VII
LE BAQUET ET LA POMPE
Au dernier jour sera trié des ombres tout ce qu’il y aura eu de plus lâche dans leurs déguisements, dans leurs menées et leurs fourberies.
Bourdaloue
Dimanche 9 août 1778
Nicolas accompagna à pied M. de Noblecourt à la grand’messe de sa paroisse tout proche. Ayant craint un accès de goutte qui ne s’était pas manifesté, le vieux magistrat était d’humeur charmante. Marguillier de la fabrique de Saint-Eustache, il offrait, en cette fête de saint Spire, le pain bénit. À cette occasion, deux mitrons de la boulangerie Farnaux, vêtus de neuf, leur servaient d’escorte. Ils avaient été chargés, ravis de l’aubaine, de porter deux immenses corbeilles emplies des morceaux de brioche qui seraient distribués au peuple à l’issue de l’office. Noblecourt plaisan tait toujours Nicolas qui s’obstinait, en Breton têtu, à nommer cette gourmandise ar-varaenn-rouaned, le pain sucré.
Le commissaire écouta le prône avec attention. Le curé y dénonçait les fausses apparences de la dévotion, affirmant que le mal le plus difficile à détruire était l’apparence du bien. L’air courroucé, il tonnait, jetant des regards appuyés sur une assemblée distraite et bavardeuse où l’élément féminin dominait. Un sourd vacarme fait de paroles, du froissement ailé et des claquements des éventails, couvrait parfois la voix de l’orateur. Nicolas, accoutumé dès son plus jeune âge au silence dévot des chapelles de sa Bretagne natale, ne s’était jamais habitué au laisser-aller des églises parisiennes. Parfois le Suisse laissait bruyamment retomber sa hallebarde sur le pavé afin de rappeler l’assemblée au respect des lieux et du Saint Sacrifice. La rumeur n’en continuait pas moins à enfler. La jeunesse présente manifestait une vivacité impertinente. Les regards étaient distraits. On entrait et on sortait à l’envi. Certains goûtaient trois phrases du sermon comme on écoute distraitement le boniment d’un paradeur de foire et quittaient l’église mécontents, secouant la tête. Les plus pauvres demeuraient debout, refusant de payer les six sols réglementaires à la chaisière. On se mouchait, on crachait sur le sol. Intrigues, billets passés, ostentation de nouveaux atours, tout concourait donc à faire du lieu de prières un endroit de spectacle et de divertissement.

Rue Montmartre, Marie et Catherine avaient préparé une légère collation estivale. Une éclanche1 d’agneau froide avec une sauce moutarde relevée de cornichons, une salade de chicorée aux croûtons et une marmelade de pêches les régalèrent, arrosées de tisane pour l’un et de cidre pour l’autre. Le repas achevé, M. de Noblecourt monta se consacrer à sa méridienne quotidienne. Nicolas décida, en dépit de la canicule, d’aller marcher dans la ville et de tenter sa chance du côté de la place Vendôme dans l’espoir de surprendre le docteur Mesmer au logis.
La ville persistait à offrir au promeneur un aspect inhabituel. Tout semblait inanimé et déserté par les chalands qui, en temps ordinaire, se pressaient dans les rues pour la promenade dominicale. Seuls quelques chiens longeaient, langue pendante, les murailles du côté de l’ombre. Pointe Saint-Eustache, il s’engagea rue de la Tonnellerie dont les vieux piliers et les auvents dispensaient un peu de fraîcheur pour rejoindre la rue Saint-Honoré. Il connaissait si bien son Paris que ses pas le guidaient sans qu’il en eût conscience. Au fur et à mesure qu’il approchait de la place Vendôme, de longues suites de voitures arrêtées jusque dans les rues adjacentes l’intriguèrent. Sur la place elle-même, un long rassemblement de public mêlant tous les ordres de la société serpentait aux abords de l’Hôtel des frères Bourré, quartier général du docteur Mesmer. Hommes et femmes, les yeux brillants, paraissaient animés les uns d’un fol espoir de guérison, les autres du souci de bénéficier de soins gratuits, et beaucoup par la simple curiosité de rencontrer le mage à la mode.
Quelle qualité mettrait-il en avant pour se faire recevoir ? Marquis de Ranreuil ? Elle ne ferait guère impression sur un étranger connu de tout Paris et qui en recevait bien d’autres. Commissaire de police au Châtelet ? Il risquait de braquer et d’inquiéter un homme que tout laissait supposer infatué de son renom et imbu de son prétendu pouvoir. Nicolas, renseigné par la fiche de police remise par Le Noir, s’amusait que la rumeur crût reconnaître dans la personne du praticien le magicien Colas, personnage de l’opéra du jeune Mozart Bastien et Bastienne ; il était même supposé en être le commanditaire. Il nota avec intérêt sa fréquentation des cercles d’illuminés et sa pratique des sciences occultes. Le titre de sa thèse était éloquent, « De influxu planetarum in corpus humanum »2. Il avait quitté Vienne expulsé de la faculté de médecine pour pratiques charlatanesques.
À bien y réfléchir il se présenterait comme un proche du duc de Chartres, ce qui à vrai dire, vu la promiscuité des vaisseaux du roi, ne travestissait guère la vérité. Il rit dans sa barbe en entendant Bourdeau le traiter de moliniste. Le prince étant à Brest, on ne vérifierait pas l’assertion, si tant est qu’on en éprouvât le souci. À l’entrée de l’hôtel, il se fraya de force un chemin à travers une foule excitée et presque menaçante à l’égard de ceux qu’elle supposait bénéficier de passe-droits. Il murmura son nom mêlé à celui du duc de Chartres à l’oreille d’un valet. Le dernier nom fit l’effet escompté et on l’introduisit.
On s’empressa de le conduire dans une vaste salle presque vide où trônaient en plein milieu deux fauteuils et un sofa recouverts de riches draperies orientales. Une porte s’ouvrit, laissant le passage à un personnage de haute taille vêtu d’une sorte de lévite violette qui lui donnait un aspect sacerdotal. Lorsque les pans s’écartaient, ils découvraient un habit de soie lilas surbrodé d’argent. Nicolas découvrit un homme dans la quarantaine, le visage massif au front haut et dégarni, les cheveux poudrés coiffés en rouleaux et retenus sur la nuque par un ruban. Le visage impressionnait par son ampleur accentuée par un double menton. De grandes rides obliques encadraient une bouche bien dessinée. Des yeux enfoncés dans les orbites au point d’hésiter sur leur couleur, surmontés de sourcils noirs et épais, fixaient le visiteur. L’ensemble annonçait la force, la froideur et la sérénité.
— Monsieur ? Monsieur le marquis ? dit-il en s’inclinant avec raideur.
L’accent allemand léger rappela à Nicolas celui de la reine.
— … Je n’ai pas saisi votre nom, seulement que vous veniez de la part du duc de Chartres.
— Marquis Nicolas de Ranreuil, pour vous servir. Je vous sais gré, monsieur, de me recevoir. Il se trouve en effet que j’ai entendu, il y a peu, le prince chanter vos mérites. Intrigué par la rumeur, ô combien favorable, qui agite la cour et la ville, j’ai éprouvé la curiosité de rencontrer l’homme, que dis-je, le savant qui suscite un tel engouement. Monseigneur a évoqué en particulier des cérémonies dont je n’ai pas compris, dans le feu de la conversation, les principes premiers.
Le docteur Mesmer semblait satisfait de cet exorde. Il eut un petit sourire condescendant.
— Monsieur le marquis, pour occupé que je sois, je ne saurais vous laisser dans l’ignorance et prolonger une incertitude sur mes capacités. Votre requête est si gracieusement présentée.
Il s’inclina et invita Nicolas à s’asseoir.
— Il serait malséant que j’en vienne à retrancher à un ami de monseigneur les traits spécifiques de mon art, au risque de le faire paraître factice et hasardeux.
— Je vous en remercie. On ne peut agir avec plus de grâce ! Et donc, ces cérémonies de baquet accomplies en présence du duc ? Sont-elles de même nature que celles dont les dames de Madame Adélaïde m’ont décrit les effets si efficaces et prometteurs sur la santé d’une de nos amies ?
Le visage du docteur s’éclaira encore davantage.
— Comment ! Vous connaissez la tante de Sa Majesté ?
— J’ai cet honneur, dit Nicolas en fermant les yeux avec componction.
