VIII
LE GRAND COMMUN
Je frémis quand je vois les abîmes profonds qui s’ouvrent devant moi.
Racine
Nicolas secoua la tête avec cet air têtu et déterminé que Bourdeau lui connaissait dans les grandes occasions.
— Le mal est fait, inutile de s’y appesantir. Point par point, concentrons-nous sur l’enquête. Ramassons tout ce que l’on peut attendre sur ce d’Assy. Un nom d’emprunt à ce qu’il me semble. Recherchons le cocher qui a embarqué, peu avant minuit dimanche soir, une grande femme à hauteur de la Samaritaine sur le Pont-Neuf. Où l’a-t-il conduite ? À cette heure-là les voitures sont rares. Il ne me paraît pas difficile de le retrouver. Songe aussi à disposer un guetteur rue du Paon dans le cas où Renard réintégrerait son logis. Autre chose, je dispose…
Il sortit une liasse de papiers de sa poche.
— … de pièces fort intéressantes : invitation à me trouver à la Samaritaine et message placardé sur la porte de la chambre supérieure à l’aide d’un poignard, par ailleurs arme du crime.
Il présenta l’objet en question à Bourdeau, enveloppé d’un morceau de jute.
— De ces exemplaires d’écritures, il faut faire comparaison avec celle de Renard. Cela ne doit pas être malaisé d’en trouver trace. Enfin ce poignard est de facture étrangère. Tu consulteras un armurier ou un vendeur de curiosités. Son origine pourrait nous apporter des renseignements utiles sur son possesseur. Allons, ne te mets pas martel en tête, nous avons affaire à forte partie.
— Et toi ?
— Il est temps que je me transporte à Versailles, Mme Renard doit être interrogée et la reine prévenue que ses entours abritent l’épouse d’un comploteur. J’ai promis à Sartine de le tenir informé du déroulement de l’enquête. La gravité des faits survenus attente à la sûreté du royaume et impose de toute façon cette démarche. Et puis…
Nicolas paraissait hésiter, ce qui n’échappa point à Bourdeau, sensible aux moindres inflexions de son ami.
— Il y a de quoi ! À plusieurs reprises il a été fait allusion aux chantres de la chapelle du roi.
— Des chantres ?
— Oui, et, pour être plus exact, des castrats. À ta figure je mesure que tu es aussi surpris que moi d’apprendre leur existence. Comme tout un chacun, tu pensais l’espèce seulement présente à la chapelle du pape ou à l’Opéra parmi ces grands chanteurs que nous avons vus se produire à Paris. Je sais cela par le docteur Mesmer qui les a utilisés pour des expériences… physiques. Outre cela, voilà que des airs de haute-contre m’arrivent comme s’il en pleuvait ! Celui du placard, et l’autre parmi les indices trouvés sur Lamaure.
— Là aussi il faut approfondir. Voyons si ces trois morceaux proviennent du même imprimeur. De minuscules imperfections permettent de déterminer quel atelier les a produits. Dans le même temps, voir s’il n’y a pas de liens à ce sujet avec le texte satirique du Jeu des royaumes, sans doute imprimé pour être diffusé en grand nombre et que je retrouve en mise en garde et provocation. Quant au pamphlet contre la reine, objet du chantage de Renard aux autorités et à Madame Adélaïde, peut-être émane-t-il de la même officine. Si nous pouvons prouver cela, nous aurons fait un grand pas en avant et simplifié nos prémices.
— Le père Marie s’inquiète du cadavre…
Nicolas réfléchit un moment.
— On ne peut le conserver en cet état, il faut le mettre en terre. Cependant évitons la fosse commune et la chaux vive, pour l’instant… Il y a bien un caveau d’attente au cimetière de Clamart. J’ai déjà ordonné que le corps y soit incontinent porté, mais qu’on veille soigneusement à ne le point détruire.

Ayant laissé Bourdeau requinqué de bonnes paroles et bardé de recommandations, il arrivait à deux heures à Versailles. Sa voiture l’avait d’abord déposé à l’Hôtel d’Arranet où il n’avait rencontré que Tribord. Aimée était de quartier chez Madame Élisabeth et l’amiral en inspection à Cherbourg. Il indiqua au majordome que, sauf imprévu, il coucherait à Fausses-Reposes. Au château il se dirigea vers l’aile des ministres et fut aussitôt introduit chez Sartine. Celui-ci caressait une grande perruque sombre et ondulée.
— Considérez ce noir, Nicolas, si foncé qu’il en est presque bleu. Une splendeur que m’adresse – le croiriez-vous ? – un marchand de Plovdiv en Thrace ottomane. Il m’écrit une longue lettre en style fleuri. Apprenez que ces gens lisent L’Encyclopédie et aspirent à se libérer du joug des Osmanlis ! J’ignore comment ils ont connu mon nom et… mon goût pour les perruques ?
— La Gazette peut-être ? Vous n’imaginez pas ce qu’elle rapporte. M. de Noblecourt s’en plaint et prétend qu’elle se perd dans des détails sans importance…
— Je ne suis point, monsieur l’insolent, un détail sans importance.
Le ton pourtant était à la plaisanterie. Il caressait la perruque avec l’espèce de volupté habituelle en cette occurrence.
— C’est de la laine d’agnelet, et de la plus fine. Pas des cheveux. Bouclante et moutonnante au naturel !
L’heure semblant à l’extase, il était temps d’en profiter pour rendre compte au ministre d’une enquête qui multipliaient les surprises et les interrogations. Au moment où Nicolas allait ouvrir la bouche, son regard fut attiré par d’étranges objets dispersés tout autour du bureau du ministre. Il y avait là une roue d’aspect inhabituel, des planches qui ne paraissaient pas en bois et un modèle réduit de voiture de place avec tous les détails de l’attelage.
L’œil ironique de Sartine fixait Nicolas et sourit à son étonnement.
— Hé ! Je vous surprends béant devant ces nouveautés.
— Que voulez-vous, monseigneur, après les perruques de la Sublime Porte, je suis disposé à tout entendre.
— Sachez, monsieur, que l’on m’a présenté un personnage peu commun, ancien officier des deux corps de l’Académie et de l’Artillerie de Sa Majesté sicilienne. Il est aujourd’hui, ce M. de Montfort, ingénieur du duc d’Orléans, père de votre ami le duc de Chartres.
Nicolas prêta l’oreille.
— Vous savez le goût de cette famille, depuis le régent, pour les expériences curieuses et les innovations. On a autorisé ce Montfort à utiliser un atelier à l’Hôtel royal des Invalides pour y monter… Je vous le donne en mille, vous ne devineriez pas… Un atelier de carton, ou plutôt de construction de voitures en carton.
— Comment est-ce possible ?
— Il prétend que son carton a la solidité du bois sans en avoir les inconvénients, qu’il fléchit sans rompre, que son épaisseur n’est que de deux lignes1 pour les grandes voitures. Ainsi cette matière les fait-elle beaucoup plus légères que celles ordinaires de même grandeur. Outre cela, elles sont de nature si souples qu’elles éprouvent les chocs les plus violents sans en être autrement endommagées, sauf à coup sûr pour leur vernis. Ajoutons à cela un autre avantage, ces voitures résistent à l’épreuve de l’humidité et supportent indifféremment le froid et le chaud en raison d’une colle particulière dont Montfort use pour les assembler. Imaginez des charrois d’artillerie…
Sartine, les mains plongées dans sa perruque qu’il pétrissait comme pâte boulangère, semblait aux anges.
