VII
LE BAQUET ET LA POMPE
Au dernier jour sera trié des ombres tout ce
qu’il y aura eu de plus lâche dans leurs déguisements, dans leurs
menées et leurs fourberies.
Bourdaloue
Dimanche 9 août
1778
Nicolas accompagna à pied M. de Noblecourt à la
grand’messe de sa paroisse tout proche. Ayant craint un accès de
goutte qui ne s’était pas manifesté, le vieux magistrat était
d’humeur charmante. Marguillier de la fabrique de Saint-Eustache,
il offrait, en cette fête de saint Spire, le pain bénit. À cette
occasion, deux mitrons de la boulangerie Farnaux, vêtus de neuf,
leur servaient d’escorte. Ils avaient été chargés, ravis de
l’aubaine, de porter deux immenses corbeilles emplies des morceaux
de brioche qui seraient distribués au peuple à l’issue de l’office.
Noblecourt plaisan tait toujours Nicolas qui
s’obstinait, en Breton têtu, à nommer cette gourmandise
ar-varaenn-rouaned, le pain
sucré.
Le commissaire écouta le prône avec attention.
Le curé y dénonçait les fausses apparences de la dévotion,
affirmant que le mal le plus difficile à détruire était l’apparence
du bien. L’air courroucé, il tonnait, jetant des regards appuyés
sur une assemblée distraite et bavardeuse où l’élément féminin dominait. Un sourd
vacarme fait de paroles, du froissement ailé et des claquements des
éventails, couvrait parfois la voix de l’orateur. Nicolas,
accoutumé dès son plus jeune âge au silence dévot des chapelles de
sa Bretagne natale, ne s’était jamais habitué au laisser-aller des
églises parisiennes. Parfois le Suisse laissait bruyamment retomber
sa hallebarde sur le pavé afin de rappeler l’assemblée au respect
des lieux et du Saint Sacrifice. La rumeur n’en continuait pas
moins à enfler. La jeunesse présente manifestait une vivacité
impertinente. Les regards étaient distraits. On entrait et on
sortait à l’envi. Certains goûtaient trois phrases du sermon comme
on écoute distraitement le boniment d’un paradeur de foire et
quittaient l’église mécontents, secouant la tête. Les plus pauvres
demeuraient debout, refusant de payer les six sols réglementaires à
la chaisière. On se mouchait, on crachait sur le sol. Intrigues,
billets passés, ostentation de nouveaux atours, tout concourait
donc à faire du lieu de prières un endroit de spectacle et de
divertissement.
Rue Montmartre, Marie et Catherine avaient
préparé une légère collation estivale. Une éclanche1 d’agneau froide avec une sauce moutarde relevée
de cornichons, une salade de chicorée aux croûtons et une marmelade
de pêches les régalèrent, arrosées de tisane
pour l’un et de cidre pour l’autre. Le repas achevé, M. de
Noblecourt monta se consacrer à sa méridienne quotidienne. Nicolas
décida, en dépit de la canicule, d’aller marcher dans la ville et
de tenter sa chance du côté de la place Vendôme dans l’espoir de
surprendre le docteur Mesmer au logis.
La ville persistait à offrir au promeneur un
aspect inhabituel. Tout semblait inanimé et déserté par les
chalands qui, en temps ordinaire, se pressaient dans les rues pour
la promenade dominicale. Seuls quelques chiens longeaient, langue
pendante, les murailles du côté de l’ombre. Pointe Saint-Eustache,
il s’engagea rue de la Tonnellerie dont les vieux piliers et les
auvents dispensaient un peu de fraîcheur pour rejoindre la rue
Saint-Honoré. Il connaissait si bien son Paris que ses pas le
guidaient sans qu’il en eût conscience. Au fur et à mesure qu’il
approchait de la place Vendôme, de longues suites de voitures
arrêtées jusque dans les rues adjacentes l’intriguèrent. Sur la
place elle-même, un long rassemblement de public mêlant tous les
ordres de la société serpentait aux abords de l’Hôtel des frères
Bourré, quartier général du docteur Mesmer. Hommes et femmes, les
yeux brillants, paraissaient animés les uns d’un fol espoir de
guérison, les autres du souci de bénéficier de soins gratuits, et
beaucoup par la simple curiosité de rencontrer le mage à la
mode.
Quelle qualité mettrait-il en avant pour se
faire recevoir ? Marquis de Ranreuil ? Elle ne ferait
guère impression sur un étranger connu de tout Paris et qui en
recevait bien d’autres. Commissaire de police au Châtelet ? Il
risquait de braquer et d’inquiéter un homme que tout laissait
supposer infatué de son renom et imbu de son prétendu pouvoir.
Nicolas, renseigné par la fiche de police remise par Le Noir, s’amusait que la rumeur crût reconnaître dans la
personne du praticien le magicien Colas, personnage de l’opéra du
jeune Mozart Bastien et
Bastienne ; il était même supposé en être le
commanditaire. Il nota avec intérêt sa fréquentation des cercles
d’illuminés et sa pratique des sciences occultes. Le titre de sa
thèse était éloquent, « De influxu
planetarum in corpus humanum »2. Il avait quitté Vienne expulsé de la faculté de
médecine pour pratiques charlatanesques.
À bien y réfléchir il se présenterait comme un
proche du duc de Chartres, ce qui à vrai dire, vu la promiscuité
des vaisseaux du roi, ne travestissait guère la vérité. Il rit dans
sa barbe en entendant Bourdeau le traiter de moliniste. Le prince étant à Brest, on ne
vérifierait pas l’assertion, si tant est qu’on en éprouvât le
souci. À l’entrée de l’hôtel, il se fraya de force un chemin à
travers une foule excitée et presque menaçante à l’égard de ceux
qu’elle supposait bénéficier de passe-droits. Il murmura son nom
mêlé à celui du duc de Chartres à l’oreille d’un valet. Le dernier
nom fit l’effet escompté et on l’introduisit.
On s’empressa de le conduire dans une vaste
salle presque vide où trônaient en plein milieu deux fauteuils et
un sofa recouverts de riches draperies orientales. Une porte
s’ouvrit, laissant le passage à un personnage de haute taille vêtu
d’une sorte de lévite violette qui lui donnait un aspect
sacerdotal. Lorsque les pans s’écartaient, ils découvraient un
habit de soie lilas surbrodé d’argent. Nicolas découvrit un homme
dans la quarantaine, le visage massif au front haut et dégarni, les
cheveux poudrés coiffés en rouleaux et retenus sur la nuque par un
ruban. Le visage impressionnait par son ampleur accentuée par un
double menton. De grandes rides obliques encadraient une bouche
bien dessinée. Des yeux enfoncés dans les orbites au point d’hésiter sur leur couleur, surmontés de sourcils
noirs et épais, fixaient le visiteur. L’ensemble annonçait la
force, la froideur et la sérénité.
— Monsieur ? Monsieur le
marquis ? dit-il en s’inclinant avec raideur.
L’accent allemand léger rappela à Nicolas celui
de la reine.
— … Je n’ai pas saisi votre nom, seulement
que vous veniez de la part du duc de Chartres.
— Marquis Nicolas de Ranreuil, pour vous
servir. Je vous sais gré, monsieur, de me recevoir. Il se trouve en
effet que j’ai entendu, il y a peu, le prince chanter vos mérites.
Intrigué par la rumeur, ô combien favorable, qui agite la cour et
la ville, j’ai éprouvé la curiosité de rencontrer l’homme, que
dis-je, le savant qui suscite un tel engouement. Monseigneur a
évoqué en particulier des cérémonies dont je n’ai pas compris, dans
le feu de la conversation, les principes premiers.
Le docteur Mesmer semblait satisfait de cet
exorde. Il eut un petit sourire condescendant.
— Monsieur le marquis, pour occupé que je
sois, je ne saurais vous laisser dans l’ignorance et prolonger une
incertitude sur mes capacités. Votre requête est si gracieusement
présentée.
Il s’inclina et invita Nicolas à
s’asseoir.
— Il serait malséant que j’en vienne à
retrancher à un ami de monseigneur les traits spécifiques de mon
art, au risque de le faire paraître factice et hasardeux.
— Je vous en remercie. On ne peut agir avec
plus de grâce ! Et donc, ces cérémonies de baquet accomplies
en présence du duc ? Sont-elles de même nature que celles dont
les dames de Madame Adélaïde m’ont décrit les effets si efficaces
et prometteurs sur la santé d’une de nos amies ?
— Comment ! Vous connaissez la tante
de Sa Majesté ?
— J’ai cet honneur, dit Nicolas en fermant
les yeux avec componction.