— Monsieur, monsieur, je suis votre serviteur. Permettez que je vous initie. Depuis l’aube de ce siècle de la connaissance, on prétend capturer et maîtriser un flux que certains qualifient d’électrique. Des machines à friction sont en effet capables de faire jaillir des étincelles ou d’attirer des corps légers. Le fluide se transmet par des corps conducteurs. Ainsi vous-même, suspendu à un plafond par des cordes de soie, je vous électrise avec une peau de chat frottée sur un tube de verre et si je tends le doigt vers vous une étincelle va jaillir de votre jambe vers ma main.
— Quel prodige !
— Peuh ! J’ai prolongé cette réflexion et prouvé l’existence d’un fluide magnétique animal que je maîtrise et utilise pour mes traitements. Or Son Altesse Royale, issue d’une famille qui n’a cessé de poser, depuis le régent d’Orléans, sur les systèmes de la nature le regard du philosophe et celui du savant, a souhaité savoir s’il devait croire certains esprits forts qui avançaient la question suivante : faut-il, pour être corps conducteur de ce que certains nomment électricité et moi fluide animal, être entier ?
— Entier ?
— Oui, entier, non incommodé par l’art ou par la nature. Et l’interrogation était en fait plus précise. Il s’agissait de savoir si un castrat, der kapaun, le… chapon comme je crois vous dites en français, était susceptible de conduire la prétendue électricité. Un physicien, Sigaud de Lafond3, a tenté l’expérience avec les chanteurs de la chapelle royale. Il était per suadé, l’ignorant, que c’était le cas, sublata causa, tollitur effectus ! Or, sur une chaîne composée de vingt personnes électrisées, lesdits castrats ont ressenti l’habituelle commotion.
» Son Altesse a donc souhaité que je reproduise la même expérience, mais cette fois en utilisant mon baquet, réceptacle du fluide magnétique animal…
— Et ainsi vous avez constaté…
— … que le chapon est bien conducteur. Voilà, monsieur le marquis, de quoi éclairer votre… Ah ! maudite mémoire… Comment vous dites en français, die latern ?
— Lanterne, docteur, lanterne.
— Oui, c’est cela ! Lanterne. C’est chose presque pareille.
— Je vous suis infiniment reconnaissant de toutes ces précisions. Grâce à vous je me sens plus savant et plus à même d’armer mes arguments lorsque la question de vos expériences sera débattue devant moi. Les nouveautés en France sont affaire de mode !
Le docteur Mesmer regardait Nicolas dans les yeux. Leur éclat mobile le plongea insidieusement dans un malaise croissant. Peu à peu il lui semblait que la pièce se rapetissait et qu’il ne distinguait plus nettement ce qui l’entourait. Il mobilisa toute sa volonté pour résister à cette étrange oppression. Le docteur tentait-il de le plonger dans cet état de transe qu’il avait expérimenté sur Mme de La Borde et qu’Aimée lui avait décrit ? Il ferma les yeux pour échapper à cette suggestion. Ne voyant plus le regard de Mesmer, son état s’améliora aussitôt. Il décida de mettre un terme à un entretien dont il pouvait tout craindre face à un personnage aussi étrange et expérimenté dans la manipulation des esprits.
— Auriez-vous par hasard conservé les noms des chanteurs de la Chapelle royale qui ont participé à vos expériences ?
Le rictus ironique de Mesmer dissimulait mal qu’il n’était pas dupe de ce qui venait de se passer.
— Puis-je, monsieur le marquis, vous demander la raison de cette demande ? Entendez-vous vérifier la véracité de mes affirmations ?
— Point du tout ! Loin de moi une telle idée. Je souhaite simplement connaître les impressions ressenties par ces personnes… disons particulières. Et comme je suis moi-même musicien et que j’ignorais leur existence dans le royaume… Voyez où conduisent mes passions !
— Nul n’est pas enclin à donner le possible à vous satisfaire. Et quel instrument vous jouez ?
— De la bombarde, un instrument de ma province natale.
Ce disant, Nicolas ne mentait pas, cependant il aurait juré que l’incorrection de la phrase du docteur était à la mesure de sa vive contrariété à l’égard d’une proie rétive à laquelle il entendait en imposer. Mesmer se leva, sortit de la pièce et revint avec une feuille de papier portant les noms demandés. Nicolas prit congé sous le regard pensif de l’empiriste qui le laissa partir sans excès de cérémonie.
À l’extérieur il respira, comme soulagé d’un poids. Quel étrange personnage ! Pouvait-on croire ses affirmations et était-il en vérité ce qu’il assurait d’être ? Dans sa mémoire l’expérience de cette rencontre lui rappelait les données d’un mémoire consulté jadis. Il relatait les méfaits d’un escroc vénitien qui prétendait, lui aussi, détenir des pouvoirs mystérieux et qui en usait à mauvais escient, en charlatan habile à tromper de malheureuses dupes. Un soir, alors qu’il se trouvait encore en apprentissage chez le commissaire Lardin, il avait participé à son arrestation. Ce Giacomo Casanova, échappé de la prison vénitienne des Plombs, bénéficiait de tant d’appuis que Choiseul l’avait fait rapidement élargir.

Nicolas rejoignit la rue Saint-Honoré et musa jusqu’au Palais-Royal où, fatigué et assoiffé, il entra dans un café où il avait ses habitudes. Longtemps les ordonnances de police avaient interdit à ces établissements de donner à boire ni recevoir personne le jour du Seigneur. Désormais cette règle, d’ailleurs mal respectée, ne s’appliquait que pendant le service divin. Nicolas avait pris goût à ce breuvage dont on disait qu’il favorisait l’excitation du raisonnement tout en maintenant les gens éveillés. Il l’avait découvert chez Semacgus qui en usait toujours à Vaugirard, mais également lors des soupers des petits appartements sous le feu roi. Lenormand, jardinier en chef de Versailles, cultivait dans les serres de Trianon une dizaine de caféiers qui, entourés des soins les plus attentifs, produisaient bon an mal an six livres de café bien mûr. Le roi laissait vieillir les grains, puis les torréfiait et se plaisait à préparer la boisson de ses mains. Comme M. de Buffon, Nicolas appréciait la force et la saveur du café de Saint-Domingue, alors que Semacgus goûtait davantage le moka venu d’Arabie. Nicolas prit place à un guéridon dans la pénombre fraîche de l’établissement. Il appréciait l’atmosphère aimable et sereine d’un endroit fréquenté par d’honnêtes gens qui venaient s’y délasser. On y apprenait sans les rechercher les nouvelles et rumeurs du jour soit par la conversation, soit par la lecture distraite des gazettes. On n’y souffrait personne de suspect, de mauvaises mœurs, nuls tapageurs, soldats ni domestiques effrontés, rien ni personne en fait qui fût de nature à troubler la tranquillité de la société bonhomme de l’endroit. Tout en sirotant un café brûlant et en croquant une meringue, Nicolas s’interrogeait sur la vraie nature d’Anton Mesmer. Que le personnage possédât un pouvoir de persuasion et, même, de séduction hors du commun, il n’y avait pas à en douter. Que ses pratiques et méthodes pussent sur certains esprits faibles ou malades posséder une heureuse influence, c’était l’évidence. Le docteur avait-il des liens plus étroits avec l’enquête en cours, rien ne semblait l’indiquer. Nicolas consulta la liste que Mesmer lui avait remise.
Vincente Balbo
Ugo Mangiarelli
Silviano Barbecano
Qu’en ferait-il ? Se pouvait-il que ces étrangers que leur condition mettait sans doute à l’écart du monde, du moins le supposait-il, fussent impliqués dans les trames de quelque obscur complot ? Alors qu’il réfléchissait à la question, il vit soudain Semacgus pénétrer dans le café. Il se leva et le héla d’un geste.
— Guillaume, quelle surprise ! Vous êtes rarement parisien le dimanche.
— Ah ! Quelle chaleur ! Dieu ! Qu’il fait frais ici ! Je suis doublement heureux d’y être entré. Vous n’imagineriez pas de quel endroit étrange je sors et avec qui je me trouvais.
— Me le cacherez-vous ?
— Que non ! J’étais avec La Borde chez le docteur Mesmer. Vous savez, l’homme au baquet dont tout Paris glose. La femme de notre ami y a consulté, il y a quelques jours. Aimée, je crois, et des dames de la maison de Madame Adélaïde l’accompagnaient. Il était à la fois heureux et inquiet des conséquences de cette visite. Heureux parce que sa femme semble convaincue de se mieux porter et inquiet en raison des rumeurs qui courent la ville au sujet de la réputation du mage allemand.