— Cette matière peut donc revêtir toutes les formes possibles ?
Sartine lâcha la perruque qui ondula et glissa au sol, serpentine ; il bondit et ramassa la roue, l’agitant sous le visage de Nicolas
— Elle est susceptible comme le bois d’être ferrée. À l’heure qu’il est, l’inventeur construit pour le duc d’Aumont une gondole capable de porter soixante personnes. Vous entendez bien ! Son secret d’ailleurs n’en est plus un : il a réussi à amalgamer le nerf de bœuf avec de la pâte de bois.
— A-t-il lui-même expérimenté ses inventions ?
— Que dites-vous là ? Me prenez-vous pour un naïf de foire qui avale bouche ouverte les boniments ? La nécessité l’a inspiré. Voyageant en Afrique, la difficulté des chemins lui a suggéré l’idée de cette voiture en carton. Elle peut en effet être soulevée et transportée sans effort dans les passages les plus embarrassants. Vous connaissez mon souci permanent d’améliorer notre flotte. J’ai donc proposé à l’inventeur de faire des essais pour la constitution de bâtiments de guerre en cette matière. Il prétend la chose aisée et que les boulets seraient repoussés par l’élasticité de son carton. Que même s’ils le traversaient, ils feraient simplement un trou dans la coque sans occasionner ces éclats si dangereux que vous avez affrontés vous-même dans les combats navals. Pour le moment il ne peut accepter ma proposition, étant submergé de travaux2.
Nicolas s’était toujours étonné du penchant de cet homme, au demeurant méfiant et retors, à l’égard de projets qui se révélaient utopiques à peine caressés et qu’il oubliait d’ailleurs avec autant de précipitation qu’il en avait mis à les prôner.
— Et puisque nous parlons d’inventions…
Le ministre présenta à Nicolas une tablette de papier.
— C’est un papier chimique économique. Pour écrire dessus, on se sert d’un crayon minéral sans fin. Le papier a l’avantage de pouvoir se laver quinze à vingt fois sans être altéré. On le peut acquérir, relié en maroquin, chez le sieur Desnos, rue Saint-Jacques. Quelle économie pour les bureaux ! J’en parlerai à Necker.
Il se mit à ricaner.
— Mais je m’égare dans le triste vallon suisse… Nicolas, je suis impatient de connaître ce que vous m’allez annoncer. Les choses avancent-elles, monsieur le commissaire du roi aux affaires extraordinaires ?
Il écouta le long et précis récit de Nicolas. À mesure que les informations se succédaient, plus surprenantes les unes que les autres, son agitation croissait et, à la fin, il parcourait le cabinet à grandes enjambées nerveuses.
Il se campa devant Nicolas, les deux mains sur les hanches.
— Ainsi à peine jeté sur la voie, vous voilà à l’accoutumée tout environné de cadavres ! Mais oui ! Et je n’oublie pas que vous avez failli périr dans cette aventure. Eh quoi ! Lamaure assassiné, vous me l’assurez, Renard démasqué et quasi en fuite, votre bougre assaisonné à la Damiens, les noms de deux princes dans vos filets, une fille et tante de rois tourmentée. Vous avez la main lourde, monsieur le commissaire !
— Prenez-en compte, monseigneur…
— Monsieur, je sais ce que m’allez opposer : cela fait dix-sept ans que vous me chantez cette litanie-là.
Nicolas fit un mouvement.
— Monseigneur, c’est à votre demande que je…
— Allons, dit Sartine, reprenant place derrière son bureau, nous restons ce que nous sommes redevenus. Je vous persifle, mais c’est l’énormité de ce que vous m’annoncez qui m’émeut, avec tout ce que cela sous-entend. Les Anglais à l’affût… Des satires chiffrées… Un bijou qui disparaît, susceptible d’avérer de fausses allégations au moment où la reine… Et pour aboutir à quoi, je vous le demande ?
— Monseigneur, je vous rends compte simplement comme entendu entre vous et moi. Je ne suis pas en mesure aujourd’hui de vous donner la clé de ces énigmes enchaînées. Je suis de retour à Versailles pour y pourvoir et non pour troubler vos travaux. Au fait, il y a des chefs-d’œuvre de maîtres perruquiers en exposition à la foire Saint-Laurent, je vous les recommande. Je suis votre serviteur.
Cette chute laissa Sartine pantois. Il hocha la tête en souriant et menaça Nicolas d’une main bienveillante.

Traversant la cour du château, Nicolas constatait une fois de plus le peu de goût du ministre pour la cuisine des enquêtes. Cela ne l’empêchait pas cependant de vouloir, de temps à autre, s’y immiscer pour rappeler son autorité et pouvoir prendre sa part du succès, celle du lion, le jour du dénouement. Dès la chasse lancée, il attendait qu’on lui présente aussitôt la solution. Rien n’allait jamais selon ses désirs, ou plutôt son impatience. Finalement il se laissait convaincre en maugréant. Tout au long des fastidieuses menées de l’enquête, il exigeait d’être tenu au courant sans pour autant entrer dans un détail qui l’excédait, qui irritait une patience que mille autres sujets sollicitaient. Le résultat de cette attitude le faisait apparaître comme un lecteur curieux de connaître un ouvrage en lisant quelques pages prises au hasard.
Peut-être était-ce cette capacité à ne se point abandonner au détail qui en faisait un homme de pouvoir, un bon et fidèle serviteur du roi, magistrat à simarre enfermé dans sa tâche, pénétré de longs desseins et dévoré des matières de son ressort. La crise qui les avait un temps séparés avait offert à Nicolas l’occasion de mesurer le personnage à l’aune de ses propres fidélités. Dans la balance à peser les mérites, les qualités de M. de Sartine l’emportaient sur des défauts qui n’en étaient que les reflets.
Grande fut la déconvenue de Nicolas quand, rencontrant M. Thierry, premier valet de chambre du roi, il apprit que la cour avait pris le chemin du château de Choisy. La proximité de la rivière paraissait de nature à procurer un peu de fraîcheur à la reine dont l’état multipliait les vapeurs. Son interlocuteur lui parut contrarié, lui d’habitude si jovial. Il s’autorisa de leur amicale connivence pour s’enquérir d’un souci si apparent.
— Je suis sensible, monsieur le marquis, à votre sollicitude et n’ose vous agiter d’une affaire d’un niveau si médiocre que vous seriez en droit de me rire au nez si je l’évoquais devant vous !
D’évidence il brûlait d’en parler et Nicolas l’encouragea.
— Allons, je vous vois si sombre ! Faites-moi la grâce de votre confidence. Il n’y a pas de bas détail et le diable s’y niche parfois.
— Ah ! Vous ne croyez pas si bien dire. Vous n’ignorez pas que j’ai sous ma responsabilité le contrôle des petits cabinets à commencer par celui de la Pendule inclusivement…
Il se haussait du col avec une espèce de fatuité.
— … En fait, je réforme, oui, je traque les abus, j’impose des retranchements, des économies. J’exige et je poursuis. Tenez ! Le poisson par exemple. L’esturgeon, à lui seul, nous coûte 24 000 livres par an, alors que la plus grande quantité de ces monstres – car nous ne retenons que les plus grands – ne servent pas et sont reportés à la table des princes. Ainsi sont-ils souvent réglés deux fois au fournisseur ! Mais ceci m’entraîne loin d’un sujet moins sérieux, mais tout aussi grave. Apprenez qu’on dérobe nuitamment le contenu, j’ai scrupule à dire le fait, des pots d’aisances de la Petite Cour !
— De la Petite Cour ?
