IV
LE FIL D’ARIANE
Lorsqu’on ne sait vers quel port naviguer aucun
vent n’est le bon.
Sénèque
Vendredi 7 août
1778
Sa mécanique intérieure avertit Nicolas que six
heures venaient de sonner au clocher de Saint-Eustache. Il s’étira
avec réticence, tout couturé et croûteux. Sa toilette fut lente et
précautionneuse, sans recours excessif à l’eau susceptible
d’ameublir ses plaies et de compromettre une cicatrisation dont il
éprouvait les démangeaisons par tout le corps. Il laissa Louis
dormir et descendit à l’office où Catherine, déjà levée, entendait
le gaver. Qu’il préférât sortir le ventre vide lui paraissait un
comble. Son indignation redoubla lorsqu’elle apprit qu’il était
attendu dans un bouge de la place du Chevalier du Guet. Avait-on
idée d’une telle fantaisie au lieu de se sustenter sainement au logis ? Il lui expliqua en riant qu’il ne
dédaignait point ces lieux populaires et que la mangeaille qu’on y
servait remontait aussi bellement son homme que les mets concoctés
par une cuisinière alsacienne. Pouffant, elle le chassa à grands
coups de torchon et lui décocha en son parler des propos bien
sentis.
Aux alentours de sept heures, le clocher de
Saint-Eloy le lui confirma, il s’engagea dans le lacis de ruelles
plus sales et puantes les unes que les autres qui menait à son lieu
de rendez-vous signalé, au mépris des règlements de police, par une
grande enseigne rouillée. Il pénétra dans un sous-sol enfumé. Une
raccrocheuse vautrée sur une table sirotait un verre d’alcool. Plus
loin, un vieil homme en manteau, pieds nus dans des chaussons
éclatés, lapait assez malproprement une soupe en manière d’arlequin
débordant de croûtons. À ses pieds, attentif, un chien roux étique
espérait la chute de quelques reliefs. Au centre, une tablée
accueillait des dames de la halle vêtues des plus bas costumes.
Leurs visages crasseux et hâlés, surmontés de cornettes de grosse
toile à barbes pendantes, se penchaient, avides et sans trêve dans
l’égosillement, sur des tasses énormes
emplies de café à la crème dans lesquelles elles trempaient de
petits pains. Au fond de l’estaminet, dans un angle qui lui
permettait de tout observer sans être vu, Restif, enveloppé d’un
manteau et son chapeau noir abaissé, paraissait assoupi, tel un
oiseau de nuit au retour de sa quête nocturne. Nicolas vint
s’asseoir en face de lui. Le fumet d’un plat sur la table lui
chatouilla agréablement les narines.
— Inutile de feindre de dormir.
Qu’avez-vous là, mon cher Restif, que l’homme à jeun s’apprête à
renifler ?
— Cela ? Un
rien que je suis allé moi-même fricasser pour vous au potager de
notre hôte. Des foies frais de lapin sautés au beurre avec une
jetée d’oignons. Faut que le tout attache un peu. Du sel et du
poivre, vous retirez les oignons qu’ils ne brûlent. Une giclée de
vinaigre et vous laissez croûter les petiots. Cependant prenez
garde ! Il faut que cela soit grillé à l’extérieur, tendre et
rosé à l’intérieur. Un temps de trop et c’est de la mauvaise pâtée,
bonne pour les gorets ! Du persil frais pour finir.
— Et ce pichet ?
— Du cidre. Je me suis renseigné sur vos
goûts.
— J’apprécie vos attentions. Il y a
décidément un bon fond chez vous.
Nicolas avec entrain mit la main au plat pour
saisir les foies d’un doigt expert. La dent éprouvait le caramélisé
de la surface avant de savourer le fondant juteux de l’abat. Il en
engloutit près de la moitié qu’il arrosa de plusieurs verres sous
le regard presque ému de l’écrivain.
— Je n’oublierai pas de sitôt cet
en-cas-là. Mais donnez-moi des nouvelles de la nuit.
— J’ai agi selon vos instructions. L’homme
est sorti du Châtelet ainsi que vous l’aviez annoncé et a appelé un
fiacre qui passait.
— Et vous l’avez suivi avec le
vôtre ?
— Non pas.
— Comment !
— Je ne le pouvais pas.
— Et la raison, Le Hibou, me la direz-vous,
à la fin ?
— Parce que j’étais dans le fiacre.
— Dans le fiacre !
— Enfin, dessus. Oui, vous entendez bien,
monsieur le marquis. Il se trouve que j’ai quelques rela tions dans la profession. J’ai parfois besoin
d’une… disons une chambre roulante. Oh ! Pour des exercices
bien innocents, vous me connaissez. Ils imposent le recours à un
cocher discret. Cela nécessite, je suis bon en effet, des dépenses
dont je ne peux m’exonérer. Cela crée des connivences. Le fiacre
prêté, loué serait plus juste, dans lequel notre Renard avait pris
place se trouvait mené par moi. Notez au passage que si j’avais
suivi votre plan il n’aurait pas manqué de remarquer qu’il était
suivi, vu le désert des rues à cette heure. Et il m’aurait
promené.
— N’avez-vous point craint être démasqué,
chacun dans la pousse connaît votre
dégaine ?
— Aucun risque. J’avais aussi emprunté à
mon loueur sa défroque de cocher.
— Fort bien, vous avez réponse à tout. Et
alors ?
— Il n’est pas allé très loin.
— Allons ! Foin de parler par énigmes.
Nous ne progressons guère.
— Comme l’autre ?
— Lequel ?
— L’inconnu d’une certaine soirée. Dès la
sortie du bal de l’Opéra où nous nous sommes rencontrés je vous
avais fait part de mes observations concernant un quidam qui
paraissait vous intriguer.
Pour la seconde fois, cela frappa Nicolas, cette
soirée resurgissait. Il avait appris à se méfier des coïncidences,
mais elles n’étaient que rarement fortuites. Leur évidence forçait
la passe et s’imposait avant qu’il fût temps d’en décider toutes
les conséquences.
— Et que vous aviez perdu vers le
Palais-Royal, du côté de la rue des Bons-Enfants.
— Votre mémoire est excellente. Des
archives vivantes… On prendrait sans doute plaisir à vous
feuilleter. La scène de naguère s’est répétée. Il me fit arrêter au milieu de la rue Saint-Honoré. Que
vouliez-vous que je fisse ? J’empêtrai mon cheval pour le
mieux suivre du regard et me mis à la queue d’un autre fiacre en
attente de clients. Il revint assez vite. Dix minutes au plus. Il
monta dans la voiture de tête. Le cocher du second me donna
l’adresse lancée : Au Vauxhall
d’été.
— Et quelle suite à tout cela ?
Restif cligna de l’œil.
— Comme de bien entendu, j’estimai que ma
mission n’avait pas pris fin pour autant. Je déboîtai ma caisse en
discrétion et pris la filature de très loin sans me faire
remarquer. Connaissant la destination de notre homme, ma quiétude
était totale ; je ne risquais point de le perdre. Nous
gagnâmes donc de conserve et éloignés l’un de l’autre les faubourgs
Saint-Martin où se trouve l’établissement de M. Torré…
— À l’angle des rues Lancry et de
Bondy.
— C’est cela même. Ceux qui cherchent
galanterie y courent dès la nuit tombée. Jadis l’ingénieux
artificier y faisait tirer des feux qui furent interdits. Leurs
lueurs éclairaient les amours…
— Ils risquaient d’incendier le
quartier.
— Désormais le prétexte réside dans les
bals et les pantomimes. Les jolies filles à chambre garnie, de
celles qui ne sont pas encore tombées dans le raccrochage, y
abondent et y cherchent des pratiques. La tête vous tourne devant
tant de merveilles, de jambes faites au tour, de pieds mignons, de
souliers, de jolis chaussons…
— Certes, mais notre homme ?