Nicolas se mit à rire tant la coïncidence lui paraissait étrange.
— Le magnétisme animal viendrait-il de faire une nouvelle victime ? demanda Semacgus, interloqué de la réaction incompréhensible du commissaire.
— Point du tout, cher Guillaume. Il se trouve que je sors moi-même de l’Hôtel Bourrée et pour d’autres raisons que je vous conterai. J’étais en tête à tête avec notre homme, il y a à peine deux quarts d’heure de cela !
— La rencontre n’est pas banale. Je comprends pourquoi le docteur s’est absenté un long moment. Quelque imperturbable qu’il se veuille, il paraissait, quand il a resurgi, avoir le visage tout retourné. Que lui avez-vous fait ?
— Une visite de courtoisie, dit Nicolas, benoît.
— Hum ! Je me méfie de ces visites-là et de votre air de chattemite. Bref, nous avons assisté avec La Borde à la corvée du baquet, puis aux soins donnés à un malade.
— Et qu’en déduisez-vous ?
— Pour le baquet, c’est tour de foire et expériences amusantes qu’autorisent les progrès de la connaissance. Le magnétisme animal n’a rien à y voir, ce n’est qu’un mot jeté aux naïfs pour couvrir une scène de comédie.
— Les soins gratuits donnés au peuple ?
— Largement compensés par les écus déversés à foison par une société trop crédule qui se précipite pour soigner des maux imaginaires.
Semacgus commanda son moka au commis qui venait s’enquérir de son choix. Comme s’il le découvrait pour la première fois, Nicolas contemplait ce visage levé, modelé par la vie et les embruns, ses rides, ce port de tête à la fois bienveillant et assuré et, quoiqu’ils ne se ressemblassent guère, il prit conscience que le chirurgien de marine appartenait à la même espèce d’homme que le marquis de Ranreuil, son père.
— Et les passes et le quasi-endormissement des malades ? reprit-il. Aimée m’a décrit la chose et comment cela s’était déroulé avec Mme de La Borde.
— Oh ! Rien de plus, rien de moins que les convulsionnaires de Saint-Médard, jadis. Il y a deux faits, Nicolas. Primo, si l’on persuade un patient que l’homme de l’art dispose de pouvoirs particuliers, le travail est à moitié accompli. Secundo, c’est toujours un homme qui magnétise une femme.
— Le détail est d’importance ?
— Capital, mon ami, capital ! Comprenez que ces femmes ne sont pas vraiment souffrantes, mais leur sensibilité est à fleur de peau. J’ai tout observé soigneusement. Le cadre tout d’abord, la musique invisible, les vapeurs d’encens et la beauté singulière des assistants, la majesté de Mesmer, son regard pénétrant. Il a d’ordinaire les genoux de la malade serrés entre les siens. L’une de ses mains presse la région du ventre, l’autre le bas du dos. La proximité des visages devient plus grande, les haleines se respirent, les sens s’allument, la respiration de la patiente est courte, entrecoupée, la poitrine s’abaisse et s’élève rapidement. Alors c’est l’instant de la crise et les convulsions s’établissent dont le souvenir ne sera pas déplaisant. La malade souhaitera renouveler l’expérience car elle n’a nulle répugnance à se retrouver dans l’espèce de transe heureuse dans laquelle Mesmer l’avait plon gée ! Et cette transe s’apparente, vous vous en doutez, à une crise plus particulière… Ainsi s’attache-t-on une clientèle esclave des modes éphémères et de préférence fortunée. Ainsi perpétue-t-on un besoin qu’on fait accroire être le seul à satisfaire. Pour dire enfin ma certitude, c’est à La Borde de guérir sa femme d’une vie conjugale maladroitement commencée. Point besoin pour cela d’un charlatan de Vienne !
Semacgus, venu en voiture, proposa à Nicolas de le déposer rue Montmartre. Chemin faisant, il dévida avec sa verve coutumière les souvenirs d’expériences auxquelles il avait assisté chez les naturels de plusieurs régions du monde où l’avait conduit sa longue carrière maritime. Il avait relevé qu’on rencontrait souvent des mages qui plongeaient certains sujets dans des états seconds. Il rappela à Nicolas comment, en proie à une espèce de transe, Awa avait annoncé la mort de Saint-Louis, son compagnon et le cocher de Semacgus4. Il paraissait bien que le docteur Mesmer utilisait de vieilles ficelles, recettes éprouvées pour exalter de prétendues nouveautés. Certains malades ou soi-disant tels s’en trouvaient sans doute mieux, tant était efficace le pouvoir de persuasion de l’enchanteur et sans limite la crédulité de ceux qui choisissaient de s’en remettre à sa science.

Alors que Nicolas prenait congé de son ami, il sentit qu’on tirait sur sa poche. Il crut un instant être victime d’un vide-gousset. Il baissa la tête et entrevit une frimousse barbouillée de charbon. Elle appartenait à un petit marmouset qui lui tendait un carré de papier plié. Il pensa à l’un de ces orphelins abandonnés, élevés dans les repaires du crime et de la rapine des bas-fonds de la vieille ville. Dès que le commissaire fut en possession du message, le lutin disparut sans demander son reste et obtenir l’habituelle rétribution du service rendu. Nicolas demeurait perplexe. Il connaissait tous les vas-y-dire habituels de la capitale, mais ce petit Savoyard, c’était la première fois qu’il avait affaire à lui. Pourtant l’enfant le connaissait et l’avait abordé sans aucune hésitation. Il déplia le poulet. Quelques lignes d’une plume hâtive, le tout paraphé d’un grand R. Ce ne pouvait qu’être un message de Restif. Il ne connaissait pas l’écriture du Hibou, mais il savait le peu de fond qu’on pouvait accorder à des constatations de ce genre. Dès l’enfance toute personne un peu éduquée recevait l’apprentissage commun qui créait des écritures peu différenciées d’une main à une autre. Son incertitude s’accrut à la lecture du billet. Seules certaines lettres, peut-être…
Ce soir à onze heures de relevée. La porte du pavillon de la Samaritaine sera ouverte. R.
Tout cela paraissait bien intrigant. Que signifiait ce message ? Restif voulait-il le rencontrer ? Pourquoi si tardivement ? Et pourquoi faire porter ce mystérieux message ? Pourquoi écrire ? Restif ne l’avait jamais habitué à un manque aussi patent de prudence. L’homme était matois et s’attachait à ne se compromettre point. Peut-être n’avait-il pas trouvé d’autres moyens de le prévenir ? Pourquoi ? On lui avait prescrit de retrouver le petit merle de Renard. L’avait-il retrouvé ? Pouvait-on imaginer, ce qui aurait été se départir de toute raison, qu’il eût pris attache avec l’intéressé et convaincu de rencontrer le commissaire ? À bien y réfléchir les présomptions semblaient réunies pour que cette hypothèse approchât la vérité. Après tout, que risquait-il à se rendre à ce rendez-vous ? Épée au côté, pistolet de poche dans le tricorne, il serait armé. Le Pont-Neuf était l’endroit de Paris, même à cette heure tardive, le moins propice à un guet-apens. La pensée l’effleura de prévenir Bourdeau, idée qu’il abandonna aussitôt. Il souhaitait laisser profiter d’une de ses rares soirées en famille un homme toujours disponible et qui ne comptait ni son temps ni sa fatigue au service du roi.

Après un léger souper, il consacra le début de la soirée à une partie d’échecs avec Noblecourt. Ne souhaitant pas l’inquiéter outre mesure, il n’avait pas évoqué ses dernières découvertes. Pourtant son inattention et sa désastreuse manière de jouer trahissaient ses soucis immédiats. Noblecourt eut la distraction ou la générosité de n’y point prêter garde, rempli d’allégresse de trois victoires successives. Le jeu lui permettait de vérifier une vivacité d’esprit que l’âge n’avait pas compromise et il en éprouvait un sentiment d’assurance renouvelée. Nicolas prétexta sa fatigue pour se retirer et se préparer aux aléas éventuels de la nuit.
