention d’une autre main « le susdit ayant indiqué ne pas disposer des espèces nécessaires, indique devoir revenir le lendemain ». Et une dernière indication : « Sans nouvelle du commanditaire, le travail ne sera pas effectué. » Voilà qui est étrange !
Le commis, adouci et désormais soucieux de réparer les conséquences de son mauvais accueil, s’approcha et se pencha par-dessus l’épaule de Semacgus.
— Si ces messieurs veulent bien m’écouter, je leur préciserai que nos productions sont de très grande qualité et leurs prix élevés. Sans doute ont-ils effrayé ce client qui n’a point reparu et est allé ailleurs acquérir ce qu’il ne pouvait acheter dans notre établissement.
— Que voulez-vous dire ? demanda Nicolas. Trouve-t-on des ustensiles de cette nature ailleurs qu’à Sèvres ?
— Je vois que vous ne semblez pas au fait des diversités de ce négoce. Il s’est multiplié par le nombre d’apprentis chimistes qui se divertissent dans leur intérieur…
Il devenait loquace, tout à son propos.
— … Ce sont des amateurs qui n’ont pas acquis par une expérience consommée l’art de décomposer et tirer la quintessence de toutes sortes de minéraux et de végétaux.
Il se fit mystérieux et baissa la voix.
— Plusieurs, et des plus huppés, estiment d’autant plus cette science occulte qu’ils s’y entendent moins. Ils s’y livrent sans méthode et sans principe et ruinent ceux qui sont assez dupes pour les écouter, les croire et leur prêter du crédit. Vous devez donc, messieurs, chercher en la ville ?
— Il y a d’autres lieux donc… ?
— Si vous ne visez pas la perfection, la chose est des plus aisée !
— Comment cela ?
— Des objets de qualité médiocre, il faut aller les chercher chez les fournalistes.
— Les fournalistes ?
— Oui, monsieur. Ce sont des sortes de potiers de terre qui ont la spécialité des fourneaux, creusets et cornues à l’usage des chimistes, des affineurs, des fondeurs et des distillateurs.
— Et où diable les trouve-t-on ?
— Place de l’hôtel de Conty, rue Mazarine et aussi au faubourg Saint-Jacques.
Nicolas fit à grand prix l’acquisition d’une tasse gobelet et de sa soucoupe à décor floral destinées à Aimée. Le commis les raccompagna, le chapeau à la main, ébloui par cet achat et sensible à l’écu double que Nicolas, toujours généreux et regrettant un peu son geste violent, lui avait glissé dans la main.
La voiture reprit le chemin de Paris.
— Vous vous ruinez, mon ami !
— C’est croyance de Breton dans l’espérance de la revoir…
— Allons… Que vous semble de tout ceci ?
— Guillaume, je tire de cette visite plusieurs informations utiles. Je constate qu’un certain M. Thomas, quelques jours après l’arrivée d’un inconnu à Versailles, se présente à Sèvres pour y commander des ustensiles de chimie. Que pour une raison inconnue il a renoncé à sa commande…
— Le coût élevé ?
— Cela paraît probable.
— Il y a autre chose de fort curieux, dit Semacgus, la mine éclairée par ce qu’il allait révéler à Nicolas.
— Qu’allez-vous me suggérer ?
— Ah ! Je ne reconnais pas l’élève des Jésuites de Vannes. Qu’un détail si capital vous échappât ! Pourquoi M. Thomas ?
— Il eût été trop beau qu’il se présente sous sa vraie identité. Il s’inspire de ce qu’il a fait avec la veuve Meunier : là un pâté et ici un faux nom !
— Vrai, mais il y a plus. Lorsqu’on use d’un nom forgé, il arrive souvent que, sans qu’on y prenne garde, on laisse échapper un indice de la vérité dissimulée.
— Je ne vous suis guère. Vous arrive-t-il parfois de noblecouriser ?
— Point du tout ! Et quand cela serait, notre vieil ami a souvent double vue ! Songez que ce nom est peut-être un prénom et celui réel de l’inconnu ? Thomas possède une origine fort ancienne. Il est directement issu de l’hébreu Theoma qui lui-même provient d’une langue plus ancienne encore. Et que signifie-t-il, car tous nos prénoms ont un sens ? Nicolas, par exemple, évoque la victoire et le peuple, Guillaume la volonté et le casque.
— Nous voilà équipés pour la guerre ! Et Thomas donc ?
— Thomas ? Écoutez bien, il signifie « jumeau ».
— C’est évidemment à prendre en compte, mais n’est-ce point là simple coïncidence ?
— Il n’y a point de coïncidence, sinon elle serait par trop extraordinaire par rapport à ce que nous savons par ailleurs. Quel risque y avait-il qu’on le reconnût ainsi ? Je vous trouve froid à cette suggestion, luttant contre vous-même.
— C’est, dit Nicolas d’un ton lamentable, que je ne veux point me donner de fausses espérances.
Le chirurgien ne répondit pas. Il lui parut que l’action demeurait le seul remède capable de faire oublier à Nicolas son souci. Il donna ordre à son cocher d’accélérer et, autant que le permettaient les embarras habituels de la ville, à un train d’enfer ils rejoignirent les bords du fleuve. Sur le quai des Quatre Nations, après plusieurs tentatives infructueuses auprès des marchands de charbon de terre, ils finirent par en découvrir un sur la grève qui se sou venait d’une commande importante qu’il plaçait au début du mois de mai. Il ne conservait trace d’aucune de ses livraisons, mais celle-ci l’avait frappé : il faisait déjà très chaud et son négoce s’en ressentait. Le volume de la demande l’avait surpris. Quant au transport des sacs, il revoyait un charroi sans doute loué pour l’occasion. Il leur désigna un homme qui fumait sa pipe, assis sur une borne. Celui-ci consentit à rechercher dans sa mémoire et se souvint avoir conduit à Versailles un chargement en compagnie d’un homme de haute taille. Son manteau couleur violette l’avait frappé. Pressé de fournir des précisions sur le lieu exact de la destination, il évoqua une maison isolée, ou plutôt une grange, proche de Versailles. En fait l’homme l’avait promené par tant de détours qu’il en avait eu la tête perdue tout au souci de tenir son lourd charroi. Il ne put rien leur apporter de plus conséquent. À deux pas, la rue Mazarine étendit leur enquête chez les fournalistes. Un des potiers qui, par chance, tenait registre de ses pratiques retrouva à la date du mardi 1er mai 1778 une vente de récipients, creusets et cornues nécessaires à l’exercice de l’art chimyque. Un détail l’avait frappé. Les objets emballés avaient été portés dans une charrette qui contenait une prodigieuse quantité de charbon de terre. Ils repartirent sur le quai des Quatre Nations pour derechef interroger le maître du charroi qui convint avoir omis de préciser que l’expédition avait fait halte rue Mazarine où la pratique avait des achats à faire.

