Aurore

 

6 juin 1986

 

 

  La nostalgie, c'est comme les coups de soleil. Ça fait pas mal pendant. Ça fait mal le soir.

 

  J'ai attrapé un gros coup de nostalgie vespérale après m'être promené l'autre jour dans la rue Saint-Marc, derrière les grands boulevards. C'est une petite rue perpendiculaire à la rue de Richelieu, tout près d'un immeuble m'as-tu-vu où siégeait naguère un journal du matin qui avait un nom de l'aube, et où j'ai appris à raconter des choses en barattant des mots sur du papier. Le journal du matin a été phagocyté depuis par un célèbre épurateur d'opinions. Il reste la façade et les murs derrière lesquels s'agitent désormais des assureurs lustrés et des enfoirés de banque. Et rien, plus rien de la volaille de plume et de flash qui y menait grands bruissements et picaresques éclats et qui s'est égaillée depuis au hasard des excroissances de Médiapolis.

 

  L'imprimerie du journal s'ouvrait par un grand porche noir qui repoussait dans cette rue Saint-Marc ses effluves chargés de l'air lourd des machines et de la sueur des hommes qui sentaient l'encre et le papier chaud.

 

  A la tombée de chacune des trois éditions de la nuit, c'était la ruée des journalistes et des ouvriers du marbre sur les trois bistrots qui ne fermaient jamais, car les gens de presse d'alors faisaient les trois huit: huit au lit, huit au turf et huit à boire. Les journalistes boivent beaucoup. C'est une constante de leur métier qu'ils partagent avec les chômeurs et les militaires qui, eux aussi, distillent le plus clair de leur temps à rentrer les épaules dans l'attente angoissée de ce qui va leur tomber sur la gueule.

 

  Un triste jour et pour de bon, la rue Saint-Marc a bouclé la dernière édition de ses éclats de nuit. Alors, comme le pique-boeuf s'enfuit du cuir du buffle mort, l'Auvergnat de bistrot, sentant venir la fin prochaine du quartier comateux, replie son grand tablier bleu. Il met son tonneau de bordeaux supérieur sur son dos, et s'envole en pleurant sur les copains d'ivresse vers des lendemains plus clinquants dans des snack-beurk américains où l'on n'est pas tenu, pour qu'on vous serve à boire, de dire bonjour en s'offusquant du retour des frimas.

 

  Par miracle, merci mon Dieu, vous méritez la une, l'un des trois troquets de la rue Saint-Marc a survécu. Celui où nous traînions le moins, parce qu'il était, à vingt mètres près, le plus loin des trois, je veux dire le plus reculé par rapport à cette impalpable mais très précise frontière qui marque aussi bien le territoire du loup que le bout de quartier des hommes.

 

  Comme l'autre en sa galère, qu'allais-je faire dans cet antre enfumé tout agité de travailleurs éclectiques et de matamores de la fripe échappés du Sentier ?

 

  Je n'avais même pas soif. Je revenais de quelque rendez-vous affairé, et ce n'était même pas mon chemin pour aller aux taxis. J'avais mille soucis grandioses en tête qui m'abritaient de l'écume des jours anciens et des souvenirs des copains d'enquêtes et filatures en tous genres.

 

  Pourquoi a-t-il fallu, comme un vieux con de cheval qui retourne au picotin, que je poussasse la porte à battants pour aller réclamer un demi et me poser sur un tabouret de bar auprès d'un vieux cassé sur un ballon d'Alsace ?