Il nettoya avec soin son pistolet de poche, présent de l’inspecteur Bourdeau, enfin remis à neuf après qu’une balle l’eut endommagé. Il en vérifia la détente, emplit une petite poire à poudre et se munit des balles de plomb correspondantes. Il ne prit pas l’épée des Ranreuil, ne voulant pas la compromettre dans cette issue incertaine, et choisit une canne-épée à la lame d’acier trempé dont le pommeau pouvait servir de casse-tête. C’était une autre attention de l’inspecteur. Il fixa le pistolet dans l’aile de son tricorne, ce qui permettait de le saisir les mains levées. Il dota le fond de son chapeau d’une calotte métallique, conseil de Bourdeau pour éviter d’être assommé par sur prise. Après avoir constaté que la cicatrisation de ses blessures allait bon train, il se vêtit d’un habit noir, noua serré son catogan et préféra des souliers de cuir souple qui autoriseraient la course ou le mouvement rapide plus aisément que ses bottes habituelles. C’est alors qu’il était fin prêt que soudain lui revinrent les propos erratiques de la Paulet, qu’il s’efforça aussitôt de chasser de sa mémoire.

Il quitta l’Hôtel de Noblecourt en discrétion sans toutefois échapper à l’attention vigilante de Catherine qui, Mouchette sur les genoux, somnolait dans l’office. Elle s’éveilla et, apercevant Nicolas, une expression d’inquiétude figea son visage comme chaque fois qu’elle le voyait quitter le logis de nuit et ainsi équipé. Il mit un doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence. Son geste se transforma en baiser à son adresse, ce qui parut l’emplir de bonheur.
Telle une ombre il se glissa dans la nuit. Des nuages qui n’éclateraient pas voilaient la clarté de la lune. Il s’ingénia d’expérience à vérifier n’être l’objet d’aucune filature et constata qu’une fois de plus les lanternes n’étaient pas toutes allumées. Il ne croisait au long des ruelles descendant vers le fleuve que d’innocents chalands qui goûtaient le frais relatif, des filles, des patrouilles du guet et de la garde de la ville, des ivrognes en quantité et quelques équipages isolés dont le bruit des roues réveillait les échos endormis. Il aborda le quartier de sa destination avec prudence par la rue de la Monnaye, la place des Trois-Maries et s’arrêta attentif à l’angle du quai de l’École. Il examina les lieux et les allées et venues à la sortie du Pont-Neuf sans que rien n’attirât son attention.
Il fut soudain bousculé par un jeune homme effaré qui s’enfuyait, poursuivi par deux soldats. N’eût été le soutien de sa canne, il serait tombé à terre. Les deux militaires le heurtèrent à leur tour, faisant le bonheur du fuyard qui disparut dans l’obscurité. Après un coup d’œil, ses agresseurs marmonnèrent quelques excuses et se retirèrent penauds. C’était des racoleurs de l’armée. Il connaissait bien leur manège dont Naganda avait jadis failli être victime5. Des jeunes gens naïfs étaient séduits par des filles de corps de garde et réduits à quia par des libations répétées dans les cabarets voisins. Inconscients, ils finissaient par signer l’engagement alors que résonnaient à leurs oreilles les cris fatidiques de « Qui en veut ? qui en veut ? » accompagnés du tintement des écus agités dans une bourse.
Attentif au moindre mouvement, il continuait à surveiller la porte du bâtiment carré de la Samaritaine. À cette distance il ne parvenait pas à vérifier si les lourds panneaux de bois étaient entrouverts. Onze heures approchaient. Inutile de compter sur le carillon du monument, son cadran vu et interrogé par tant de passants chaque jour demeurait des mois entiers sans marquer l’heure et les sonneries de ses cloches s’avéraient aussi défectueuses que l’horloge. Il consulta à deux reprises sa montre à répétition en appuyant sur le bouton qui donnait l’heure. La seconde tentative fut la bonne et lui confirma que le moment était venu de passer à l’action.
Il traversa le quai, s’engagea sur le pont, longea le parapet à main gauche, s’arrêta pour s’abriter un moment en s’asseyant dans la première alvéole. Il examina les alentours, n’aperçut qu’un mendiant de l’autre côté d’évidence endormi, et, un instant d’accalmie survenant dans le flot des passants, en profita pour franchir les deux degrés qui conduisaient à la porte. Fondu dans l’ombre, il se colla contre elle ; elle céda aussitôt sous sa pression. La lueur d’une chandelle fichée sur le dallage lui découvrit une longue pièce rectangulaire vide avec plusieurs portes aveugles le long des murailles et, au fond, un escalier de bois.
Coupé soudain de la rumeur de la ville, il percevait distinctement un bruit sourd et régulier qui l’intrigua un moment. Il se rappela que la construction abritait en sous-sol un mécanisme de pompage par aspiration, animé par le fleuve, qui alimentait en eau le quartier du Louvre et les fontaines et bassins des Tuileries. Après un long moment d’expectative, il aborda l’escalier avec prudence et le gravit marche après marche, le dos collé au mur pour répondre à toute menace, devant ou derrière lui. Au terme de sa progression, il se heurta à une nouvelle porte qu’il poussa comme la première. À nouveau une chandelle fichée éclairait une pièce identique et paraissait établir une sorte d’appel à poursuivre son ascension. Un nouveau bruit le frappa : un cliquetis régulier qui le fit frémir tant il correspondait aux propos égarés de la Paulet. Dans cette enceinte confinée et étouffante de chaleur la sueur lui inondait le visage. Il sursauta quand éclata, tout proche, le carillon de la Samaritaine sonnant, avec retard, les onze heures. La pièce dans laquelle il se trouvait était plus petite que les précédentes et coupée d’une cloison. L’approchant, il aperçut une porte et au milieu, à hauteur d’homme, un papier qu’un poignard maintenait contre le bois. Il saisit l’un et l’autre et éclaira le papier à la lumière de la chandelle. L’écriture, quoique banale, lui sembla familière, ou plutôt la forme étrange des lettres. La lecture du message ne laissa pas de le surprendre :
L’on sait déjà que je ne joue pas à moins d’être sûr de gagner.
Il ne fut pas long à retrouver l’origine de la formule correspondant à la rubrique Sardaigne du document satirique enveloppé dans du papier huilé, retrouvé sur le corps de Lamaure. Il y avait là de quoi réfléchir sur la rencontre, mais il n’en eut pas le temps : un violent claquement de porte retentit. Il lui parut provenir de la première salle en bas. Il empocha papier et poignard, dégagea de l’étui la lame de sa canne-épée et redescendit prudemment. Le cœur lui battait comme souvent dans des circonstances similaires. Les marches craquaient, les portes grinçaient, les bruits de l’horloge et la sourde respiration de la pompe ajoutaient encore à son angoisse croissante, l’assourdissant et l’isolant. Il atteignit enfin la première salle et constata qu’une petite porte sous l’escalier était désormais ouverte, donnant passage sur un puits de ténèbres.
Il décida d’utiliser sa chandelle. Les unes après les autres ses allumettes se révélèrent impropres, sans doute mouillées par sa transpiration. Il dut battre le briquet et attendre que la mèche d’amadou soit incandescente pour enfin allumer la chandelle. Il regretta n’avoir pas emporté avec lui une petite lanterne sourde, autre présent de Bourdeau. La flamme hésitante n’éclairait guère. Le bruit des mécanismes de la pompe s’imposait de plus en plus entêtant, grincements d’engrenages, craquements de fibres forcées, gémissements de la charpente terrassée sous la pression du fleuve et bouillonnement des eaux. Ce vacarme assourdissant paraissait encore plus effrayant que le silence. Une odeur étrange et pourtant familière le submergeait. Au fur et à mesure qu’il s’avançait, un bruit différent s’ajoutait à la cacophonie ambiante. Il essaya de comprendre ce qu’il signifiait. Il finit par retrouver le bruit mat et amorti que fait un quartier de viande jeté sur l’étal du boucher. Cette image-là lui fit soudain horreur et au moment même où elle s’imposait il reconnut l’odeur métallique du sang.
Quelque chose s’agitait au centre de la pièce sans qu’il parvînt à en distinguer la nature. Le mouvement semblait régulier et comme lié au monstrueux appareillage de bois et de fer qui animait le pavillon de la Samaritaine. Il s’approcha et manqua tomber, son pied ayant glissé dans un liquide épais. Levant sa chandelle, il contempla un spectacle dont l’atrocité lui reviendrait souvent en mémoire.