L’heure avançant, Semacgus, qui s’inquiétait de l’état de son ami, mélange d’accablement et d’excitation, décida qu’une pause serait la bienvenue et qu’un dîner confortatif s’imposait. Il décida de l’entraîner malgré ses réticences chez la mère Morel, leur vieille complice gourmande, qui tenait auberge dans le quartier tout proche des boucheries Saint-Germain. La vue de la vieille salle enfumée et bruyante aux tables usées et tailladées sembla rasséréner Nicolas. La tenancière résistait aux ans et les étreignit sur sa vaste poitrine avec un enthousiasme non feint. Un pot de cidre et deux gobelets furent aussitôt apportés avec des bâtonnets de lard grillé dégouttant de saine graisse.
— La mère, dit Semacgus avec une œillade éloquente, veille à requinquer notre ami Nicolas qui en a bien besoin. Que nous proposes-tu ?
Elle se campa au bord de la table, les mains sur les hanches.
— Dans ce cas, mes gamins, il faut d’abord caresser et ensuite exciter. Que diriez-vous d’un jarret de veau à la boiteuse, cuit et fondu dans un bouillon triple ? Vous l’aurez servi avec ses deux jambes inégales : un ragoût d’épinards à la Chirac, c’est-à-dire fondus au beurre fin et des choux-fleurs à la sauce aux câpres.
— Et quel coup de fouet après cette suavité ?
— Pour vous remonter les sangs ! Ah ! mes gaillards, quoi d’autre que des langues de cochon fourrées ? Échaudées et assaisonnées, elles reposent gentiment couchées et pressées les unes sur les autres dans un pot bien bouché. Elles languissent durant une semaine. Après, les petites garces je les égoutte. Je pile grains de genièvre, laurier, thym, basilic, fines herbes, romarin, sauge et ciboule. Le tout est mêlé de sel et de salpêtre. Je brasse mes petites salopes et, foutre, encore une semaine au pot. Après je les lange dans de la chemise de cochon…
— … de la chemise ? demanda Nicolas chez qui l’intérêt croissait.
— Oui, de la toilette, de la crépine, comme tu veux ! A-t-on idée d’interrompre une aussi jolie chanson ! Je les suspends dans l’âtre une ou deux semaines, quoiqu’elles se puissent garder pendant un an. Avec les condiments variés, cela vous réjouira le cœur et l’âme. Et avec tout cela un pot d’eau rougie …
Et elle renvoya son clin d’œil à Semacgus.
— Que veut-elle dire par-là ? demanda Nicolas à qui rien de leur manège n’avait échappé.
— Sans doute que pour la première fois depuis que nous la connaissons, elle va te servir du vin ! Tu sais qu’elle n’en a point licence. Elle te sait dolent, prend des risques et t’en fait courir. C’est une bonne mère !
La conversation rebondit au sujet des dernières informations recueillies. Elles n’étaient pas suffisamment précises pour avoir de claires perspectives.
— Primo, dit Nicolas, lequel des frères présumés s’est chargé des achats en question ? Supposant que l’un vient d’arriver en France, il me semble peu approprié de le lâcher à Paris.
— Dans ces conditions, il ne peut s’agir de votre chantre, encore que le manteau marron rappelle la couleur prune signalée par la veuve Meunier.
— Encore une manière de fausser les pistes. Et les cornues, qu’en pense le savant ?
— Le savant estime que l’opération du phosphore peut se conduire dans des ustensiles de terre aussi bien que dans ceux de verre.
— Nous perdons notre temps ici, reprit Nicolas tout à sa hantise. Que ne sommes-nous à Versailles à battre la campagne ?
La mère Morel revenait avec le jarret fumant entouré de sa garniture et un pot de terre qu’elle posa sur la table avec un hochement complice à l’égard du chirurgien de marine. Silencieux, ils se consacrèrent à déguster une viande presque confite dans son jus et qui cédait à la cuillère.
— Pour répondre à votre question, poursuivit Semacgus, vos hommes, et Bourdeau qui en vaut dix, sont à Versailles. Les indications que nous avons recueillies n’apportent aucune lumière susceptible de nous conduire au domicile de l’inconnu, là où, sans doute, le matériel et le charbon ont été portés. Les relais de mouches sont en place. Soyez assuré qu’on sait même que vous êtes ici ! Pensez donc, la première police de l’Europe !
Il avait pris l’intonation de Sartine et réussit à faire sourire Nicolas.
— Vous avez sans doute raison. Remarquez comme l’homme a trompé le charretier en empruntant tant et tant de détours qu’il n’y avait plus moyen de s’y reconnaître !
— À n’en pas douter, cela signifie deux choses : soit qu’il s’agissait d’un homme connaissant parfaitement son chemin, soit d’un autre, hésitant sur la chose et se perdant dans le détail. Dans le premier cas, c’est votre Balbo, dans l’autre… Si ce n’est lui c’est donc son frère !
— Je parierais sur la première hypothèse : il est plus aisé de feindre de se perdre, que de se perdre vraiment et de se retrouver.
La langue de cochon fourrée fit son entrée avec tout un cortège de moutardes, cornichons, petits oignons et cerises au vinaigre. Les tranches de l’abat, d’un rose veiné étaient entourées d’une fine couche de gras croustillant et fumé. Par ce temps de canicule ce plat rustique apportait réconfort par sa simplicité que relevaient tous les condiments en théorie. Semacgus observa combien les mets pouvaient avoir d’influence sur les tempéraments de l’esprit, ce que dans sa naïveté avait exprimé la mère Morel. Il amusa Nicolas de propos piquants et d’aperçus originaux. Celui-ci n’était pas dupe des efforts de son ami ; il s’y prêtait, tout en dissimulant ce qui le poignait sans relâche.
— Du temps où la dissipation occupait mes instants, je me souviens de crises de conscience qui me ramenaient devant les tristes échéances de ma vie d’alors. Pourtant, il n’y avait point de dérangements du corps ou de l’esprit qui ne cédassent à certains mets. Ainsi le maquereau, frais, tendre et bien digeste, avec ses tranches de limon et de bigarade, faisait mes délices et mon contentement. Il apaisait mes remords. Plus que l’effet de ce poisson, c’était sans doute sa marinade qui était le principal agent de la satisfaction procurée. De même pour cette langue, prétexte à ces accompagnements.