— Monsieur, monsieur, je suis votre
serviteur. Permettez que je vous initie. Depuis l’aube de ce siècle
de la connaissance, on prétend capturer et maîtriser un flux que
certains qualifient d’électrique. Des
machines à friction sont en effet capables de faire jaillir des
étincelles ou d’attirer des corps légers. Le fluide se transmet par
des corps conducteurs. Ainsi vous-même, suspendu à un plafond par
des cordes de soie, je vous électrise avec une peau de chat frottée
sur un tube de verre et si je tends le doigt vers vous une
étincelle va jaillir de votre jambe vers ma main.
— Quel prodige !
— Peuh ! J’ai prolongé cette réflexion
et prouvé l’existence d’un fluide magnétique animal que je maîtrise
et utilise pour mes traitements. Or Son Altesse Royale, issue d’une
famille qui n’a cessé de poser, depuis le régent d’Orléans, sur les
systèmes de la nature le regard du philosophe et celui du savant, a
souhaité savoir s’il devait croire certains esprits forts qui
avançaient la question suivante : faut-il, pour être corps
conducteur de ce que certains nomment électricité et moi fluide
animal, être entier ?
— Entier ?
— Oui, entier, non incommodé par l’art ou
par la nature. Et l’interrogation était en fait plus précise. Il
s’agissait de savoir si un castrat, der
kapaun, le… chapon comme je crois vous dites en français,
était susceptible de conduire la prétendue électricité. Un
physicien, Sigaud de Lafond3, a tenté
l’expérience avec les chanteurs de la chapelle royale. Il était
per suadé, l’ignorant, que c’était le cas,
sublata causa, tollitur effectus !
Or, sur une chaîne composée de vingt personnes électrisées, lesdits
castrats ont ressenti l’habituelle commotion.
» Son Altesse a donc souhaité que je
reproduise la même expérience, mais cette fois en utilisant mon
baquet, réceptacle du fluide magnétique animal…
— Et ainsi vous avez constaté…
— … que le chapon est bien conducteur.
Voilà, monsieur le marquis, de quoi éclairer votre… Ah !
maudite mémoire… Comment vous dites en français, die latern ?
— Lanterne, docteur, lanterne.
— Oui, c’est cela ! Lanterne. C’est
chose presque pareille.
— Je vous suis infiniment reconnaissant de
toutes ces précisions. Grâce à vous je me sens plus savant et plus
à même d’armer mes arguments lorsque la question de vos expériences
sera débattue devant moi. Les nouveautés en France sont affaire de
mode !
Le docteur Mesmer regardait Nicolas dans les
yeux. Leur éclat mobile le plongea insidieusement dans un malaise
croissant. Peu à peu il lui semblait que la pièce se rapetissait et
qu’il ne distinguait plus nettement ce qui l’entourait. Il mobilisa
toute sa volonté pour résister à cette étrange oppression. Le
docteur tentait-il de le plonger dans cet état de transe qu’il
avait expérimenté sur Mme de La Borde et qu’Aimée lui avait
décrit ? Il ferma les yeux pour échapper à cette suggestion.
Ne voyant plus le regard de Mesmer, son état s’améliora aussitôt.
Il décida de mettre un terme à un entretien dont il pouvait tout
craindre face à un personnage aussi étrange et expérimenté dans la
manipulation des esprits.
— Auriez-vous par
hasard conservé les noms des chanteurs de la Chapelle royale qui
ont participé à vos expériences ?
Le rictus ironique de Mesmer dissimulait mal
qu’il n’était pas dupe de ce qui venait de se passer.
— Puis-je, monsieur le marquis, vous
demander la raison de cette demande ? Entendez-vous vérifier
la véracité de mes affirmations ?
— Point du tout ! Loin de moi une
telle idée. Je souhaite simplement connaître les impressions
ressenties par ces personnes… disons particulières. Et comme je
suis moi-même musicien et que j’ignorais leur existence dans le
royaume… Voyez où conduisent mes passions !
— Nul n’est pas enclin à donner le possible
à vous satisfaire. Et quel instrument vous jouez ?
— De la bombarde, un instrument de ma
province natale.
Ce disant, Nicolas ne mentait pas, cependant il
aurait juré que l’incorrection de la phrase du docteur était à la
mesure de sa vive contrariété à l’égard d’une proie rétive à
laquelle il entendait en imposer. Mesmer se leva, sortit de la
pièce et revint avec une feuille de papier portant les noms
demandés. Nicolas prit congé sous le regard pensif de l’empiriste
qui le laissa partir sans excès de cérémonie.
À l’extérieur il respira, comme soulagé d’un
poids. Quel étrange personnage ! Pouvait-on croire ses
affirmations et était-il en vérité ce qu’il assurait d’être ?
Dans sa mémoire l’expérience de cette rencontre lui rappelait les
données d’un mémoire consulté jadis. Il relatait les méfaits d’un
escroc vénitien qui prétendait, lui aussi, détenir des pouvoirs
mystérieux et qui en usait à mauvais escient, en charlatan habile à
tromper de malheureuses dupes. Un soir, alors qu’il se trouvait encore en apprentissage chez le
commissaire Lardin, il avait participé à son arrestation. Ce
Giacomo Casanova, échappé de la prison vénitienne des Plombs,
bénéficiait de tant d’appuis que Choiseul l’avait fait rapidement
élargir.
Nicolas rejoignit la rue Saint-Honoré et musa
jusqu’au Palais-Royal où, fatigué et assoiffé, il entra dans un
café où il avait ses habitudes. Longtemps les ordonnances de police
avaient interdit à ces établissements de donner à boire ni recevoir
personne le jour du Seigneur. Désormais cette règle, d’ailleurs mal
respectée, ne s’appliquait que pendant le service divin. Nicolas
avait pris goût à ce breuvage dont on disait qu’il favorisait
l’excitation du raisonnement tout en maintenant les gens éveillés.
Il l’avait découvert chez Semacgus qui en usait toujours à
Vaugirard, mais également lors des soupers des petits appartements
sous le feu roi. Lenormand, jardinier en chef de Versailles,
cultivait dans les serres de Trianon une dizaine de caféiers qui,
entourés des soins les plus attentifs, produisaient bon an mal an
six livres de café bien mûr. Le roi laissait vieillir les grains,
puis les torréfiait et se plaisait à préparer la boisson de ses
mains. Comme M. de Buffon, Nicolas appréciait la force et la saveur
du café de Saint-Domingue, alors que Semacgus goûtait davantage le
moka venu d’Arabie. Nicolas prit place à un guéridon dans la
pénombre fraîche de l’établissement. Il appréciait l’atmosphère
aimable et sereine d’un endroit fréquenté par d’honnêtes gens qui
venaient s’y délasser. On y apprenait sans les rechercher les
nouvelles et rumeurs du jour soit par la conversation, soit par la
lecture distraite des gazettes. On n’y souffrait personne de
suspect, de mauvaises mœurs, nuls tapageurs, soldats ni domestiques
effrontés, rien ni personne en fait qui fût
de nature à troubler la tranquillité de la société bonhomme de
l’endroit. Tout en sirotant un café brûlant et en croquant une
meringue, Nicolas s’interrogeait sur la vraie nature d’Anton
Mesmer. Que le personnage possédât un pouvoir de persuasion et,
même, de séduction hors du commun, il n’y avait pas à en douter.
Que ses pratiques et méthodes pussent sur certains esprits faibles
ou malades posséder une heureuse influence, c’était l’évidence. Le
docteur avait-il des liens plus étroits avec l’enquête en cours,
rien ne semblait l’indiquer. Nicolas consulta la liste que Mesmer
lui avait remise.
Vincente
Balbo
Ugo
Mangiarelli
Silviano
Barbecano
Qu’en ferait-il ? Se pouvait-il que ces
étrangers que leur condition mettait sans doute à l’écart du monde,
du moins le supposait-il, fussent impliqués dans les trames de
quelque obscur complot ? Alors qu’il réfléchissait à la
question, il vit soudain Semacgus pénétrer dans le café. Il se leva
et le héla d’un geste.
— Guillaume, quelle surprise ! Vous
êtes rarement parisien le dimanche.
— Ah ! Quelle chaleur !
Dieu ! Qu’il fait frais ici ! Je suis doublement heureux
d’y être entré. Vous n’imagineriez pas de quel endroit étrange je
sors et avec qui je me trouvais.
— Me le cacherez-vous ?
— Que non ! J’étais avec La Borde chez
le docteur Mesmer. Vous savez, l’homme au baquet dont tout Paris
glose. La femme de notre ami y a consulté, il y a quelques jours.
Aimée, je crois, et des dames de la maison de Madame Adélaïde
l’accompagnaient. Il était à la fois heureux
et inquiet des conséquences de cette visite. Heureux parce que sa
femme semble convaincue de se mieux porter et inquiet en raison des
rumeurs qui courent la ville au sujet de la réputation du mage
allemand.