 

  C'était un ancien photographe pigiste qui n'avait pas eu la force d'émigrer avec le gros du troupeau. Parce qu'il était déjà trop usé au moment de la fermeture du journal. Au fur et à mesure qu'on avait démoli les deux autres bistrots pour en faire une boutique putassière d'herbes sèches à la Zaraï et un atelier de tissage pour baba-cool exténué, on l'avait repoussé dehors, en même temps que les gravats, jusqu'à ce qu'il tombât du caniveau dans la débauche obscure des petits naufragés éthyliques. Il m'a gratifié d'un hochement de tête amical appuyé d'un sourire fatigué mais entendu, qui voulait dire qu'il n'avait pas oublié toutes ces choses de nos petites vies frétillantes de ce temps-là. Et puis il s'est péniblement repoussé du bar en s'appuyant des deux mains et il a tapoté gentiment l'étui du Rolleiflex qui lui pendait au cou, en m'honorant d'un coup d'oeil complice. Ensuite il a dit: « René, tu nous remets ça », et j'ai dit: « Non, non, c'est moi », comme l'exige le protocole. Et il a dit: « Qu'est-ce que tu deviens ? », et j'ai dit que je devenais tour à tour papa, presbyte et plutôt bien dans mes chaussures. « Et toi, toujours dans la photo ? »

 

  Il a exhalé un soupir bizarre, comme un sanglot pas fini. Il a posé son verre. Il a brandi le Rollei vers moi d'une main et appuyé de l'autre sur le poussoir de l'étui. Il était vide.

 

  Le soir même, il y avait une petite fête à la maison où l'on a ri de bon goût en avançant des idées positives au-dessus d'un confit pas trop ferme. Ce fut fort gai. C'est seulement à l'heure de nuit où j'ai tiré la porte après le départ du dernier convive, quand je me suis retrouvé seul dans le séjour enfumé, un petit peu ivre, et raisonnablement fatigué, que l'imprécise bouffée d'un chagrin léger m'est remontée aux yeux, agaçante et fugace comme ces envies d'éternuer qui restent en suspens.

 

  La nostalgie, Simone, la nostalgie...

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plaidoyer pour un berger

 

10 juin 1986

 

 

Je possède un berger allemand.

 

Pouf, pouf.

 

Je suis possédé par un berger allemand.

 

  Depuis que cet animal partage ma vie, j'ai entendu proférer tant de sottises racistes à son endroit que je me sens tenu aujourd'hui de faire une mise au point.

 

  Parmi les retombées calamiteuses des ridicules événements estudiantins de mai 1968, un certain nombre de lieux communs écologiques ou animaliers, qui sont autant de contre vérités aisément démontables sans cric, continuent néanmoins de circuler parmi les anciens combattants de ces monômes qui les répandent encore en chevrotant leurs béatitudes dans les sinistres couloirs en béton des maisons de la cucu moribondes.

 

  Idées toutes faites qui ont la vie dure. Selon lesquelles, par exemple, tout individu qui tond sa pelouse ou qui désherbe ses sous-bois est une brute herbicide. Alors que, crétins chlorophyllés, nous n'aurions plus la moindre forêt si des générations de nettoyeurs sylvestres n'en avaient régulièrement et systématiquement extirpé les ronces et les orties.

 

  Nous n'aurions plus le moindre jardin pour vos orgies végétariennes, si des lignées de sabreurs de glèbe n'avaient jamais martyrisé la terre. Ce sont, hélas, les mêmes débilécolos, confits d'amour tremblant pour les bébés phoques et les punaises des bois, qui ont décidé une fois pour toutes que les bergers allemands étaient des bêtes féroces.

 

  Ineptie. La seule bête féroce qui existe au monde s'appelle Marcel. Au lieu de se contenter de pisser autour de son territoire pour en signaler les frontières, elle préfère défendre les siennes avec des rapières et des armes à feu.

 

  Éperdus de dévotion pour ces prédateurs bipèdes à béret bas qui leur jettent leurs épluchures à la gueule depuis des millénaires, les chiens ne savent que les lécher, les papouiller et leur faire la fête. Le berger allemand, qu'on a surnommé chien-loup pour foutre la trouille aux agneaux, est le plus désespérément dévoué à l'homme. Lequel en profite parfois pour le dénaturer et en faire son complice de guerre, son flic privé ou son bourreau personnel. Les hordes vert-de-gris de naguère, notamment, se sont montrées expertes en l'art de dévoyer l'énergie mordante des bergers allemands vers les fonds de culotte de leurs maigres victimes.