Nicolas donna la main à ce divertissement en remarquant qu’enfant rien ne le consolait davantage que des galettes avec un peu de beurre salé. Il y trouvait le réconfort de sa mélancolie d’orphelin. Semacgus le sentait cependant sur un pied d’impatience et régla la dépense.
Son ami souhaitait rejoindre le Grand Châtelet, entendant poursuivre l’interrogatoire de Mme Renard. Il espérait que les impressions et la solitude de l’emprisonnement avaient réduit sa résistance et amené l’effondrement de ses défenses. Sans illusions sur ce nouvel entretien, il était déterminé à dire le faux pour obtenir le vrai. Il expliqua à son ami l’attitude pleine d’enseignements de la dame devant le cadavre de la basse-geôle. Elle avait d’évidence craint de devoir découvrir quelqu’autre personne et son soulas crevait les yeux au vu du corps de son mari. Lui faire accroire que celui auquel elle songeait avait péri pouvait conduire à d’utiles révélations. Oh, certes ! Il n’était pas très fier d’user d’une telle méthode, mais la vie d’Aimée en balance autorisait tous les moyens, même les plus détournés. Semacgus lui conseilla cependant, s’il obtenait ce qu’il souhaitait, de ne point laisser au bout du compte la dame dans l’impression de cette révélation et de lui dire alors la vérité. Nicolas devait savoir que le désespoir était mauvais conseiller, que la surveillance des prisonniers était sujette à caution et qu’on ne pouvait parfois éviter que des prisonniers n’en vinssent à des pensées funestes et ne s’homicidassent. Nicolas affirma être plus que d’autres sensible à cet aspect des choses et tiendrait bon avis des conseils de Semacgus.
Dès leur arrivée, et vérifié qu’aucun message n’avait été apporté de Versailles, ils descendirent dans la cellule de Mme Renard. Assise sur sa paillasse, les mains crispées sur le fichu croisé sur sa poitrine, elle les accueillit lèvres serrées et les yeux fixes. Nicolas la considéra un long moment et mesura aussitôt les conséquences de l’emprisonnement. La jolie femme, dont le charme naguère soutenu par les artifices des onguents et des poudres faisait illusion, avait laissé la place à un être vieilli et pitoyable. Il revit d’autres femmes arrêtées au cours de ses enquêtes ; toutes lui avaient laissé la même impression.
— Madame, j’ose espérer que cette retraite forcée vous a incitée à rentrer en vous-même. Dans le cas contraire, vous savez ce qui vous attend.
— Monsieur, ce n’est point encore dimanche, le jour imparti à vos menaces ! J’ai bon espoir que la reine…
— N’y comptez d’aucune façon. La reine ignore votre sort et, en aurait-elle été avisée, qu’elle s’en désintéresserait. D’ailleurs elle n’est point à Versailles. Et dimanche c’est demain.
— Qu’espérez-vous, monsieur ?
— Que la raison l’emporte sur votre obstination. Vous avez le choix entre le crime de vol et détournement d’effets royaux et la complicité dans trois meurtres qui vous conduiront imparablement à l’échafaud. Je n’évoque que pour mémoire les diverses questions auxquelles vous serez soumise. Alors, madame ?
— Et suis-je une girouette tournant à tout vent ? Pourquoi voulez-vous que j’acquiesce aujourd’hui à ce que je vous ai refusé hier ? Et quand je dis refusé, cela signifie que je n’ai rien à vous dire.
— Comme il vous plaira. Mais je dois vous signaler que la situation a changé et que des faits nouveaux aggravent encore les suspicions portées contre vous.
Nicolas n’aimait pas le rôle qu’il jouait devant cette femme déchue. Il en éprouvait la fausseté et la cruauté, que chassait aussitôt le visage d’Aimée d’Arranet dont le sort dépendait peut-être de ce que la dame Renard pouvait ou voudrait bien révéler. Semacgus se rapprocha du commissaire, leurs bras se touchèrent et il toussa. Cette présence physique, que Nicolas éprouva comme un encouragement, le confirma dans sa volonté de poursuivre.
— Madame, il faut donc vous dire que nous savons tout.
— Tout ?
Elle ricana.
— Cela vous fait rire ? Vous estimez donc qu’il y a bien des choses à connaître et vous doutez que nous les ayons découvertes ?
— Ah ! Vous interprétez mes paroles. Ce sont là propos de comédie et autant de filets troués, monsieur.
— Il y a donc du poisson à prendre ?
Elle ne répondit pas. L’inquiétude crispait son visage blême.
— Quelqu’un qui vous est proche et je présume cher a parlé.
Elle ne disait toujours rien, de plus en plus voûtée et comme rapetissée sur sa paillasse.
— Il n’a rien dissimulé, souhaitant décharger sa conscience à ce moment solennel pour lui.
— Quel moment ?
Il semblait que la panique la gagnât.
— Certes, c’est toujours ainsi quand on va paraître devant son souverain juge.
— Souverain… juge, balbutia-t-elle. Que signifie ?
— Hélas, madame ! Une si belle voix… Mais, pardieu ! un fieffé coquin.
Elle se dressa à demi, la bouche ouverte.
— Enfin, que de morts pour un bijou enfin restitué ! Sa Majesté sera ravie de revoir ce joyau offert par le roi. Au passage, madame, Vicente Balbo a avoué que c’est par votre truchement qu’il a connu l’existence de cet objet et le goût manifeste de la reine de s’en parer à toute occasion. Aussi…
Elle s’était levée dans le bruit des chaînes qui lui entravaient les pieds et poussa un hurlement qui rappela à Nicolas les loups qui hantaient la forêt autour de l’abbaye de Saint-Gildas. En écho des cris lointains résonnèrent dans la vieille prison.
— Madame, j’entends bien que la mort de votre amant vous émeut. Qu’avez-vous à perdre désormais ? La sagesse serait de tout révéler de ce que vous savez.
Soudain elle s’effondra. Semacgus se précipita et la recueillit dans ses bras. Il la déposa sur la paillasse, saisit le cruchon posé à terre et lui lança le contenu au visage. Nicolas hurlait qu’on appelât le père Marie avec son cordial. Celui-ci arriva aussi vite que le lui permettaient ses vieilles jambes. Le chirurgien entrouvrit les lèvres de la prisonnière et fit pénétrer quelques gouttes du contrecoup. Il lui tapota les joues en fermeté. Elle finit par revenir à elle et se mit à sangloter. Elle ne cessait de prononcer « Vicente » sur le ton d’une berceuse.