Nicolas se mit à rire tant la coïncidence lui
paraissait étrange.
— Le magnétisme animal viendrait-il de
faire une nouvelle victime ? demanda Semacgus, interloqué de
la réaction incompréhensible du commissaire.
— Point du tout, cher Guillaume. Il se
trouve que je sors moi-même de l’Hôtel Bourrée et pour d’autres
raisons que je vous conterai. J’étais en tête à tête avec notre
homme, il y a à peine deux quarts d’heure de cela !
— La rencontre n’est pas banale. Je
comprends pourquoi le docteur s’est absenté un long moment. Quelque
imperturbable qu’il se veuille, il paraissait, quand il a resurgi,
avoir le visage tout retourné. Que lui avez-vous fait ?
— Une visite de courtoisie, dit Nicolas,
benoît.
— Hum ! Je me méfie de ces visites-là
et de votre air de chattemite. Bref, nous avons assisté avec La
Borde à la corvée du baquet, puis aux soins donnés à un
malade.
— Et qu’en déduisez-vous ?
— Pour le baquet, c’est tour de foire et
expériences amusantes qu’autorisent les progrès de la connaissance.
Le magnétisme animal n’a rien à y voir, ce n’est qu’un mot jeté aux
naïfs pour couvrir une scène de comédie.
— Les soins gratuits donnés au
peuple ?
— Largement compensés par les écus déversés
à foison par une société trop crédule qui se précipite pour soigner
des maux imaginaires.
Semacgus commanda son
moka au commis qui venait s’enquérir de son choix. Comme s’il le
découvrait pour la première fois, Nicolas contemplait ce visage
levé, modelé par la vie et les embruns, ses rides, ce port de tête
à la fois bienveillant et assuré et, quoiqu’ils ne se
ressemblassent guère, il prit conscience que le chirurgien de
marine appartenait à la même espèce d’homme que le marquis de
Ranreuil, son père.
— Et les passes et le quasi-endormissement
des malades ? reprit-il. Aimée m’a décrit la chose et comment
cela s’était déroulé avec Mme de La Borde.
— Oh ! Rien de plus, rien de moins que
les convulsionnaires de Saint-Médard, jadis. Il y a deux faits,
Nicolas. Primo, si l’on persuade un patient que l’homme de l’art
dispose de pouvoirs particuliers, le travail est à moitié accompli.
Secundo, c’est toujours un homme qui magnétise une femme.
— Le détail est d’importance ?
— Capital, mon ami, capital !
Comprenez que ces femmes ne sont pas vraiment souffrantes, mais
leur sensibilité est à fleur de peau. J’ai tout observé
soigneusement. Le cadre tout d’abord, la musique invisible, les
vapeurs d’encens et la beauté singulière des assistants, la majesté
de Mesmer, son regard pénétrant. Il a d’ordinaire les genoux de la
malade serrés entre les siens. L’une de ses mains presse la région
du ventre, l’autre le bas du dos. La proximité des visages devient
plus grande, les haleines se respirent, les sens s’allument, la
respiration de la patiente est courte, entrecoupée, la poitrine
s’abaisse et s’élève rapidement. Alors c’est l’instant de la crise
et les convulsions s’établissent dont le souvenir ne sera pas
déplaisant. La malade souhaitera renouveler l’expérience car elle
n’a nulle répugnance à se retrouver dans l’espèce de transe
heureuse dans laquelle Mesmer l’avait plon
gée ! Et cette transe s’apparente, vous vous en doutez, à une
crise plus particulière… Ainsi s’attache-t-on une clientèle esclave
des modes éphémères et de préférence fortunée. Ainsi perpétue-t-on
un besoin qu’on fait accroire être le seul à satisfaire. Pour dire
enfin ma certitude, c’est à La Borde de guérir sa femme d’une vie
conjugale maladroitement commencée. Point besoin pour cela d’un
charlatan de Vienne !
Semacgus, venu en voiture, proposa à Nicolas de
le déposer rue Montmartre. Chemin faisant, il dévida avec sa verve
coutumière les souvenirs d’expériences auxquelles il avait assisté
chez les naturels de plusieurs régions du monde où l’avait conduit
sa longue carrière maritime. Il avait relevé qu’on rencontrait
souvent des mages qui plongeaient certains sujets dans des états
seconds. Il rappela à Nicolas comment, en proie à une espèce de
transe, Awa avait annoncé la mort de Saint-Louis, son compagnon et
le cocher de Semacgus4. Il paraissait
bien que le docteur Mesmer utilisait de vieilles ficelles, recettes
éprouvées pour exalter de prétendues nouveautés. Certains malades
ou soi-disant tels s’en trouvaient sans doute mieux, tant était
efficace le pouvoir de persuasion de l’enchanteur et sans limite la
crédulité de ceux qui choisissaient de s’en remettre à sa
science.
Alors que Nicolas prenait congé de son ami, il
sentit qu’on tirait sur sa poche. Il crut un instant être victime
d’un vide-gousset. Il baissa la tête et entrevit une frimousse
barbouillée de charbon. Elle appartenait à un petit marmouset qui
lui tendait un carré de papier plié. Il pensa à l’un de ces
orphelins abandonnés, élevés dans les repaires du crime et de la
rapine des bas-fonds de la vieille ville. Dès que le commissaire
fut en possession du message, le lutin disparut sans demander son reste et obtenir l’habituelle
rétribution du service rendu. Nicolas demeurait perplexe. Il
connaissait tous les vas-y-dire habituels de la capitale, mais ce
petit Savoyard, c’était la première fois qu’il avait affaire à lui.
Pourtant l’enfant le connaissait et l’avait abordé sans aucune
hésitation. Il déplia le poulet. Quelques lignes d’une plume
hâtive, le tout paraphé d’un grand R.
Ce ne pouvait qu’être un message de Restif. Il ne connaissait pas
l’écriture du Hibou, mais il savait le peu de fond qu’on pouvait
accorder à des constatations de ce genre. Dès l’enfance toute
personne un peu éduquée recevait l’apprentissage commun qui créait
des écritures peu différenciées d’une main à une autre. Son
incertitude s’accrut à la lecture du billet. Seules certaines
lettres, peut-être…
Ce soir à onze heures de
relevée. La porte du pavillon de la Samaritaine sera ouverte.
R.
Tout cela paraissait bien intrigant. Que
signifiait ce message ? Restif voulait-il le rencontrer ?
Pourquoi si tardivement ? Et pourquoi faire porter ce
mystérieux message ? Pourquoi écrire ? Restif ne l’avait
jamais habitué à un manque aussi patent de prudence. L’homme était
matois et s’attachait à ne se compromettre point. Peut-être
n’avait-il pas trouvé d’autres moyens de le prévenir ?
Pourquoi ? On lui avait prescrit de retrouver le petit
merle de Renard. L’avait-il
retrouvé ? Pouvait-on imaginer, ce qui aurait été se départir
de toute raison, qu’il eût pris attache avec l’intéressé et
convaincu de rencontrer le commissaire ? À bien y réfléchir
les présomptions semblaient réunies pour que cette hypothèse
approchât la vérité. Après tout, que risquait-il à se rendre
à ce rendez-vous ? Épée au côté,
pistolet de poche dans le tricorne, il serait armé. Le Pont-Neuf
était l’endroit de Paris, même à cette heure tardive, le moins
propice à un guet-apens. La pensée l’effleura de prévenir Bourdeau,
idée qu’il abandonna aussitôt. Il souhaitait laisser profiter d’une
de ses rares soirées en famille un homme toujours disponible et qui
ne comptait ni son temps ni sa fatigue au service du roi.
Après un léger souper, il consacra le début de
la soirée à une partie d’échecs avec Noblecourt. Ne souhaitant pas
l’inquiéter outre mesure, il n’avait pas évoqué ses dernières
découvertes. Pourtant son inattention et sa désastreuse manière de
jouer trahissaient ses soucis immédiats. Noblecourt eut la
distraction ou la générosité de n’y point prêter garde, rempli
d’allégresse de trois victoires successives. Le jeu lui permettait
de vérifier une vivacité d’esprit que l’âge n’avait pas compromise
et il en éprouvait un sentiment d’assurance renouvelée. Nicolas
prétexta sa fatigue pour se retirer et se préparer aux aléas
éventuels de la nuit.
Il nettoya avec soin son pistolet de poche,
présent de l’inspecteur Bourdeau, enfin remis à neuf après qu’une
balle l’eut endommagé. Il en vérifia la détente, emplit une petite
poire à poudre et se munit des balles de plomb correspondantes. Il
ne prit pas l’épée des Ranreuil, ne voulant pas la compromettre
dans cette issue incertaine, et choisit une canne-épée à la lame
d’acier trempé dont le pommeau pouvait servir de casse-tête.
