Les aventures du mois de juin (suite)

 

 

24 juin 1986

 

 

Résumé du chapitre précédent:

 

  Anne et Alexandre profitent du mois de juin pour ne pas partir en août. Ils glandent dans leur maison, au bord d'une plage atlantique, avec leurs deux enfants, probablement des petites filles, j'ai pas bien suivi le début. Soudain, alors qu'Alexandre, sur la terrasse face au couchant, fait rien qu'à se poser des questions fondamentales de type romantiques de bains, Anne s'écrie:

 

  -Tu n'as pas vu les filles ?

 

  C'est bien ce que je disais. C'est des filles.

 

  Non, il n'a pas vu les filles.

 

  Tous les étés, il perdait les filles. Dix, vingt fois. La maison, le jardin, la plage sont vastes, et les enfants, au sortir du bas âge, puissamment volatiles.

 

  Pessimiste sans nuance, dix, vingt fois, il nourrit goulûment son angoisse maladive de ces escapades dont il entrevoit toujours l'issue la plus tragique. « Ma fille, ma petite, ma porcelaine, toujours je t'imagine brisée. » Du jour où ses enfants sont nées, il n'a cessé, au creux de ses nuits blanches et de ses jours noirs, de les entrevoir courant nues sous les bombes, éclatées sous des camions distraits, torturées jusqu'au cœur par les fureurs immondes d'irréfutables monstres, ou roulées sous les vagues, happant les algues à mort en suppliant des yeux pour rattraper la vie.

 

  Avec une minutie de flic obtus, il fouille et contre-fouille le garage, la voiture, la haie de fusains, la maison pièce à pièce, où il hurle leurs deux noms, pendant qu'insidieusement le froid blanc d'une horreur innommable lui monte aux tripes, étouffant peu à peu l'autre lui-même qui s'épuise à trouver que tout va bien les gars, rien à dire, c'est tout bon, pour un beau mois de juin, c'est un beau mois de juin.

 

 

  Au bout de vingt minutes, on sort la voiture, le vélo, les voisins, la police et les chiens.

 

  -Je suis formel, on n'a rien vu sur l'eau, affirme le pimpant CRS balnéaire.

 

  -Sur l'eau, je m'en fous. Mais SOUS l'eau ? risque-t-il, exhibant sans vergogne son humour clés en main avec vue imprenable sur le cimetière.

 

  C'est plus fort que lui: plus la situation est sombre, plus il en rit. Juif aux années sombres, il aurait sans doute contrepété aux portes des chambres à gaz, n'eussent été les menaces du fouet. (Il a horreur qu'on le fouette quand il contrepète.)

 

  Ses petites ne sont pas noyées. C'est donc un coup du sadique des plages. Encore qu'on cite peu de cas de sexualité de groupe chez les assassins pédophiles.

 

  Il pense à solder sa planche à voile et le magnétoscope portable pour réunir le montant de la rançon. Peut-être faudra-t-il aussi songer à vendre la maison, la collection de tire-bouchons et les bordeaux 75 qu'il ne comptait pas ouvrir avant le printemps 89, pas après non plus, à cause de la chimiothérapie, parce que, bien sûr, il attend son cancer incessamment, mais, de toute façon, dès les premiers symptômes, il finira sa cave à la carabine.

 

  Après l'heure du chien, après l'heure du loup, on n'a toujours rien trouvé. La mère est folle et toute blanche. Elle tord ses doigts, et ses yeux souvent doux dessinent dans ceux d'Alexandre la même horreur sans mesure où ils vont sombrer, c'est sûr.

 

  Pourquoi l'idée que ses enfants souffrent lui est-elle si complètement insupportable, alors qu'il dort, dîne et baise en paix quand ceux des autres s'écrasent en autocar, se cloquent au napalm, ou crèvent de faim sur le sein flapi d'une négresse efflanquée ?

 

  -On s'a endormi, dit la plus petite hébétée qu'un voisin découvre à la nuit, assise au milieu du jardin, échevelée, bouffie de torpeur, ronronnante.

 

  Elles avaient joué au sous-marin noir dans le grand placard de leur chambre. Saturées d'air du large et de soleil lourd, elles avaient succombé au sommeil sur un tapis roulé, de l'autre côté de la porte close.

 

  -Mais où étiez-vous ? hurle-t-il dans un cri métallique de colère brisée.

 

  -Où étiez-vous, suffoque la mère, vacillante sous la violence intolérable du soulagement qui la submerge, comme un scaphandrier d'apocalypse trop brutalement remonté des enfers.

 

-On s'a endormi.

 

  -Nous nous sommes endormies, rectifie-t-il, un dixième de seconde avant de concevoir assez honteusement l'ampleur, l'incongruité et la sottise pédagogique de sa remarque.

 

  C'est congénital. Il a toujours eu un respect profond, presque craintif, pour la langue, la grammaire, la syntaxe, le vocabulaire et toutes ces conneries. A la maternelle, déjà, il ne disait plus «cacaboudin la maîtresse en maillot de bain », mais « la chair est triste, hélas, et j'ai lu tous les livres ».

 

  -Papa, on s'a fait violer.

 

  -On s'est fait violer.

 

  Enfin, bon, elles s'avaient endormi, elles s'avaient réveillé, et les voici qui torturent en piaillant des langoustines défuntes qu'elles écartèlent pour s'en gaver sous la lune que la mer endormie réfléchit brillamment.

 

  -Au secours, docteur, je ressens comme un point, là.

 

  -Faites voir... Ah oui, je vois ce que c'est; c'est un bonheur insupportable.

 

  -Ah ! bon.

 

 

  Quant à ce sang impur, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y fait rien qu'à abreuver nos sillons.