— Vous avez raison. Je me laisse entraîner
par mes passions… Notre Renard descendu de voiture se fondit
aussitôt dans la foule joyeuse, mais je le suivais attentivement et
ne le perdis jamais. Et d’évidence il était
en chasse, repoussant, farouche, quelques belles entreprenantes. En
vérité il paraissait plus sensible aux avances éhontées
d’ambigus qui grouillent désormais dans
nos parcs et dans nos rues, vêtus et coiffés à l’anglaise. Mais il
passait outre, tout entier à sa quête. Il finit par aborder un
homme très commun, de taille moyenne, vêtu comme un domestique. Ils
ont pris un guéridon à l’écart sous un lampion, ce qui m’a permis
de remarquer son poil roux ou plutôt sa perruque. Ils ont consommé
quoique la conversation ait été brève ; Renard agité semblait
lui donner des instructions. Quelque mouche, sans doute.
— Oui, dit Nicolas se parlant à lui-même,
l’un a une perruque rousse et l’autre jaune.
Restif en profita pour enfourner deux ou trois
foies avant de se lécher les doigts avec gourmandise.
— Je vous suis reconnaissant de cette nuit
utile, aussi bien je ne voudrais pas qu’elle vous fût en
compte.
Il poussa vers l’homme de lettres une petite
bourse rebondie.
— C’est un plaisir de travailler pour vous.
Avec les autres je donne ma peine pour rien… Avec vous c’est autre
chose.
Il s’essuya la bouche du revers de la
main.
— Et pour vous témoigner ma bonne volonté,
je vais poursuivre car je n’avais pas achevé mon récit. Il n’avait
pas trouvé chaussure à son pied, ha ! ha ! Après avoir,
semble-t-il, congédié le roux qui disparut en toute hâte, notre
Renard parut plus désireux de faire son choix. Au bout d’un lent
parcours en méandres, il finit par faire affaire avec un de ces
gitons qui portent les cheveux relevés dans une bourse. Il monta
avec lui dans son fiacre. Je le suivis jusqu’à la rue du Paon, près
de l’École de chirurgie où il loue un meublé.
Sa femme à Versailles est logée au Château. J’en restai là.
— Mon cher, déclara Nicolas en payant
l’écot, c’est déjà beaucoup. Grand merci ! Si vous appreniez
une suite, j’en serais amateur.
Ils se quittèrent bons amis. Nicolas décida de
gagner à pied le Grand Châtelet tout proche.
À bien des égards le tableau se simplifiait tout
en multipliant les interrogations. Le bijou dérobé à la reine
paraissait au centre d’une affaire aux multiples ramifications.
Toute l’action prenait naissance durant ce bal de l’Opéra au cours
duquel Nicolas avait remarqué, sans en saisir le détail, les
manigances d’un masque inconnu approchant de trop près la
souveraine. On était en droit de penser que, son coup accompli, il
s’était enfui, se frayant un chemin au milieu de la foule. Remarqué
par Restif, il avait disparu du côté de la rue des Bons-Enfants.
Pour des raisons qu’il conviendrait d’élucider, l’enquête avait été
confiée à l’inspecteur Renard dont la femme pouvait, dans un
premier examen, compter au nombre des suspects possibles parmi les
entours de la reine. Ceci aurait dû empêcher qu’on lui confiât
l’affaire.
Le même policier négociait dans le même temps
l’étouffement d’un pamphlet ordurier qui jetait un doute sacrilège
sur la prochaine paternité du roi. Des propos convergents avaient
été relevés qui rapprochaient dans une étrange étreinte un prince
du sang, son valet et un policier. Pour Nicolas, ce qui venait de
se passer ne laissait planer aucun doute : Renard était allé
prévenir Lamaure au Palais-Royal. Ne l’ayant point trouvé, il avait
sans doute appris ou supposé le lieu où le rencontrer et s’était
donc précipité au Vauxhall d’été. Au cours du conciliabule
sur pris par Restif, des consignes avaient pu
être données et un message transmis. Des instructions pour quel
destinataire et dans quel objectif ?
Renard ainsi était placé au nœud de deux
intrigues dont il tenait peut-être les aboutissants. Étaient-elles
mêlées dans un de ces imbroglios dont l’époque était féconde ?
De toute évidence encore une fois la reine apparaissait comme la
victime désignée, le scandale visant en dernier ressort le roi et
les intérêts du royaume en guerre. Lui revint soudain en mémoire la
mention dans un rapport de police de cet étrange Horace qui surgissait, incongru, dans la bouche
d’un espion présumé au service de l’Anglais. Était-ce lui aussi un
amateur de courses de chevaux ? Les explications pleines de
contorsions de Renard ne l’avaient pas convaincu et trop de fois ce
nom apparaissait pour qu’on pût prêter créance à d’aussi
difficultueuses raisons.
Enfin, pour couronner le tout l’inspecteur
Renard, sans craindre les suites, se mettait en passe de tomber
dans un péché qui, déjà à six reprises dans le siècle, avait
conduit ses zélateurs au bûcher. L’horreur du nouveau roi pour les
infâmes, partagée par le lieutenant
général de police, avait conduit à accroître la surveillance à
Paris et à Versailles, à ouvrir un registre où étaient inscrits les
noms des suspects. L’autorité avait sévi contre quelques nobles
pris en flagrant délit. Mais comme l’éclat d’un châtiment
judiciaire aurait déshonoré de grandes maisons et que la publicité
ainsi offerte à ce vice en aurait excité le goût et la curiosité,
le pouvoir avait choisi de s’en tenir à l’exil. L’opinion éclairée
avait conduit à considérer la chose comme un péché philosophique menaçant désormais davantage
l’ordre de la société que les règles du droit canonique.
L’inspecteur bénéficiait-il de cette nouvelle
mansuétude ou jouissait-il d’appuis susceptibles de le
protéger ? Son attitude semblait exempte de crainte et il
aurait fallu que sa conduite fût bien mystérieuse pour que ses
chefs n’en fussent pas instruits.
Agissant comme il le faisait, l’inspecteur
Renard offrait l’image d’une froide indifférence aux éventuelles
conséquences de sa vie privée. Cela suggérait qu’il détenait
peut-être certains secrets d’État qui, pensait-il, le mettaient à
l’abri de la censure d’un personnage d’aussi peu d’indulgence pour
les mœurs que l’était M. Le Noir. Pour Nicolas, il s’avérait
donc urgent de visiter le passé de Renard dont l’influence et la
puissance actuelle ne pouvaient être, l’expérience d’autres
situations le prouvait, que le fruit de semailles anciennes.
Remâchant cette réflexion, il rejoignit le
Châtelet où il trouva Bourdeau qui fumait sa pipe en l’attendant.
Il le mit aussitôt au courant des informations procurées par Le
Hibou. Ils demeurèrent un long moment plongés dans un silence plein
de ces pensées informulées qui s’appliquent à considérer sur toutes
ses faces le compliqué d’une
affaire.
— Nicolas, dit Bourdeau qui s’était levé
pour vider sa pipe dans l’âtre, si tu m’en veux croire, pendant que
tu seras à Versailles, j’irai quêter des informations sur le passé
de notre goupil. Je verrai Marais, l’inspecteur des mœurs et le
commissaire Foucauld qui organise les patrouilles de surveillance
dans les lieux publics. Leur sincérité ou leur réticence nous
enseignera sur le pouvoir réel et l’influence du susdit. Si on lui
passe le péché socratique c’est que d’autres éléments entrent en
ligne. À nous de savoir lesquels.
— Cela me semble
aller de soi, à quoi j’ajouterai autre chose. Il serait utile que
tu interroges à la Bastille ce prisonnier dont tu m’avais fait
passer le procès-verbal d’interrogatoire par Rabouine. Qu’il ait
ainsi évoqué Horace m’intrigue au plus
haut point. Nous courons des gibiers qui se dispersent en tous sens
et brouillent les voies ; ils finiront bien par se recouper. À
nous, à ce moment précis, d’être présents au carrefour de leur
rencontre. Pour moi je galope à Versailles. Je dois parler à la
reine et interroger ses entours.