C’était une autre attention de l’inspecteur. Il fixa le pistolet
dans l’aile de son tricorne, ce qui permettait de le saisir les
mains levées. Il dota le fond de son chapeau d’une calotte
métallique, conseil de Bourdeau pour éviter d’être assommé par
sur prise. Après avoir constaté que la
cicatrisation de ses blessures allait bon train, il se vêtit d’un
habit noir, noua serré son catogan et préféra des souliers de cuir
souple qui autoriseraient la course ou le mouvement rapide plus
aisément que ses bottes habituelles. C’est alors qu’il était fin
prêt que soudain lui revinrent les propos erratiques de la Paulet,
qu’il s’efforça aussitôt de chasser de sa mémoire.
Il quitta l’Hôtel de Noblecourt en discrétion
sans toutefois échapper à l’attention vigilante de Catherine qui,
Mouchette sur les genoux, somnolait dans l’office. Elle s’éveilla
et, apercevant Nicolas, une expression d’inquiétude figea son
visage comme chaque fois qu’elle le voyait quitter le logis de nuit
et ainsi équipé. Il mit un doigt sur ses lèvres pour lui
recommander le silence. Son geste se transforma en baiser à son
adresse, ce qui parut l’emplir de bonheur.
Telle une ombre il se glissa dans la nuit. Des
nuages qui n’éclateraient pas voilaient la clarté de la lune. Il
s’ingénia d’expérience à vérifier n’être l’objet d’aucune filature
et constata qu’une fois de plus les lanternes n’étaient pas toutes
allumées. Il ne croisait au long des ruelles descendant vers le
fleuve que d’innocents chalands qui goûtaient le frais relatif, des
filles, des patrouilles du guet et de la garde de la ville, des
ivrognes en quantité et quelques équipages isolés dont le bruit des
roues réveillait les échos endormis. Il aborda le quartier de sa
destination avec prudence par la rue de la Monnaye, la place des
Trois-Maries et s’arrêta attentif à l’angle du quai de l’École. Il
examina les lieux et les allées et venues à la sortie du Pont-Neuf
sans que rien n’attirât son attention.
Il fut soudain bousculé par un jeune homme
effaré qui s’enfuyait, poursuivi par deux soldats. N’eût été
le soutien de sa canne, il serait tombé à
terre. Les deux militaires le heurtèrent à leur tour, faisant le
bonheur du fuyard qui disparut dans l’obscurité. Après un coup
d’œil, ses agresseurs marmonnèrent quelques excuses et se
retirèrent penauds. C’était des racoleurs de l’armée. Il
connaissait bien leur manège dont Naganda avait jadis failli être
victime5. Des jeunes gens naïfs étaient
séduits par des filles de corps de
garde et réduits à quia par des libations répétées dans les
cabarets voisins. Inconscients, ils finissaient par signer
l’engagement alors que résonnaient à leurs oreilles les cris
fatidiques de « Qui en veut ? qui en
veut ? » accompagnés du tintement des écus agités
dans une bourse.
Attentif au moindre mouvement, il continuait à
surveiller la porte du bâtiment carré de la Samaritaine. À cette
distance il ne parvenait pas à vérifier si les lourds panneaux de
bois étaient entrouverts. Onze heures approchaient. Inutile de
compter sur le carillon du monument, son cadran vu et interrogé par
tant de passants chaque jour demeurait des mois entiers sans
marquer l’heure et les sonneries de ses cloches s’avéraient aussi
défectueuses que l’horloge. Il consulta à deux reprises sa montre à
répétition en appuyant sur le bouton qui donnait l’heure. La
seconde tentative fut la bonne et lui confirma que le moment était
venu de passer à l’action.
Il traversa le quai, s’engagea sur le pont,
longea le parapet à main gauche, s’arrêta pour s’abriter un moment
en s’asseyant dans la première alvéole. Il examina les alentours,
n’aperçut qu’un mendiant de l’autre côté d’évidence endormi, et, un
instant d’accalmie survenant dans le flot des passants, en profita
pour franchir les deux degrés qui conduisaient à la porte. Fondu
dans l’ombre, il se colla contre elle ;
elle céda aussitôt sous sa pression. La lueur d’une chandelle
fichée sur le dallage lui découvrit une longue pièce rectangulaire
vide avec plusieurs portes aveugles le long des murailles et, au
fond, un escalier de bois.
Coupé soudain de la rumeur de la ville, il
percevait distinctement un bruit sourd et régulier qui l’intrigua
un moment. Il se rappela que la construction abritait en sous-sol
un mécanisme de pompage par aspiration, animé par le fleuve, qui
alimentait en eau le quartier du Louvre et les fontaines et bassins
des Tuileries. Après un long moment d’expectative, il aborda
l’escalier avec prudence et le gravit marche après marche, le dos
collé au mur pour répondre à toute menace, devant ou derrière lui.
Au terme de sa progression, il se heurta à une nouvelle porte qu’il
poussa comme la première. À nouveau une chandelle fichée éclairait
une pièce identique et paraissait établir une sorte d’appel à
poursuivre son ascension. Un nouveau bruit le frappa : un
cliquetis régulier qui le fit frémir tant il correspondait aux
propos égarés de la Paulet. Dans cette enceinte confinée et
étouffante de chaleur la sueur lui inondait le visage. Il sursauta
quand éclata, tout proche, le carillon de la Samaritaine sonnant, avec retard, les onze heures.
La pièce dans laquelle il se trouvait était plus petite que les
précédentes et coupée d’une cloison. L’approchant, il aperçut une
porte et au milieu, à hauteur d’homme, un papier qu’un poignard
maintenait contre le bois. Il saisit l’un et l’autre et éclaira le
papier à la lumière de la chandelle. L’écriture, quoique banale,
lui sembla familière, ou plutôt la forme étrange des lettres. La
lecture du message ne laissa pas de le surprendre :
L’on sait déjà que je ne
joue pas à moins d’être sûr de gagner.
Il ne fut pas long à retrouver l’origine de la
formule correspondant à la rubrique Sardaigne du document satirique enveloppé dans du
papier huilé, retrouvé sur le corps de Lamaure. Il y avait là de
quoi réfléchir sur la rencontre, mais il n’en eut pas le
temps : un violent claquement de porte retentit. Il lui parut
provenir de la première salle en bas. Il empocha papier et
poignard, dégagea de l’étui la lame de sa canne-épée et redescendit
prudemment. Le cœur lui battait comme souvent dans des
circonstances similaires. Les marches craquaient, les portes
grinçaient, les bruits de l’horloge et la sourde respiration de la
pompe ajoutaient encore à son angoisse croissante, l’assourdissant
et l’isolant. Il atteignit enfin la première salle et constata
qu’une petite porte sous l’escalier était désormais ouverte,
donnant passage sur un puits de ténèbres.
Il décida d’utiliser sa chandelle. Les unes
après les autres ses allumettes se révélèrent impropres, sans doute
mouillées par sa transpiration. Il dut battre le briquet et
attendre que la mèche d’amadou soit incandescente pour enfin
allumer la chandelle. Il regretta n’avoir pas emporté avec lui une
petite lanterne sourde, autre présent de Bourdeau. La flamme
hésitante n’éclairait guère. Le bruit des mécanismes de la pompe
s’imposait de plus en plus entêtant, grincements d’engrenages,
craquements de fibres forcées, gémissements de la charpente
terrassée sous la pression du fleuve et bouillonnement des eaux. Ce
vacarme assourdissant paraissait encore plus effrayant que le
silence. Une odeur étrange et pourtant familière le submergeait. Au
fur et à mesure qu’il s’avançait, un bruit
différent s’ajoutait à la cacophonie ambiante. Il essaya de
comprendre ce qu’il signifiait. Il finit par retrouver le bruit mat
et amorti que fait un quartier de viande jeté sur l’étal du
boucher. Cette image-là lui fit soudain horreur et au moment même
où elle s’imposait il reconnut l’odeur métallique du sang.
Quelque chose s’agitait au centre de la pièce
sans qu’il parvînt à en distinguer la nature. Le mouvement semblait
régulier et comme lié au monstrueux appareillage de bois et de fer
qui animait le pavillon de la Samaritaine. Il s’approcha et manqua tomber, son
pied ayant glissé dans un liquide épais. Levant sa chandelle, il
contempla un spectacle dont l’atrocité lui reviendrait souvent en
mémoire.
