La gomme

 

15 avril 1986

 

 

  Il était une fois un con fini qui eut l'idée singulière d'inventer, à l'intention des petits enfants, une gomme à effacer en forme de fraise, parfumée à la fraise.

 

  Ce fut un tel succès dans les écoles que le con fini récidiva dans la gomme à la banane, la gomme à la pomme, la gomme à la cerise. Il culminait dans le saugrenu avec sa gomme exotique au kiwi cinghalais, quand on commença de s'inquiéter de la vague d'entéro-gastrites pernicieuses et d'asphyxies étouffantes qui se mirent à décimer les rangs des maternelles. (Oui. Il y a un pléonasme dans l'expression « asphyxie étouffante », mais les mômes ne pouvaient VRAIMENT plus respirer.)

 

  Un jour d'hiver 1985, alors que, dans son atelier de gomineux, le con fini travaillait dans le plus grand secret à la mise au point de son chef-d'oeuvre, la gomme pour adulte en forme de magret de canard parfumé à la graisse d'oie, les gendarmes lui passèrent un savon et les menottes et le contraignirent au nom de la loi à fermer boutique.

 

  Subséquemment, les pouvoirs publics, afin que nul n'en ignore et que telle aberration ne se reproduisît point, promulguèrent un décret en date du 18 février 1986, paru au Journal officiel du 28 du même mois, dont photocopie chut dans mon courrier l'autre jour, accompagnée d'une lettre d'une chère auditrice qui n'a pas tenu à garder l'anonymat mais j'ai foutu sa lettre au panier, j'avais cru reconnaître l'écriture de la femme de Lucien Jeunesse, je me méfie de ce genre de salade, je ne mélange jamais le cul et le boulot.

 

  Ce décret, dont tout homme de bien se doit de saluer la bienvenue, stipule dans son article 1er que « sont interdites à la fabrication, l'importation, l'exportation, l'offre, la vente, la distribution à titre gratuit, ou la détention par les professionnels, de gommes à effacer qui rappellent par leur présentation, leur forme ou leur odeur des denrées alimentaires et qui peuvent être facilement ingérées ».

 

  L'article 2 déploie l'arsenal effroyable des punitions légales qu'encourrait le contrevenant (elles peuvent aller jusqu'à une amende de 5e classe, vous m'en voyez tout pantois).

 

  L'article 3 accorde un délai d'un mois aux fabricants et détenteurs pour brûler leurs stocks ailleurs que dans ma cour ou dans la vôtre.

 

  Mais c'est l'article 4 qui a retenu mon attention. Il occupe à lui seul quatorze lignes, qui sont simplement la liste des neuf membres du gouvernement signataires du présent décret. Ce qui signifie qu'en France il faut déployer l'énergie de neuf ministres pour effacer une seule gomme.

 

  Laurent Fabius, Premier ministre, Pierre Beregovoy, ministre de l'Économie et des Finances, Robert Badinter, garde des Sceaux, Édith Cresson, ministre de l'industrie et du Commerce, Georgina Dufoix, ministre des Affaires sociales, Michel Crépeau, ministre du Commerce, de l'Artisanat et du Tourisme, Henri Emmanuelli, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Économie et des Finances, Edmond Hervé, secrétaire d'État auprès du ministre des Affaires sociales, et Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État auprès du ministre du Commerce, de l'Artisanat et du Tourisme. Trois et trois six et trois neuf: neuf ministres.

 

  Plus neuf coursiers, neuf plantons, neuf secrétaires de chefs de cabinet, neuf chefs de cabinet, neuf secrétaires des ministres, plus le plumitif du journal officiel, ça nous fait un minimum de cinquante-cinq personnes mobilisées pour dégommer une gomme. Étonnez vous, après cela, que trois semaines plus tard ces gens-là aient perdu les élections. En pleine campagne électorale, au lieu de déployer leur énergie à s'émerveiller du magnifique bilan de leur gestion, comme cela se pratique couramment, ils regroupaient leurs efforts pour fustiger des gommes à la fraise.

 

  Rien que pour être sûr de ne plus jamais voir ça, j'ai failli voter à droite. Heureusement que je me suis retenu. A peine le nouveau gouvernement était-il formé que le Figaro titrait:«Chirac met la gomme. »

 

  Entre nous, il paraît qu'il met surtout la Gomina. Quand Bernadette l'a vu revenir de sa fameuse séance de photos électorales, en février, elle a dit :« Oh ! Ouistiti est gominé ! »

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Queue de poisson

 

22 avril 1986

 

 

  En tant que fonctionnaire, M. Philippe Paleto représentait ce qui se fait de plus haut. Il était quelque chose comme « haut commissaire préfectoral à la présidence générale de la Direction régionale des affaires nationales » à moins que ce ne fût « président aux Hautes Affaires nationales à la préfecture directoriale des régions ». Quadragénaire hautain et portant beau, c'était un homme de devoir et de rigueur qui avait toujours su se montrer digne du prénom dont on l'avait honoré en hommage au maréchal Pétain. Humble et réservée, pieuse et cul pincé, Mme Philippe Paletot vivait sans éclat dans l'ombre de sa sommité dont elle dorlotait la carrière à coups de soupers rupins fort courus dans la région.