 

  Des SS, il en subsiste encore aujourd'hui. Il y en a plein les pavillons de banlieue. Nostalgique des ordres noirs, affolé par tout ce qui bouge et qui n'a pas de certificat de baptême, ça voit des bandits et des impies partout, ça vit barricadé derrière des huisseries blindées, ça cotise à la milice communale des serreurs de fesses effarés.

 

  Souvent, c'est nanti d'une femelle à moustache à sensibilité de catcheuse, insaisissable au lit et castratrice à table. Alors, pour se venger, pour avoir l'air plus grand et moins ratatiné, ça s'abrite derrière un berger allemand. Le soir, à l'heure où les employés de banque normaux se mettent des porte-jarretelles pour épater leur femme de ménage et sa belle-soeur Thérèse, ça descend dans sa cave en tirant le gros chien au bout d'une corde raide. Ça s'ennoblit d'une schlague,

 ça s'enfile dans des bottes de cuir et dans des blousons rembourrés, et ça dresse le bon gros chien concon à la tuerie sécuritaire. Mais, un jour, le bon gros chien concon en a ras la truffe de sauter à la carotide d'un mannequin de son qui ne lui a rien fait. Le fouet finit par lui cuire le sous-poil. Ses vieux instincts de fauve, enfouis sous des siècles de servitude aux droits de l'homme, lui remontent soudain aux babines. La vue brouillée par la fureur, il se trompe de gorge à saigner. Alors, la bouture de nazi que le chien-loup assaille pousse des cris stridents de cochon qu'on abat.

 

  Le lendemain, le journal local annonce: « Encore un paisible retraité dévoré par un berger allemand. »

 

  C'est très très mauvais pour l'image de marque de Rintintin.

 

  Bien sur, il existe en quantité infime des bergers allemands qui naissent aussi féroces que des fachos français. De même qu'on a vu des maquerelles wallonnes aussi plates que des morues flamandes. Mais c'est extrêmement rare, et souvent le fruit de triturations génétiques de marchands d'animaux peu scrupuleux qui ne craignent pas de provoquer des dégénérescences de fin de race en accouplant, à couilles rabattues, des cousins encore plus germains que Dédé de Bavière et Josette de Prusse.

 

  Et puis merde, quand, par malheur, un berger allemand se farcit un bébé-tartare dans un berceau, qui nous dit que ce n'est pas le bébé qui a commencé ?

 

 

  Cessons de calomnier cet animal qui est, à l'instar de l'infirmière de nuit de l'hôpital Marthe-Richard, le meilleur ami de l'homme. Aucune bête au monde, si ce n'est, peut-être, le morpion pubien, n'est aussi profondément attachée à l'homme que le berger allemand. Aucune n'est plus dévouée, attentive et patiente avec les petits enfants qui peuvent sans danger lui tirer la queue, lui tordre la truffe, lui bourrer les oreilles de miettes de petit-beurre et lui enfoncer du white-spirit dans le trou du cul à l'aide d'un tuyau de caoutchouc, pour jouer aux 24 heures du Mans, catégorie clébards.

 

  Et puis, il faut le savoir, le berger allemand est le plus intelligent de tous les chiens. Le mien, par exemple, refuse absolument de faire ses besoins ailleurs que sur la pelouse. Les coins-gravier lui désobligent le dessous de queue. Que voulez-vous, c'est une bête délicate. Il sait cependant à quel point je désapprouve ce laisser-aller défécatoire. Alors, à l'aide de sa queue trempée dans la peinture, il a rédigé des petits panonceaux: « Attention caca » qu'il plante à côté de chacun de ses oublis. Le jardin ressemble à un golf miniature. C'est très chic.

 

  Je sais bien que de nombreux auditeurs ne vont pas me croire. Mais je pose la question, parmi ces incrédules, combien vont à Lourdes sans rigoler ?

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à aboyer dans nos campagnes.