Deux gigantesques madriers parallèles, comme
formant les deux éléments de la lettre H, s’activaient, animés par
les mécanismes de la pompe. Lorsque l’un se dressait, l’autre
s’abaissait. Coincé dans cette cisaille en action, un corps
subissait à chaque ressaut de la machine l’écrasement pesant des
poutres. L’une pressait les jambes déjà presque détachées tandis
que l’autre dégageait le torse avant que de retomber lourdement
dessus. À chaque traction les jambes se dressaient dérisoires et la
tête se relevait comme celle d’un pantin. Le corps ainsi torturé,
quasi coupé en deux, se défaisait dans un débordement de sang et de
viscères éclatés. Nicolas tenta d’opposer son calme à cette
horreur. Il espéra de toute son âme que la victime avait été tuée
avant de subir ce traitement, que c’était son cadavre qui, par une
mise en scène perverse, subissait ce traitement. De toute sa
volonté il rejetait l’autre hypothèse tant sa perspective
l’emplissait d’épouvante. Il lui parut que le supplicié était jeune
et qu’on lui avait ôté ses vêtements. Il ne pouvait plus rien faire
pour lui, sinon dégager sa dépouille. Encore
fallait-il de l’aide car il était sans doute illusoire de penser
arrêter la pompe. Il devait sur-le-champ aller chercher du secours
et procéder ensuite aux premières constatations.
Il repartit vers la porte pour rejoindre la
première salle. En haut des degrés il la trouva close alors qu’il
était assuré l’avoir laissée ouverte. Il prit soudain conscience
d’être tombé dans un piège dont il pouvait bien ne pas sortir
vivant. L’issue était impossible par la machine. Essayer de fuir en
cherchant une voie vers le fleuve, c’était risquer d’être happé et
finir comme le mort. Demeurer sans bouger dans la salle du bas
permettrait sans doute avec beaucoup de risques d’attirer à lui
l’éventuel adversaire qui l’attendait assurément et s’inquiéterait
de ne le voir point. L’idée lui vint d’user d’un stratagème qui lui
avait plusieurs fois sauvé la mise en d’autres circonstances. Il
enleva son habit et son tricorne, prit son pistolet de poche et
l’arma, puis il plaça la coiffure au bout de sa canne à laquelle il
avait accroché son habit. S’il était guetté à la sortie de la
porte, l’apparition brutale et rapide de cette espèce d’épouvantail
devrait susciter une immédiate réaction de l’adversaire. Alors il
conviendrait de répondre au plus vite. D’autre part, l’escalier qui
partait vers le premier étage le protégerait vers le haut de toute
surprise. Il n’hésita pas, poussa brutalement la porte et brandit
son habit. Deux coups de feu éclatèrent aussitôt. Il se jeta à
terre et tira à son tour dans la direction des feux aperçus lors
des détonations. Il y eut un cri, des pas pressés, une porte qu’on
refermait à la hâte et un grand silence.
Toute menace paraissait avoir disparu. Seulement
troublé par les coups sourds de la pompe, le silence retrouvait son
innocence. Il alluma sa chandelle et avec
précaution émergea du couvert de l’escalier. La pièce était vide
désormais. Il examina son habit. Deux trous le déparaient en son
milieu. Cela justifierait, songea-t-il tout au soulagement d’avoir
échappé au pire dans une occurrence si bien ménagée, une nouvelle
commande à Maître Vachon. Le souvenir de l’horreur du sous-sol
s’imposa derechef à lui. Il se rajusta, replaça l’épée dans son
étui-canne et, le pistolet à la main, avança prudemment. Il ouvrit
la porte et du perron du monument domina la chaussée du Pont-Neuf.
La douceur de cette tranquille nuit d’été l’émut. Il chancela,
éprouvant soudain le contrecoup de ce qu’il venait de subir.
L’heure s’avançant, la foule des promeneurs s’était faite plus
clairsemée. Il repéra de l’autre côté du pont un mendiant affalé
dans une alvéole qui, une sébile à la main, sollicitait l’aumône
des passants. Il traversa avec l’idée de l’interroger. Installé
juste en face de la Samaritaine, il
était possible qu’il eût observé les allées et venues et constaté
quelque spectacle intrigant.
Alors qu’il s’approchait, l’homme le remarqua et
lui tendit sa sébile.
— La charité, mon gentilhomme !
lança-t-il d’une voix rauque.
Il avait une jambe repliée sous lui, l’autre
manquait, remplacée par un pilon de bois.
— Vieux soldat ? demanda Nicolas en
désignant le pilon.
— Tout juste, mon gentilhomme. Devant
Prague, avec le général Chevert, çui qu’a sa plaque à
Saint-Eustache. Un charroi m’a écrasé la jambe.
La coïncidence pinça Nicolas : un vieux
soldat, très ancien remords, qui s’était pendu dans sa cellule au
Grand Châtelet avait, lui aussi, combattu en Bohême. Il déposa un
écu dans la sébile.
— Que voulez-vous dire par-là, mon
ami ?
— Hé ! Que je vous ai bien vu sortir
de la Samaritaine peu après une belle
femme en falbalas, se cachant le visage. Ah ! La peur du
mari ? Quel morceau ! J’avions point vu si c’était la
perruque ou les talons qui la grandissait ainsi. En v’la-t-y pas un
drôle de rendez-vous galant !
— Qu’entendez-vous en disant
cela ?
— Qu’un jeune coquin est venu après la
dame…
— Et alors ?
— Hé ! Je ne suis point une bête. Je
vois bien que vous soyez le mari de la championne6. Ou alors,
sauf votre respect, mon gentilhomme, c’est qu’on fait débauche dans
c’te monument-là. Et je vous en fais mon compliment.
Il cracha d’un air méprisant.
— Et cette dame, poursuivit Nicolas, sans
daigner répondre aux successives interrogations, par où est-elle
partie ?
— C’est-y donc que c’est point la
vôtre ? J’aime mieux cela car vous paraissez bon bougre.
Oh ! La garce n’a pas chanci7. Un
fiacre passait et hop ! V’la-t-y pas qu’elle ramasse ses
jupons et saute dedans. Ah ! la luronne.
Nicolas estima que le temps était venu de se
dévoiler.
— Je suis commissaire de police au
Châtelet. J’enquête sur une affaire très sérieuse. Votre témoignage
est pour moi essentiel.
Le vieux soldat roulait des yeux effarés.
— Eh ben, vous, vous la cachez belle. Et
qui m’assure que ?
— Savez-vous lire ?
Il n’aurait servi à rien de faire acte
d’autorité et Nicolas préféra lui mettre sous les yeux une lettre
de cachet dont il s’était muni. À l’incertaine lumière du
réverbère, l’homme entreprit à haute voix de la déchiffrer avec
peine et s’arrêta, pantois, à la signature du roi.
— Sacredié ! Je vous croyons, je vous
croyons. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Le jeune homme ?
— La figure de greluchon ?
— Oui. Le pouvez-vous décrire ?
— Je dirais… mince, des habits d’Anglais,
avec le cheveu dans un filet.
— À quelle heure est-il entré dans la
Samaritaine ?
— Ben… Neuf heures, passée la demie, ce qui
fait neuf heures un quart, car l’horloge retarde, chacun le
sait.
— Et la dame ?
— Point vue, la coquine ! Elle devait
attendre son petit célestin à l’intérieur.
— Et moi ?
Le vieux le considéra, indécis.
— Savions point ce qu’on doit répondre. Je
ne vous ai pas vu entrer… Mais pour dire vrai, je m’endors parfois,
surtout par cette chaleur.
En tout cas, l’aveu montrait que l’homme disait
la vérité.
— Est-il normal selon vous que la pompe
soit ouverte au tout-venant ?
— Venant souvent ici, je croye bien que
cela a toujours été ainsi. On dit que le gouverneur de la
Samaritaine y prend son office tout à
la légère. Veut pas se déranger. Donc, il laisse ouvert pour les
réparations. Chacun peut y entrer, mais peu osent le faire, sauf ce
petit mirliflore.
— Ah ! que non, je suis formel. L’est
venu, toujours le soir et pas avec des femmes. D’autres
chaponneaux, comme lui…
Nicolas notait tout cela avec attention. Il
découvrait, lui qui connaissait pourtant bien la ville, un nouveau
secret et de louches turpitudes. Le petit merle avait donc élu la Samaritaine comme lieu de sa nocturne et coupable
industrie et il y conduisait ses clients d’un soir. Restait à
savoir qui lui avait donné rendez-vous et qui, le même assurément,
avait convoqué le commissaire afin de le faire tomber dans une
mortelle embûche.
Il remercia le mendiant, lui donna son nom et
l’avis de venir le trouver au Grand Châtelet si le besoin s’en
faisait sentir en s’adressant à l’huissier. Il se dirigea incertain
vers la place des Trois-Maries. Dans cette équipée il avait eu tort
de ne pas se faire accompagner de Bourdeau ou de Rabouine. Que
serait-il arrivé si… ? Il fallait maintenant aviser et
s’adresser au bureau de sûreté du quartier, en perdant un temps
précieux, alors que des constatations plus approfondies s’avéraient
nécessaires à la Samaritaine. Soudain
il entendit le martèlement cadencé de la patrouille du guet. Le
sergent qui la commandait s’arrêta et le salua en souriant.