— Ou du Grand Commun si vous préférez et, pour être plus précis, des combles de celui-ci. Sur leur côté sud, ils comprennent quarante logements dont treize dans les entresols de l’attique. Les autres donnent sur la rue de la Surintendance qui, vous le savez, sépare le bâtiment du château et sur celle des Récollets. Ces chambres ne sont que de méchants réduits qui abritent les bas employés des cuisines, les garçons de service, des lingers, des porte-tables et même des ramoneurs. Y subsistent aussi quelques veuves qui bénéficient de la bonté charitable du roi. Mais, une nouvelle fois, je m’éloigne des faits.
— Point du tout, vous en fixez précisément le théâtre.
— Certes. Depuis des semaines donc, le contenu des pots d’aisances est dérobé avec une régularité inquiétante. Enfin pour être exact seul les liquides disparaissent… Ces pots s’alignent dans les couloirs. Qu’en veut-on faire ?
— Et d’abord ces pots sont, je le suppose, vidés ?
— En effet, les intendants merdiers les portent au matin dans les fosses d’aisances, nombreuses autour du château, qui reçoivent la récolte de la nuit.
— Avez-vous songé à quelque commerce ou négoce de cette étrange ressource ?
— Vous n’y pensez pas ! Il y a bien longtemps qu’on n’utilise plus l’urine pour le tannage des cuirs et leur blanchiment. Peut-être dans quelque province attardée ou dans les États barbaresques, à ce qu’on m’a rapporté.
— Alors ?
— Alors, on dérobe.
— Et vous n’avez pas tenté de surprendre le voleur. Les pots sont-ils emportés ? Tous ?
— Non, on les abandonne vidés. Pas tous. J’envisage qu’il s’agit de la quantité transportable par un homme. Le brigand use sans doute de récipients ad hoc, en fer-blanc sans doute. Mais pour répondre à votre première question, j’ai mis sur le pied de guerre quelques valets bien découplés munis de gourdins. Ils se sont placés en embuscade dans les couloirs et les degrés. Je les ai retrouvés au matin hagards et effarés. Vers trois heures du matin, à ce qu’ils prétendent, ils ont entendu un bruit étrange, régulier, métallique, puis un chant qui, toujours selon eux, n’avait rien d’humain, enfin une face effrayante leur est apparue au milieu de nuées puantes, paraissant environnée d’un feu glacial. Oui, feu glacial, tel fut le terme employé. Ces délurés ont pris leurs jambes à leur cou et, à l’aube, ils n’étaient toujours pas remis de cette terrible veille.
— L’histoire est incroyable ! Les pots d’aisances furent-ils vidés ?
— Ils le furent dans la mesure habituelle. J’en ai parlé au capitaine des gardes. Des sentinelles ont été mises en alerte aux accès du bâtiment. La chose, c’est horrible à dire, se poursuit et vous me voyez à bout de ressources.
— Ce n’est pas ce vol sans conséquence qui m’inquiète le plus, remarqua Nicolas perplexe. C’est sa raison d’être, son pourquoi. Et, par suite, les circonstances qui l’accompagnent. Réfléchissons ensemble. Pourquoi dérober cette matière au Grand Commun ?
— Sans doute parce qu’on la trouve préservée en quantité à cet endroit précis.
— Cela peut se concevoir ainsi. Autre dilemme qui me dérange, pour quelles raisons le voleur complique-t-il son forfait en agissant dans les combles du bâtiment, multipliant ainsi les risques d’être découvert ?
— Sachez que les étages inférieurs sont réservés à des serviteurs attachés au service de la nourriture royale, de la chapelle-oratoire, au personnel militaire, aux administrateurs. Ces logements disposent de réduits ou de garde-robes particuliers. J’ajoute que le nombre d’escaliers autorise de gagner les galetas au-dessus de l’attique sans encombre.
— Voilà des arguments des plus congrus et qui me satisfont pour la forme, mais non pour le fond.
— Si j’osais, monsieur le marquis…
— Je vous entends parfaitement. Vous me suggérez de jeter un œil sur tout ceci. Ne vous tracassez point : j’irai ce soir faire un tour au Grand Commun. Aucun autre bâtiment n’a été touché par ces vols ?
— Du tout. Peut-être s’agit-il seulement d’un bas valet qui fait sa main3 de cette manière.
— On en distingue mal le profit. Et que penser de ces manifestations étranges qui terrorisent vos gens ? Il faut en démonter le subterfuge. Grossièreté canarvalesque ou autre chose ?
Le commissaire fit quelques pas et revint vers Thierry.
— Mon ami, vous serait-il possible de me trouver pour cette nuit un mâtin de belle taille et féroce à plai sir et, aussi, quelques biscotins, de ceux dont le feu roi régalait ses levrettes à son coucher ?
Un silence ému salua l’évocation du feu roi que tous deux avaient servi.
— Peut-être pourrais-je faire appel à la vautrait du roi4 ou aux meutes de la Louveterie ? Vous ne craignez pas cependant que ce chien… ?
— Rassurez-vous, je suis breton, et Merlin m’a enseigné les charmes qui permettent de parler aux bêtes.
Le premier valet de chambre le regarda stupéfait avant de comprendre que Nicolas plaisantait.
— Voulez-vous des aides ? Suisses ou gardes du corps ?
— Personne. Il ne faut pas affoler le gibier, auquel cas il ne se montrera pas. Je me donnerai seul les mains pour y parvenir.
— Vous convient-il de nous retrouver à minuit à la porte de l’Orangerie ? De là vous serez à même de gagner le Grand Commun par la rue de la Surintendance. C’est un peu loin, mais celui, par hasard, qui vous rencontrerait imaginera que vous promenez votre chien. Les portes sont d’ordinaire ouvertes, de jour comme de nuit, et l’huissier ne prête garde à rien. Je vous apporterai un dessin pour vous guider jusqu’au bon escalier.
— Cela me semble parfait. Une dernière question : les occupants des chambres n’ont rien remarqué ?
— À cette heure-là ils dorment et ceux qui ont eu vent de la chose sont si effrayés qu’ils se taisent, aveugles et sourds, dans leurs galetas.
— Bien. Alors, qu’il en soit ainsi ! À Dieu vat ! Cependant à mon tour de solliciter votre aide. La reine est à Choisy. Mme Campan l’a-t-elle accompagnée ?
— En effet.
— Et les femmes de la reine ?
— Pas toutes. Certaines sont demeurées au château pour un inventaire du linge de Sa Majesté.
— Mme Renard est-elle de celles-là ?
— Je le crois en effet. Je devine que vous la voulez entendre sur le vol du passe-partout de la reine.
— On ne peut rien vous cacher. Autre chose. Sans abuser des pouvoirs que je détiens, auriez-vous l’obligeance de m’introduire dans la bibliothèque de la reine ? J’ai quelques points à vérifier dont dépend sa sûreté.
— Monsieur le marquis, je crois vous entendre à demi-mot. Il en sera comme vous le souhaitez. Voulez-vous que nous nous y portions ? Ma présence…
— Sera des plus utiles et ne me gêne nullement, au contraire.