— Saute en selle. Je suis passé à l’aube
aux écuries de l’hôtel de police pour y ramener une jument alezane
avec laquelle, dixit le palefrenier, tu
entretiens de touchantes relations.
Nicolas serra l’épaule de Bourdeau en hochant la
tête, ému encore une fois de la sollicitude de son adjoint. Quel
réconfort de le sentir toujours présent, disponible, indispensable,
prévenant en finesse les demandes les plus impensables, toujours
exact dans les gestes qu’on attendait de lui.
Sémillante
l’accueillit avec sa vivacité coutumière et tendit vers lui sa
longue face, le humant comme si elle voulait s’imprégner de son
odeur. Il lui caressa le chanfrein, lui massa doucement les yeux,
attention qu’elle appréciait au plus haut point, tout agitée de
frissons qui parcouraient sa robe en vagues successives. Cette
reconnaissance accomplie, il sauta en selle.
À la sortie de Paris un vent fort soulevait des
colonnes de poussière. La canicule sèche se maintenait, marquée par
des éclairs de chaleur qui la nuit sillonnaient le ciel. La bise
agitait rageusement les feuillages déjà vert-de-gris dans l’ultime
état de leur splendeur d’été. Le paysage était estompé, les
détails effacés, offrant de grandes masses
aux couleurs éteintes. Nicolas chantonnait à mi-voix de petits mots
que la jument semblait entendre et qui lui faisaient redoubler son
effort. Il éprouvait une fois de plus la griserie du galop, l’air
qui sifflait à ses oreilles, l’impression de tout dominer, en étant
emporté sans retenue. Une complicité quasi charnelle le liait à sa
monture dont il éprouvait aussitôt la moindre des émotions, écart
devant les inégalités du chemin, chien traversant la voie ou
feuille soudain soulevée par le vent. Elle réagissait à l’instant
aux inflexions et pressions presque imperceptibles et comme
suggérées que lui transmettaient les jambes du cavalier. Cette
conduite tout en douceur établissait entre eux une sorte de
communion et ceux qui voyaient passer ce centaure se retournaient,
éblouis par la vision confondue de l’homme et de sa monture.
Voulant faire toilette et changer son habit
souillé par la poussière du chemin et l’écume de la jument, il
décida de faire halte à l’Hôtel d’Arranet. Tribord était toujours
ravi de l’accueillir et davantage encore avec le surcroît
d’admiration que Nicolas ait navigué et combattu sur un vaisseau du
roi. Mlle d’Arranet se préparait à sortir et, s’il la voulait
entretenir, il devait se hâter et se présenter sur-le-champ. Il la
surprit en train de revêtir une espèce de lévite de soie lilas
qu’elle tentait de nouer d’une ceinture vert amande. Il l’admira
dans cet appareil qui tenait davantage du déshabillé que d’une
tenue pour sortir. Elle se laissa aller dans ses bras pour s’en
dégager aussitôt, la mine boudeuse.
— C’est ainsi, monsieur, qu’on me
récompense d’être venue vous surprendre à Paris ? À peine
entrevu, vous disparaissez au beau milieu de la fête !
Heureu sement que M. de Noblecourt, La Borde
et Semacgus se sont mis en quatre pour me distraire de mon
désespoir. Comment, monsieur, vous souriez ? Oui, de mon
désespoir. Et ils y sont parvenus.
— À douze, c’est chose aisée de vous
dérider, mon amie.
— Comment à douze ? Que voulez-vous
dire ?
— Ils se sont mis en quatre. Trois fois
quatre douze !
Elle ne put s’empêcher de pouffer.
— Mauvais drôle. Et suis-je assez sotte de
rire à vos bêtises.
— Soyez sincère, vous adorez les plus
mauvaises et j’en ai mille à votre service.
— Monstre ! Il me perce à vue,
dit-elle, riant et se laissant emprisonner la taille avant de lui
offrir ses lèvres.
— Dieu que ce tissu est doux ! Il est
bien inspirant…
Elle le repoussa comme à regret.
— Éloignez-vous, Nicolas, songez à vos
plaies. Je suis déjà bien en retard et l’on m’attend.
— Quelque galant ?
— Oh, monsieur, vous récidivez !
Madame Élisabeth prend médecine et nous avons quartier libre.
Quelques dames et moi partons à Paris pour escorter la pauvre
Mme de La Borde.
— Tiens donc ! Et peut-on connaître le
motif de ce déplacement de dames en corps ? Quel
mystère !
— Vous ne sauriez mieux dire. Avez-vous
entendu parler du docteur Frantz Anton Mesmer, récemment arrivé de
Vienne muni d’une lettre d’introduction du prince de Kaunitz ?
Je crois que vous le connaissez ?
— Le prince ? Il me fit naguère
l’honneur de me recevoir à Vienne1.
— Eh bien !
Apprenez que le ministre de Marie-Thérèse a adressé ladite lettre à
M. de Mercy, ambassadeur d’Autriche, un autre de vos amis.
— Aimée ! Ce genre de recommandation
est eau bénite de cour. Il s’en écrit des dizaines par jour dans
les cabinets. Nul de sensé n’y prête crédit.
— Merci pour le sensé, on n’est pas plus aimable ! Vous
m’agacez avec votre trop-plein de raisons ! Il reste que ce
docteur a ouvert une officine place Vendôme, en l’Hôtel des frères
Bourret qui y louent des appartements. Par toute la ville on
distribue des prospectus annonçant qu’un médecin étranger soigne
gratis les pauvres. Les éclopés affluent et tout ce que la cour et
la ville comptent de curieux y accourt pour constater les miracles
accomplis.
— Et les bas
bleus de la maison de Madame, à leur suite !
— Nicolas, vous m’excédez.
— Vous adorez. Et quel est le fondement
premier de ces traitements extraordinaires ?
— Le fluide miraculeux qu’on nomme
électricité.
— Guast ! C’est la foire Saint-Laurent
avec ses empiriques. Mon Dieu,
mettez-vous en tête que ce n’est pas nouveau ! Je me souviens
jadis avoir entendu dire qu’en présence du feu roi un certain abbé
Nollet avait électrisé deux cent quarante soldats rangés dans la
cour du château qui se tenaient par la main. Il avait d’ailleurs
répété la chose dans un couvent de Chartreux. Les bons frères
reçurent au même instant un choc similaire. Cela fit dire aux
esprits forts qu’il était sans doute bien rare d’avoir éprouvé
ensemble la révélation d’une telle décharge. Ils ajoutaient que seul le portier de
leur ordre avait auparavant ressenti la chose2.
— Voyez le libertin ! Inutile de jurer
en breton, vous prenez et tournez les choses à la légère.
— Vous me décrivez
avec justesse ! Légèreté et insouciance sont en effet les
uniques qualités qu’on me veut bien me reconnaître. Léger, léger je
suis, comme cette tenue.
Il caressait la lévite. Elle se dégagea,
mi-ravie mi-fâchée.
— Sachez, monsieur, que la soie dont cette
lévite est tissée a le privilège d’isoler du fluide essentiel dont
use…
— Il isole de bien belles choses.
— Fi donc !
— Allons, je suis sérieux. Comment ce
docteur procède-t-il ?
— Avec ses doigts…
— C’est bien ce que j’insinuais…
— Taisez-vous, roué ! Ou avec une
baguette métallique. Il dirige ce fluide vers les parties affectées
par la maladie. Il fait aussi assembler le public autour d’un
baquet entouré d’une corde. On la saisit d’une main et de l’autre
la baguette de fer. Le fluide vous traverse, vous procurant par
tout le corps des sensations inconnues furieusement agréables,
disent tous ceux qui les ont ressenties.
— À vous entendre, une
petite mort ?
— Incorrigible ! Je m’interroge ?
Êtes-vous assuré n’avoir point été touché à la tête ?
— La mort m’a frôlé, je suis pour la
vie !
— Je poursuis donc, ne m’interrompez plus.