— Bonsoir, monsieur le commissaire.
Jean-Baptiste Grémillon, sergent du guet, quartier du Louvre. J’ai
eu l’honneur de vous rencontrer lors de l’affaire du prisonnier du
Fort-L’Évêque8.
— Mon Dieu, sergent, vous tombez à pic et
je suis heureux d’avoir de nouveau affaire à vous, dit Nicolas qui
se souvenait parfaitement du sergent dont l’air de sincérité et
l’ouverture l’avaient frappé.
Il le tira à part et le
mit succinctement au courant des événements survenus à la
Samaritaine. Lui et ses hommes devaient examiner de fond en comble
le monument. Lui-même les accompagnerait. Il faudrait recueillir le
cadavre, et, vu son état, faire venir une caisse pour le
transporter à la basse-geôle. Enfin établir toutes les recherches
utiles pour retrouver les vêtements de la victime. Nicolas souhaita
aussi qu’on se procure des lanternes ou des flambeaux afin
d’éclairer au mieux le théâtre du crime. En les attendant, Nicolas
monterait la garde à la Samaritaine.
Le sergent donna ses ordres à la patrouille et
Nicolas se hâta vers la Samaritaine. Le
vieux mendiant avait abandonné son poste, sans doute pour rejoindre
quelque triste retraite. Il pénétra dans la pièce du bas et, la
chandelle allumée, observa que le dallage était souillé de marques
de pas sanglants. S’il lui fut aisé de repérer les siennes propres,
l’étonnement le saisit de mal distinguer celles de son adversaire,
cette grande femme observée à deux reprises par son témoin. Il vit
bien d’étranges traces semblables à de petits cercles comme si son
agresseur s’enfuyant avait marché sur la pointe des pieds ou sur
ses talons. Une silhouette incongrue en train de bondir lui
traversa l’esprit. À tête froide il conviendrait de réfléchir à la
chose.
Il nota sur son petit carnet noir un certain
nombre de détails. Pour tromper son attente, il examina avec soin
le poignard et le papier trouvés dans la pièce supérieure. Le
travail de l’arme l’intrigua, ne ressemblant à rien de vu
jusque-là. S’agissait-il d’un objet étranger ? Il se contenta
de cette question sans en tirer d’autres conclusions. À bien la
considérer, il finit par constater qu’elle avait sans doute
récemment servi. L’avait-on essuyée ? Pourtant à la jointure
du manche et de la garde subsistaient des traces de sang.
Cela signifiait-il qu’elle avait été utilisée
pour un acte meurtrier avant de se retrouver fichée dans le bois
d’une porte au travers du papier ?
Voulant en avoir le cœur net, il décida de
refaire l’ascension du bâtiment en se consacrant à relever
d’éventuelles traces. Il repéra bien vite des indices échappés à
son attention lors de sa première visite. Parvenu au sommet de
l’édifice, il n’était guère plus avancé : ses pas et d’autres
se confondaient. Au-delà de cette apparente confusion, la présence
de marques sanglantes prouvait que le papier avait été placardé
après la consommation du crime. Dans ces conditions parviendrait-il
à déterminer si le terrible traitement de la victime lui avait été
infligé avant ou après sa mort ? Il serait en tout cas
malaisé, sinon impossible, de s’en remettre à une ouverture du
cadavre, seule susceptible d’apporter à ce sujet les lumières
nécessaires.
Une fois redescendu, il se consacra à l’examen
du papier. Ne l’ayant pas retourné lors de sa découverte, il
sursauta, découvrant au verso, à nouveau, une partition de musique,
ou plutôt un morceau découpé dans une pièce plus grande. Il
faudrait la comparer avec celle trouvée sur le cadavre de Lamaure,
le noyé du Grand Canal. Ainsi pour la
seconde fois, un indice reliait les deux crimes. Il n’y avait pas
de coïncidence possible. Celui qui avait assassiné le valet du duc
de Chartres et celui, ou celle, qui venait de commettre ce crime
atroce ne pouvait qu’être une seule et même personne.
Au moment où cette certitude s’imposait à lui,
Grémillon apparut avec ses gardes et des exempts portant une bière
de bois noir. Des instructions furent données et chacun s’évertua.
Du sous-sol au beffroi les uns ratissèrent l’ensemble des pièces à
la recherche d’indices négligés. D’autres, sous la direc tion du sergent, se consacrèrent à dégager le
cadavre. L’opération s’avéra plus que malaisée tant bref était
l’espace de temps durant lequel s’ouvrait la pince monstrueuse,
constituée par les deux madriers. Nicolas vit plusieurs exempts
remonter du sous-sol livides et secoués de nausées. Tant bien que
mal les restes furent rassemblés dans la bière au milieu de sciure
que Grémillon avait eu la sagesse de prévoir. Enfin un des gardes
réapparut porteur d’un escarpin de bal, d’un caleçon et d’un habit
déchiqueté. Prenant beaucoup de risques, il s’était introduit au
milieu de la charpente soutenant le mécanisme de la pompe et avait
récupéré ces quelques vestiges, le reste étant d’évidence tombé,
emporté par les remous du fleuve
Des scellés furent apposés sur la porte de la
Samaritaine et le triste convoi
s’ébranla en direction du Grand Châtelet. Le père Marie, somnolent,
ouvrit les portes de la basse-geôle où le cercueil fut déposé.
Nicolas ne se faisait plus d’illusions. Par ce temps de canicule il
faudrait le porter en terre au plus vite, dès le lendemain sans
doute. On s’efforcerait que Sanson l’examine auparavant. Les
réserves de cordial du père Marie furent généreusement mises à
contribution et remontèrent le cœur des plus éprouvés. Enfin, à la
grande satisfaction de la patrouille, le commissaire distribua à la
ronde une poignée d’écus. Après avoir félicité le sergent de son
aide efficace, Nicolas chargea le père Marie de remettre un billet
à Sanson s’il passait au Grand Châtelet ou si l’on parvenait à le
joindre.
Il rejoignit pensif la rue Montmartre. Il laissa
ses souliers souillés dans la soupente de la cour : Poitevin,
habitué, savait ce qu’il convenait de faire au retour de ce genre
d’expédition. Il se déshabilla et se rafraî
chit sous l’eau de la pompe, désireux physiquement de se
débarrasser de toute cette horreur qui lui collait à la peau. Il
prit sa clé et ouvrit la porte du logis qu’il referma avec soin et
gagna sa chambre où Mouchette l’accueillit en le reniflant avec des
retraits brusques et des grondements indignés. Comme à regret, elle
disparut dans l’ombre. C’est étendu et alors que la fatigue
s’appesantissait sur lui que, pour la seconde fois dans la soirée,
il songea aux prédictions de la Paulet. De quels abîmes profonds
tirait-elle ses paroles ? Était-elle la complice d’un malheur
annoncé ? Sa vie n’avait tenu qu’à une défroque tendue au bout
d’une épée. Sa réflexion s’engourdit pour s’effacer tout à fait
alors que deux heures sonnaient à Saint-Eustache. Il plonge dans un
sommeil profond qui le conduit vers des rivages insoupçonnés
jusqu’alors. Brassé par les vagues et harcelé de cris, la houle
l’emporte et l’entraîne si loin que nul souvenir n’émerge au matin
de l’océan noir des cauchemars aveugles.
Lundi 10 août
1778
Nicolas fut réveillé à neuf heures par Catherine
qui s’inquiétait, le sachant peu coutumier du fait. Après une
toilette rapide et un chocolat pris dans sa chambre, il descendit
saluer M. de Noblecourt qu’il trouva lisant la Gazette de France et grommelant, l’air agacé.
— Peuh ! Que m’importe à moi que le
roi d’Espagne ait assisté à une séance de son Académie
royale ! Tout cela pour apprendre les funestes conséquences de
l’ignorance des peuples ; c’est forcer une porte
ouverte ! Ou qu’à Vienne on ait pris le deuil pour une
princesse inconnue dont je n’ai que faire. Que les États
autrichiens ont du sel en abondance à Salzbourg ! Je
m’en serais douté. Quand donc aura-t-on des
nouvelles qui en soient ? Ah ! plus intéressant, on vient
de donner, le 3 août dernier, L’Europa
riconosciuta d’Antonio Salieri à l’Opéra de Milan.
Reconstruit après incendie sur ordre de Marie-Thérèse, Il prend le
nom de Scala… Tiens ! pourquoi ? Mais voici
Nicolas.
— Bien le bonjour, monsieur le Procureur.
L’humeur serait-elle dénigrante ce matin ? Gare, ce
tempérament annonce souvent un accès de goutte.