Ils gagnèrent les cabinets intérieurs de la reine par l’antichambre du Grand Couvert. Les appartements étaient le théâtre d’une agitation inaccoutumée. L’absence de la souveraine permettait des travaux que l’activité réglée et immuable de la cour entravait d‘ordinaire. Femmes de service, frotteurs, fourbisseurs et dépoussiéreurs des lambris, stucs, voussures et corniches, armés de vertigineuses brosses, s’affairaient en tous sens. Les cristaux des lustres descendus étaient décrochés et nettoyés. Dans la bibliothèque déserte, Nicolas éprouva, comme chaque fois qu’il y pénétrait, un sentiment d’admiration et de quiétude. Le ravissaient en particulier les fausses reliures en maroquin qui dissimulaient les portes. Dans les vitrines tendues de tissu vert, des livres frappés aux armes de France étaient présentés sur des étagères à crémaillère. Avec soin et respect, Nicolas examina les collections alignées. Des œuvres complètes de Bossuet attirèrent son regard. Du doigt il les désigna à Thierry qui hocha la tête d’un air entendu.
— Voyez, fit-il, la tranche dorée des livres, les pages y sont adroitement figurées. L’illusion est aussi parfaite que sur les portes.
— Vous avez raison : ce sont des reliures simulées et, de fait, des étuis reliés. À savoir maintenant ce qu’ils contiennent ?
— Nous l’allons vérifier sur-le-champ, dit Nicolas en saisissant le premier tome de la collection.
Sans surprise ils découvrirent que le recto cartonné s’ouvrait et que l’intérieur contenait un volume plus petit broché d’un simple papier tramé vert amande. Nicolas l’ouvrit. Le titre évocateur ne laissait pas de doute du contenu du volume et son aspect fatigué de la fréquence à laquelle il avait été consulté.
— Je le savais sans en être assuré, dit Thierry, et sans vouloir le croire. La rumeur en courait, silencieuse et têtue. Placer ces écrits libertins dans les mains d’une aussi jeune femme… Je pense que le ministre d’Autriche s’en doutait ainsi que l’abbé de Vermond, le lecteur de la reine.
— On le disait en disgrâce à mon départ pour Brest ?
— N’en croyez rien ! Il est vrai qu’il a séjourné dans son abbaye pour affaires personnelles. Revenu il y a peu, il a passé chaque semaine deux ou trois jours à Versailles, y reprenant son service ordinaire dans le cabinet de la reine. Laquelle, j’en suis témoin, le traite toujours avec la même bonté et confiance.
— Et la rumeur, que dit-elle du fournisseur de cette littérature ?
— Les mieux informés évoquent les menées d’un couple dont le mari est bien placé pour être le four nisseur et la femme le truchement. Elle est si proche dans les entours qu’elle a tout accès à Sa Majesté.
— Je vois que nous sommes en accord dans nos pensées profondes.
Tout ceci confirmait ce que M. de Mercy-Argenteau avait décrit avec tant de précisions et, à juste titre, d’inquiétude. Ils remirent les volumes en place, sans pousser plus loin une investigation qui ne pouvait que confirmer leur découverte. Ils gagnèrent la garde-robe du prêt du jour, située dans l’entresol inférieur des cabinets de la reine. Un doigt sur les lèvres, M. Thierry abandonna Nicolas au seuil de la pièce où officiait Mme Renard. Elle était si absorbée par son travail qu’elle ne prit pas garde à celui qui l’observait. Elle avait ce visage piquant et voluptueux qui succède souvent chez les femmes au caractère de la prime jeunesse. Il sembla à Nicolas que son apparence plaisante se doublait au moral de ce don de séduction et d’enjôlement des lingères ; il en avait souvent rencontré, propres à s’introduire dans les bonnes grâces et faveurs de leur maîtresse, fût-elle reine. Elle continuait avec soin à déployer et à reployer des habits et des robes sur une grande table en les enveloppant de longues jetées de papier de soie. Soudain, éprouvant sans doute le regard qui s’appesantissait sur elle, elle se retourna brusquement et poussa un petit cri.
— Ne vous effrayez pas, madame, dit-il d’un air apaisant. Je suis commissaire au Châtelet, chargé d’enquêter sur la disparition d’un bijou appartenant à la reine.
Elle eut un petit sursaut de la tête, un rien méprisant.
— Il me semblait, monsieur, que l’affaire, d’ordre de Sa Majesté la reine, souveraine en ses intérieurs, demeurait du ressort de l’inspecteur Renard, mon mari.
— Je ne l’ignore pas, mais les résultats tardaient à se manifester et le lieutenant général de police en a décidé autrement. C’est la raison de ma présence ici. Puis-je savoir votre sentiment sur ce vol ?
— Monsieur, j’attends vos questions, encore que je doute de votre bon droit à les poser.
— Cela en est une, madame, poursuivit-il sans répondre à la provocation. Proche de la reine, vous avez par la force des choses une opinion qui m’intéresse. Qui donc pourrait mieux m’informer ?
— Que vous dire ? On ignore même où la chose s’est passée. Et ne va-t-on pas retrouver un jour le passe-partout dans un ourlet ou sous un tapis ? Cela se voit chaque jour. Cette nuit-là la reine a rejoint le roi au milieu de la nuit… Au matin, le service en a été troublé. Voilà tout ce que je puis vous dire.
— Je vous en sais gré. Autre chose, on rapporte que vous fournissez en livres la bibliothèque de Sa Majesté.
Il lui sembla que les mains se crispaient insensiblement sur le papier de soie qu’elle caressait.
— Ce n’est pas de ma charge, monsieur. J’ignore qui vous a confié cela, mais il en a menti. Voilà bien la mauvaiseté d’un étranger, toujours gueule de raie.
Nicolas toujours aux aguets des mouvements inconscients des témoins nota avec intérêt le changement de ton de Mme Renard. Elle venait de laisser entrevoir, par cet accès populacier, sa vraie nature, bien éloignée de ce qu’elle s’efforçait, d’évidence, de paraître. Et qui était cet étranger évoqué si gaillardement ? Sans doute Mercy, toujours franc paladin pour la défense de sa princesse, qui n’avait pas pu se retenir d’intervenir et de menacer.
— Quel mal y aurait-il, madame, à apporter des livres à Sa Majesté ? Vous êtes à son service.
Elle soupira sans discerner le piège tendu. Elle s’appuya sur la table à plier. Ce geste remonta sa robe et laissa apparaître un mollet encore attrayant. Elle lui sourit, mais le regard demeurait celui d’une bête aux abois.
— Vous parlez vrai, monsieur. Quel mal y aurait-il en effet, pour reprendre vos paroles ? Et cela d’autant plus que c’est répondre aux propres désirs de la reine.
— Et quels ouvrages paraissent-ils intéresser Sa Majesté ?
— De piété, monsieur, de dévotion.
Elle avait répondu trop vite, sa main tapotant son visage. Pouvait-elle ignorer la nature de ces livres ?
— De piété ? je vois… Et je présume que votre service ne vous permet guère de courir les libraires ou les arcades pour acheter ces ouvrages ?
— Vous comprenez ma position. Ce n’est pas de mon fait qu’ils sont acquis. Je ne saurais, pauvre fille, où les trouver.
Il y aurait eu beaucoup à redire à cette réponse.
— Ainsi donc, vous remettez ces ouvrages à Sa Majesté ? Qui vous les fournit ?
Il sentit que le nœud du problème était atteint par cette interrogation directe. Elle lui coula un regard sans expression, se redressa et lissa une jetée de papier de soie.
— Je ne suis pas autorisée à vous le révéler.
— Croyez que je ne me permettrais rien assurément qui pût choquer votre délicatesse et les scrupules que, si légitimement, vous exprimez…
Elle suivait avec inquiétude cet exorde, se mordillant l’intérieur de la bouche dans l’attente de ce qui allait suivre.