 

  Quand M. Philippe Paletot fut muté à Paris pour d'encore plus hautes irresponsabilités fonctionnariales, cette femme de bien concocta un dîner d'adieu dont les huiles locales n'oublieraient pas de sitôt la succulence. On y convia deux députés, un procureur, un notaire, le directeur régional de FR 3, une avocate en cour, le plus proche évêque, une harpiste russe blanche, un général de brigade amant de l'avocate, ainsi qu'un peintre exilé de Cuba qui fumait l'évêque par pure singularité hormonale. Le gratin, pour tout dire, avec les nouilles en dessous car on pouvait apporter son conjoint. Mme Paletot avait commandé en entrée un saumon surgelé mais norvégien, d'un mètre cinquante de long. Avant l'arrivée de ses invités, elle avait évité de justesse un drame affreux en éjectant son chat occupé à entamer la queue de ce salmonidé géant.

 

  Ce fut un dîner tout à fait somptueux, solennel et chiant, bref, une réussite parfaite. A un détail près. Au moment de passer au fumoir, M. Philippe Paletot attira son épouse en un coin isolé.

 

  -Il m'a semblé, ma chère amie, que votre poisson avait comme un goût, lui murmura-t-il sur un ton d'agacement qui la fit blêmir.

 

  -A moins que le meursault que vous aviez choisi ne fût trop fruité. Rien n'est pire pour dénaturer un saumon rose, rétorqua-t-elle d'un ton pincé, avant de rejoindre ses piliers du Lion's Club en battant des ailes pour signifier la clôture de l'incident.

 

  La fin de la soirée fut brillante et provinciale, avec débats avortés sur la banalisation des formes de la nouvelle Alfa Romeo, la montée de la violence et du cholestérol, le retour de James Bond à l'écran et de la quatrième à l'Assemblée. On se quitta en caquetant et gloussant vers la minuit.

 

  C'est alors qu'en rentrant dans sa cuisine pour une brève tournée d'inspection, après que la servante ibérique eut regagné son gourbi, Mme Paletot eut le choc de sa vie. Raide et l'oeil vitreux, le chat gisait sur le carrelage, plus mort qu'un dimanche en famille.

 

  -Mon Dieu, mon Dieu, Philippe, le petit chat est mort et il avait goûté le saumon ! gémit la haute commisseuse préfecto-régionale.

 

  Le grand homme local, qui en avait vu d'autres (il avait réchappé d'un cancer du trou par la seule force de la prière), exhorta son épouse au calme et appela le CHU voisin. L'interne de garde convint qu'il fallait intervenir de toute urgence, car tout laissait à penser que le poisson qui avait tué le chat n'épargnerait pas les soupeurs à brève échéance. Trois ambulances hurleuses, zébrant la nuit de leurs gyrophares bleus, s'en furent quérir en leurs logis respectifs les convives sur le point de se coucher les uns sur, sous, ou sans les autres, et qui poussèrent des cris effrayants en se sachant au bord de finir aussi sottement leur passionnante existence, par la faute de quelque surgeleur-dégeleur qui allait voir ce qu'il allait voir si jamais on en réchappait.

 

  -Lavage d'estomac pour tout le monde, ordonna le médecin.

 

  Et voici, dégradante image de fin du beau monde, voici tous ces bourgeois distingués en nuisettes et pyjamas fripés, odieusement tuyautés et gargouilleux, humiliés dans la chaude puanteur exhalée de leurs ventres blets, horriblement honteux de se faire ainsi entuber en public.

 

  On les garda en observation. Mais rien, sinon la nuit, ne se passa. Le lendemain à dix heures, on les autorisa prudemment à réintégrer leurs pénates à condition de n'en pas bouger, et de se tenir à la disposition des médecins à la moindre alerte.

 

  -Bonjour, madame Paletot. Bous j'avez dou avoir dé la peine pour lé pétit chat, no ? demanda la servante ibérique en prenant son service. Et, devant la mine ahurie de sa patronne:

 

  -Quand yé ou fini dé débarracher la couigine, lé pétit chat lui l'avait foutu lé camp. Yé bite bite fait lé tour dou yardin. Loui pas là. Yé bite bite régardé dans la route. Santa Maria ! lé pétit chat l'était écrajé par oune boitoure, qué l'avait complétamente écrabouillé. Ma, comme l'était pas abîmé, yé lé rapporté lé pétit chat dans la couigine. Et pouis, moi yé pas boulou déranyé la madame, alors yé chouis retournée dans ma maichon.