Nicolas, maîtrisant le mouvement naturel de compassion que cette scène lui inspirait, décida pourtant de pousser l’interrogatoire.
— Madame, puisqu’il est désormais établi que Vicente Balbo était votre amant, il vous tiendra à cœur d’aider notre enquête sur sa disparition.
Le mot dans son double sens le fit sourire amèrement.
— Comment et où l’avez-vous rencontré ?
Elle paraissait désormais sans résistance.
— À la chapelle, la première fois. Et lors de concerts au château.
— Est-ce de votre fait qu’il a été mis au courant de l’existence du passe-partout de la reine ?
— Il m’interrogeait avec curiosité sur les journées de Sa Majesté. C’est moi qui ai remarqué qu’elle aimait beaucoup ce bijou… C’est ainsi que l’idée a germé de lui enlever. Il m’avait convaincu que la chose serait des plus simples. Les diamants seraient démontés et négociés un par un. Munis de ce riche viatique nous partirions ensemble pour Vienne. Il comptait y faire recevoir son opéra. Ayant accès à la cassette de Sa Majesté, j’ai, le jour d’une visite prévue au bal de l’Opéra, desserré l’agrafe du passe-partout pour permettre à Vicente de s’en emparer plus aisément.
— Où vous retrouviez-vous ?
— Au Grand Commun. Il m’avait expliqué les raisons de ses incursions nocturnes. Le vol avait pour but de rassembler la matière en vue de son grand œuvre.
Elle parlait d’une voix monocorde, les yeux fixes.
— Son grand œuvre ?
— Cet opéra. Il voulait y faire paraître des spectres avec des masques qui luisaient dans le noir.
— Et le serdeau dans tout cela ?
— Il me servait de couverture. Vicente pouvait se dissimuler dans mon galetas. Ce petit Jacques était un niais qui croyait à mes promesses.
— Mais vous étiez sa maîtresse ? Qu’en disait Vicente Balbo ?
— C’était une grande âme ! Le croyiez-vous sensible à d’aussi misérables détails ? Il fallait bien en passer par-là…
Elle se remit à pleurer.
— Madame, connaissez-vous un certain Lamaure ?
— Non.
— Êtes-vous de près ou de loin impliquée dans le meurtre de votre mari, l’inspecteur Renard ?
— Je l’ai, il y a bien longtemps, secondé dans ses affaires, mais je ne l’aimais point, enfin pas au point de souhaiter sa mort. Et d’ailleurs, monsieur, c’est vous qui me l’avez apprise.
Nicolas jeta un coup d’œil à Semacgus, pensif, et lui fit un signe l’engageant à parler.
— Madame, dit-il à voix basse, un détail me trouble. Vous vous dites la maîtresse de Vicente Balbo. Mesurez notre étonnement, l’homme est un castrat, de ceux qu’un vain peuple moque et tourne à la dérision.
Elle redressa la tête comme insultée.
— Il m’aimait, monsieur, et cette particularité que vous me jetez au visage ne l’empêchait point de fournir à une femme ce qu’elle est en droit d’attendre d’un homme et qu’elle n’avait jamais reçu de son époux. Oh ! Mon Vicente, si doux, si tendre, si ardent…
Elle se mit à gémir, balançant la tête.
— Je crains, constata Semacgus, ne rien avoir de plus à en tirer.
— Doit-on le lui dire ? demanda Nicolas à voix basse.
— J’ai changé d’avis. Ce n’est pas nécessaire. Il la faut faire étroitement surveiller. L’homme sera pris mort ou vif. Et dans le second cas, de toute manière promis au gibet.

Sous le coup des révélations de la Renard, ils sortirent du Grand Châtelet. Alors qu’il montait dans la voiture, Nicolas fut hélé par Tirepot qui avait installé ses seaux et sa tente de discrétion à l’ombre de la forteresse.
— Nicolas, on a point voulu me laisser entrer, grogna-t-il d’un ton chagrin. J’ai un message pour toi ; la ligne en relais a frémi et on te presse de rentrer à Versailles au plus tôt.
Il lui donna une pièce en guise de consolation.
— Merci ! Voyez, Guillaume, je le pressentais. Il se passe quelque chose. Et grave sans doute, car dans tout cela je ne vois rien qui prétende me rassurer.
Semacgus tenta en vain de le raisonner. L’imagination de Nicolas envisageait toutes les possibilités sans en exclure aucune. Les encombrements à la Porte de la Conférence poussèrent au paroxysme son exaltation. Il sauta du carrosse, arracha le fouet des mains du cocher pétrifié et en dépit des protestations fustigea plusieurs attelages pour dégager la voie. Jamais Semacgus ne l’avait vu ainsi. Il n’osa rien lui dire, sachant par expérience que de pareils états ne se satisfont pas de paroles. De son côté Nicolas regrettait n’avoir point eu recours à Sémillante qui d’une traite l’aurait porté au galop à Versailles. Soudain frappé au milieu de sa réflexion par son impolitesse à l’égard de son ami, il lui pressa le bras et le soupir qu’exhala Semacgus lui signifia que ce geste avait été compris. Bientôt apparut le bois de Chaville, Fausses-Reposes et l’hôtel d’Arranet au milieu des arbres de son parc. Le cœur battait si fort à Nicolas qu’il en éprouvait de la gêne à respirer. Il sauta à terre, la voiture encore en marche. Il se précipita vers la porte. Il allait la joindre quand une frêle silhouette s’encadra dans l’entrée de la demeure. Ses jambes cédèrent sous lui d’émotion et c’est à genoux qu’il reçut Aimée dans ses bras. Les cheveux de sa maîtresse enveloppaient sa tête. Ses bras serrèrent avec ferveur un corps qu’il avait craint ne jamais revoir. Il sanglota un cours instant sous le regard ému de Semacgus qui se détourna. S’étant dégagé, Nicolas contemplait ébloui Aimée, sale et les traits tirés, mais souriante. Soudain, il aperçut derrière elle une ombre qui s’approchait. Il ne pouvait en croire ses yeux. Il repoussa Aimée, surprise de son mouvement, la fit passer derrière lui et tira son épée, tout à la fureur froide qui s’était emparée de lui. Dans cet état un reste de raison surnageait et il éprouvait une gêne d’avoir à attaquer un homme désarmé. Il entendit Aimée qui criait.
— Nicolas ! Que prétendez-vous faire ? Cet homme m’a sauvée.