Pour certains cas rebelles, le docteur opère des passes verticales
et horizontales sur le corps du patient assis. Il le plonge alors
dans une sorte de transe pythique qui le conduit à exposer les
causes de sa souffrance. Cette méthode s’applique dans ce cas à des
malades pour lesquels les remèdes sont impuissants ou funestes,
mais chez qui l’imagination travaille favorablement.
— Paix ! Vous avez raison, aussi
accompagnons-nous Mme de La Borde. La femme de votre ami, vous
le savez, souffre depuis des années d’humeurs mélancoliques et de
vapeurs qui l’incommodent et font de son existence un calvaire en
dépit des soins que son mari multiplie pour la soulager et la
distraire.
— Si cela peut être de quelque
utilité ; à qui ne s’adresserait-on pas lorsque tout paraît
sans remède, même pour un hypothétique soulas ? Je dois vous
quitter, on m’attend à la cour.
— Voulez-vous que je vous conduise ?
La voiture de mon père doit être prête. Il est pour toute la
journée chez M. de Sartine. J’ai compris qu’on adresse de nouvelles
instructions à M. d’Orvilliers avant que son escadre, dont vous
avez été l’un des héros, n’appareille à nouveau. Je dois prendre
ces dames au château.
— Soit. Je laisserai Sémillante aux bons soins de notre matelot.
Il la reprit dans ses bras et l’embrassa avec
fougue. Seuls les grattements prolongés à la porte, annonçant que
la voiture était avancée, parvinrent à les séparer.
Tout au long de la route qui menait de
Fausses-Reposes à Versailles, Nicolas s’assombrit et parut perdu
dans ses pensées. À Aimée qui l’interrogeait, inquiète, il assura
qu’elle n’était pour rien dans son état. Il battait la campagne au
sujet d’une affaire instante qu’un mot – mais lequel ? – avait
réveillée au cours de leur conversation. C’est rassurée qu’elle le
vit s’éloigner vers l’entrée du château.
Alors qu’il se dirigeait
vers les grands appartements, il croisa un jeune officier de marine
qu’Orvilliers avait chargé d’escorter le duc de Chartres lors de
son retour triomphal.
— Mes compliments, monsieur le marquis.
Permettez-moi de vous dire que vous êtes considéré comme l’un des
nôtres. On ne pouvait agir avec plus de courage, de dévouement et
de présence d’esprit.
— Monsieur, murmura Nicolas, ému, votre
propos me touche. Cependant je n’ai guère de mérite, j’étais
environné de braves ; leur exemple seul m’entraînait.
Demeurez-vous encore un peu à Versailles ?
— Point. Après un conseil chez le roi, M.
le duc de Chartres a été appelé pour recevoir l’ordre de rallier
Brest au plus vite. M. d’Orvilliers doit faire appareiller
l’escadre renforcée de quatre vaisseaux aussitôt que possible. Le
prince sera porteur de récompenses et de gratifications.
— Tout est donc pour le mieux.
— On n’oserait l’affirmer. Sa Majesté et M.
de Sartine n’ont point été pleinement réjouis de notre engagement.
Le roi a donc prié le duc de ne solliciter en aucune manière en
faveur des officiers que l’amiral avait fait mettre aux fers en
arrivant au port…
— Dieu ! Je ne connaissais point ce
détail.
— … lesquels seraient jugés en conseil de
guerre pour avoir mal secondé les chefs n’ayant vu aucun des
signaux répétés, ou sortis de la ligne sans avoir donné, feignant de ne reconnaître aucun
commandement. Il est possible qu’il n’y ait dans tout cela que du
malheur ou de l’incapacité. Vous savez combien, chez nous Français,
les haines et les jalousies influent et préjudicient dans les
affaires d’État, de guerre ou de politique.
Il baissa le ton se rapprochant de
Nicolas.
— À vous, je peux le
confier. Vous ressentez comme moi combien ces reproches et
accusations, vivement relayés par le ministre, visent par ricochet
le duc de Chartres et le crucifient, tant ils sont de même nature
que ceux que l’on colporte à son détriment. Il y a quelque cruauté
à l’établir en messager d’ordres destinés à punir des erreurs dont
il n’est pas, vous en avez été le témoin, complètement
exempt.
Il quitta l’officier plein de ce qu’il venait
d’apprendre. D’évidence le prince avait perdu la bataille à
Versailles et l’incertitude, que Nicolas lui-même ne laissait pas
de partager, sur son aptitude au commandement, en fait son
inexpérience, nourrissait l’éloignement de la cour à son égard et
fourbissait des armes qu’utiliseraient au mieux ses détracteurs.
Plongé dans sa réflexion, il s’était arrêté et entendit par hasard
un morceau de la conversation de deux courtisans.
— … qu’on ne peut révoquer en doute le
courage du duc : chacun connaît que son vaisseau commença à
tirer le premier. Ah ! Ah ! avant même que l’ennemi fût à
portée de voir ou d’entendre le feu de ses batteries ! Et le
plus fort c’est que tant qu’il y eut un rien de péril, il se tint
effaré dans la cale, les mains sur les oreilles, représentant la
scène la plus ridicule et la plus affligeante d’un brave peu
accoutumé aux concerts de semblables instruments !
— Monsieur, intervint Nicolas, s’arrêtant
pâle d’indignation. J’entends par hasard votre persiflage. Il se
trouve que j’étais sur Le Saint-Esprit,
les pieds dans le sang de braves que vous venez d’insulter par vos
propos. Vous doutez du courage d’un prince et je prétends que vous
en avez menti. Serviteur, monsieur, le marquis de Ranreuil est à
votre disposition.
Et il poursuivit son chemin, laissant sur place
un groupe pétrifié par son algarade. Il risquait un duel, lui, chargé de faire respecter la loi. Rien
pourtant ne le portait vers Chartres qui ne lui avait manifesté
qu’éloignement et défiance, mais rien non plus ne pouvait empêcher
l’homme qu’il était de tolérer d’aussi révoltantes
assertions.
À l’entrée des appartements il croisa Rose
Bertin, vieille connaissance qui le salua avec la dignité redoublée
d’une duchesse à tabouret. Elle venait sans doute d’achever son
travail avec la reine. Il consistait en
une présentation de tissus et de modèles que suivait le moment du
choix, puis celui de la commande. Il fut frappé par l’embonpoint de
la dame et l’empâtement d’un visage des plus commun. Sans doute
pris par d’autres soucis lors de leur première rencontre, cette
impression lui avait échappé. Il fut aussitôt introduit dans le
petit salon des cabinets intérieurs.
— Quand le cavalier de
Compiègne apparaît, dit la reine qui lui tendit sa main à
baiser, c’est que j’ai besoin de son aide ou qu’il pressent qu’un
danger me menace. Ai-je raison ?
— Votre Majesté a toujours raison et sait
toucher le cœur de ses serviteurs fidèles.
— Que vous disais-je, ma sœur !
s’écria la reine, à une personne assise dans un angle de cette
pièce peu éclairée, dans laquelle Nicolas reconnut l’ingrat visage
de la comtesse d’Artois.
Il s’inclina. Elle lui répondit sèchement, le
teint fort empourpré.
— Vous allez être notre juge, reprit
Marie-Antoinette que d’évidence l’idée mettait en gaieté. Ma sœur
prétend que jouer la comédie est une inconvenance.
— Et je le maintiens.
— Mais je la joue bien, moi qui vous parle,
et le roi n’y trouve rien à redire.
— Madame, il en est
de ceci comme de ce que disait Bossuet sur les spectacles. Il y a
de bonnes raisons pour et de bonnes raisons contre, et du reste,
une princesse de Savoie ne saurait manquer de grands exemples à
défaut de bonnes raisons.
— Ma sœur, répliqua la reine fort piquée,
prosternons-nous devant les éternelles grandeurs de la maison de
Savoie. J’avais cru jusqu’ici que la maison d’Autriche était la
première !
La comtesse d’Artois se leva et quitta le
boudoir au grand soulagement de Nicolas qui souffrait mille morts à
l’idée d’avoir à trancher dans cette controverse.
— Eh bien ! fit la reine. Qu’en
dites-vous ?
