La belle histoire du crapaud-boudin

 

 

28 mai 1986

 

 

  A trente ans, Ophélie Labourette supplantait dans la hideur et la disgrâce les culs de cynocéphales les plus tourmentés. Elle était intensément laide de visage et de corps, et le plus naturellement du monde, c'est-à-dire sans que jamais le moindre camion ne l'eût emboutie, ni qu'un seul virus à séquelles déformantes n'y creusât jamais ses ravages. Elle était vilaine par la grâce de Dieu, marquée à vie au saut de l'utérus.

 

  Jaillissant de sa tête en poire cloutée de deux globules aux paupières à peine ouvrables, elle imposait un pif grumeleux, patatoïde et rouge vomi, qu'un duvet noir d'adolescent ingrat séparait d'une fente imprécise qui pouvait faire illusion et passer pour une bouche aux moments de clapoter.

 

  Autour de ce masque immettable, elle entretenait toute une chignonnerie de poils à balai de crin qui se hérissaient sur les tempes au temps chaud pour cacher en vain les pavillons de détresse de ses oreilles boursouflées dont seule la couleur, identique à celle du nez, apportait un semblant d'harmonie, au demeurant regrettable, à cette informité.

 

  Le corps était, si l'on peut dire, à l'avenant. Court et trapu, sottement cylindrique, sans hanches ni taille, ni seins, ni fesses. Une histoire ratée, sans aucun rebondissement. De ce tronc morne s'étiraient quatre branches maigrelettes, précocement parcheminées et flasques, endeuillées par endroits d'un pelage incertain. Les membres inférieurs, plus particulièrement, insultaient le regard. N'était leur position dans l'espace (l'une au-dessus de l'autre) rien ne permettait de discerner la jambe de la cuisse. L'une et l'autre, affûtées dans le même moule à bâtons, s'articulaient au milieu par la protubérance insolite d'un galet rotulien trop saillant. Un trait, un point, un trait, c'étaient des jambes de morse. Moins affriolantes que bien des prothèses. Avec, pour seul point commun avec les jambes des femmes, une certaine aptitude à la marche.

 

  La Providence, dans un de ces élans sournois de sa méchanceté gratuite qui l'incite à faire éclore les plus belles roses sur les plus écoeurants fumiers, avait cru bon d'égarer, au milieu de toute cette bassesse, une perle rare d'une éclatante beauté. Ophélie Labourette avait une voix magnifique. Déjà, quand elle parlait, il s'en évadait des sons surprenants, veloutés dans l'aigu, claquant dans les graves, une voix qui portait loin sans qu'elle eût jamais à la pousser et qui, même assourdie pour les confidences, écrasait superbement alentour les plus égosillés caquetages, réduisant les plus amples tonitruances viriles en braiments aphones. Quand elle chantait, le rossignol, confus, s'éteignait. Son chant brisait les autres chants. Près de lui, les choeurs de basses devenaient aboiements polyphoniques, et les voix cristallines, filets de vinaigre.

 

  Si Ophélie Labourette était née très sotte, ou aveugle, un jury particulièrement doué de mansuétude aurait pu accorder à Dieu des circonstances atténuantes que Lui-même, dans l'arrogant égocentrisme de son infinie sagesse, refusa naguère au docteur Frankenstein. Mais Dieu est un salaud. Fignoleur dans le sadisme comme peu de bourreaux des camps, il avait imaginé de doter sa créature d'une âme d'artiste sensible et raffinée que soutenait un esprit vif et brillant. Enfin, content de lui comme un grand chef pâtissier au moment de poser l'ultime cerise rouge au sommet de la pièce montée, Dieu avait mis au coeur d'Ophélie Labourette une petite perle, brillante et noire, indestructible, irradiant sans fin, de ce corps grotesque, la douleur crissante et pointue d'une inextinguible jalousie.

 

  Bref, et pour tout dire, cette immondice sur pattes, comme peu de poètes sensible à la beauté des choses et à l'harmonie des formes, se mourait de haine pour tout ce qu'elle aimait, et vivait dans l'espoir exécrable du pourrissement des anges.

 

  Un jour de rouge automne, alors qu'elle cachait ses détresses au fond d'une forêt noire, Ophélie Labourette rencontra dans un sentier caillouteux un gros crapaud dégueulasse qui coassait par là.

 

  -Vous semblez bien triste, mademoiselle, lui dit-il.

 

  -C'est que je suis épouvantable, monsieur le crapaud. Je donnerais tout au monde pour quitter ce corps contrefait et cette tête repoussante et me changer de peau.

 

  -Je peux quelque chose pour vous, dit encore le crapaud. Figurez-vous que je suis une fée ravissante victime du mauvais sort sur moi jeté par la fée Ladurasse. Seul un baiser sur mon dos pustuleux pourra me rendre mon apparence première. Si vous me donnez ce baiser, mademoiselle, j'exaucerai votre voeu.