— Comment ! Sauvée ? Cet homme-là ? Il y a là un mystère que je ne comprends pas.
L’homme s’était approché et saluait avec une timidité inattendue.
— Que faites-vous ici, Vicente Balbo ? hurla Nicolas que la fureur reprenait.
— Allons, Nicolas, tout beau ! dit une voix amie venant des profondeurs du vestibule. Vous n’entendez pas, je présume, trucider sous mon toit un homme désarmé et qui de surcroît a sauvé la vie à notre Aimée ?
L’amiral d’Arranet surgit, suivi de Tribord hilare.
— Je suis roué et courbatu d’avoir rejoint Versailles, en chevauchant depuis Brest de relais en relais comme un lieutenant. Dieu me damne si par instants je n’ai pas dormi en selle ! Encore heureux que les montures connaissent le chemin ! Je suis arrivé mourant et aussitôt ressuscité quand ce monsieur nous a ramené Aimée. Et pour dissiper tout malentendu, apprenez, Nicolas, que notre sauveur n’est point ce Vicente Balbo dont on m’a conté les méfaits, mais son frère jumeau Tomaso Balbo.
Nicolas repoussa la poignée de son épée et se précipita sur le nouveau venu qu’il serra avec effusion dans ses bras.
Il se recula et considéra le double parfait du chantre qu’il avait croisé chez Barbecano. Tout était semblable, sauf l’éclat absent des yeux, ceux-là étaient doux et bénins. Le personnage dégageait une impression de timidité et de réserve très opposée aux aspects flamboyants du caractère de son frère. De haute taille, il était doté d’un embonpoint, celui que Vicente Balbo simulait depuis des mois.
L’amiral fit rentrer tout son monde dans le salon et consulta sa montre.
— Le temps nous presse. Quelques explications et nous partons pour Versailles… M. de Sartine souhaite un récit détaillé de toute cette affaire et…
— Monsieur, je suis désolé de vous interrompre, mais dans cette affaire trois meurtres ont été commis et un enlèvement perpétré. Je connais le coupable. Il faut aviser sur-le-champ.
— Hélas ! Monsieur, dit Tomaso Balbo, mon frère est mort à l’heure qu’il est.
— Je crois, monsieur, que nous devrions reprendre le récit au moment où Mlle d’Arranet a été enlevée.
— J’allais, commença Aimée d’une voix blanche, quitter l’étang quand je fus agressée et traînée à travers les fourrés vers le chemin forestier. Bâillonnée, entravée et jetée au travers d’un cheval, je perdis un temps conscience. Je me réveillai allongée dans une cave obscure, une âcre fumée s’y accumulait. Je pensai étouffer quand monsieur a paru, m’a libérée et m’a sauvée en me tirant à l’extérieur. Nous avons marché, marché, perdus dans des forêts et, enfin, une troupe de gens de M. Bourdeau nous a découverts sur une petite route près du village de…
— Rocquencourt, dit l’inspecteur que personne n’avait vu entrer. Nous étions désespérés de revenir bredouilles quand un heureux hasard nous a favorisés. Les ordres ont été donnés pour retrouver le lieu où mademoiselle était retenue.
— Que de grâces nous vous avons, monsieur, dit Nicolas en s’adressant à Tomaso Balbo. Mais que de questions aussi. Ainsi…
— Ainsi, Nicolas, interrompit la voix rocailleuse de l’amiral. Nos voitures nous attendent et le ministre est par nature impatient.
Chacun se leva pour les rejoindre. L’amiral, Aimée et Tomaso dans l’une, Semacgus, Bourdeau et Nicolas dans l’autre. Avant d’y prendre place, Nicolas envisagea Rabouine, toujours habile à surgir dès qu’on avait besoin de lui. Sous le regard intrigué de Semacgus et celui, blasé, de l’inspecteur, il parut donner de longues instructions à la mouche qui les approuvait de hochements de tête. Les cris des cochers et les claquements des fouets ponctuèrent le départ du cortège pour Versailles. À la grande surprise de ses deux amis, Nicolas demeura silencieux tout au long du chemin. Semacgus murmura à l’oreille de Bourdeau que c’était la joie d’avoir retrouvé Aimée sauve.
Ils furent tous introduits chez le ministre qu’ils trouvèrent affairé autour d’un coffre en bois précieux, s’ouvrant par son flanc et contenant dans de petits compartiments tapissés de satin des perruques enveloppées dans du papier de soie. Agenouillé devant ce trésor, Sartine déballait une par une les coiffures de laine, de crin et de cheveux naturels avec des petits cris d’émerveillement. Il jeta un regard critique sur l’assemblée, se releva, quittant à regret son occupation. Il donna ordre à un commis de disposer des fauteuils et passa derrière son bureau. Le commissaire y vit une manière de tribunal.
— Voyez Nicolas, au lieu de m’apporter des cadavres comme certains… l’amiral d’Arranet a la délicatesse de me faire tenir un coffre de perruques précieuses saisi par un de nos gentilshommes corsaires sur un bateau de Sa Majesté britannique. Qu’il en soit remercié ! Alors, messieurs, où est le passe-partout de la reine ?
— Nous ne l’avons point. Sans doute Monsieur nous apportera-t-il à ce sujet des éclaircissements bienvenus.
Il désigna Tomaso Balbo.
— Quelle que soit la reconnaissance qui vous est acquise pour la sauvegarde de Mlle d’Arranet, vous comprendrez, monsieur, que nous sommes impatients de vous entendre.
L’homme se leva et salua, courbé plus qu’il ne convenait.
— Monseigneur, je remercie Votre Excellence de me donner l’occasion d’exposer une bien triste histoire. Je suis natif de Norcia, dans la province d’Ombrie. Mon père était apothicaire et savant éclairé dans beaucoup de domaines. Il fut calomnié par des médecins et subit une ruine totale. La famille était nombreuse, riche en fils et filles. Pour le salut commun, il décida, la mort dans l’âme, de sacrifier l’un de ses fils au Bel Canto. Nous étions des jumeaux. Le choix se porta sur moi ; cela allait de soi, je m’en explique.
— Et qu’arriva-t-il ?
— Eh ! Nous avions coutume, nous ressemblant à un point incroyable, d’échanger les tenues qui permettaient de nous distinguer. Même nos parents ne nous reconnaissaient pas. Le matin fatal, mon frère Vicente portait mon vêtement…
Tomaso Balbo ne précisait rien, avait-il sciemment favorisé cette méprise ?