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les sept erreurs

 

25 avril 1986

 

 

  M. Raymond Lepetit est journaliste. C'est un obscur. Dans aucun journal, on ne saurait être plus obscur que M. Raymond Lepetit.

 

  M. Raymond Lepetit est encore plus obscur que Mlle Geneviève Portafaux qui est responsable de la rubrique  erratum » au Réveil du Pas-de-Calais, et qui connut un quart d'heure de gloire dont elle se serait bien passée, en écrivant un jour, dans un moment d'égarement, « erratum » avec un seul r.

 

  M. Raymond Lepetit, pour sa part, est à l'abri de la moindre notoriété. Il restera dans l'ombre la plus opaque jusqu'à l'âge de la retraite, bien qu'il s'occupe d'une rubrique assez cousine au demeurant de celle de Mlle Geneviève Portafaux. En effet, M. Raymond Lepetit est rédacteur de la « Solution du jeu des sept erreurs », de l'Écho de la Fouillouse qui est encore assez lu entre Le Chambon-Feugerolles et Andrézieux-Bouthéon. Pour dire la vraie vérité, bien qu'elle soit fort cruelle, M. Raymond Lepetit est encore moins célèbre que M. Christian Bouchabais. M. Christian Bouchabais est également rédacteur de la « Solution du jeu des sept erreurs », mais à France-Soir. Il paraît même qu'un soir, M. Christian Bouchabais aurait rencontré M. Philippe Bouvard dans l'ascenseur, qu'il lui aurait dit: « Bonjour, monsieur Philippe Bouvard », et que M. Philippe Bouvard lui aurait répondu: « Bonjour, monsieur Bouchabais. » Ce sont des bruits, mais tout de même.

 

  Alors que M. Raymond Lepetit, non. C'est tout juste si M. Raymond Lepetit est connu à Andrézieux-Bouthéon. Il ne sort jamais. Il envoie son article par téléphone à Mme Chabert, la vieille sténographe bigote antisémite de l'Écho de la Fouillouse.

 

  -Madame Chabert ? C'est Lepetit... Bon, alors j'y vais.

 

  En 1 comme l'unité: le donjon est plus large.

 

  En 2: le massif de lys est caché par le pont-levis. Non pas lévy: levis.

 

  En 3: la lance du troisième chevalier en partant de la droite est plus pointue.

 

  En 4: au fond, le parc est différent. Il ne reste plus que six chevaux blancs et deux marquises dans la sarabande. Non pas Sarah. En un seul mot: sarabande.

 

  En 5: le blason a été modifié.

 

  En 6: la salamandre est moins bien dessinée, la queue s'est effacée de l'image.

 

  En 7: il n'y a plus que trois boulets de canon au fond du ravin. Non. Pas du rabbin. Oui, c'est ça.. Oui, ce sera tout pour aujourd'hui, madame Chabert. A demain, madame Chabert. Bonjour à Chabert.

 

 

  M. Raymond Lepetit est malheureux. Pour arrondir ses fins de mois, il fait aussi la «Solution du jeu des sept erreurs » de Sexy-Fouillouse, une revue pornographique locale très sinistre et très grise. M. Raymond Lepetit a honte.

 

  -Allô ? Monsieur Bernard Henri ? C'est Lepetit. Bon, alors j'y vais.

 

  En 1 comme l'unité: la langue du barbu est plus large à la base.

 

  En 2: les genoux de la troisième personne de couleur sont plus pointus.

 

  En 3: le fouet est moins bien dessiné.

 

  En 4: la personne forte a lâché sa chaussure droite.

 

  En 5: le vieux monsieur ne sourit plus.

 

  En 6: la bougie a disparu.

 

  En 7: la queue-de-pie a été modifiée.

 

 

  M. Raymond Lepetit raccroche son vieux téléphone noir. Il se sent vieux. Il est vieux. Il trottine, les mains dans le dos, fragile et voûté, jusqu'à la fenêtre qui donne sur le jardin. Il ne voit plus le massif de marguerites. Il est caché aux regards par les mauvaises herbes.

 

  La pointe du troisième barreau de la grille en partant de la droite est tombée.

 

  Au fond, le petit verger est différent.

 

  Il ne reste plus que six choux verts et deux poireaux dans les plates-bandes.

  Le bonnet du nain en plâtre a été modifié par l'érosion des pluies et l'écureuil en stuc, à côté, a la queue moins bien dessinée.

 

  M. Raymond Lepetit ne se sent pas bien.

 

  Ses espoirs sont plus flous. Partant de la gauche ils se sont déplacés vers la droite.