— Paix ! Taisez-vous,
malheureux ! C’est comme pour le démon, la nommer c’est la
faire venir. Je suis à son égard ménager de mes invitations, elle
n’a que trop tendance à s’imposer d’elle-même. Je vais bien et me
fâche de ne trouver traces dans ce papier…
Il agitait la gazette avec véhémence.
— … que de coliques de princes, deuils de
cours et précisions sur les salines de Schelan dont je me moque
comme d’une guigne ! Sonnerai-je Catherine pour votre
chocolat ?
— Point. Je vous remercie. Elle y a pourvu
dès mon réveil tardif.
— Êtes-vous donc rentré si tard ? Je
n’ai rien entendu.
— J’y ai veillé, mais la soirée fut animée.
Imaginez…
Il lui conta les événements du dimanche, sa
rencontre avec Anton Mesmer, les commentaires sceptiques de
Semacgus, la convocation parvenue d’étrange manière et la
conclusion tragique de la soirée.
Noblecourt hocha la tête.
— Que n’avez-vous écouté la Paulet !
Mais qu’est-il arrivé à cette femme ? J’y ai longuement
réfléchi. Je reste persuadé de son entière bonne foi. Votre
réputation est telle que personne de sensé ne pourrait faire fond
sur le succès d’une démarche destinée à vous
faire reculer. D’évidence, elle a été l’instrument d’un pouvoir qui
la dépasse.
— J’ai connu en Bretagne des cas
identiques. Des femmes ne sachant ni lire ni écrire vaticinent
soudain et font des prédictions qui se révèlent prémonitoires. Mais
elles étaient innocentes et de grande vertu.
— Voilà bien l’élève du chanoine Le Floch
qui parle ! Peut-être chez notre Paulet subsiste-t-il, au
milieu de tant de vices, un diamant d’innocence intact ? Nul
n’est jamais complètement coupable ni, d’ailleurs, innocent. Ma
longue vie me l’a enseigné.
Nicolas avait apporté plusieurs pièces à
conviction. Tous deux examinèrent la convocation à la Samaritaine et le papier placardé retrouvé sur
place. La première impression de Nicolas était la bonne. Noblecourt
alla chercher dans son cabinet de curiosités une lentille
grossissante. À y bien regarder, dans la convocation portée par le
petit Savoyard et dans le papier retrouvé à la Samaritaine les lettres, d’une forme peu courante,
étaient identiques. Ils constatèrent aussi que les coïncidences se
multipliaient qui n’en étaient pas : reprise d’une sentence
satirique déjà relevée dans la pièce trouvée sur le cadavre de
Lamaure, fragment de partition. M. de Noblecourt s’attacha en
particulier à considérer les deux morceaux de partition. Sur l’une
il y avait, outre la musique, des paroles en latin. Il fit observer
à Nicolas que là aussi les clés de sol imprimées dans les deux
exemplaires révélaient un même défaut. Nicolas opina : chaque
atelier d’imprimerie possédait ses caractères en plomb et ceux-ci
ne ressemblaient jamais exactement à ceux d’un autre
imprimeur.
— Ainsi, conclut Noblecourt, votre
présomption est appuyée sur des certitudes. Dans les deux meurtres
sur lesquels porte votre enquête, on retrouve des points de convergence. Le caractère de ces
musiques en partitions, mais également le propos du duc de
Chartres, rappelé en écho par les précisions de Mesmer, vous
conduisent vers la chapelle du roi et ses castrats. Reste que
Renard est, peut-être, l’auteur ou l’instigateur de ces forfaits…
Quoique…
— Quoique ?
— Le modus
operandi de l’horreur de la Samaritaine, cette folie massacrante qui s’acharne.
Je ressens dans tout cela une volonté malsaine, un souci
ostentatoire, un acharnement qui dépasse l’humain
entendement.
— Suggérez-vous que…
— Point de mots ! Je dis simplement
que l’excès excède le nécessaire et qu’un désordre aussi
voulu provient d’un mal ancien. Que le
mystère nous dépasse et qu’il vous faut le détramer pour en trouver la clé !
Perdu dans des pensées ranimées par les propos
de M. de Noblecourt, Nicolas respirait avec délices l’air encore
frais du matin. Gagnant le Grand Châtelet, il croisa au passage les
tombereaux mal joints des bouchers qui portaient à la voirie les
immondices des étables. Son pas égal rythmait une réflexion où les
idées se bousculaient. Les dernières observations du vieux
procureur s’agitaient dans sa tête. À qui avait-on affaire ?
L’acte atroce commis à la Samaritaine
était-il le fait d’un coupable unique ? Pour autant le meurtre
de Lamaure au Grand Canal suggérait au contraire la participation
d’au moins deux personnes. Renard y paraissait impliqué : le
témoignage du garde et le jeton d’accès aux jardins de la reine
suffisaient-ils cependant pour l’imposer comme complice d’un acte
concerté ?
Se pouvait-il qu’il fût l’auteur de ce dernier
crime ? Il le saurait bientôt. Bourdeau était à ses basques
et, pour le coup, l’heure du crime était
strictement inscrite entre neuf et dix heures trente. Il
conviendrait aussi de comparer – la chose était aisée – l’écriture
de l’inspecteur avec celle du billet apporté par le petit Savoyard
et avec le message trouvé dans la pièce supérieure de la
Samaritaine. Au-delà de ces
constatations de simple bon sens, une interrogation le taraudait
sans qu’il trouvât la manière de la formuler. Il essaya pourtant de
la réduire en termes acceptables pour le bon sens et la raison. Il
devait trier dans le ramas de ses pensées qui se mêlaient,
s’effaçant les unes les autres à peine formulées.
Dès l’entrée dans cette enquête, à peine
avait-il pénétré les intérêts en cause, la première rencontre avec
l’inspecteur Renard paraissait à bien y réfléchir décisive et
lourde de conséquences. Il semblait depuis qu’une puissance
inconnue intervenait à chaque instant. Non seulement elle agissait
et tuait, tout en paraissant animée d’une volonté systématique que
cela se sût, mais elle s’acharnait même à orienter l’enquête en
abandonnant sur les cadavres des victimes des éléments qui
frapperaient d’incertitude les présomptions naturelles de la
raison.
Dans les deux cas, celui du Grand Canal et celui
de la Samaritaine, rien n’indiquait
qu’on ait voulu dissimuler les corps. Au contraire, les crimes
avaient été perpétrés dans des lieux publics, sur un domaine royal
et au cœur même de Paris. Pourquoi tant d’indices multipliés et
abandonnés avec négligence à la sagacité de ceux qui enquêtaient,
tant pour Lamaure que pour l’inconnu de la Samaritaine qui se confondait sans aucun doute avec
le petit merle de Renard ? Allez
savoir ? Les cadavres auraient pu, auraient dû, être
dissimulés là où personne ne les aurait retrouvés ; les
endroits isolés ne manquaient pas dans la capitale et hors les murs, dans les forêts et les rivières.
Nicolas notait cependant une différence de taille entre les deux
affaires. La mort de Lamaure avait entraîné la tentative de masquer
la cause réelle du trépas, le voulant faire passer pour une noyade
alors qu’il s’agissait d’un empoisonnement… Peut-être cette
différence tenait-elle à des acteurs différents ou à l’absence de
l’un d’eux ?
Il restait que dans les deux situations
apparaissait la maîtrise de meurtriers d’une audace inégalée,
agissant dans un plan médité à l’avance, d’une hardiesse telle qu’à
la Samaritaine seules l’expérience et
la présence d’esprit du commissaire avaient mené à l’échec un
dessein quasi imparable. Que cherchait-on à prouver dans cette
volonté de provocation que seule une arrogante certitude d’impunité
pouvait justifier ? N’avait-on pas l’exemple flagrant d’une
sorte d’ostentation dans le crime, une fanfaronnade d’orgueil de
quelqu’un persuadé d’être à l’abri de tout soupçon et qui semait
derrière lui les indices vrais et faux, allant jusqu’à convoquer à
l’un de ses forfaits celui qui cherchait à le mettre hors d’état de
nuire ? Nicolas tentait avec une sorte de frénésie désespérée
de tordre les faits et les informations en sa possession afin d’en
extraire un élément fiable, éloquent, base solide sur laquelle il
pourrait bâtir un plan. Un point était assuré, le boucher de la
Samaritaine le connaissait et savait où
il logeait. Comment ? Par qui ? Le cercle était assez
restreint de ceux qui paraissaient en mesure de l’informer.
Lamaure ? C’était l’une des victimes. Renard, bien sûr, mais
n’était-ce pas lui le coupable ?
Un autre nom finit par surgir. Restif. Lui était
en revanche au fait de beaucoup de choses. Un pied tâtonnant aux
bords incertains des rivages du crime dont il
se voulait, dans un même mouvement, le voyeur et le contempteur.