— … Aussi n’êtes-vous guère en mesure, madame, je vous en préviens, de vous opposer à un magistrat qui agit de par les ordres du roi. Votre obstination me surprend à dissimuler sur un tel sujet !
— Monsieur, n’insistez pas. Je me plaindrai à la reine.
— Ciel, madame ! Vous m’obligez à en venir à de tristes réalités que vous n’aimeriez sans doute pas être mises sous les yeux de Sa Majesté.
— Qu’est-ce à dire et qui croyez-vous menacer en me tenant de tels propos ?
— Mais vous, madame. Il y a à Paris une prison sévère où sont incarcérées les femmes malhonnêtes. Elle se nomme la Salpêtrière. La connaîtriez-vous, par hasard ?
Elle s’appuyait derechef contre la table. Ce n’était plus désormais une attitude coquette, mais le besoin de se soutenir. Le teint blême, elle le fixait, les yeux agrandis par l’angoisse.
— Monsieur, balbutia-t-elle. Que me chaut cette maison et que voulez-vous insinuer par-là ?
— Vous le savez fort bien. Il y a quelques années, sous le feu roi, la position et la fortune supposée de votre mari, déjà inspecteur de la Librairie, déterminèrent une enquête. Votre mari, l’inspecteur Renard, fut convaincu de faire commerce de livres saisis et de profiter du trouble des individus arrêtés pour leur dérober or, argent et bijoux. Que pour ces faits, le sieur Renard avait été mis à Bicêtre et la femme Renard, son épouse et complice, incarcérée à la Salpêtrière. Et tous deux de réapparaître un jour plus que jamais renforcés en influence ! Êtes-vous pleinement assurée, madame, que la reine apprécierait d’apprendre que sa charmante lingère n’est qu’une ancienne prisonnière complice d’un escroc et qu’elle poursuit dans la mauvaise voie, en lui fournissant des ouvrages qu’il suffirait de montrer au roi pour que sa justice s’abatte sans pitié sur les coupables ?
Nicolas crut un moment qu’elle allait se jeter sur lui.
— Monsieur, vous touchez là des matières qui vous dépassent. C’est là affaire d’État… Vous ne sauriez imaginer le sort réservé à l’intrépide qui passerait outre à…
— À quoi, madame ? Votre intention serait-elle de me menacer par hasard ? Auquel cas vous ajouteriez l’outrage à magistrat aux diverses accusations dont on pourrait vous accabler. Encore une question, où se trouve votre époux ?
Il lui parut qu’elle grinçait des dents.
— Si je le savais, je ne vous le dirais pas. Allez au diable et vous le retrouverez !
Soudain elle se précipita sur le commissaire la main haute et tenta de le griffer au visage. Elle se mit à hurler, à appeler à l’aide tout en lacérant son corsage et le haut de sa robe, se mettant dans un tel état que ceux qui surviendraient en déduiraient aussitôt et de bonne foi que Nicolas avait tenté d’outrager sa vertu. Sa proie lui ayant échappé, elle tomba à la renverse, la bouche écumante, le corps arqué, agité de soubresauts. À ce moment M. Thierry surgit accompagné de deux gardes du corps qui finirent par maîtriser la forcenée.
— Vous surgissez à propos, ironisa Nicolas.
— Mon ami, j’imagine ce que vous pensez et vous avez raison. Je connaissais la dame qui a tout du démon. Je suis donc revenu surprendre un peu de vos propos et, ayant prévu avec quelque justesse…
— Dont je me félicite.
— … le tour que risquait de prendre l’entretien et son issue, j’avais pris le soin de me faire accompagner. Veillons à ne pas ébruiter ce scandale dans les cabinets de la reine ; tout Paris demain clabauderait et en ferait des gorges chaudes !
— Je vous sais gré de votre prudence. Dieu, que la reine est mal entourée !
— Cette personne ne laissait d’inquiéter au plus haut point Mme Campan. Enfin, la voici démasquée. Est-elle l’auteur du vol du passe-partout ?
— Trop avisée selon moi, complice peut-être, mais….
— Que décidez-vous ? Qu’allons-nous faire d’elle ?
— Environnons tout cela de ténèbres, comme le dirait M. de Sartine. J’ai toute autorité pour agir. Qu’elle soit bâillonnée et portée par les arrières dans une voiture, transportée à Paris et enfermée au secret à la Salpêtrière. Elle connaît l’endroit, ainsi que vous me l’avez entendu dire.
— Vous m’en voulez encore ? Oh ! C’était pour la bonne cause.
— Point du tout, mon ami. Votre intervention tombait à point. Qui va l’accompagner ? Je ne puis quitter Versailles, vous savez pourquoi.
— Ne vous inquiétez pas de cela. Des hommes à moi y pourvoiront. Mais il faut un ordre écrit pour le gouverneur de la Salpêtrière.
Nicolas fouilla ses poches et en sortit une lettre de cachet déjà signée par le roi.
— Il reste à mettre le nom et les conditions de l’incarcération. Je vous en confie le soin.
— Et la reine ?
— Quelques jours nous séparent de son retour de Choisy. Dans un premier temps, Mme Renard, victime d’une sérieuse indisposition, aura quitté son service pour aller se faire soigner à Paris. Il convient pourtant de mettre, dès à présent, Mme Campan dans le secret. Elle nous aidera à préparer la reine à recevoir cette déplaisante nouvelle. À ce soir.

Nicolas quitta les cabinets des appartements, laissant à Thierry le soin d’organiser le transfert. Depuis les jardins il observa le départ de la Renard dûment encadrée. Qu’avait-on à lui reprocher ? Sauf à la croire auteur du vol du passe-partout, mais à bien y réfléchir, il ne parvenait pas à se convaincre que le vol avait eu lieu au château. Qu’aurait-elle gagné à un acte insensé dans lequel, démasquée, son crime eût été payé des pires châtiments, marquée au fer rouge de la fleur de lys de la flétrissure ? Par ailleurs, savait-elle quelque chose ? Il eût été imprudent au voleur de l’impliquer dans son crime tant les risques sont d’ordinaire augmentés par la multiplication des complices. Ce dont elle était coupable, outre ses forfaits anciens, c’était de compromettre la reine en lui fournissant des ouvrages licencieux. Tout finissant par se savoir à la cour, la réputation de la reine était-elle déjà compromise et entachée à l’instant où elle allait donner le jour à l’héritier que la France et son roi espéraient ? Ce qu’on supposait d’elle, Noblecourt l’en avait convaincu, finissait par construire une image que chacun tenait pour véridique alors qu’il s’agissait d’une création issue du moule de la rumeur. Oui, de cela il la considérait hautement coupable. Aurait-il eu à en juger qu’il l’aurait maintenue un temps en prison avant que de l’éloigner par un bannissement à vie. Il en serait sans doute ainsi.
Quant aux relations de Mme Renard avec son époux, elles paraissaient distantes et ambiguës. Existait-il dans ce couple une connivence dans le crime que ne confortait aucun lien amoureux ? S’il en fallait croire Mercy, elle le trompait sans scrupule. L’incertitude persistante sur les goûts de son mari autorisait toutes les hypothèses. Quand il avait interrogé la dame sur l’inspecteur, sa réaction lui avait semblé éloquente dans le sens d’un éloignement. Convenait-il de rechercher avec un peu de curiosité ses amants de circonstance et, en particulier, celui entrevu par l’ambassadeur d’Autriche au sein même du château ? Se confondait-il avec un suspect ? Et suspect de quoi ? Il tournait en rond. Cette direction-là se devait pourtant d’être parcourue. Il faudrait interroger les autres femmes de la reine. Nul doute, l’envie et la jalousie aidant, que des bribes de vérité finiraient par apparaître.