 

  Il a un rhumatisme de plus du côté du coeur.

 

  Sa femme a disparu.

 

  Il ne lui reste que six cheveux bleus.

 

  Son sourire s'est effacé de l'image.

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Maso

 

6 mai 1986

 

 

  La première manifestation de la nature profondément masochiste de Christian Le Martrois remonte à l'instant même de sa naissance.

 

  Quand le médecin accoucheur l'eut extirpé du ventre maternel, le bébé retint sa respiration afin de retarder le plus longtemps possible le premier cri libérateur. Il ressentit alors une indescriptible souffrance qui lui mit des frissons partout. Par la suite, sa vie tout entière resta marquée par le souvenir brûlant et l'insatiable recherche de cette douleur exquise qu'une infirmière trop zélée avait étouffée dans l'œuf en lui tapotant le dos.

 

  Il eut bien une seconde joie à l'âge de trois mois, quand son grand frère eut l'idée inespérée d'enduire de piment rouge la tétine de son biberon. Mais, par la suite, il comprit qu'il devait lui-même prendre en main son douloureux destin, sans plus compter sur le hasard .

 

  A l'école, il occupa toujours la place du fond. Près du poêle. Non pas qu'il fût cancre. Mais il ne résistait pas à la dévorante morsure des chaleurs intenables qui traversaient ses maillots de corps barbelés avant d'embraser et cloquer sa peau fragile en lui tirant des larmes de sang.

 

  La puberté de Christian Le Martrois restera comme un chef-d'oeuvre dans l'art secret des supplices volontaires et des souffrances de l'âme auto-consenties. A quinze ans, il avait mis au point une technique dite de l'« onanismus interruptus » génératrice de frustrations violentes telles qu'elles le poussaient à se taper la tête contre les murs de sa chambre qu'il avait tendus de papier de verre n° 5 sur les conseils d'un vendeur du BHV ex-marcheur sur braises à l'académie des derviches émasculés volontaires de La Bourboule.

 

  Cependant, rien d'insolite dans l'attitude sociale de Christian Le Martrois ne permit jamais à ses contemporains de soupçonner l'effroyable singularité de son comportement privé. Après de brillantes études, il ouvrit un cabinet de chirurgien-dentiste à Fouille, dans la Creuse. Une clientèle douillette et huppée se pressa bientôt à son cabinet, car le dentiste Christian Le Martrois ne faisait pas mal. Il travaillait douze ou treize heures par jour dans la joie: masochiste voyeur, il aimait à regarder souffrir les autres, c'était pour lui une indicible source de plaisir. Sa technique d'arrachage de dents sans douleur aucune le privait de ce plaisir, ce qui déclenchait en lui sept à huit frustrations par jour qui le laissaient repu de souffrance à la nuit tombée.

 

  A trente-trois ans, un Vendredi saint, Christian Le Martrois épousa une virago bavaroise dresseuse de bergers allemands au chenil « la Schlag » d'Oradour-sur-Glane. Dans l'intimité, elle appelait son mari Kiki, lui faisait rapporter la baballe, et l'obligeait à manger de la merde et à lire Jours de France, en écoutant le groupe Indochine. C'était le bonheur.

 

  Jusqu'à ce jour funeste du 10 mai 1981 où Christian Le Martrois, qui était de droite, vint applaudir l'arrivée de la gauche au pouvoir sur la place de la Bastille. Alors qu'il s'était allongé devant le podium des vainqueurs pour bien être piétiné dans la boue, un animateur de radio corpulent lui tomba distraitement sur le dos. Il en eut les reins brisés à tout jamais et, surtout, il ne ressentit, de ce jour, plus aucune douleur au-dessous de la ceinture. Il avait beau s'asseoir sur les nouvelles plaques de cuisson Arthur Martin à brûleurs néothermiques X23 supercrame, les pieds baignant dans la friteuse Hiroshima maxi-gril: rien, pas le moindre picotis, pas le plus petit agacement médullaire.

 

  -Ma vie n'a plus de sens, se dit-il. Autant en finir.

 

  Christian Le Martrois ne voulut pas manquer sa sortie. Masochiste pratiquant, il partirait dans les tourments de son culte. Pour ce faire, il s'adjoignit les services de deux tortionnaires épisodiques, défonceurs de colleurs d'affiches de gauche et de droite aux temps chauds, dépeceurs de petites vieilles à la morte-saison. Des tueurs à petits coups, à petit feu, à la petite semaine. Qui torturaient sans plaisir. Pour l'argent.