Deux gigantesques madriers parallèles, comme formant les deux éléments de la lettre H, s’activaient, animés par les mécanismes de la pompe. Lorsque l’un se dressait, l’autre s’abaissait. Coincé dans cette cisaille en action, un corps subissait à chaque ressaut de la machine l’écrasement pesant des poutres. L’une pressait les jambes déjà presque détachées tandis que l’autre dégageait le torse avant que de retomber lourdement dessus. À chaque traction les jambes se dressaient dérisoires et la tête se relevait comme celle d’un pantin. Le corps ainsi torturé, quasi coupé en deux, se défaisait dans un débordement de sang et de viscères éclatés. Nicolas tenta d’opposer son calme à cette horreur. Il espéra de toute son âme que la victime avait été tuée avant de subir ce traitement, que c’était son cadavre qui, par une mise en scène perverse, subissait ce traitement. De toute sa volonté il rejetait l’autre hypothèse tant sa perspective l’emplissait d’épouvante. Il lui parut que le supplicié était jeune et qu’on lui avait ôté ses vêtements. Il ne pouvait plus rien faire pour lui, sinon dégager sa dépouille. Encore fallait-il de l’aide car il était sans doute illusoire de penser arrêter la pompe. Il devait sur-le-champ aller chercher du secours et procéder ensuite aux premières constatations.
Il repartit vers la porte pour rejoindre la première salle. En haut des degrés il la trouva close alors qu’il était assuré l’avoir laissée ouverte. Il prit soudain conscience d’être tombé dans un piège dont il pouvait bien ne pas sortir vivant. L’issue était impossible par la machine. Essayer de fuir en cherchant une voie vers le fleuve, c’était risquer d’être happé et finir comme le mort. Demeurer sans bouger dans la salle du bas permettrait sans doute avec beaucoup de risques d’attirer à lui l’éventuel adversaire qui l’attendait assurément et s’inquiéterait de ne le voir point. L’idée lui vint d’user d’un stratagème qui lui avait plusieurs fois sauvé la mise en d’autres circonstances. Il enleva son habit et son tricorne, prit son pistolet de poche et l’arma, puis il plaça la coiffure au bout de sa canne à laquelle il avait accroché son habit. S’il était guetté à la sortie de la porte, l’apparition brutale et rapide de cette espèce d’épouvantail devrait susciter une immédiate réaction de l’adversaire. Alors il conviendrait de répondre au plus vite. D’autre part, l’escalier qui partait vers le premier étage le protégerait vers le haut de toute surprise. Il n’hésita pas, poussa brutalement la porte et brandit son habit. Deux coups de feu éclatèrent aussitôt. Il se jeta à terre et tira à son tour dans la direction des feux aperçus lors des détonations. Il y eut un cri, des pas pressés, une porte qu’on refermait à la hâte et un grand silence.

Toute menace paraissait avoir disparu. Seulement troublé par les coups sourds de la pompe, le silence retrouvait son innocence. Il alluma sa chandelle et avec précaution émergea du couvert de l’escalier. La pièce était vide désormais. Il examina son habit. Deux trous le déparaient en son milieu. Cela justifierait, songea-t-il tout au soulagement d’avoir échappé au pire dans une occurrence si bien ménagée, une nouvelle commande à Maître Vachon. Le souvenir de l’horreur du sous-sol s’imposa derechef à lui. Il se rajusta, replaça l’épée dans son étui-canne et, le pistolet à la main, avança prudemment. Il ouvrit la porte et du perron du monument domina la chaussée du Pont-Neuf. La douceur de cette tranquille nuit d’été l’émut. Il chancela, éprouvant soudain le contrecoup de ce qu’il venait de subir. L’heure s’avançant, la foule des promeneurs s’était faite plus clairsemée. Il repéra de l’autre côté du pont un mendiant affalé dans une alvéole qui, une sébile à la main, sollicitait l’aumône des passants. Il traversa avec l’idée de l’interroger. Installé juste en face de la Samaritaine, il était possible qu’il eût observé les allées et venues et constaté quelque spectacle intrigant.
Alors qu’il s’approchait, l’homme le remarqua et lui tendit sa sébile.
— La charité, mon gentilhomme ! lança-t-il d’une voix rauque.
Il avait une jambe repliée sous lui, l’autre manquait, remplacée par un pilon de bois.
— Vieux soldat ? demanda Nicolas en désignant le pilon.
— Tout juste, mon gentilhomme. Devant Prague, avec le général Chevert, çui qu’a sa plaque à Saint-Eustache. Un charroi m’a écrasé la jambe.
La coïncidence pinça Nicolas : un vieux soldat, très ancien remords, qui s’était pendu dans sa cellule au Grand Châtelet avait, lui aussi, combattu en Bohême. Il déposa un écu dans la sébile.
— C’est-y l’amour qui vous rend si généreux, mon gentilhomme ?
— Que voulez-vous dire par-là, mon ami ?
— Hé ! Que je vous ai bien vu sortir de la Samaritaine peu après une belle femme en falbalas, se cachant le visage. Ah ! La peur du mari ? Quel morceau ! J’avions point vu si c’était la perruque ou les talons qui la grandissait ainsi. En v’la-t-y pas un drôle de rendez-vous galant !
— Qu’entendez-vous en disant cela ?
— Qu’un jeune coquin est venu après la dame…
— Et alors ?
— Hé ! Je ne suis point une bête. Je vois bien que vous soyez le mari de la championne6. Ou alors, sauf votre respect, mon gentilhomme, c’est qu’on fait débauche dans c’te monument-là. Et je vous en fais mon compliment.
Il cracha d’un air méprisant.
— Et cette dame, poursuivit Nicolas, sans daigner répondre aux successives interrogations, par où est-elle partie ?
— C’est-y donc que c’est point la vôtre ? J’aime mieux cela car vous paraissez bon bougre. Oh ! La garce n’a pas chanci7. Un fiacre passait et hop ! V’la-t-y pas qu’elle ramasse ses jupons et saute dedans. Ah ! la luronne.
Nicolas estima que le temps était venu de se dévoiler.
— Je suis commissaire de police au Châtelet. J’enquête sur une affaire très sérieuse. Votre témoignage est pour moi essentiel.
Le vieux soldat roulait des yeux effarés.
— Eh ben, vous, vous la cachez belle. Et qui m’assure que ?
— Savez-vous lire ?
— Un peu, mon commissaire.
Il n’aurait servi à rien de faire acte d’autorité et Nicolas préféra lui mettre sous les yeux une lettre de cachet dont il s’était muni. À l’incertaine lumière du réverbère, l’homme entreprit à haute voix de la déchiffrer avec peine et s’arrêta, pantois, à la signature du roi.
— Sacredié ! Je vous croyons, je vous croyons. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Le jeune homme ?
— La figure de greluchon ?
— Oui. Le pouvez-vous décrire ?
— Je dirais… mince, des habits d’Anglais, avec le cheveu dans un filet.
— À quelle heure est-il entré dans la Samaritaine ?
— Ben… Neuf heures, passée la demie, ce qui fait neuf heures un quart, car l’horloge retarde, chacun le sait.
— Et la dame ?
— Point vue, la coquine ! Elle devait attendre son petit célestin à l’intérieur.
— Et moi ?
Le vieux le considéra, indécis.
— Savions point ce qu’on doit répondre. Je ne vous ai pas vu entrer… Mais pour dire vrai, je m’endors parfois, surtout par cette chaleur.
En tout cas, l’aveu montrait que l’homme disait la vérité.
— Est-il normal selon vous que la pompe soit ouverte au tout-venant ?
— Venant souvent ici, je croye bien que cela a toujours été ainsi. On dit que le gouverneur de la Samaritaine y prend son office tout à la légère. Veut pas se déranger. Donc, il laisse ouvert pour les réparations. Chacun peut y entrer, mais peu osent le faire, sauf ce petit mirliflore.
— Voulez-vous dire par-là que ce n’était pas la première fois qu’il venait ?
— Ah ! que non, je suis formel. L’est venu, toujours le soir et pas avec des femmes. D’autres chaponneaux, comme lui…
Nicolas notait tout cela avec attention. Il découvrait, lui qui connaissait pourtant bien la ville, un nouveau secret et de louches turpitudes. Le petit merle avait donc élu la Samaritaine comme lieu de sa nocturne et coupable industrie et il y conduisait ses clients d’un soir. Restait à savoir qui lui avait donné rendez-vous et qui, le même assurément, avait convoqué le commissaire afin de le faire tomber dans une mortelle embûche.
Il remercia le mendiant, lui donna son nom et l’avis de venir le trouver au Grand Châtelet si le besoin s’en faisait sentir en s’adressant à l’huissier. Il se dirigea incertain vers la place des Trois-Maries. Dans cette équipée il avait eu tort de ne pas se faire accompagner de Bourdeau ou de Rabouine. Que serait-il arrivé si… ? Il fallait maintenant aviser et s’adresser au bureau de sûreté du quartier, en perdant un temps précieux, alors que des constatations plus approfondies s’avéraient nécessaires à la Samaritaine. Soudain il entendit le martèlement cadencé de la patrouille du guet. Le sergent qui la commandait s’arrêta et le salua en souriant.