— C’est lui qui subit ce traitement inhumain destiné à préserver, avant la mue, la pureté d’une voix, la mienne, distinguée dans la scuola di canzone de notre paroisse. La désolation fut générale quand on découvrit trop tard ce malheur. Son talent était médiocre ; sa carrière ne fut pas brillante…
— Cependant, remarqua Nicolas, je l’ai entendu chanter a capella et…
— Il a tant et tant travaillé qu’aujourd’hui il a atteint un degré de perfection notable, mais trop tard pour en avoir jamais tiré les glorieux bénéfices. Dès cet instant, il m’a voué une haine effrayante. Je n’ai jamais perçu le moindre signe que celle-ci eût cédé au temps. Au début de cette année, quel ne fut pas mon étonnement de recevoir une lettre. Il affirmait m’avoir pardonné, se disait proche d’un grand destin et souhaitait que j’en bénéficiasse. J’étais alors au bord du désespoir. Poursuivi par les mêmes haines qui avaient détruit mon père, j’avais comme lui compromis mon négoce.
— Qui était de quelle nature ? demanda Nicolas, attentif et qui prenait des notes.
— Je vendais des simples et soignais les maux courants. Après y avoir longuement réfléchi, car on doit finement démêler dans ces occurrences, je décidai de répondre aux sollicitations de mon frère, trop heureux de cette réconciliation et du salut inespéré qu’elle m’offrait. J’arrivai en France et constatai la sincérité de son retour à l’amour fraternel. Il me fit part de ses projets, non sans en dissimuler les aspects obscurs. Chacun des actes qui m’étaient imposés possédait sa sombre contrepartie ; je l’ignorais alors.
— À un moment ou à un autre, votre frère vous-a-t-il demandé du poison ?
Tomaso Balbo hésita un moment.
— À vrai dire, il s’est plaint devant moi de l’invasion de sa maison par des rats et de l’inefficacité des remèdes employés. Il voulait que je lui prépare un imparable moyen de l’en débarrasser. Je profitai de l’abondance de pommes épineuses dans son jardin pour lui apprêter ce qu’il demandait.
— Cette plante redoutable a-t-elle un autre nom ?
— C’est le seul sous lequel je la connais. Aussi…
— Encore une chose, dit Nicolas, ignorant les mouvements impatients que ses interruptions répétées suscitaient chez Sartine. À quelle époque fixez-vous la fourniture de ce produit à votre frère ?
— Ma mémoire défaille sur ce point… Au début de juin, mais j’avais observé qu’il ne s’en était pas servi aussitôt. Il me demandait aussi, sous forme de jeu, de le remplacer dans certaines circonstances. J’en éprouvais un grand malaise et me réfugiais le plus souvent dans le mutisme d’une intempérance supposée, dans la terreur de me couper.
— Venons-en, je vous prie, à cette fabrication de phosphore, matière qui a servi aux méfaits de votre frère.
— Pour moi, la chose n’avait qu’un but : sa volonté tendue vers un opéra qu’il écrivait et dont il imaginait sans cesse les effets extraordinaires. Il rêvait y faire paraître des spectres sur scène dans l’obscurité totale et alors que s’élèverait un chant somptueux, le sien. Il mettait une telle conviction dans la splendeur décrite, dans le saisissement du public qu’on se serait cru transporté à la représentation !
— Vous en parlez avec une fièvre…
— C’est que sa passion était contagieuse et repoussait toutes les objections !
— Vous êtes-vous rendu à Paris depuis votre arrivée ?
— Une fois, à ma demande pressante tant j’avais envie de voir cette grande ville. Nous avons visité Notre-Dame, les galeries du Louvre et les Tuileries.
— Nous reviendrons plus tard sur les conditions de votre vie clandestine. Comment avez-vous appris que Mlle d’Arranet avait été enlevée par votre frère ?
— Avant-hier soir, il est arrivé à cheval dans la fattoria, la ferme où j’habite et où est installé le laboratoire qui sert à la distillation du phosphore. Il a conduit mademoiselle, inanimée, dans l’une des caves du bâtiment et l’a enfermée à double tour. Je lui ai demandé une explication. Il a refusé, prétendant que des intérêts qui me dépassaient étaient en cause et que le mieux que j’avais à faire était de ne m’en point mêler. Je lui ai dit que j’étais à bout, que je ne supportais plus ces mystères et l’ai sommé de tout m’expliquer. Cela a plongé Vicente dans une de ses colères qui effrayaient tant mes parents lorsqu’il était enfant. Il hurlait que je n’étais qu’un médiocre, que je me trompais si j’avais cru qu’il me pardonnait, qu’il s’était servi de moi comme d’un instrument et que…
— Que ?
— Il m’a menacé. Nous en sommes venus aux mains. Il avait presque réussi à m’étrangler quand j’ai pu le repousser. Il est tombé en arrière sur l’angle d’une table. Hélas ! mort sur le coup. La table a heurté des cornues qui se sont fendues sous le choc, bousculant un creuset rempli de charbons ardents. Le feu a pris en un instant. J’étais comme fou. Il n’y avait pas une seconde à perdre. Je me suis précipité après avoir récupéré la clé vers la cave où j’ai découvert mademoiselle.
— Et cette clé ? demanda Nicolas.
— Dans la hâte, je l’ai sans doute jetée ou égarée.
Un commis entra qui parla à l’oreille de Sartine.
— Qu’il entre et qu’il fasse court.
Rabouine entra, saluant bien bas l’assemblée. Il chercha Nicolas du regard et, l’ayant trouvé, lui tint à voix basse un long discours qui ne manqua pas d’irriter le ministre dans son impatience d’en avoir achevé. Rabouine s’inclina de nouveau et disparut.
— Bon ! dit Sartine, Pouvons-nous entendre l’épilogue de tout ceci ?
— Monsieur, je vous informe que la ferme en question a été retrouvée grâce à la fumée de l’incendie qui la consumait. Un cadavre méconnaissable a été retiré d’un amas de cendres. Aucune trace de l’objet que vous savez.
— Que l’on continue à chercher. Il reste que ces nouveaux éléments confirment les affirmations du témoin. Il me semble que la clarté de la raison illumine soudain de ses feux une affaire qui n’a que trop traîné.
— Durant peu de jours en vérité… Monseigneur, puis-je poursuivre ?
— J’évoquais son origine première… Faites, faites, monsieur le commissaire, mais en redoublant le pas.