— Que la première maison est celle de
Bourbon puisque vous en êtes la reine.
— Hum ! Voilà qui est du dernier
habile. Je soupçonne le petit Ranreuil ne pas vouloir jouer les
Pâris.
— Votre Majesté voit juste. C’est un rôle
malheureux et qui finit mal.
— Et pour la comédie ?
Il savait qu’elle utiliserait sa réponse.
— Je suis mal placé pour trancher la chose.
Cependant à l’occasion Votre Majesté pourrait rappeler que Louis le
Grand aimait danser en public.
Elle applaudit, ravie, et un instant resurgit la
petite princesse arrivant de Vienne. Elle avait mûri depuis et les
traits du visage s’étaient accentués. Il lui sembla pourtant que
son nouvel état l’apaisait. Elle allait peut-être offrir au royaume
ce qu’on avait longtemps espéré d’elle, un héritier. Chacun
connaissait déjà la nouvelle, mais attendait avec impatience que le
roi en fît la déclaration publique.
— Que me vaut, monsieur, le privilège de
votre empressement ?
Sur certains mots
l’accent allemand persistait comme une musique exotique. Il avait
décidé de ne point battre la campagne et d’entrer aussitôt dans le
vif du sujet.
— Madame, M. le Noir m’a demandé d’apporter
mon aide à l’inspecteur Renard dans l’enquête ouverte à la suite de
la disparition d’un bijou appartenant à Votre Majesté.
Elle le considérait avec sérieux. Chez qui
avait-il pour la dernière fois observé une telle expression, mêlant
bienveillance et soupçon ? Dans son regard passait l’ombre
d’une inquiétude. Soudain resurgit celui de Mme de Pompadour à
Choisy, si habile à mêler le vrai et le faux, la séduction et le
déni. Il s’évertua à n’en rien laisser deviner, persuadé qu’il y a
toujours beaucoup de choses qu’il vaut mieux déjouer en ne les
remarquant pas. Au fond de lui-même il savait que la reine n’avait
pas toujours joué franc-jeu, dissimulant avec adresse ce qui la
gênait. Il ne lui en voulait pas et comprenait ses raisons ;
elle dans son rôle et lui dans le sien. Cependant pour le coup son
attention devait demeurer en éveil. Elle eut un noble mouvement de
tête et l’image fugitive de Marie-Thérèse se profila dans le
souvenir de Nicolas. Elle soupira.
— Que d’agitation ! Et qu’avait-on à
vous en charger ? Le roi et votre fils m’ont conté vos
exploits. Je vous sais meurtri. Contez-moi donc la bataille.
Nicolas souriait. Il ne se laisserait pas
prendre ainsi.
— On se cherche, on se trouve, on se
canonne et on ramasse morts et blessés. Vous ne maîtrisez plus
rien. Tout est mouvant, la fumée vous étouffe et le bruit vous
assourdit. Ainsi, Madame, c’est tout simple.
— Je vois, dit la reine. Quelle concision
dans le récit !
— Ce vol, reprit-il,
ne serait rien s’il ne s’agissait de Votre Majesté. Cela signifie
beaucoup d’inquiétude pour ceux qui vous sont attachés et qui ont
le devoir d’assurer votre sûreté. La reine est vulnérable, on
l’approche trop aisément.
— Je croirai entendre Madame Étiquette qui, au moindre dérangement de
l’ordre consacré, manque d’étouffer ! Me voulez-vous donner la
leçon ?
— Loin de moi, Madame, mais nous sommes en
guerre et les espions et leurs sicaires fourmillent à l’envi. Sa
Majesté a-t-elle un soupçon ?
— Je crains que le bijou… Vous savez
apparemment sa nature ?
Il y avait un ton de triste ironie dans cette
remarque.
— Certes, et par là même ce bijou recèle un
double péril. Il ouvre des appartements royaux et celui qui le
détient pourrait…
— Pourrait ?
Elle semblait appréhender la suite du
propos.
— Menacer votre sécurité, je vous le
répète. Votre Majesté a-t-elle des doutes au sujet d’une personne
de son entourage ?
Il n’avait pas voulu au dernier moment prononcer
le mot réputation.
— Au petit matin, le joyau avait
disparu.
— Ainsi, c’est au château que ce forfait
s’est accompli ?
Elle eut un geste agacé, s’éventant avec un
mouchoir.
— Le roi en est-il informé ?
demanda-t-elle presque brutalement.
Nicolas s’étonna. Poser ainsi la question,
c’était sans conteste confirmer que la chose avait été jusque-là
dissimulée. Et il devait répondre sans mentir.
— J’ai cru
comprendre que Votre Majesté ne souhaitait pas importuner le roi,
qu’un vol de cette nature inquiéterait légitimement.
Elle n’insista pas, comment l’aurait-elle
pu ? Il se décida à enfoncer le clou.
— Vous souvient-il, Madame, d’un bal à
l’opéra en février, le jour du jeudi gras, précisément. Votre
Majesté était dans sa loge avec monseigneur le comte d’Artois. Un
masque grotesque s’est approché pour vous parler, de très
près.
Elle parut incertaine.
— Il me semble, oui… en effet. Ce drôle
était fort plaisant et m’a fait rire. À m’en bien souvenir il me
tint des propos fort impertinents. Vous croyez… En fait il ne m’a
pas le moins du monde approchée. Je suis persuadée que le vol a été
commis au château.
— Tout est envisageable et tout est
inquiétant. Je vais demain, avec votre accord, interroger vos
entours.
— Je comprends. Mme Campan y
pourvoira. Elle vous apprécie. Peut-être aurions-nous dû vous
appeler tout de suite.
— Votre Majesté peut être assurée que je
ferai le nécessaire sans troubler son service.
Elle le congédia sans sourire ; la main
qu’elle lui tendit tremblait.
Nicolas sortit perplexe. S’agissant de la reine,
il n’osait formuler ses impressions. Se serait-il agi d’une autre
femme qu’il… Soudain il la considéra comme telle et estima qu’elle
venait de lui mentir, qu’elle dissimulait quelque chose, protégeait
quelqu’un ou qu’une crainte l’empêchait de parler avec sincérité.
Cette soirée au bal de l’Opéra ne laissait pas de l’intriguer. En
avait-elle parlé au roi ? Pourquoi orientait- elle l’enquête vers un vol dans ses
appartements ? Cela signifiait le lancer sur des voies
hasardeuses où il perdrait son temps en interrogations et
contre-marches. Son plan de bataille s’organisa aussitôt en
fonction de cette constatation. Il devrait feindre s’engager dans
cette recherche, tout en poursuivant la vraie quête ailleurs, comme
pour saisir la vision d’une étoile on vise celle d’à côté. Au
mensonge il opposerait le faux-semblant et il sauverait la reine
malgré elle des rets dans lesquels on s’évertuait à l’emprisonner
pour la mieux compromettre.
Alors qu’il quittait les grands appartements, M.
de Mercy-Argenteau, ambassadeur d’Autriche, s’arrêta pour le
saluer.
— Ah ! Monsieur le marquis, mille
grâces et compliments. Je suis fort aise de vous voir. Versailles
bruit de vos exploits. Mais venez par ici…
Il entraîna Nicolas à l’abri d’une
croisée.
— … Je vous cherche depuis des jours, ne
sachant où vous étiez. Je voulais vous faire partager mes
inquiétudes d’une affaire intéressant les intérêts de la reine qui,
je le sais, vous sont comme à moi plus que chers. Écoutez, des
menées étranges et dangereuses entourent la reine, que j’ose à
peine évoquer auprès de son auguste mère. La reine a de moins en
moins d’ouverture vis-à-vis d’un serviteur qu’elle sait l’œil de sa
Sacrée Majesté3. J’ai surpris l’autre jour un bien curieux
manège… Connaissez-vous par hasard la femme Renard ? C’est une
des lingères de la reine.
— Point, dit Nicolas soudain attentif à ce
qu’il allait apprendre. Je n’ai pas cet avantage.