— Bonsoir, monsieur le commissaire. Jean-Baptiste Grémillon, sergent du guet, quartier du Louvre. J’ai eu l’honneur de vous rencontrer lors de l’affaire du prisonnier du Fort-L’Évêque8.
— Mon Dieu, sergent, vous tombez à pic et je suis heureux d’avoir de nouveau affaire à vous, dit Nicolas qui se souvenait parfaitement du sergent dont l’air de sincérité et l’ouverture l’avaient frappé.
Il le tira à part et le mit succinctement au courant des événements survenus à la Samaritaine. Lui et ses hommes devaient examiner de fond en comble le monument. Lui-même les accompagnerait. Il faudrait recueillir le cadavre, et, vu son état, faire venir une caisse pour le transporter à la basse-geôle. Enfin établir toutes les recherches utiles pour retrouver les vêtements de la victime. Nicolas souhaita aussi qu’on se procure des lanternes ou des flambeaux afin d’éclairer au mieux le théâtre du crime. En les attendant, Nicolas monterait la garde à la Samaritaine.
Le sergent donna ses ordres à la patrouille et Nicolas se hâta vers la Samaritaine. Le vieux mendiant avait abandonné son poste, sans doute pour rejoindre quelque triste retraite. Il pénétra dans la pièce du bas et, la chandelle allumée, observa que le dallage était souillé de marques de pas sanglants. S’il lui fut aisé de repérer les siennes propres, l’étonnement le saisit de mal distinguer celles de son adversaire, cette grande femme observée à deux reprises par son témoin. Il vit bien d’étranges traces semblables à de petits cercles comme si son agresseur s’enfuyant avait marché sur la pointe des pieds ou sur ses talons. Une silhouette incongrue en train de bondir lui traversa l’esprit. À tête froide il conviendrait de réfléchir à la chose.
Il nota sur son petit carnet noir un certain nombre de détails. Pour tromper son attente, il examina avec soin le poignard et le papier trouvés dans la pièce supérieure. Le travail de l’arme l’intrigua, ne ressemblant à rien de vu jusque-là. S’agissait-il d’un objet étranger ? Il se contenta de cette question sans en tirer d’autres conclusions. À bien la considérer, il finit par constater qu’elle avait sans doute récemment servi. L’avait-on essuyée ? Pourtant à la jointure du manche et de la garde subsistaient des traces de sang. Cela signifiait-il qu’elle avait été utilisée pour un acte meurtrier avant de se retrouver fichée dans le bois d’une porte au travers du papier ?
Voulant en avoir le cœur net, il décida de refaire l’ascension du bâtiment en se consacrant à relever d’éventuelles traces. Il repéra bien vite des indices échappés à son attention lors de sa première visite. Parvenu au sommet de l’édifice, il n’était guère plus avancé : ses pas et d’autres se confondaient. Au-delà de cette apparente confusion, la présence de marques sanglantes prouvait que le papier avait été placardé après la consommation du crime. Dans ces conditions parviendrait-il à déterminer si le terrible traitement de la victime lui avait été infligé avant ou après sa mort ? Il serait en tout cas malaisé, sinon impossible, de s’en remettre à une ouverture du cadavre, seule susceptible d’apporter à ce sujet les lumières nécessaires.
Une fois redescendu, il se consacra à l’examen du papier. Ne l’ayant pas retourné lors de sa découverte, il sursauta, découvrant au verso, à nouveau, une partition de musique, ou plutôt un morceau découpé dans une pièce plus grande. Il faudrait la comparer avec celle trouvée sur le cadavre de Lamaure, le noyé du Grand Canal. Ainsi pour la seconde fois, un indice reliait les deux crimes. Il n’y avait pas de coïncidence possible. Celui qui avait assassiné le valet du duc de Chartres et celui, ou celle, qui venait de commettre ce crime atroce ne pouvait qu’être une seule et même personne.
Au moment où cette certitude s’imposait à lui, Grémillon apparut avec ses gardes et des exempts portant une bière de bois noir. Des instructions furent données et chacun s’évertua. Du sous-sol au beffroi les uns ratissèrent l’ensemble des pièces à la recherche d’indices négligés. D’autres, sous la direc tion du sergent, se consacrèrent à dégager le cadavre. L’opération s’avéra plus que malaisée tant bref était l’espace de temps durant lequel s’ouvrait la pince monstrueuse, constituée par les deux madriers. Nicolas vit plusieurs exempts remonter du sous-sol livides et secoués de nausées. Tant bien que mal les restes furent rassemblés dans la bière au milieu de sciure que Grémillon avait eu la sagesse de prévoir. Enfin un des gardes réapparut porteur d’un escarpin de bal, d’un caleçon et d’un habit déchiqueté. Prenant beaucoup de risques, il s’était introduit au milieu de la charpente soutenant le mécanisme de la pompe et avait récupéré ces quelques vestiges, le reste étant d’évidence tombé, emporté par les remous du fleuve

Des scellés furent apposés sur la porte de la Samaritaine et le triste convoi s’ébranla en direction du Grand Châtelet. Le père Marie, somnolent, ouvrit les portes de la basse-geôle où le cercueil fut déposé. Nicolas ne se faisait plus d’illusions. Par ce temps de canicule il faudrait le porter en terre au plus vite, dès le lendemain sans doute. On s’efforcerait que Sanson l’examine auparavant. Les réserves de cordial du père Marie furent généreusement mises à contribution et remontèrent le cœur des plus éprouvés. Enfin, à la grande satisfaction de la patrouille, le commissaire distribua à la ronde une poignée d’écus. Après avoir félicité le sergent de son aide efficace, Nicolas chargea le père Marie de remettre un billet à Sanson s’il passait au Grand Châtelet ou si l’on parvenait à le joindre.

Il rejoignit pensif la rue Montmartre. Il laissa ses souliers souillés dans la soupente de la cour : Poitevin, habitué, savait ce qu’il convenait de faire au retour de ce genre d’expédition. Il se déshabilla et se rafraî chit sous l’eau de la pompe, désireux physiquement de se débarrasser de toute cette horreur qui lui collait à la peau. Il prit sa clé et ouvrit la porte du logis qu’il referma avec soin et gagna sa chambre où Mouchette l’accueillit en le reniflant avec des retraits brusques et des grondements indignés. Comme à regret, elle disparut dans l’ombre. C’est étendu et alors que la fatigue s’appesantissait sur lui que, pour la seconde fois dans la soirée, il songea aux prédictions de la Paulet. De quels abîmes profonds tirait-elle ses paroles ? Était-elle la complice d’un malheur annoncé ? Sa vie n’avait tenu qu’à une défroque tendue au bout d’une épée. Sa réflexion s’engourdit pour s’effacer tout à fait alors que deux heures sonnaient à Saint-Eustache. Il plonge dans un sommeil profond qui le conduit vers des rivages insoupçonnés jusqu’alors. Brassé par les vagues et harcelé de cris, la houle l’emporte et l’entraîne si loin que nul souvenir n’émerge au matin de l’océan noir des cauchemars aveugles.
Lundi 10 août 1778
Nicolas fut réveillé à neuf heures par Catherine qui s’inquiétait, le sachant peu coutumier du fait. Après une toilette rapide et un chocolat pris dans sa chambre, il descendit saluer M. de Noblecourt qu’il trouva lisant la Gazette de France et grommelant, l’air agacé.
— Peuh ! Que m’importe à moi que le roi d’Espagne ait assisté à une séance de son Académie royale ! Tout cela pour apprendre les funestes conséquences de l’ignorance des peuples ; c’est forcer une porte ouverte ! Ou qu’à Vienne on ait pris le deuil pour une princesse inconnue dont je n’ai que faire. Que les États autrichiens ont du sel en abondance à Salzbourg ! Je m’en serais douté. Quand donc aura-t-on des nouvelles qui en soient ? Ah ! plus intéressant, on vient de donner, le 3 août dernier, L’Europa riconosciuta d’Antonio Salieri à l’Opéra de Milan. Reconstruit après incendie sur ordre de Marie-Thérèse, Il prend le nom de Scala… Tiens ! pourquoi ? Mais voici Nicolas.