L’effet de la surprise dissipé, il se félicita de l’heureuse intervention de Thierry, louable et utile. Il ne lui en gardait pas rancune, sentiment qu’il n’éprouvait jamais. Un rapide examen de conscience amena le nom de Balbastre. Pour celui-là, la rancune avait longtemps tenu bon. Il ne l’éprouvait plus… ou presque ; les mânes éplorés de Julie de Lastérieux s’étaient longtemps opposés à son effacement. Il revint à sa réflexion. Par son initiative Thierry avait évité une scène gênante aux retombées incertaines. Il soupira. Il se sentait le jouet de forces obscures dont il ne parvenait pas à dissiper les ombres menaçantes.
Un mystère parmi d’autres subsistait dont il aurait voulu éclaircir les données. De quelle manière un policier, inspecteur, responsable d’un bureau important, écroué et emprisonné pour vols, faux et bénéfices illicites, avait-il pu, non seulement retrouver sa liberté, mais encore être rétabli dans ses fonctions précédentes ? Nicolas, homme de pouvoir et du secret qui entoure son exercice, ne se faisait guère d’illusions. Une autorité sans appel avait manigancé ce mystère. Point Sartine, ni Le Noir, tous deux attachés à ce que Renard fût démasqué. Alors, une autorité entre la leur et celle du roi ? La figure regrettée de M. de Saint-Florentin, ministre de la maison du roi, mort l’an dernier, s’imposa. Il n’y avait que lui, l’homme aux trames innombrables, qui fût susceptible d’organiser à son profit, c’est-à-dire à celui du royaume, ces veines obscures par lesquelles se frayent un chemin les secrets les mieux gardés. Le tableau complet du secret du feu roi comportait nombre de retraits invisibles. Possédant depuis toujours la confiance de son maître, le vieux ministre tenait les fils de ces intrigues. Il en contrôlait les pantins par la pression – le chantage ? – qu’il était en mesure, et pour le bien commun, d’exercer à leur encontre. Saint-Florentin une fois disparu, les puppi avaient repris leur liberté et assumé leur rôle d’espions et de corrupteurs placés dans les entours de la reine. Désormais, ces machinations étaient vouées à leur seul profit. Il ne voyait guère d’autre explication à cette peu croyable situation.

Il erra longtemps dans les allées. Il aurait aimé serrer Louis dans ses bras et lui parler. Il était à n’en pas douter parti à Choisy accompagner la cour. Avec un serrement de cœur, Nicolas mesura le temps écoulé. Son fils marchait sur ses dix-sept ans. Sous peu, le sang des Ranreuil, auquel lui-même avait obéi, parlerait. Servir le roi sur les champs de bataille était la tradition de la lignée. Cette nature guerrière se manifesterait et son enfant répondrait tout naturellement à son appel. Comme Nicolas, mais dans des circonstances moins extraordinaires, il affronterait le feu plus souvent qu’à son tour. Dans la chaleur accablante du jardin des rois d’où montaient des pestilences d’eaux croupies, il en éprouva un long fris son d’angoisse. Il crut entendre gronder les canons d’Ouessant. Ce n’était que le tonnerre dans les lointains de Versailles.

Usant de son privilège de monter dans les voitures de la cour, il se fit conduire à l’hôtel d’Arranet. À l’office, Tribord fricotait son souper sur le potager. Il considéra avec intérêt la préparation à laquelle se consacrait le vieux marin. Il venait de faire sauter dans un poêlon des morceaux de carottes, d’oignons, d’ail et des herbes du jardin. Il farinait des nivets, débris de viandes échappés aux parures des morceaux nobles de boucherie. La chose faite, il les jeta dans le plat, les mélangeant d’un tournemain avec le fond. Comme la sauce épaississait, il la mouilla d’une large lampée d’eau-de-vie qui s’enflamma à lui griller le poil, puis ajouta un assaisonnement composé de poivre, de sel et d’une poudre noire qui intrigua Nicolas au point d’interroger le cuisinier.
— Ma foi mon officier, c’est de la poudre à canon. Elle donne un petit goût particulier point déplaisant.
Nicolas éclata de rire.
— Mais si j’osais, reprit Tribord, je vous inviterai bien à tâter de ma recette de cambuse, si le cœur vous en dit…
— Ma foi, dit Nicolas qui n’avait pas dîné et que la faim tenaillait, l’heure est propice, le soleil tombe et je ne dis pas non.
La préparation mijota encore quelque temps. Tribord leur installa deux couverts sur une table de pierre dans le jardin et descendit à la cave chercher une bouteille de vin ; ils s’attablèrent gaiement.
— Mon Dieu, s’exclama Nicolas, voilà un plat qui ne manque pas de ragoût5. Qui l’eût cru, avec de la poudre noire !
— M. de Vergennes, qui soupait ici et à qui l’amiral contait la chose, ne s’en étonna pas. Il lui dit que le grand Frédéric de Prusse en use de même dans ses plats de venaison.
— Et la viande est succulente !
— Je crois bien ! L’étalier6 m’a à la bonne. Ce ne sont que morceaux tirés de pièces de choix, poire, merlan, rond de tranche, filet ou souris d’éclanche.
Ils devisèrent gaiement de la cuisine des carrés. Au bout d’un moment, il vint une idée à Nicolas.
— Tribord, mon ami, j’ai une mauvaise proposition à vous faire. Voulez-vous, ce soir, être mon second dans une périlleuse expédition au service du roi ?
Tribord, ému, se leva et salua.
— Je suis tout à votre service, mon officier.
— Pouvez-vous atteler le cabriolet de l’amiral et me conduire à Versailles ?
— Le dire, c’est le faire !
Nicolas lui expliqua ensuite la manœuvre : le déposer près de la porte de l’Orangerie, dissimuler l’équipage dans les parages, puis revenir autour du Grand Commun et y patrouiller, attentif à tout individu suspect. Tribord devrait se vêtir de hardes qui, ajoutées à ses blessures et infirmités de guerre, en feraient un mendiant tout à fait crédible. Nicolas prit un papier et une mine et dessina à l’usage de son second d’un soir le théâtre des opérations.
— Vous distinguez ici la porte de l’Orangerie. Je prendrai la rue à main gauche, celle de la Surintendance, pour atteindre le Grand Commun. Vous connaissez le bâtiment ?
— Pour sûr que je le connais.
— Vous attacherez le cabriolet rue du Potager et me suivrez de loin. Une fois rendu au Grand Commun, ne vous préoccupez plus de moi et assurez la surveillance continue, en faisant le tour du bâtiment par la rue des Récollets et celle de la Chancellerie. Au moindre événement suspect, en particulier à la vue d’un homme lourdement chargé, appelez à la garde. Si vous entendez un coup de feu, même chose. Méfiez-vous, l’homme peut être dangereux. Je pense qu’il devrait chercher à s’enfuir par la rue des Récollets pour se perdre dans le vieux Versailles autour de la paroisse Saint-Louis.
Tribord, enchanté de la tournure que prenait la soirée, débarrassa et courut, autant que ses infirmités le lui permettaient, se préparer pour son personnage et atteler le cabriolet pour l’appareillage prévu à minuit. À onze heures et demie, un indescriptible mendiant apparut aux yeux médusés du commissaire ; le vieux marin tenait autant du forban que d’une figure de la cour des miracles.