 

  Aguerrie à tous les écoeurements-elle se voyait dans la glace tous les jours-, Ophélie Labourette n'hésita pas un instant. Elle porta le crapaud à sa bouche et lui baisa le dos.

 

  Aussitôt, le batracien se fit fée, superbe, avec des traits diaphanes, des grâces de ballerine et une baguette étoilée dont elle toucha l'épaule d'Ophélie Labourette en disant:

 

  -Abracadabra. J'ordonne que cette femme quitte ce corps contrefait et cette tête repoussante et qu'elle change de peau.

 

  C'est ainsi qu'Ophélie Labourette se retrouva d'un coup métamorphosée en crapaud.

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le duc

 

29 mai 1986

 

 

  La femme que j'aime n'est pas celle que je croyais. Ou bien elle ne l'est plus. Quelque chose a changé dans son comportement.

 

  Par exemple, elle prend du plaisir à jouer au golf alors que je n'y joue pas moi-même. (Je trouve extrêmement vulgaire cette façon brutale de lancer le cochonnet avec un bâton.) Eh bien, elle, elle aime ça.

 

  Il me semble qu'elle fait preuve d'un certain manque d'élégance de coeur en étant heureuse sans moi.

 

  J'ai malheureusement eu la confirmation fulgurante de son égoïsme pas plus tard que la nuit dernière.

 

  Nous nous sommes couchés tard. Elle dort profondément. Vers quatre heures du matin, je me sens étreint par une sourde angoisse. Sueur aux tempes. Gorge sèche. Je bondis hors du lit. J'ouvre à la volée la porte de la chambre. Et je me retrouve au cœur d'une mer de sable en un pays brûlant. Près d'un cactus mort, je vois un homme en tenue militaire de parade s'enfoncer dans les sables mouvants. Et de cet homme, seuls la tête et les bras galonnés émergent encore de la boue sèche. Je le reconnais. Je revois sa silhouette immense qui les dépassait toutes aux marches des palais des rois du monde où l'on écoutait sa parole éclairée. J'essaie en vain de crier son nom: je suis muet. Pire, à trois pas de lui qui sombre, et je ne l'aide pas. Comme si des liens invisibles me rivaient les bras au corps. Qu'est-ce que je fais dans ce cauchemar ? J'essaie de bouger mes doigts engourdis. Ce qu'ils touchent est joyeux. C'est le drap de satin du lit conjugal. J'ai rêvé.

 

  L'instant d'après, assis dans le lit, la tête dans les mains, j'essaie d'interpréter ce songe étrange, alors que la boule d'angoisse est toujours là, malgré la rassurante certitude de l'armoire à glace trapue où j'entrevois mes regards affolés sous ma tignasse hirsute. Ces sables mouvants ne symbolisaient-ils pas l'oubli ? Cet homme, qu'on exhibait naguère encore à la une des gazettes, n'était-il pas en train de sombrer dans les insondables profondeurs de l'oubli, aspiré dans le noir no man's land des mémoires mortes où l'ingratitude des peuples enfouit à jamais les héros d'hier quand d'autres héros se lèvent et les ensevelissent à l'ombre formidable de leurs gloires nouvelles. ..

 

  Ainsi m'expliquai-je ce rêve pesant. C'était cela. J'en étais sûr. Mais elle, qui dormait là, près de moi, elle avec qui, depuis si longtemps, je partageais sans compter mes moindres émotions, elle qui connaissait tout des parties de moi que je ne lui cachais pas, elle que je savais faire profiter de mes moindres souffrances, au point que ses joues enflaient quand j'avais mal aux dents, elle qui, en somme, était si proche de moi, comment allait-elle interpréter mon rêve ?

 

  Pour l'heure, elle continuait de dormir près de moi d'un profond sommeil d'enfant. Je la réveillai d'un léger coup de genou dans les seins.

 

  -Ne trouves-tu pas, lui dis-je, que depuis quelque temps on ne parle plus beaucoup du duc d'Edimbourg ?

 

  Sa réaction m'a déplu:

 

  -Mais ça m'est égal, j'ai sommeil, s'il te plaît, laisse-moi dormir.

 

  On n'est pas plus égoïste.

 

  Il y a comme ça des gens qu'on aime depuis vingt ans, et que l'on croit bien connaître, et puis un beau jour, une triste nuit, c'est la déception. Brutalement, à la lumière d'un drame humain pas nécessairement lié directement au couple, comme cet étrange silence qui pèse autour de la personne du duc d'Edimbourg, on s'aperçoit qu'on a vécu tout ce temps auprès d'une étrangère. ..

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.