 

  Christian Le Martrois, qui n'avait plus rien à perdre dans ce monde sans souffrance, leur proposa 500 000 francs à chacun pour qu'ils acceptassent de le frapper, griffer, boxer, déchiqueter, cisailler, perforer, stranguler et écrabouiller à fond, jusqu'à ce que mort s'ensuivît, et que son âme maudite s'envolât aux enfers pour y trouver enfin la délectable brûlure éternelle.

 

  Ces deux saligauds, qui n'avaient décidément aucune moralité, lui mirent à peine deux baffes avant de s'enfuir avec l'argent.

 

  Christian Le Martrois a porté plainte, pour indélicatesse.

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les trous fumants

 

12 mai 1986

 

 

  M. Haroun Tazieff offre un premier abord bien sympathique. Il déambule une silhouette carrée et nonchalante d'ours repu, surmontée d'une belle et bonne tête de pionnier hygiénique, un peu Mermoz, un peu Kessel, avec des yeux perçants et doux, aussi clairs que les eaux du Dniepr le mois dernier.

 

  Quand M. Haroun Tazieff parle, cette aura de paix tranquille qui émane de lui se fait encore plus rassurante. La voix de cet homme charrie des cailloux ronds bien polis. On ne sait pas très bien si c'est Boris Godounov qui ronronne ou un vieux maître de chai des hospices de Beaune qui psalmodie la gloire d'un romanée-conti.

 

  M. Haroun Tazieff est inoffensif. Il passe le plus clair de son temps à mettre son nez dans les trous qui fument. Parfois, un volcan facétieux, profitant de ce que M. Haroun Tazieff n'est pas là, se met à péter aux quatre vents. M. Haroun Tazieff apparaît à la télévision et dit: « Ça ne m'étonne pas. Je l'avais prédit. » Puis il retourne s'enfumer plus loin avec une caméra parce qu'il faut bien vivre, comme dirait M. Jacques-Yves Cousteau. (M. Cousteau est un ami de M. Tazieff. Il met son nez dans des trous qui mouillent . )

 

  M M. Haroun Tazieff et Jacques-Yves Cousteau sont d'éminents scientifiques. Les scientifiques sont éminents ou ne sont pas. Avec M. Paul-Émile Victor, qui met son nez dans les trous qui gèlent, ils forment en France un exceptionnel triumvirat, peu connu sous son nom d'apparat des « pifs nickelés », qui détient seul et sans partage, depuis un demi-siècle, le secret divin de la connaissance géophysique.

 

  Des trois « pifs nickelés », M. Haroun Tazieff passe pour le plus sage et le plus éclairé. Jusqu'à un passé récent, que nous situerons aux alentours de l'éclosion des roses en 1981, il n'avait de cesse de chanter aux lucarnes la pureté de la nature et de mettre en garde les apprentis sorciers et les politiciens contre les périls de Vulcain et les dangers sournois de l'extension nucléaire. Les architectes fourbes et les requins de l'atome tremblaient à son seul nom.

 

  Et puis, hélas, il y a un peu plus de trois ans, pendant que M. Haroun Tazieff avait le nez baissé sur quelque braise, une tuile lui est tombée sur la gueule: on l'a nommé ministre des Trous qui fument et des Noyaux qui pètent.

 

  De ce jour, M. Haroun Tazieff ne fut plus le même. Ceux qui l'avaient connu vindicatif et parlant haut sur son vélo, fustigeant les rapaces, en culotte de velours et les sourcils cramés, n'en crurent pas leurs yeux. Il ne se déplaça plus qu'en limousine aseptisée, dans des trois-pièces Cardin lave-anthracite, avec une cocarde à l'avant et un pouet-pouet pour arriver plus vite au palais du Président où on le vit courbé en frileuses révérences devant les continuateurs zélés de la force de frappe. Pire. Un jour que le Président et ses chefs de guerre s'en étaient allés aux îles lointaines pour essayer leurs bombes de mort atomique, M. Haroun Tazieff n'eut rien de plus pressé que de se joindre à eux. Il se montra aux gazettes, auprès d'un ministre-clown de gauche qui n'avait pas craint de se mettre le cul dans l'eau pour en vanter la propreté féerique après la salubre explosion. Ce jour-là, M. Haroun Tazieff dit en substance que, la bombe atomique, on n'avait pas trouvé mieux pour la santé des nuages.

 

  Et puis la rose a gardé sa tige mais lâché ses pétales, et M. Haroun Tazieff est retourné aux trous des volcans sur son vélocipède.

 

  Là-dessus, voilà-t-il pas qu'une usine thermonucléaire ukrainienne s'embrase et nous dispense ses volutes assassines par-dessus le rideau de fer que l'on croyait infranchissable. Chez nous, les cuistres officiels sont rassurants. On dirait autant de petits Tazieff revenant bronzés de Mururoa. Les journalistes et le public sont des cons, pensent-ils. C'est nous, les cuistres, qui détenons à la fois le pouvoir économique du nucléaire et le pouvoir d'en informer les gens. Y a qu'à rien leur dire et les veaux iront au pré.