Dans son ambiguïté, l’homme avait noué depuis des lustres des
relations suivies avec la haute police, se couvrant par là même de
ce qu’on pouvait lui reprocher, accumulant ainsi des indulgences et
des assurances pour l’avenir. Et de fait Restif connaissait tous
les protagonistes. Pourtant Nicolas, peut-être trop candide en
dépit de son expérience approfondie des hommes, ne parvenait pas à
se persuader de sa possible scélératesse. Non, pas de la part d’un
homme qu’il fréquentait depuis si longtemps et avec lequel, au-delà
des sentiments forts mêlés que ses mœurs lui inspiraient, aucune
acrimonie sérieuse ne s’était jamais fait jour. Cependant il
penchait pour une autre hypothèse : la recherche dont il avait
chargé Le Hibou l’aurait-elle conduit à
une démarche imprudente ? Laquelle ? Il y avait chez
Restif une prétention de tout savoir qui, jointe à l’usage immodéré
d’une parole précipitée, pouvait faire tout redouter. Il faudrait
s’en informer et, pour cela, le retrouver. Dans certaines
circonstances, il savait se fondre dans la grande ville, invisible
et introuvable. Nicolas enverrait Rabouine rue de Bièvre où logeait
la femme de l’écrivain. Le couple était séparé, mais les liens
n’étaient pas complètement rompus ; il s’y réfugiait parfois,
y visitait ses enfants et, malade, s’y retirait, comme le lièvre en
son gîte, pour s’y refaire.
Au Grand Châtelet le père Marie, après s’être
déclaré tout raboté des épreuves de la
nuit, prévint Nicolas de la présence de Sanson à la basse-geôle.
Ayant une exécution dans la journée, le bourreau était venu de
bonne heure récupérer certains instruments nécessaires à son
office. L’entendant descendre, Sanson
l’arrêta dans l’escalier de pierre et le fit, à sa surprise,
remonter dans le bureau de permanence.
— Que me vaut, cher Sanson, cet étrange
accueil ?
— Mon ami, je souhaitais vous épargner un
spectacle bien navrant. La nature des blessures que vous
connaissez, jointe à la canicule, a accéléré des désorganisations
naturelles auxquelles il est inutile de vous confronter.
— Votre sollicitude me touche. Pardonnez ma
préoccupation dans ces circonstances, avez-vous pu examiner le
cadavre et en tirer quelques conclusions ?
— Je devine votre sentiment. Calmez vos
craintes, le pauvre hère avait été tué avant qu’on impose à son
corps cet épouvantable traitement.
— Et êtes-vous en mesure de déterminer la
cause et le modus de son
assassinat ?
— L’examen du cœur a levé les incertitudes.
L’organe a échappé à l’écrasement constaté du milieu du corps. Son
examen a révélé une blessure mortelle occasionnée d’évidence par
une lame effilée. Mais éclairez-moi, un charroi l’a-t-il
écrasé ?
Le soulagement de Nicolas fut grand d’apprendre
cette découverte. Elle répondait ainsi à l’interrogation qui
n’avait cessé de l’obséder depuis sa première confrontation avec le
cadavre. Il fournit les détails nécessaires à Sanson et replaça le
crime dans le contexte de son enquête.
— Avez-vous songé à une volonté d’exécution
d’un prostitué ou d’une vengeance liée à son activité ?
— Le pourquoi de cette
question ?
— Le milieu du corps est détruit, le
bas-ventre n’existe plus. Voulait-on ainsi le punir de ses
péchés ? Ne décelez-vous pas dans ces outrages insensés, dans
cet horrible acharnement sur un cadavre, une obstination
maniaque ?
— Sans doute, mais
il y a ma convocation à onze heures à la Samaritaine… Le rapport de la victime à son
profanateur n’est pas seul en cause. Pourtant votre remarque est
fondée et ouvre des perspectives que nous ne pouvons écarter. M. de
Noblecourt, avec qui je me suis entretenu de cette affaire,
soupçonne, lui aussi, quelque chose d’extraordinaire dans ce qu’il
nomme cette folie massacrante.
Sanson tendit à Nicolas un petit papier
chiffonné et ensanglanté.
— J’ai trouvé ceci au fond d’une poche de
l’habit. D’évidence une note de blanchisseuse.
Nicolas le déplia et le lut.
| Blanchisserie Nallet | |
| À l’abreuvoir Macon | |
| Près le pont Saint-Michel | |
| Mémoire pour le Sieur Jacques d’Assy | |
| - 6 chemises doublées batisse enpezées | 6 L |
| - 10 calessons | 0 L |
| - 5 mouchoirs | 3 L |
| - 6 cravates en foular | 4 L |
| - argent prétté | 22 L |
| - Soit un total de… | 45 livres |
— Gast ! Voilà un papier qui en dit
long sur les moyens et les goûts dispendieux de l’inconnu. Nous
disposons désormais d’un nom. Est-il emprunté ? Peut-être nous
permettra-t-il de retrouver son domicile et d’enquêter sur ses
entours et habitudes ?
— Quelles sont vos instructions quant au
corps ? Il ne me paraît guère raisonnable de le conserver dans
l’état où il se trouve.
— Nous rechercherons
sa famille, s’il en a. En attendant, prenons les dispositions pour
le faire inhumer au cimetière de Clamart.
Nicolas remercia Sanson et remonta dans le
bureau de permanence. Bourdeau venait d’arriver et dès l’abord son
visage lui apparut empreint d’une vive contrariété.
— Pierre, si vous saviez combien je suis
heureux de vous revoir !
Il se mit à rapporter le menu de ce qui s’était
passé depuis leur dernière rencontre. Il en vint aux événements de
la Samaritaine. Au fur et à mesure que
s’égrenaient les paroles le visage de l’inspecteur
s’assombrissait.
— Que ne m’avez-vous prévenu avant de vous
engager dans cette périlleuse embûche ?
— Je l’ai regretté, mais il était trop
tard, hélas ! Sois rassuré, tes présents m’ont sans doute
sauvé la vie. Une nouvelle fois ton pistolet de poche et ta
canne-épée ont fait merveille !
Ce n’était pas l’exacte vérité, mais il
souhaitait rasséréner son ami dont avec inquiétude il observait le
malaise et le pauvre sourire.
— Non seulement je vous ai manqué dans une
occasion décisive, mais j’ai échoué également dans une mission que
vous m’aviez confiée…
Nicolas remarqua soudain que Bourdeau le
vouvoyait, ce qu’il ne faisait jamais lorsqu’ils s’entretenaient en
tête à tête.
— Mais enfin, Pierre, qu’as-tu à me
vouvoyer soudain ?
— C’est que j’ai commis une faute dont je
m’accuse amèrement. Tu m’avais chargé de faire surveiller Renard.
J’ai certes pris toutes les dispositions utiles tout en restant
chez moi hier en famille pendant que tu
risquais ta vie. J’ai failli, et, crois-le, je ne m’en tiens pas
quitte.
— À la fin des fins, dit Nicolas en riant
pour chasser la tension qu’il sentait chez Bourdeau, que s’est-il
passé de si grave que tu t’en accuses si obstinément ?
— Il faut bien te le dire, dit Bourdeau se
débondant d’un seul coup, c’est que mes gens et les mouches et
toute notre valetaille de coïons si
prétendument habiles à surveiller et à filer ont laissé échapper
leur proie. Que Renard a glissé entre leurs rets, que nous ignorons
où il se trouve, que peut-être il est l’auteur de ce nouveau crime
dont tu as risqué toi-même être victime.
— Allons ! nous le retrouverons.
Comment s’est-il échappé ?
— Il a disparu depuis dimanche matin et de
surcroît, je l’ai su fort tard. Ils l’ont recherché et ne m’ont
averti qu’hier soir. Et sais-tu comment il s’est enfui ? Je
trouve l’issue des plus insolente. Rappelle-toi comment il nous
avait expliqué l’évanouissement du vas-y-dire dans le labyrinthe de
l’île Louviers…
— Celui qui était prétendument le
truchement avec le détenteur du pamphlet contre la
reine ?
— Celui-là. Eh bien ! Notre goupil a
pris cette même voie pour se mettre hors de vue de nos gens. Son
logis surveillé toute la nuit, ils l’avaient suivi à sa sortie,
étroitement. Et pourtant…
Nicolas réfléchit un moment.
— L’événement a son revers
favorable. Il nous confirme que l’inspecteur Renard est, à
n’en pas douter, mêlé à quelque sombre machination, qu’il se sent
coupable, menacé, et nous craint au point de souhaiter nous
échapper. Soyons assurés, Pierre, qu’il cessera vite de nous berner
avec ses tours de souplesse9 et que nous
le débusquerons.