— Oh ! N’en déplorez rien, elle est
diabolique sous une apparence charmante et des manières exquises
qui ont séduit la reine. Je l’ai surprise avec un domes tique en train de… dans le corridor des
arrière-cabinets du grand appartement.
Nicolas s’étonnait. Que faisait Mercy dans un
pareil endroit ? Son attitude parlait pour lui et la réponse
lui fut donnée de suite.
— J’étais moi-même en quête d’un réduit,
d’un méchant retrait pour soulager… Vous me comprenez ?
— Monsieur l’ambassadeur, le château
rassemble tant de gens qu’à vrai dire l’incident est plus fréquent
qu’on le suppose. Le fâcheux est qu’il se déroule dans ces
appartements-là et j’ajoute qu’il est offensant pour leur dignité
et irrespectueux pour leur occupant.
— Je vous entends bien, mais ce n’est pas
tout. Cette créature approvisionne la reine de livres infâmes,
pleins de licences coupables et agrémentés de gravures qu’aucun
poinçon honnête ne se prêterait à composer. La reine – qui lit peu,
hélas ! – se complaît – oh ! avec innocence – à
contempler ces horreurs. Elle en rit avec ses femmes. J’ai mené,
vous l’imaginez bien, ma petite enquête. Le mari est inspecteur à
la librairie – à la librairie ! – et pourvoit sa femme de ces
productions. Il livre ces ordures avec régularité sans s’oublier,
prélevant au passage un dû élevé.
— Comment ! Ces ouvrages sont vendus à
Sa Majesté ?
— Et fort cher ! Qui plus est, ils
parviennent dissimulés derrière des manuels de dévotion ! Que
dirait l’impératrice si elle apprenait de pareils travers ?
J’en appelle à votre bon sens. Que devons-nous faire ?
— Monsieur l’ambassadeur, ne faites rien.
Je m’en charge. Il faut éclaircir la chose et mettre un terme à ces
pratiques sans alerter outre mesure la reine. Dans son état il faut
veiller à l’épargner. Pouvez-vous m’indiquer par qui ces
informations vous sont parvenues ?
— À vous, je puis le
dévoiler. Par Mme Campan qui, sous le sceau du secret, m’en a
fait confidence, dans le remords d’avoir introduit la femme Renard
et ne sachant comment désormais débarrasser la reine – qui
l’apprécie – de ce dangereux entour. Et c’est pour cette raison,
cette confiance irraisonnée dans ce couple, m’a-t-elle confié, que
le mari a été chargé d’éclaircir une affaire touchant de près Sa
Majesté, dont elle s’est absolument refusée à me révéler la
nature.
Sartine devait être d’urgence informé de
l’évolution d’une situation qui multipliait les surprises. Il
espérait le trouver dans son bureau de l’aile des ministres où il
se tenait le plus souvent de préférence à celui de l’Hôtel de la
Marine situé en ville. Il éprouvait un soulagement heureux de
retrouver le champ ouvert à sa loyauté. Il fut reçu aussitôt avec
le sourire et l’ouverture d’antan. Comme le temps modifiait le
souvenir du passé ! Jadis le commerce avec le lieutenant
général de police n’était pas si aisé, mais les années effaçaient
les aspérités, les avanies et les rudes propos, ne laissant
subsister que les instants bienveillants d’un long travail en
commun.
Réduisant son compte-rendu aux faits décisifs et
aux questions essentielles, il rapporta ses rencontres et ses
découvertes. Il fut écouté avec attention par un Sartine silencieux
qui ne se livra à aucun de ces déplacements d’objets ou
déambulations maniaques qui dénotaient chez lui l’impatience ou la
désapprobation.
— Pourquoi, murmura-t-il se parlant à
lui-même, a-t-il fallu que deux affaires touchant d’aussi près la
reine tombent dans la même main ? Pour le libelle, compte tenu des fonctions de Renard soit, mais
pour le vol, qui a pu en décider ainsi ?
— Monseigneur, j’ai cru comprendre que
c’était au sein du cercle le plus étroit de la reine qu’a été prise
cette décision ou qu’elle lui a été suggérée.
Il restitua la substance de son entretien avec
M. de Mercy-Argenteau. Pour le coup Sartine se leva et se mit à
parcourir son bureau dans une sorte de transe erratique.
— Voilà bien une étrange conjoncture qui
dresse contre la reine un libelle diffamant et un bijou dérobé dont
la nature même constitue un péril. Et sur tout cela, grouillant
comme les charognes du grand équarrissage, un inspecteur douteux,
une lingère de la reine, un espion anglais et un valet du duc de
Chartres, son maquereau … Et sans doute d’autres… Cet Horace dont nous ne savons rien. Mais qui
s’autorise ?…
Un homme vêtu comme un jardinier venait d’entrer
dans le bureau sans gratter à l’huis. Après le premier temps de
surprise, Sartine le fit approcher. L’homme jeta un regard
suspicieux sur Nicolas et murmura quelques mots à l’oreille du
ministre qui, après deux ou trois questions, le congédia. S’étant
dirigé vers la croisée et ayant longuement considéré un lointain
invisible, Sartine revint vers Nicolas.
— Gagnez immédiatement l’angle du Grand et
du Petit Canal, à main droite en partant du château. Des fonteniers
qui surveillent les travaux de réfection des berges viennent de
découvrir un cadavre. Noyé, selon les premières constatations. Cela
me laisserait de marbre si, fouillant les poches de cet inconnu, on
n’avait trouvé un papier qui fait supposer que l’homme appartient à
la maison du duc de Chartres. Songez à quoi cela me fait penser
après ce que vous venez de me rapporter… Si l’événement correspond
à ce que nous pouvons craindre, la chose est
grave. Prenez toutes dispositions, je ne veux point que la prévôté
s’empare de ce cas survenu dans un domaine de la couronne. Au
besoin, disposez et abusez à bon escient du blanc-seing et des
lettres de cachet que je vous ai fait tenir à votre retour de
Brest. Voyez ce qu’il en est. Ramenez au plus vite le corps au
Châtelet et confiez-le à vos dépeceurs préférés, que nous soyons
clairement convaincus des causes de sa mort, surtout s’il s’agit…
Ah ! Comme d’habitude les cadavres naissent sous vos pas. Ne
faites pas cette mine, je plaisante ! Agissez au mieux comme
d’usage. Allez et prévenez Le Noir.
Nicolas sourit : c’était le monde à
l’envers. Sartine n’avait jamais renoncé à tomber l’habit de
lieutenant général de police. Désormais tout était pour le mieux,
chacun trouverait son compte dans cette entente recouvrée. Pour le
coup, le roi serait encore mieux servi. Il soupira d’aise à l’idée
de travailler derechef sans avoir l’esprit tenaillé par l’amertume
et le chagrin d’une quasi-rupture avec Sartine.
Sur la terrasse du château la chaleur le saisit.
Tout n’était que splendeur écrasée, diluée dans le tremblement des
lointains eux-mêmes noyés dans une brume de chaleur qui montait
vers un ciel acrimonieux. L’épuisement se fit soudain sentir ;
ses blessures se rappelèrent à lui face à cette immensité
poudreuse. Il peinait à marcher dans les allées de gravier,
soulevant une poussière grise qui recouvrait peu à peu ses souliers
et son habit. Autour de lui les massifs semblaient pétrifiés, leurs
fleurs étiolées de fatigue. Les motifs en bronze des pièces d’eau,
surchauffées à blanc, jetaient des éclats mats. Le bas niveau des
eaux laissait aux abords des bassins des traces verdâtres. Aucun
oiseau n’égayait cette solitude ; sans doute s’étaient-ils
enfuis vers les forêts voisines à la
recherche d’ombre et de fraîcheur. Du moins, songea Nicolas, dans
celles qui n’avaient pas été replantées. Des lustres s’écouleraient
avant que le parc ne retrouve son aspect d’antan. Il en éprouva une
poignante nostalgie, celle d’un Versailles aux grands arbres connu
au printemps de son âge et qu’il ne reverrait jamais. Il longea la
salle de bal, le bosquet de la Girandole, traversa par son allée
diagonale le carré de la Colonnade pour aboutir au bassin
d’Apollon. Il se retourna ; au loin une forte brise chaude et
sèche dressait des colonnes de poussière. Le château écrasé de
soleil ressemblait à une masse indécise où seules, meurtrissant le
regard, étincelaient les croisées argentées.