 

  C'est alors que M. Haroun Tazieff relève le nez. Frétillant, il retourne aux gazettes et dit que les responsables de la protection civile sont des rigolos et des tyranneaux bureaucratiques qui empêchent la France d'être informée sur la réalité du péril et qui seraient bien incapables de nous épurer si nous avalions des noyaux de travers.

 

  Pourtant, quand M. Haroun Tazieff était haut responsable aux Trous qui fument et aux Noyaux qui pètent, ces mêmes responsables étaient déjà en place. M. Tazieff n'eut alors jamais un mot d'opprobre à leur endroit. Il leur faisait coucou depuis sa limousine. Il était bien. Il n'avait pas de raison de s'en faire, l'atome d'alors était en sucre.

 

  Cette histoire nous prouve qu'il ne faut jamais donner une auto à un vulcanologue cycliste si c'est pour la lui reprendre après. De retour au vélo, il perdrait les pédales.

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bâfrons

 

13 mai 1986

 

 

  En passant devant une publicité « Gévéor » dégoulinant ses lettres rouille à l'huis oublié d'une épicerie close, il m'est revenu le souvenir de ripailles solitaires d'une telle vulgarité que le père Dodu, M. Olida, et même le directeur des Ruralies s'en fussent aperçus, pour peu que je les y eusse conviés, ce qu'à Dieu ne plût.

 

  Par parenthèse, je signale aux rétifs de la gastronomie autoroutière que les Ruralies sont une manière d'auberge campagnarde prétendument rustique, sise au bord de l'autoroute Aquitaine entre Paris et Poitiers, où l'on sert, contre beaucoup d'argent, un brouet que Jacob et Delafon ne confieraient qu'avec réticence à leurs chasses d'eau.

 

  C'était deux ou trois hivers plus tôt. Ayant laissé mes familles ordinaires à leurs ébats neigeux, je rentrais seul à Paris, par un soir gris semblable. Le frigo vide béait sur rien. Le placard aux victuailles exhibait un bocal de graisse d'oie, deux boîtes de Ronron et une de corned-beef. J'avais oublié la clé de la cave dans le sac à main de ma femme, ce qui m'interdisait l'accès au congélateur et-ô rage, ô désespoir, ô Contrex ennemie-à mes vins chéris.

 

  Un voisin pauvre mais compatissant me fit le prêt d'une demi-baguette de pain mou et d'un litron sobrement capsulé dont l'étiquette, en gothiques lamentables, chantait avec outrecuidance les vertus du gros rouge ci-inclus. Était-ce bien Gévéor, ou plutôt Kiravi, voire Préfontaines ? Je ne sais plus, mais qu'importe, puisqu'il paraît qu'ils pompent tous les trois à la même citerne, chez Total ou Esso. A moins que ce ne fût un vin des Rochers de chez Soupline, le velours de l'estomac, ou « le taffetas du duodénum », selon Francis Blanche. Bref, c'était un de ces bons gros pinards bien de chez nous dont l'acidité est telle qu'elle neutralise le méthanol et les effluves de Tchernobyl.

 

  Or donc, la rage au coeur et la faim au ventre, je me retrouvai seul à la minuit dans ma cuisine avec ce pain flasque, ce litron violacé et la boîte de corned-beef que je venais de gagner à pile ou face avec le chat, le sort souvent ingrat m'ôtant le Ronron de la bouche au bénéfice de ce connard griffu.

 

  Avec des grâces de soudard pithécanthropique, je décapsulai la bouteille d'un coup de dent tellement viril qu'on aurait dit Rock Hudson sans le sida dégoupillant sa grenade offensive dans Les marines attaquent à l'aube. Puis j'entrepris d'étaler largement l'inqualifiable pâté rosâtre sur la mie leucémique de l'ersatz farineux du voisin. Ainsi nanti, les pieds sur la table et la chaise en arrière, je me mis à glouglouter et bâfrer bruyamment, l'oeil vide au plafond comme le broutard abruti s'écoutant ruminer.

 

  Or, à mon grand étonnement, j'y pris quelque plaisir, et même pire, j'en jouis pleinement jusqu'à atteindre la torpeur béate des fins de soupers grandioses, et m'endormis en toute sérénité.

 

  Cette pauvre anecdote, dont la fadeur n'a d'égale que celle du sandwich, me rappela un très beau texte de Cavanna décrivant sa jouissance infâme à gober une boîte de cassoulet froid à peine entrouverte, par un soir esseulé comme le mien.