— Bien le bonjour, monsieur le Procureur. L’humeur serait-elle dénigrante ce matin ? Gare, ce tempérament annonce souvent un accès de goutte.
— Paix ! Taisez-vous, malheureux ! C’est comme pour le démon, la nommer c’est la faire venir. Je suis à son égard ménager de mes invitations, elle n’a que trop tendance à s’imposer d’elle-même. Je vais bien et me fâche de ne trouver traces dans ce papier…
Il agitait la gazette avec véhémence.
— … que de coliques de princes, deuils de cours et précisions sur les salines de Schelan dont je me moque comme d’une guigne ! Sonnerai-je Catherine pour votre chocolat ?
— Point. Je vous remercie. Elle y a pourvu dès mon réveil tardif.
— Êtes-vous donc rentré si tard ? Je n’ai rien entendu.
— J’y ai veillé, mais la soirée fut animée. Imaginez…
Il lui conta les événements du dimanche, sa rencontre avec Anton Mesmer, les commentaires sceptiques de Semacgus, la convocation parvenue d’étrange manière et la conclusion tragique de la soirée.
Noblecourt hocha la tête.
— Que n’avez-vous écouté la Paulet ! Mais qu’est-il arrivé à cette femme ? J’y ai longuement réfléchi. Je reste persuadé de son entière bonne foi. Votre réputation est telle que personne de sensé ne pourrait faire fond sur le succès d’une démarche destinée à vous faire reculer. D’évidence, elle a été l’instrument d’un pouvoir qui la dépasse.
— J’ai connu en Bretagne des cas identiques. Des femmes ne sachant ni lire ni écrire vaticinent soudain et font des prédictions qui se révèlent prémonitoires. Mais elles étaient innocentes et de grande vertu.
— Voilà bien l’élève du chanoine Le Floch qui parle ! Peut-être chez notre Paulet subsiste-t-il, au milieu de tant de vices, un diamant d’innocence intact ? Nul n’est jamais complètement coupable ni, d’ailleurs, innocent. Ma longue vie me l’a enseigné.

Nicolas avait apporté plusieurs pièces à conviction. Tous deux examinèrent la convocation à la Samaritaine et le papier placardé retrouvé sur place. La première impression de Nicolas était la bonne. Noblecourt alla chercher dans son cabinet de curiosités une lentille grossissante. À y bien regarder, dans la convocation portée par le petit Savoyard et dans le papier retrouvé à la Samaritaine les lettres, d’une forme peu courante, étaient identiques. Ils constatèrent aussi que les coïncidences se multipliaient qui n’en étaient pas : reprise d’une sentence satirique déjà relevée dans la pièce trouvée sur le cadavre de Lamaure, fragment de partition. M. de Noblecourt s’attacha en particulier à considérer les deux morceaux de partition. Sur l’une il y avait, outre la musique, des paroles en latin. Il fit observer à Nicolas que là aussi les clés de sol imprimées dans les deux exemplaires révélaient un même défaut. Nicolas opina : chaque atelier d’imprimerie possédait ses caractères en plomb et ceux-ci ne ressemblaient jamais exactement à ceux d’un autre imprimeur.
— Ainsi, conclut Noblecourt, votre présomption est appuyée sur des certitudes. Dans les deux meurtres sur lesquels porte votre enquête, on retrouve des points de convergence. Le caractère de ces musiques en partitions, mais également le propos du duc de Chartres, rappelé en écho par les précisions de Mesmer, vous conduisent vers la chapelle du roi et ses castrats. Reste que Renard est, peut-être, l’auteur ou l’instigateur de ces forfaits… Quoique…
— Quoique ?
— Le modus operandi de l’horreur de la Samaritaine, cette folie massacrante qui s’acharne. Je ressens dans tout cela une volonté malsaine, un souci ostentatoire, un acharnement qui dépasse l’humain entendement.
— Suggérez-vous que…
— Point de mots ! Je dis simplement que l’excès excède le nécessaire et qu’un désordre aussi voulu provient d’un mal ancien. Que le mystère nous dépasse et qu’il vous faut le détramer pour en trouver la clé !

Perdu dans des pensées ranimées par les propos de M. de Noblecourt, Nicolas respirait avec délices l’air encore frais du matin. Gagnant le Grand Châtelet, il croisa au passage les tombereaux mal joints des bouchers qui portaient à la voirie les immondices des étables. Son pas égal rythmait une réflexion où les idées se bousculaient. Les dernières observations du vieux procureur s’agitaient dans sa tête. À qui avait-on affaire ? L’acte atroce commis à la Samaritaine était-il le fait d’un coupable unique ? Pour autant le meurtre de Lamaure au Grand Canal suggérait au contraire la participation d’au moins deux personnes. Renard y paraissait impliqué : le témoignage du garde et le jeton d’accès aux jardins de la reine suffisaient-ils cependant pour l’imposer comme complice d’un acte concerté ?
Se pouvait-il qu’il fût l’auteur de ce dernier crime ? Il le saurait bientôt. Bourdeau était à ses basques et, pour le coup, l’heure du crime était strictement inscrite entre neuf et dix heures trente. Il conviendrait aussi de comparer – la chose était aisée – l’écriture de l’inspecteur avec celle du billet apporté par le petit Savoyard et avec le message trouvé dans la pièce supérieure de la Samaritaine. Au-delà de ces constatations de simple bon sens, une interrogation le taraudait sans qu’il trouvât la manière de la formuler. Il essaya pourtant de la réduire en termes acceptables pour le bon sens et la raison. Il devait trier dans le ramas de ses pensées qui se mêlaient, s’effaçant les unes les autres à peine formulées.
Dès l’entrée dans cette enquête, à peine avait-il pénétré les intérêts en cause, la première rencontre avec l’inspecteur Renard paraissait à bien y réfléchir décisive et lourde de conséquences. Il semblait depuis qu’une puissance inconnue intervenait à chaque instant. Non seulement elle agissait et tuait, tout en paraissant animée d’une volonté systématique que cela se sût, mais elle s’acharnait même à orienter l’enquête en abandonnant sur les cadavres des victimes des éléments qui frapperaient d’incertitude les présomptions naturelles de la raison.
Dans les deux cas, celui du Grand Canal et celui de la Samaritaine, rien n’indiquait qu’on ait voulu dissimuler les corps. Au contraire, les crimes avaient été perpétrés dans des lieux publics, sur un domaine royal et au cœur même de Paris. Pourquoi tant d’indices multipliés et abandonnés avec négligence à la sagacité de ceux qui enquêtaient, tant pour Lamaure que pour l’inconnu de la Samaritaine qui se confondait sans aucun doute avec le petit merle de Renard ? Allez savoir ? Les cadavres auraient pu, auraient dû, être dissimulés là où personne ne les aurait retrouvés ; les endroits isolés ne manquaient pas dans la capitale et hors les murs, dans les forêts et les rivières. Nicolas notait cependant une différence de taille entre les deux affaires. La mort de Lamaure avait entraîné la tentative de masquer la cause réelle du trépas, le voulant faire passer pour une noyade alors qu’il s’agissait d’un empoisonnement… Peut-être cette différence tenait-elle à des acteurs différents ou à l’absence de l’un d’eux ?
Il restait que dans les deux situations apparaissait la maîtrise de meurtriers d’une audace inégalée, agissant dans un plan médité à l’avance, d’une hardiesse telle qu’à la Samaritaine seules l’expérience et la présence d’esprit du commissaire avaient mené à l’échec un dessein quasi imparable. Que cherchait-on à prouver dans cette volonté de provocation que seule une arrogante certitude d’impunité pouvait justifier ? N’avait-on pas l’exemple flagrant d’une sorte d’ostentation dans le crime, une fanfaronnade d’orgueil de quelqu’un persuadé d’être à l’abri de tout soupçon et qui semait derrière lui les indices vrais et faux, allant jusqu’à convoquer à l’un de ses forfaits celui qui cherchait à le mettre hors d’état de nuire ? Nicolas tentait avec une sorte de frénésie désespérée de tordre les faits et les informations en sa possession afin d’en extraire un élément fiable, éloquent, base solide sur laquelle il pourrait bâtir un plan. Un point était assuré, le boucher de la Samaritaine le connaissait et savait où il logeait. Comment ? Par qui ? Le cercle était assez restreint de ceux qui paraissaient en mesure de l’informer. Lamaure ? C’était l’une des victimes. Renard, bien sûr, mais n’était-ce pas lui le coupable ?