À la grande surprise des assistants, Nicolas frappa dans ses mains. Une dame vêtue en bourgeoise, courte et replète, fit son entrée, portant à la main un rameau de plante. Elle envisagea l’assemblée avec effroi, considéra chacun des assistants avec insistance, aperçut le commissaire à qui elle sourit et abaissa la tête en signe d’approbation.
— Monsieur Balbo, avant qu’elle ne sorte, connaissez-vous cette dame ? Regardez-la bien.
— Point du tout, monsieur. C’est la première fois que…
— Bien, bien, n’insistons pas…
— Oui c’est cela, en effet ! N’insistons pas. On ne se complaît que trop parfois dans des expériences étranges qui ne mènent à rien.
— C’est souvent vrai, monseigneur. Toutefois, une question pour finir.
Il marcha vers l’inconnue, lui prit la plante des mains et la balança sous le nez de Tomaso Balbo.
— Connaissez-vous cette plante ?
— Certes, à bien y regarder c’est du lierre.
Nicolas s’approcha du bureau de Sartine, prit une feuille de papier, y écrivit un mot en pattes de mouches et revint sur Balbo.
— Connaissez-vous le nom latin du lierre ?
— Hélas, non !
— Nous allons vous l’apprendre.
Il lui tendit la feuille de papier. Balbo la prit et la lut.
— Le nom latin du lierre est HEDERA. Me voilà plus savant grâce à vous, monsieur. Je vous en rends grâce, mais je ne comprends pas le sens de tout cela.
— Ma foi, monsieur, nous voilà nous aussi plus savants et je vais vous le prouver.
Quand ils se remémoraient la scène qui suivit, les témoins ne parvenaient pas à s’en expliquer la rapidité. Nicolas courut vers une panoplie2 qui décorait l’un des murs, lui emprunta une dague de guerre, bondit sur Balbo et, le maintenant par le col, le dressa de son fauteuil et lui plongea l’arme dans le ventre. Plusieurs assistants crièrent, Sartine se leva, pâle, agitant les mains. Ce qui suivit redoubla la stupeur générale. De la blessure de Balbo ne jaillissait pas un flot sanglant mais un large ruisseau de sable qui, peu à peu, formait un petit monticule sur le parquet. Pour finir, un objet entraîné par cette cascade jaillit du ventre ouvert et tomba, jetant des éclats resplendissants à la lueur des flambeaux et du soleil couchant, le passe-partout de la reine.
L’homme fit un pas de côté et telle une bête aux abois tourna la tête, cherchant une issue.
— Qu’on se saisisse de Tomaso Balbo, cria Sartine. Qu’on le surveille étroitement.
Bourdeau avait précédé les ordres du ministre et avec l’aide de Rabouine, discrètement réapparu, il s’employait à entraver Balbo. Un coup de pied asséné derrière les jambes obligea l’homme à s’agenouiller et c’est dans cette position qu’il fut maintenu immobile.
— Ainsi, dit Sartine radieux, soufflant à perdre haleine sur le bijou, prestement ramassé, pour en disperser les derniers grains de sable, le vrai coupable est donc le frère venu d’Italie ?
— Point du tout, monseigneur, vous vous méprenez. Vous avez devant vous Vicente Balbo, chantre contraltiste à la Chapelle du roi. Je l’accuse des assassinats de Lamaure, serviteur du duc de Chartres, du petit Sansnom dit d’Assy, prostitué, de l’inspecteur Renard et, pour terminer, je le tiens coupable du meurtre de son frère jumeau Tomaso Balbo dont le corps, désormais indéchiffrable, a été retrouvé dans la ferme incendiée près de Rocquencourt.
— Comment ! Mais, enfin ! Expliquez-nous, monsieur, les raisons qui vous ont conduit sur cette voie si… si… incroyable ?
— Monseigneur, je demande justice ! Je suis en vérité Tomaso Balbo. Mon seul tort a été de vouloir emporter ce bijou qui m’aurait aidé à commencer une nouvelle vie. J’en ignorais tout à fait l’origine.
Sa force de conviction était telle que Sartine hésitait.
— Monsieur le commissaire, êtes-vous assuré en votre certitude ?
— Me laisserait-on dévider mes raisons que tout aussitôt le vrai s’imposera.
— Nous vous écoutons. Et d’abord justifiez ce geste effarant, vous êtes, je l’espère, conscient du risque qu’il impliquait ?
— C’est que, monseigneur, j’étais sûr de mon fait et cela pour plusieurs raisons. Ainsi, à mon arrivée à l’hôtel d’Arranet, si heureux du dénouement et tant reconnaissant à cet homme d’avoir sauvé Mlle d’Arranet, je me suis précipité pour l’étreindre et le remercier. Notez que nous portons tous des vêtements légers, la canicule qui perdure nous l’impose. J’ai alors bien senti cette masse au contact inattendu, semblable à celle d’un sac de sable. Me revint alors en mémoire le récipient empli de sable dans la demeure de Vicente Balbo. Je revoyais aussi ce sable crissant sous mes bottes au Grand Commun, la nuit où nous avons failli arrêter l’homme aux bouteilles d’urine. Je l’avais cru blessé par Pluton, de fait le sac avait dû être percé à cette occasion.
— Qui est ce Pluton dont je découvre le nom ? demanda Sartine piqué de son ignorance.
— Il s’agit plutôt d’un cerbère, monseigneur, de ce chien qui veillait aux portes des Enfers ! De fait, un mâtin de la louveterie du roi !
Sartine leva les yeux au ciel.
— Le deuxième point concernait cette dame que j’ai fait comparaître. La veuve Meunier, qui tient un hôtel tranquille et apprécié. Elle a reçu à la fin du mois d’avril, précisément la nuit du 21 avril 1778, un voyageur étranger qui se présentait comme un négociant, parlait parfaitement en français avec un léger accent, mais…
— Mais ?
— … a fait sur le registre une tache d’encre sur son nom, ou sur l’absence de son nom. De plus, il traitait des choses botaniques avec l’aisance d’un savant et appelait, par exemple, le lierre qui tapisse la façade de l’hôtel de la veuve Meunier de son nom latin HEDERA. Ce terme, vous l’avez sans doute noté a été déchiffré sans difficulté par cet homme alors que l’écriture était minuscule. Or Tomaso Balbo porte des besicles pour lire.
— Comment pouvez-vous affirmer cela ?
— Par un extraordinaire hasard, lors de son unique promenade à Paris, il avait été croqué, lisant avec son frère, dans une allée des Tuileries par M. de Saint-Aubin ! J’ajouterai, au passage, que le prétendu Tomaso Balbo reconnaît avoir préparé un poison pour les rats, lequel fut, monseigneur, administré au malheureux Lamaure avant qu’on ne tente de faire accroire la thèse de sa noyade dans le Grand Canal. L’ouverture a…
— Épargnez-nous l’ouverture, de grâce !