 

  Ce qui tendrait à prouver qu'on n'est pas faits pour le raffinement, en tout cas pas tous les jours, et que le cochon qui somnole en nous, tandis que nous bouche-en-cul-de-poulons des mets exquis et des vins nobles en nos tavernes choisies, ne demande qu'à se réveiller pour engloutir dégueulassement des rations militaires qu'un Éthiopien affamé repousserait du pied.

 

  Un qui ne me contredira pas, s'il m'écoute, c'est cet ami photographe de mode, dont l'hyperséduction anglo-saxonne draine en son lit les plus beaux mannequins du monde. Pendant ses week-ends, le bougre s'occupe à draguer le boudin charolais celluliteux entre la République et la porte Saint-Denis.

 

  Que les plus fins mozartiens qui n'ont jamais vibré aux musiques militaires lui jettent la première pierre.

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.

 

 

                                      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur la grève

 

16 mai 1986

 

 

  Les syndicats et les personnels de l'audiovisuel, justement inquiets de l'avenir du service public, annoncent une grève des professionnels de la radio et de la télévision pour le 21 mai prochain, dernier délai. J'opine.

 

  Mais pourquoi ce «dernier délai », que soulignaient hier des commentateurs du journal de huit heures sur France-Inter ?

 

  Tout simplement parce que, après cette date, commenceront sur les antennes les retransmissions du tournoi de tennis de Roland-Garros et de la coupe du monde de football de Mexico, et qu'il n'est pas question, dans l'esprit des dirigeants syndicaux ni dans celui des militants de base, de perturber un tant soit peu ces événements sportifs éminemment passionnants. La sainte et légitime colère des populations ainsi frustrées pourrait être terrible.

 

  En revanche, si la grève a lieu avant le début tant attendu de ces parties de baballes, on n'emmerdera que les cons saugrenus qui ne regardent ni n'écoutent les exhibitions sportives à la télé ou à la radio. On ne punira que ces demeurés globaux-là qui s'intéressent essentiellement aux créations, aux films, à la musique, aux débats, aux grands reportages ou à l'information. Les goûts et les couleurs de ceux-là, de ces fêlés qui fonctionnent plus du neurone cérébral que de la fibre musculaire, ne préoccupent guère les leaders courroucés des mouvements ouvriers.

 

  Mais alors, Dieu m'entraîne, si possible pas au parc des Princes ça me ferait gerber, que réclament les personnels de l'audiovisuel concernés, pour ne pas dire cernés par les cons ? Ils s'insurgent, et j'en suis, à mon humble niveau de pitre son-et-lumière, contre le démantèlement du service public et son inévitable corollaire: l'extension anarchique du privé par le biais de marchands de son et d'images peu scrupuleux et beaucoup plus préoccupés de faire grimper les taux d'écoute que de se risquer dans des programmes de qualité.

 

  Or, je vous le donne en cent car en mille c'est trop cher, qu'est-ce qui fait grimper les taux d'écoute chez les masses popu, les masses popu, les masses populaires ? Le tennis et le foot.

 

  Donc, Dieu me shoote, si possible pas dans la gueule ça me décoiffe, la présente grève, destinée à préserver la qualité au mépris du taux d'écoute, aura lieu le 21 mai pour préserver les taux d'écoute au mépris de la qualité.

 

  Il vaut mieux entendre ça que tomber sur un clip de la Stéphanie du Rocher.

 

 

  En relisant hier soir les Nourritures terrestres-c'est nul, mais y avait pas de foot à la télé-, il me revenait en mémoire une anecdote journalistique infiniment savoureuse à propos de ce vieux pédé de Nobel à béret basque que fut André Gide. C'est une historiette authentique, qui remonte à trente-cinq ans. On me l'a racontée dès mon arrivée dans le service des informations générales du premier journal où j'ai mis la plume et les pieds, et il serait salutaire, pour le respect du folklore, que la tradition orale ne s'en perdît point dans les couloirs enfumés des écoles de journalisme.

 

  Par un beau jour du printemps 1951, le rédacteur en chef des faits divers d'un grand journal de France et du Soir, dont je tairai le nom en hommage à Pierre Lazareff, reçoit une dépêche urgente de l'AFP qui annonce que la France des lettres et de l'esprit est en deuil: André Gide vient de mourir à son domicile parisien à l'âge de quatre-vingt-deux ans, à la suite d'une longue et cruelle schwartzenbergite, mais là n'est pas le sujet: le sujet est couché dans une boîte en bois en attendant qu'on l'inhume en terre laïque plutôt que dans les caves du Vatican.

 

  A cette nouvelle fracassante, le rédacteur en chef dépêche en urgence son meilleur limier sur les lieux de l'extinction de l'honorable immoraliste.