Un autre nom finit par surgir. Restif. Lui était en revanche au fait de beaucoup de choses. Un pied tâtonnant aux bords incertains des rivages du crime dont il se voulait, dans un même mouvement, le voyeur et le contempteur. Dans son ambiguïté, l’homme avait noué depuis des lustres des relations suivies avec la haute police, se couvrant par là même de ce qu’on pouvait lui reprocher, accumulant ainsi des indulgences et des assurances pour l’avenir. Et de fait Restif connaissait tous les protagonistes. Pourtant Nicolas, peut-être trop candide en dépit de son expérience approfondie des hommes, ne parvenait pas à se persuader de sa possible scélératesse. Non, pas de la part d’un homme qu’il fréquentait depuis si longtemps et avec lequel, au-delà des sentiments forts mêlés que ses mœurs lui inspiraient, aucune acrimonie sérieuse ne s’était jamais fait jour. Cependant il penchait pour une autre hypothèse : la recherche dont il avait chargé Le Hibou l’aurait-elle conduit à une démarche imprudente ? Laquelle ? Il y avait chez Restif une prétention de tout savoir qui, jointe à l’usage immodéré d’une parole précipitée, pouvait faire tout redouter. Il faudrait s’en informer et, pour cela, le retrouver. Dans certaines circonstances, il savait se fondre dans la grande ville, invisible et introuvable. Nicolas enverrait Rabouine rue de Bièvre où logeait la femme de l’écrivain. Le couple était séparé, mais les liens n’étaient pas complètement rompus ; il s’y réfugiait parfois, y visitait ses enfants et, malade, s’y retirait, comme le lièvre en son gîte, pour s’y refaire.

Au Grand Châtelet le père Marie, après s’être déclaré tout raboté des épreuves de la nuit, prévint Nicolas de la présence de Sanson à la basse-geôle. Ayant une exécution dans la journée, le bourreau était venu de bonne heure récupérer certains instruments nécessaires à son office. L’entendant descendre, Sanson l’arrêta dans l’escalier de pierre et le fit, à sa surprise, remonter dans le bureau de permanence.
— Que me vaut, cher Sanson, cet étrange accueil ?
— Mon ami, je souhaitais vous épargner un spectacle bien navrant. La nature des blessures que vous connaissez, jointe à la canicule, a accéléré des désorganisations naturelles auxquelles il est inutile de vous confronter.
— Votre sollicitude me touche. Pardonnez ma préoccupation dans ces circonstances, avez-vous pu examiner le cadavre et en tirer quelques conclusions ?
— Je devine votre sentiment. Calmez vos craintes, le pauvre hère avait été tué avant qu’on impose à son corps cet épouvantable traitement.
— Et êtes-vous en mesure de déterminer la cause et le modus de son assassinat ?
— L’examen du cœur a levé les incertitudes. L’organe a échappé à l’écrasement constaté du milieu du corps. Son examen a révélé une blessure mortelle occasionnée d’évidence par une lame effilée. Mais éclairez-moi, un charroi l’a-t-il écrasé ?
Le soulagement de Nicolas fut grand d’apprendre cette découverte. Elle répondait ainsi à l’interrogation qui n’avait cessé de l’obséder depuis sa première confrontation avec le cadavre. Il fournit les détails nécessaires à Sanson et replaça le crime dans le contexte de son enquête.
— Avez-vous songé à une volonté d’exécution d’un prostitué ou d’une vengeance liée à son activité ?
— Le pourquoi de cette question ?
— Le milieu du corps est détruit, le bas-ventre n’existe plus. Voulait-on ainsi le punir de ses péchés ? Ne décelez-vous pas dans ces outrages insensés, dans cet horrible acharnement sur un cadavre, une obstination maniaque ?
— Sans doute, mais il y a ma convocation à onze heures à la Samaritaine… Le rapport de la victime à son profanateur n’est pas seul en cause. Pourtant votre remarque est fondée et ouvre des perspectives que nous ne pouvons écarter. M. de Noblecourt, avec qui je me suis entretenu de cette affaire, soupçonne, lui aussi, quelque chose d’extraordinaire dans ce qu’il nomme cette folie massacrante.
Sanson tendit à Nicolas un petit papier chiffonné et ensanglanté.
— J’ai trouvé ceci au fond d’une poche de l’habit. D’évidence une note de blanchisseuse.
Nicolas le déplia et le lut.
Blanchisserie Nallet
À l’abreuvoir Macon
Près le pont Saint-Michel
Mémoire pour le Sieur Jacques d’Assy
- 6 chemises doublées batisse enpezées 6 L
- 10 calessons 0 L
- 5 mouchoirs 3 L
- 6 cravates en foular 4 L
- argent prétté 22 L
- Soit un total de… 45 livres
— Gast ! Voilà un papier qui en dit long sur les moyens et les goûts dispendieux de l’inconnu. Nous disposons désormais d’un nom. Est-il emprunté ? Peut-être nous permettra-t-il de retrouver son domicile et d’enquêter sur ses entours et habitudes ?
— Quelles sont vos instructions quant au corps ? Il ne me paraît guère raisonnable de le conserver dans l’état où il se trouve.
— Nous rechercherons sa famille, s’il en a. En attendant, prenons les dispositions pour le faire inhumer au cimetière de Clamart.
Nicolas remercia Sanson et remonta dans le bureau de permanence. Bourdeau venait d’arriver et dès l’abord son visage lui apparut empreint d’une vive contrariété.
— Pierre, si vous saviez combien je suis heureux de vous revoir !
Il se mit à rapporter le menu de ce qui s’était passé depuis leur dernière rencontre. Il en vint aux événements de la Samaritaine. Au fur et à mesure que s’égrenaient les paroles le visage de l’inspecteur s’assombrissait.
— Que ne m’avez-vous prévenu avant de vous engager dans cette périlleuse embûche ?
— Je l’ai regretté, mais il était trop tard, hélas ! Sois rassuré, tes présents m’ont sans doute sauvé la vie. Une nouvelle fois ton pistolet de poche et ta canne-épée ont fait merveille !
Ce n’était pas l’exacte vérité, mais il souhaitait rasséréner son ami dont avec inquiétude il observait le malaise et le pauvre sourire.
— Non seulement je vous ai manqué dans une occasion décisive, mais j’ai échoué également dans une mission que vous m’aviez confiée…
Nicolas remarqua soudain que Bourdeau le vouvoyait, ce qu’il ne faisait jamais lorsqu’ils s’entretenaient en tête à tête.
— Mais enfin, Pierre, qu’as-tu à me vouvoyer soudain ?
— C’est que j’ai commis une faute dont je m’accuse amèrement. Tu m’avais chargé de faire surveiller Renard. J’ai certes pris toutes les dispositions utiles tout en restant chez moi hier en famille pendant que tu risquais ta vie. J’ai failli, et, crois-le, je ne m’en tiens pas quitte.
— À la fin des fins, dit Nicolas en riant pour chasser la tension qu’il sentait chez Bourdeau, que s’est-il passé de si grave que tu t’en accuses si obstinément ?
— Il faut bien te le dire, dit Bourdeau se débondant d’un seul coup, c’est que mes gens et les mouches et toute notre valetaille de coïons si prétendument habiles à surveiller et à filer ont laissé échapper leur proie. Que Renard a glissé entre leurs rets, que nous ignorons où il se trouve, que peut-être il est l’auteur de ce nouveau crime dont tu as risqué toi-même être victime.
— Allons ! nous le retrouverons. Comment s’est-il échappé ?
— Il a disparu depuis dimanche matin et de surcroît, je l’ai su fort tard. Ils l’ont recherché et ne m’ont averti qu’hier soir. Et sais-tu comment il s’est enfui ? Je trouve l’issue des plus insolente. Rappelle-toi comment il nous avait expliqué l’évanouissement du vas-y-dire dans le labyrinthe de l’île Louviers…
— Celui qui était prétendument le truchement avec le détenteur du pamphlet contre la reine ?
— Celui-là. Eh bien ! Notre goupil a pris cette même voie pour se mettre hors de vue de nos gens. Son logis surveillé toute la nuit, ils l’avaient suivi à sa sortie, étroitement. Et pourtant…
Nicolas réfléchit un moment.
— L’événement a son revers favorable. Il nous confirme que l’inspecteur Renard est, à n’en pas douter, mêlé à quelque sombre machination, qu’il se sent coupable, menacé, et nous craint au point de souhaiter nous échapper. Soyons assurés, Pierre, qu’il cessera vite de nous berner avec ses tours de souplesse9 et que nous le débusquerons.