Quelques minutes avant minuit, Nicolas sautait du cabriolet qui s’éloigna aussitôt. Devant la porte de l’Orangerie, M. Thierry tenait en laisse un énorme dogue qui grondait et roulait des yeux féroces à mesure que Nicolas approchait. Le premier valet de chambre semblait plus mort que vif.
— Que je suis aise de vous voir ! Ce monstre a failli vingt fois me dévorer et deux paquets de biscotins ont déjà été engloutis !
— Quel est son nom ?
— Pluton.
— Eh bien ! Pluton, dit Nicolas en levant un doigt tout en s’accroupissant lentement jusqu’à avoir la tête à hauteur de celle du molosse, j’ai besoin de toi et tu es un bon chien.
À la stupéfaction de Thierry, la bête s’allongea avec un gémissement béat et se mit sur le dos. Nicolas lui fourragea le poitrail. Le chien s’assit, lui lécha la main en poussant de sourds jappements joyeux. Sa conquête fut achevée quand, sortis d’un papier caché dans la poche de l’habit du commissaire, lui furent offerts quelques vestiges du souper.
— Et voilà ! Frédéric le Grand a encore vaincu, s’écria Nicolas qui aimait mystifier son monde.
— Je n’en crois pas mes yeux.
— Ce sont les leçons de Merlin… Maintenant disparaissez et rentrez au château. Moins nous serons et mieux cela vaudra. Je vous demande seulement de prévenir la garde de l’aile des ministres d’avoir à accourir au moindre appel.

Thierry disparut et Nicolas remonta vers le Grand Commun accompagné de Pluton qui, de temps en temps, donnait des coups de tête affectueux dans la jambe de son nouvel ami. Il pressa le pas, impatient d’installer la surveillance avant que le voleur inconnu ne se manifestât. Il pénétra sans encombre dans le bâtiment, le portier dormant sans doute comme prévu. Il alluma un bout de chandelle pour consulter le plan que Thierry lui avait confié et intima à Pluton l’ordre de ne point broncher, ce qu’il parut comprendre. Il finit, après quelques tentatives malheureuses, par trouver l’escalier qui menait directement aux combles, ou plutôt l’un des escaliers car il en existait plusieurs.
Cette multiplicité d’accès compliquerait sa tâche en procurant au voleur des voies de fuite. Il en prit son parti. Parvenu sous les combles, il éteignit sa chandelle, offrit quelques biscotins à Pluton qui s’allongea. Installé dans un retrait de la muraille, il avait vue, enténébrée, sur l’enfilade du couloir des galetas. Avant d’éteindre, il avait distinctement discerné les pots d’aisances déposés à distance régulière. Son attente fut longue, seulement rompue à deux ou trois reprises par des occupants qui sortaient de leur chambre pour vider leur vase de nuit.

Peu avant trois heures, un bruit lointain se fit entendre. Pluton se réveilla, s’agita et se mit à gronder sourdement. Une caresse, remerciée d’un coup de langue, le fit taire, mais Nicolas le sentit aux aguets et prêt à bondir. Le bruit approchait, fait de glissements incertains, ponctués de faibles chocs métalliques. Le cœur lui battait comme avant un combat ou lorsque la proie surgit au détour d’un hallier. La rumeur venait de l’autre bout du couloir.
Soudain une lueur indécise qui pourtant n’éclairait pas s’imposa à ses yeux. À ses pieds, il sentit Pluton tendu et tremblant. Était-ce l’instinct du chasseur ou la peur qui l’animait ? Tout ensuite se déroula très vite. Nicolas se dressa. La lumière froide qui avançait, apparut plus proche. Il somma la chose de se rendre au nom du roi. Elle s’arrêta, fit demi-tour et s’enfuit. Il détacha Pluton et le lança d’un cri de chasseur à sa poursuite. Le chien bondit et se précipita. Il y eut le bruit des pattes de l’animal sur le parquet, un silence, puis des bruits sourds et un hurlement plaintif.
Nicolas prit son pistolet de poche et tira un coup en l’air. Des morceaux de torchis le recouvrirent aussitôt. À grands cris, il appela à la garde. Des galetas sortirent des dormeurs à moitié nus, ahuris et effrayés. En un instant le couloir fut encombré d’une foule jacassant et affolée, et il dut se frayer brutalement un chemin jusqu’à son extrémité et découvrir un autre escalier qu’il dévala en hâte. Sur le palier de l’attique, il buta sur le corps de Pluton inanimé. Il posa la main sur la pauvre bête qui respirait encore. Il alluma sa chandelle, constata que son pelage était ensanglanté. Ses semelles crissèrent sur le plancher comme si du sable avait été répandu. Il tenta de rejoindre le rez-de-chaussée le plus vite qu’il put. Tout était calme en bas. Rue de la Surintendance, la garde conduite par un lieutenant qu’il connaissait arrivait à grandes enjambées, M. Thierry suivait à vingt pas, essoufflé. Tribord parut aussi. Il n’avait rien vu, ni avant ni après le coup de feu de Nicolas qu’il avait distinctement entendu dans le silence de la nuit.

Les issues ayant été fermées, Nicolas et le garde écumèrent le bâtiment, couloir par couloir, étage par étage, sans trouver la moindre trace ou indice du visiteur de la nuit. Il y avait là une énigme qui mettait Nicolas en rage. La seule chose que chacun remarqua c’est une odeur pénétrante qui dominait dans les escaliers et qui fut mise sur le compte des brouets étranges que certains occupants des galetas concoctaient malgré un couvre-feu imposé par les risques d’incendie. Nicolas recueillit dans ses bras le pauvre Pluton qui respirait toujours.
L’expédition avait d’évidence échoué et le mystère demeurait. Toutefois Nicolas estimait que le visiteur ne se hasarderait plus à hanter le Grand Commun. Il remercia le lieutenant et ses hommes. M. Thierry se retira en remarquant tristement que la coutume de l’équipage de Louveterie, auquel Pluton appartenait, exigeait qu’on abattît aussitôt les chiens blessés. Nicolas le rassura. Il n’était pas question qu’une bête aussi brave et affectueuse fût sacrifiée. Il prenait la décision à son compte, se chargeait de tout et ferait l’impossible pour la sauver. Aidé par Tribord, il chargea le dogue dans le cabriolet.

À Fausses-Reposes, Pluton fut étendu avec précaution sur la table de l’office. Tribord, à qui la vie sur les vaisseaux du roi avait beaucoup appris, examina une plaie sans doute causée par un coup de poignard ou de couteau vu sa largeur. Le chien avait été frappé à l’épaule gauche au moment où il sautait sur l’inconnu. La plaie fut nettoyée, arrosée d’eau-de-vie, épongée. Nicolas vit ensuite Tribord prendre une grosse aiguille qui lui parut celle d’un cordonnier, couper un morceau de fil à brider, le graisser au lard, l’enfiler, puis se mettre sans désemparer à rapprocher les lèvres de la plaie et la recoudre posément avant de la couvrir d’un peu de miel. Pluton semblait reprendre connaissance et se mit à lécher avec application la main qui le soignait.
— Pardié, c’est le miel ! dit Tribord.
— Non, matelot, c’est pour vous remercier.
Pluton fut installé sur une vieille couverture. Nicolas et Tribord, après que chacun eut raconté sa version de la soirée, se séparèrent pour prendre leur quartier de nuit.