— Soit. Pourtant, il se garde bien, lui le botaniste éminent, de le nommer par son nom savant DATURA. Enfin, la veuve Meunier, elle peut en témoigner, a bien reconnu ce Balbo-là comme son pensionnaire inconnu du mois d’avril. Quant à lui il a nié l’avoir jamais connue. Et pour cause ! Si c’était Tomaso, il n’y avait aucun inconvénient à ce qu’il la reconnût, dans l’autre cas, feindre d’identifier une personne dont on ignore le rôle qu’elle a joué, c’est un pari dangereux. Toutes ces raisons rassemblées ont forgé ma conviction.
— Mais j’insiste, sur l’assassinat de Lamaure, serrez-vous désormais la vérité de plus près ?
— Les indices et de présomptions équivalent à des preuves. Lamaure s’est rendu à Versailles, sans doute chez Balbo. Nous présumons que Renard l’y avait précédé, inquiet des soupçons qui pesaient sur le valet de Chartres. On décide de le supprimer comme constituant un péril pour l’association. Le piège s’organise. Il arrive, les trois compères discutent devant un café et des croquignoles. Lors de l’ouverture, des débris …
— … oui, oui, poursuivez !
— Le datura ingéré fait son effet. Avec deux montures, Renard et Balbo se rendent au Grand Canal et organisent la mise en scène en immergeant le cadavre. Renard jouera le rôle que l’on sait avec le gardien des grilles de la Petite Venise.
— Je suis Tomaso Balbo, hurla l’homme agenouillé. Et si je ne l’étais pas, pourquoi aurais-je épargné Mlle d’Arranet ?
Nicolas se pencha vers lui.
— Que voilà une question curieusement énoncée ! Pourquoi auriez-vous ? C’est parler beaucoup plus comme pourrait le faire Vicente, ne le sentez-vous pas ? Oh, certes ! Vous l’avez épargnée, grâce à Dieu, car elle était pour vous une manière de garantie, un sauf-conduit, un billet à l’ordre de notre reconnaissance sur lequel vous comptiez pour éviter de trop gênantes questions, bref la certitude de disparaître sans encombre et d’aller négocier, dans des conditions que…
— … que, mon cher Nicolas, nous laisserons, interrompit Sartine, environnées de ténèbres.
— … L’objet précieux niché dans votre panse de sable. Vous affirmez n’être point Vicente Balbo ? Soit. Le docteur Semacgus, chirurgien de marine, va vous examiner dans un arrière-cabinet et nous verrons bien si vous êtes ce que vous prétendez.
L’homme se tordit dans ses liens et se mit à hurler. Sartine ordonna qu’on l’emmène. L’assistance demeura un temps silencieuse, puis tout le monde se mit à parler en même temps. Aimée pleurait dans les bras de Nicolas sous le regard ému de l’amiral. Sartine entraîna le commissaire près de la croisée.
— Mon bon ami, le temps presse. Nous allons tous deux à Choisy rassurer le roi et remettre l’objet à la reine. Décidément, vous êtes victorieux dans tous les combats… Sans vous… Mais éclairez-moi, certains points me paraissent encore obscurs. J’envisage les raisons qui ont conduit à tuer Lamaure, mais pour le petit d’Assy ?
— Notre ami Semacgus et Noblecourt ont sur cet aspect de l’affaire d’étranges présomptions. Ils s’interrogent sur le degré de déraison du coupable. Dans le meurtre atroce que vous évoquez, s’est-il acharné sur sa victime ou sur lui-même ?
— Comment cela ?
— Il tue et massacre avec orgueil et provocation, avec la certitude de n’être point démasqué… tout en souhaitant peut-être le contraire. Il abandonne partout sur son passage des textes du Quadrille des puissances comme autant de défis. Et il détruit avec sauvagerie le corps du malheureux, supprimant ainsi ce qui fait de lui un homme et le rendant semblable à lui-même.
— Quelle fantasmagorie ! Je crains que nos amis ne battent la campagne, ne les suivez pas dans ces détours-là ! Encore une précision, pourquoi Renard a-t-il été assassiné au Grand Commun ?
— Sans doute appelé par un message de Balbo. Ce dernier n’a pas dû le retrouver sur le corps. Je suis arrivé trop tard rue du Paon. Se faisant passer pour un policier, il y était passé avant moi et l’avait détruit. J’en ai retrouvé les traces dans les cendres de la cheminée. Il a dû aussi récupérer les manuscrits des libelles proposés par Renard à Lenoir et à Madame Adélaïde, toujours précieux aux mains de quelqu’un aux abois. Dans l’immédiat le péril est éteint avec la mort de l’inspecteur et l’arrestation de Balbo, mais vous savez que le danger dans ce domaine est un phénix qui renaît toujours de ses cendres !
— Mais pourquoi a-t-il tué son complice ?
— La question contient la réponse. La raison ne gouverne pas cet esprit-là. Les amateurs du passe-par-tout se raréfiaient et seule subsistait la valeur intrinsèque du bijou. Une querelle à ce sujet ou l’honneur d’un mari bafoué ? Je crois malaisé d’éclaircir les raisons d’un acte qui conclut cette sanglante tragédie. Il fallait que chacun disparût. Le vol au bal de l’Opéra engageait un enchaînement fatal dans lequel la vengeance, l’amour, l’orgueil et la folie ont joué leurs registres.
Sartine s’approcha et murmura à l’oreille de Nicolas.
— Et…les princes ?
— La grossesse de la reine agite ces eaux-là. Ils ont cru pouvoir tenter quelque chose, leurs officines concoctent d’ignobles pamphlets, mais vous savez assez, monseigneur, que les comploteurs de cet acabit ne se mouillent jamais et s’effacent en retrait au moindre risque. L’un a regagné son bord et l’autre est resté sur la rive, aux aguets…
— Que de conséquences en cascade ! murmura Sartine qui paraissait se parler à lui-même. La maison de la reine… Chartres… Provence ! Nous baignons dans les trahisons… Tels sont les risques des charges qu’on ambitionne et qu’on ne possède souvent qu’aux dépens de sa tranquillité, quand ce n’est pas de son honneur et de sa probité. Il est encore plus difficile de se soutenir dans sa place que d’y parvenir… Tout est contre-miné et chaque pas peut ouvrir un abîme.