Des gondoles et de vieilles embarcations,
vestiges des splendeurs passées, se balançaient amarrées aux
embarcadères de la Petite Venise. Il s’approcha de la grille des
Matelots qui ouvrait sur le grand parc. Un garde somnolait dans sa
guérite, affalé. Il dut l’avertir à haute voix de sa présence.
L’homme, ahuri, se redressa, graillonnant à l’envi, et le considéra
avec attention.
— J’vous connaîtrais pas, par
hasard ?
— Veuillez m’ouvrir, je suis pressé.
— Ça, j’peux le faire. Bon, voilà que je
vous remets. Vous n’avez pas vraiment changé, un peu forci
peut-être, bien écorché ma foi le visage, comme si vous étiez passé
dans un roncier. En 60 ou 62, on avait retrouvé un cadavre dans une
cabane de fontenier. C’était vous ? Hein ! Le
commissaire4, pas vrai ?
— Quelle mémoire, mon ami !
Il lui lança une pièce qui fut attrapée au
vol.
— Vous boirez à ma santé. Alors, encore un
cadavre ?
— À ce qu’on dit, il
y a du nouveau. On a repêché un corps de noyé. C’est plutôt rare
par ici. Je n’en ai point connu jusqu’alors malgré que j’soye de
service depuis vingt ans, oui, à la Saint-Michel.
— La nuit également ?
— Et comment ! On travaille par
quartier.
— Rien de particulier la nuit
dernière ?
— Bon, un grand coup de vent, une tempête
sèche. D’ailleurs ça souffle encore. Et puis, maintenant que vous
m’en parlez, très tard ou très tôt, un homme a demandé l’ouverture
de la grille…
— Il n’y a pas de mot d’ordre ?
— V’là-t-y pas une drôle de question !
Pour entrer, pas pour sortir, mon cadet ! Enfin, j’ai pas
consenti tout de suite. Si chacun commence à circuler de nuit,
où’squ’on va ? Qui sait ? Ce pouvait être un voleur qui
s’échappait. M’a dit appartenir au service de la reine.
— Au service de la reine, rien que
cela ! Et il vous en a donné la preuve ?
— M’a montré un jeton de la maison de Sa
Majesté qui autorise l’entrée dans ses jardins.
— L’entrée, pas la sortie.
— Monsieur, comprenez-moi ! Que je
soye assez malheureux pour me mettre en travers d’un quidam qui
peut me faire perdre ma place, ça ne serait pas raisonnable.
— Je comprends. Et cet homme-là, le
pourriez-vous décrire, en donner un signalement ?
— Il faisait nuit noire encore à c’te
heure-là, et quelle poussière ! J’en avions plein les yeux.
Allons, j’dirais trois bien passées, et même plutôt quatre heures
du matin. Faut bien dire qu’on s’assoupit parfois. Du moins un coup
de lanterne m’a fait entrevoir une perruque jaune.
— L’homme après me l’avoir montré l’a
replacé dans une poche de son habit.
— Merci, mon ami.
Les hypothèses se bousculaient dans la tête de
Nicolas. Il avait hâte de se faire une idée plus précise de ce
mystérieux noyé. Plus ingambe il se serait mis à courir. Il longea
le Grand Canal, saisi aux narines par des remugles d’eau croupie.
Il aperçut à l’extrémité du bord un petit groupe d’hommes immobiles
près d’une forme allongée. Quand il arriva à leur hauteur, un homme
en redingote de toile écrue se détacha pour lui barrer le
passage.
— Monsieur, dit-il après un coup d’œil
attentif à la tenue du commissaire, il n’est pas possible de
pousser plus loin. Je vous serais reconnaissant de rebrousser
chemin.
— J’entends bien. Je suis Nicolas Le Floch,
commissaire au Châtelet, et je dois examiner le noyé.
— Puis-je vous rappeler, monsieur le
commissaire, que nous sommes…
— Sur un domaine royal et que les
prérogatives du grand prévôt s’y exercent, je le sais…
Il salua.
— Excepté, monsieur, dans le cas présent.
Prenez connaissance de ceci.
Il tendit le blanc-seing signé du roi qui fut
longuement examiné. L’homme, à son tour, s’inclina.
— Je me rends à vos raisons, que
désirez-vous savoir ?
— En vérité, tout et ensuite je ferai
enlever, avec votre aide, le corps qui doit être transféré au Grand
Châtelet de Paris.
L’autre hocha la tête et désigna la forme
étendue. Nicolas s’approcha. Le cadavre gisait sur le dos, un bras curieusement crispé sur la poitrine. Les
habits étaient couverts de vase et il fut indécis devant le visage
souillé d’herbes, de terre, bouffi, les yeux déjà attaqués par des
oiseaux, le crâne chauve. Il s’agenouilla, sortit un mouchoir et
nettoya avec précaution la face du mort. Il l’examina un long
moment, le doute subsistait. Il l’affubla en pensée d’une perruque
jaune et soudain il n’eut plus de doute : l’homme qu’il avait
vingt fois croisé sur le Saint-Esprit reparaissait. Il s’agissait
bien de Lamaure, le valet du duc de Chartres. Il se redressa et
s’essuya les mains dans l’herbe sèche.
— Il m’a été signalé un papier susceptible
d’apporter la lumière sur l’identité du mort ?
— Il était un peu humide, il sèche au
soleil.
— Le peut-on examiner ?
L’homme le conduisit à la lisière du massif et
désigna un papier accroché à une branche.
— Je l’avais placé là, à sécher. Vu la
chaleur, ce doit être achevé.
Nicolas saisit le papier. À première vue il
s’agissait d’un morceau de partition. L’encre en avait été
légèrement diluée, mais on pouvait encore déchiffrer la musique. Il
observa que la pièce avait été souvent ouverte et fermée, l’état
des pliures le montrait. Peut-être contenait-elle un second
document ?
— Il était protégé au fond d’une poche
intérieure.
— Je ne vois rien là qui permette de nous
procurer une indication utilisable.
— Monsieur, il est nécessaire de lire
l’envers de la partition. Si vous respectez les pliures, elle se
transforme en billet et que lirez-vous dans le plat visible ?
Difficilement, je vous le concède.
— Je vois une adresse :
à Monsieur
Monsieur
Lamaure
Au Palais Royal
À Paris
— Vous avez raison. Voilà qui pourrait nous
éclairer.
Cette indication ne faisait que confirmer la
reconnaissance qu’il venait de faire, mais ce papier pouvait
fournir d’autres indices. Il faudrait l’examiner en détail.
— Qu’avez-vous trouvé d’autre ?
L’homme fouilla ses poches, en sortit un grand
mouchoir taché de vase qu’il déplia sur le sol. Ouvert, il laissa
apparaître cinq écus, une poignée de billons, une mine de plomb, un
peigne, une tabatière en bois et un canif à manche de corne.
— C’est tout ?
— Il n’y avait rien d’autre.
Nicolas revint vers le corps et commença à le
fouiller méthodiquement. Les poches étaient vides. Il tâta les
doublures qui dissimulent souvent bien des secrets. Dans le revers
des manches de l’habit, il sentit quelque chose de rigide. À l’aide
de son canif, il se mit à découdre l’ourlet. Enveloppés dans une
fine feuille protectrice de papier huilé, il découvrit deux
documents. Le premier semblait être une description satirique
résumant la situation des différentes puissances de
l’Europe :


Que pouvait dissimuler cette satire ?