Mardi 11 août 1778
Le chant insolent d’un merle joyeux réveilla Nicolas à l’aurore. Sans attendre qu’on lui monte l’eau chaude, il fit sa toilette et s’apprêta. Alors qu’il gagnait l’office, des voix et des rires se firent entendre. Devant un plat de jambon et de pain frais, il découvrit Tribord et Bourdeau en train de trinquer gaiement. À leurs pieds, Pluton, languissant mais la truffe frémissante et l’œil affriandé, paraissait avoir recouvré une partie de ses moyens.
— Mon Dieu, s’écria Nicolas surgissant. Je vous y prends, mes gaillards, à gobeloter de si bon matin !
— C’est que la nuit fut courte, mon officier ! Et chaude… Il faut bien se désoiffer surtout quand on jabote.
— Nous avons fait connaissance, dit Bourdeau épanoui et le teint vermeil.
— Allons, je vais me joindre à vous.
Les événements de la nuit furent relatés à l’inspecteur à deux voix.
— Voilà, déclara-t-il perplexe, une bien curieuse aventure, mais sans relation avec l’objet de nos recherches.
— Aucune.
— Ma foi, dit Tribord découpant la troisième tranche de jambon successive pour Nicolas, ce que je n’entends pas, c’est comment le bougre a pu s’échapper sans que nous le voyons. Bien servi ! C’est le bon côté, avec du gras ; j’aimions point la viande sèche.
— La question se pose en effet.
— D’autant qu’il ne pouvait passer inaperçu, ce fantôme. Dès le coup de feu qui a pété comme un coup de canon, le bâtiment a été environné de monde. Moi derrière et la garde devant. Et y avait point de voiture en attente, je vous en estoque un jaunet que je l’aurai repérée, de mon œil, le vaillant.

Après s’être restauré, Nicolas entraîna Bourdeau dans le parc. La chaleur ne pesait pas encore et des roses toutes perlées de fines gouttelettes embaumaient.
— Conte-moi donc les nouvelles qui t’ont fait lever si tôt pour venir me retrouver ici.
— Si tôt ? Point du tout. Qu’imagines-tu ? Je n’ai point dormi ni soupé d’ailleurs. Heureusement que ton matelot… De fait, depuis notre entretien, j’ai couru tout le jour et une partie de la nuit.
— Mais il semble que ce n’était pas en vain.
— Tu parles juste ! Ce d’Assy tout d’abord. Enfant trouvé mis en apprentissage à douze ans chez un horloger de Lisieux. S’est enfui il y a un an en emportant des montres et la caisse du bonhomme. Avis de recherche retrouvé. De son vrai nom Jacques Sansnom. Arrêté plusieurs fois par le bureau des mœurs sans qu’on fasse le lien avec le voleur recherché. A servi de modèle à plusieurs peintres avant de se consacrer uniquement à son négoce particulier. Errant le plus souvent au Vauxhall, à l’Athénée et aux Tuileries. Bon, goûts dispendieux, dettes chez les fournisseurs, joueur à l’occasion et compère à la cocange. Le voisinage rue du Paon, chez Renard, l’avait repéré. Il y venait souvent et y passait la nuit. Et, écoute bien, la nuit de la mort de Lamaure à Versailles il était bien là ainsi que Restif nous l’avait dit. Mais le lendemain il est ressorti, seul.
— Ce qui veut dire ?
— Que Renard n’est pas sorti avec lui.
— Mais il a pu sortir plus tard ?
— Non justement, c’est là que le bât blesse. Il n’était point chez lui. La portière qui fait son ménage ne l’a pas trouvé au logis. Donc la nuit précédente il s’est échappé et Le Hibou a été joué, et nous aussi !
— Cela change tout !
— Et comment ! Et ce n’est pas tout. L’écriture de la convocation à la Samaritaine transmise par le petit Savoyard est bien de la main de l’inspecteur. À ce sujet, la juxtaposition des exemplaires d’écriture ne laisse aucun doute. En revanche, le placard sur la porte n’est pas de sa main.
— Bien, voilà qui complique ce qui commençait à prendre clarté. Encore autre chose ?
— Que oui ! Le poignard que tu m’as confié est de facture italienne. Il semble que le modèle est assez commun dans la région de Pérouse. Un armurier et deux marchands de curiosité me l’ont assuré sans risque d’erreur. Enfin, et c’est ce qui m’a fait courir toute la soirée, au bout du compte j’ai retrouvé le cocher qui a ramassé cette grande femme devant la Samaritaine sur le Pont-Neuf.
— Que de reconnaissance je te dois, cher Pierre.
— Le cocher m’a déclaré l’avoir déposée à Versailles, rue de Satory.
— La solution résiderait donc à Versailles… Tout ce que tu m’apportes prouve d’évidence la complicité entre Renard et l’assassin inconnu de la Salpêtrière. Ou alors… Quelle formidable machination… La convocation que j’ai reçue, le massacre de d’Assy et la disparition de Renard la nuit du meurtre de Lamaure au Grand Canal par plusieurs assassins, dressent un effrayant tableau. Toujours rien rue du Paon ? L’inspecteur n’a point reparu ? Il nous faut le retrouver. Que font nos mouches ?
— Aucune trace de Renard, ni à son domicile, ni à ses bureaux, ni à l’hôtel de police. Évanoui dans la nature.
Nicolas marchait à grands pas, la tête penchée et les bras croisés.
— Résumons-nous. Le passe-partout de la reine est dérobé. À l’Opéra, j’en suis persuadé. Un complot s’organise autour de cet objet compromettant. De grands noms sont évoqués qui ont intérêt à déshonorer Marie-Antoinette. Les Anglais et leurs sicaires sont à l’affût de toute occasion susceptible d’affaiblir le royaume. Premier tableau. Second tableau. Renard l’ambigu fournit des ouvrages infâmes à la reine et organise lui-même un chantage en menaçant de publier un libelle attentatoire à sa vertu. Il le propose à la police et à Madame Adélaïde. Nous soupçonnons Lamaure. Il est tué. Renard n’a aucun alibi. Le prétendu d’Assy qui pourrait nous éclairer est atrocement assassiné. Dans ce crime-là, la main de Renard paraît se mêler à celle de l’assassin. Pouvons-nous estimer que ce sont ces deux-là qui ont assassiné le valet du duc de Chartres en l’empoisonnant ?
— Et le passe-partout ?
— Je crois que c’est l’enjeu de tout cela et, peut-être, davantage que cela…
— Que veux-tu dire ?
— Ce qui ne peut être exprimé clairement ne mérite pas d’être énoncé. Ou, à tout le moins, pas encore.
À ce moment une voiture de la cour fit irruption à grand bruit dans l’allée sablée de l’hôtel d’Arranet. M. Thierry, la tenue en bataille, en sortit s’épongeant le front. Il courut sur Nicolas dès qu’il l’aperçut.
— Mon ami, mon ami, quelle nouvelle ! Je me suis précipité pour vous l’annoncer. Ah ! Je suffoque.
Nicolas le fit asseoir sur un banc de pierre.
— Prenez votre temps. Vous m’inquiétez. Qu’est-il arrivé ?
— Au Grand Commun… Ce matin… Un brosseur qui loge dans l’attique…
— Et alors ?
— … a vu du sang sous une porte. Il a crié, appelé. On est accouru. On a forcé le passage. Et qu’a-t-on trouvé ? Ah ! quel spectacle !
— Allons, venez-en au fait ! cria Nicolas excédé.
— On a découvert le corps ensanglanté de l’inspecteur Renard au milieu d’un fatras de bouteilles de fer-blanc. Et savez-vous qui logeait dans ce galetas ?
— Non, bien sûr !
— Mme Renard, lingère de la reine !