L’autre document l’inquiéta tout autant. C’était bel et bien un
extrait, il le reconnut aussitôt, d’une correspondance entre
Vergennes et Le Noir concernant cet espion
anglais que Bourdeau était chargé d’interroger à la
Bastille :
Si l’on peut parvenir à
découvrir le messager ou autre agent que Simon employe dans sa
correspondance mystérieuse, il n’y aura pas à hésiter à faire
arrêter et à saisir ses paquets. Je vous prie de m’informer
exactement de l’exécution des ordres de Sa Majesté et de ce qui
aura pu nous revenir d’ailleurs sur le compte de cet étranger dont
la conduite et les démarches nous ont paru, comme à vous, on ne
peut plus suspectes.
Il recula de quelques pas pour mieux réfléchir,
à l’écart, sur ce qu’il venait de découvrir. Quelle était la vraie
nature de ces documents ? L’un montrait, s’il en était besoin,
la conjonction de troubles menées dans lesquelles, comme toujours,
paraissait à l’arrière-plan l’ennemi anglais. L’autre pouvait ne
receler aucun mystère, mais alors pourquoi avait-il été si
soigneusement conservé ? Cela méritait une analyse plus
poussée à tête reposée. Son attention se reporta sur le corps. Il
chercha ce qui pouvait manquer dans ce macabre spectacle. Les
souliers ou les bottes avaient disparu. Peut-être, gorgés d’eau,
avaient-ils glissé, leur poids les ayant emportés. Cela lui parut
peu probable. Les bas troués laissaient passer des orteils livides
et ajoutaient une note de dérision à l’horreur de la scène. Et la
perruque rousse ? Où se trouvait-elle ? L’éventuelle
découverte de ces éléments orienterait-elle l’enquête ?
Une petite voix intérieure, qu’il se garda bien
de négliger, l’incitait à s’y intéresser de plus près. Il n’avait
point retrouvé, non plus, le jeton d’accès aux jardins dont le
garde lui avait parlé. Point de chapeau,
point de montre… Comment justifier cette dernière absence ? Il
était de grand ton chez le serviteur d’un grand, obligé par son
état domestique d’être à toute heure à la disposition exacte de son
maître, d’en porter deux ?
Nicolas considérait la surface plissée de l’eau.
Des paroles du garde auxquelles il n’avait, dans un premier temps,
prêté nulle attention, lui revinrent en mémoire. Il se retourna
vers le représentant de la prévôté.
— Un détail me chiffonne. Comment
expliquez-vous la présence du corps à cet endroit
précis ?
— Pardonnez-moi, monsieur le commissaire,
mais je ne saisis pas le sens de votre question.
— Le corps était-il enfoncé dans
l’eau ?
— Non… Il flottait, coincé au bord de la
berge par une grosse branche cassée. Sans doute le coup de vent de
cette nuit.
— Une branche morte… Je vois.
— Non pas morte, mais brisée, arrachée sans
doute par une rafale. D’ailleurs si vous la voulez examiner, elle
n’est pas loin, jetée dans ce buisson, là-bas.
Il guida Nicolas qui se pencha pour la ramasser
et la regarder de plus près.
— Voyez, dit-il, elle n’a pas été rompue
par le vent. On l’a coupée avec une lame tranchante. La marque en
est bien nette. Tiens ! Il y a même du sang séché. Celui qui
s’en est chargé s’est blessé.
— Il se peut, monsieur, que cette taille se
soit produite avant et qu’elle n’ait aucun rapport avec le fait
d’avoir découvert le corps du noyé à cet endroit.
— C’est possible et même probable, mais je
souhaiterais comprendre pourquoi ce cadavre a pu précisément
demeurer à cet endroit précis. Avez-vous dépêché vos gens pour
faire le tour du Petit Canal ?
La question produisit un
agacement marqué. D’évidence on
estimait que le commissaire attachait trop d’importance à des
détails concernant une noyade ou, au pire, un suicide. On soupira.
— Je n’en ai pas senti la nécessité.
— Dans ce cas je vais le faire moi-même.
Qu’on ne touche à rien, et envoyez quelqu’un chercher une
voiture.
L’homme acquiesça, la mine contrariée.
Nicolas entreprit son périple par la partie la
plus courte du Canal. Peu après la perspective du jardin français
du Grand Trianon, il découvrit une petite barque sur laquelle un
ouvrier, rejointoyant le bord, se tenait agenouillé. Il la lui
emprunta d’autorité et s’évertua à la godille, technique
parfaitement maîtrisée depuis son adolescence, alors qu’il
disposait d’une plate à Tréhiguier pour naviguer dans l’estuaire de
la Vilaine.
Il remonta le Petit Canal vers le sud jusqu’à
son extrémité où il mit pied à terre. Les recherches furent brèves.
Il tomba sur une paire de bottes et une perruque rousse. Tout ainsi
semblait confirmer la thèse du suicide ; l’homme après s’être
déchaussé et avoir retiré sa coiffure était descendu dans l’eau. Ce
mode de destruction de soi impliquait qu’il ne savait pas
nager ; or la profondeur semblait limitée. Il chercha d’autres
indices. Des chevaux, deux semblait-il, avaient récemment piétiné
l’herbe sèche. Leur crottin, encore frais, l’attestait sans
contredit. Ainsi l’homme n’était pas seul, si ces traces
correspondaient à sa venue. Il réfléchissait quand un autre détail
le frappa. Pourquoi les bottes étaient-elles alignées soigneusement
et la perruque étalée ? Voulait-on, les disposant ainsi, qu’on
les remarquât mieux ? Il paraissait pourtant plausible que quelqu’un déterminé à s’homicider en pleine nuit avait autre chose à
penser qu’à observer de telles précautions. Mais après tout, que
pouvait-on savoir de ce qui vous traversait la tête à un pareil
moment ?
Nicolas récupéra les pièces à conviction,
remonta dans la barque et rejoignit, trempé de sueur par l’effort,
le groupe de la Prévôté et des fonteniers. À la surprise générale
il demanda à l’un des jeunes artisans s’il savait nager et, devant
sa réponse positive, le pria de se mettre à l’eau en s’allongeant
pour flotter détendu comme une planche, et de se laisser aller au
fil de l’eau.
— Je veux, expliqua-t-il, constater de
quelle manière se conduit un corps non immergé et dans quelle
direction il se dirige dans son inertie.
Le jeune homme en caleçon, que l’expérience
amusait, entra dans l’eau en riant et finit, après avoir un peu
pataugé, par s’allonger à la surface. Il flottait, ébloui par le
soleil. Son corps demeura un instant immobile puis tourna sur
lui-même et insensiblement se mit à dériver, s’éloignant du bord
vers la partie la plus longue du Petit Canal.
— Cette nuit, le vent soufflait dans quelle
direction ?
— Du nord vers le sud.
— Et maintenant ?
— Toujours du nord, monsieur, sans
changement.
Ainsi l’expérience s’avérait concluante. Le
corps d’un noyé immergé à l’extrémité sud du Petit Canal serait
demeuré sur place, battu par le flot et pressé contre la berge. Et
la branche coupée venait à point pour conforter d’étranges
présomptions. Entre le théâtre d’apparences découvert et le lieu où
le cadavre avait été repêché subsistait une marge d’incertitudes
propre à échafauder bien des hypothèses. Le jeune fontenier sortit de l’eau, tout ruisselant. Il
brandissait à bout de bras une chose informe qu’il venait de
toucher du bout des pieds. Débarrassé de la vase qui l’engluait,
l’objet se révéla être une perruque rousse. Nicolas, perplexe, la
recueillit et donna ses instructions aux gens de la Prévôté pour
que le cadavre et les pièces fussent immédiatement conduits à Paris
vers la basse-geôle du Grand Châtelet. Enfin, il écrivit un mot
qu’une estafette apporterait à Bourdeau. L’inspecteur devrait
requérir au plus vite les services de Semacgus et Sanson.
Sur le chemin du château, intrigué et oppressé,
une sorte de bourdon résonnait dans sa
tête, lui battant les tempes.
Un noyé
Une partition
Deux perruques
Un jeton
Vent du nord
Vent du nord…
Où tout cela le mènerait-il ?