 

  Trois heures plus tard, sur le point de boucler sa première édition, le rédac-chef s'inquiète. Il a remanié complètement sa « une » afin d'y ménager la large place que suscite la lourde perte. Or le papier, à l'instar de la marée de Vatel, n'arrive toujours pas.

Cet homme, anxieux à juste titre, se précipite alors dans le bureau du limier... et le trouve le cul sur la chaise et les pieds sur le buvard occupé à lire Paris-Flirt.

 

-Ben, et votre papier, mon vieux ?

 

-Quel papier, chef ?

 

  -Enfin quoi, je vous ai bien envoyé en reportage tout à l'heure ?

 

  -Hein ? Ah oui, bien sûr. J'y suis allé, chef. Mais j'ai pas fait de papier.

 

  - Comment ça, vous n'avez pas fait de papier ???!!

 

  -Mais non, chef, ça valait pas un clou. J'ai vu le toubib du vieux. Il a été formel: mort naturelle.

 

 

Pouf, pouf.

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ça déménage

 

26 mai 1986

 

 

Il se peut que cette chronique soit la dernière.

 

Considérez-la comme mon testament.

 

  Ce matin, à six heures trente, à l'heure où Phœbus darde encore ses rayons dans sa poche, on a sonné à ma porte.

 

  Ce ne pouvait pas être le laitier. Je ne bois pas de lait le matin, ça fait cailler la tequila de la veille au soir.

 

  Ce ne pouvait pas être le KGB. Je suis au mieux avec Moscou. J'ai rencontré l'autre jour un ingénieur de Tchernobyl qui se désirradiait dans la piscine Molitor, je lui ai dit: « J'aime beaucoup ce que vous faites. » On ne sait jamais. On n'est jamais trop prudent.

 

  Ce ne pouvait pas être les miliciens de Pasqua. J'aime beaucoup Pasqua. Ce look « Don Camillo uber alles », je ne résiste pas. Hier encore, je lui ai téléphoné pour lui cafter les agissements de ce connard de Jean-Claude Bourret qui veut entrer dans la résistance avec Polac et Denise Fabre pour la sauvegarde du service public.

 

  Alors que fut-ce ? Qu'ouissai-je ? Qui donc ébranlait mon huis ?

 

  Enfer et boule de bitte: c'étaient les déménageurs.

 

  Tout à mon sommeil dans les bras de Morphée et sous les genoux de la mère de mes enfants présumés, j'avais oublié que je quittais ce matin mon somptueux gourbi parisien pour aller vivre désormais dans un minable manoir de banlieue extrêmement surfait, c'est pas la peine de m'emmerder avec l'impôt sur les grandes fortunes, je fais rien qu'à rétrograder dans

l'aisance.

 

  On est bien peu de chose, mes frères. en pyjama rayé façon Auschwitz, face à six gros bras velus, pétants de santé et armés de sangles de cuir, qui vous soufflent à la gueule, par les naseaux béants de leurs mufles ouvriers, l'air encore frais du matin, frémissants de leur impatience à vous casser la baraque.

 

  Ils se sont engouffrés dans mes murs comme six minotaures assoiffés de vengeance mobilière et affamés de commodes Louis XV, pardonnez l'anachronisme, j'aurais dû dire  « de bahuts Hercule », mais on n'a pas la sérénité d'André Castelot devant son Malet-Isaac quand on est piétiné à l'aube par une horde d'hommes des bois de lit.

 

  « Par où qu'on commence ? » a mugi le plus féroce qui paraissait être le chef (les touffes de poils échappées de son poitrail à la Fichet-Bauche étouffaient le crocodile de son débardeur Lacoste, signe distinctif du chef de meute chez les tribus porteuses de piano à queue sur la tête).

 

  «Commencez par où vous voulez, mais ne me frappez pas, monsieur, s'il vous plaît », ai-je supplié, en lui baisant les doigts à tout hasard, pour apaiser son courroux.

 

  En moins de temps qu'il n'en faut à l'éjaculateur précoce pour prendre congé d'Ornella Mutti, ils s'étaient répandus dans les étages en rugissant les ahanements gutturaux des terribles écumeurs de l'habitat urbain (Urbain VI, le saint patron des balanceurs d'armoires par la fenêtre du troisième).

 

  Je me précipitai, en rampant sous la moquette pour ne pas être reconnu, vers la chambre conjugale, pour prévenir ma bien-aimée, qui a le sommeil plus lourd que le cul, afin qu'elle  trouve le temps de s'échapper avant qu'ils ne l'affolent avec leurs gros bras de grizzlis banlieusards. Hélas, ils l'avaient déjà roulée dans le dessus-de-lit et jetée dans le monstrueux camion noir de leurs forfaits impunis. Je suis allé me réfugier dans mon bureau en gravissant l'escalier sur la pointe des pieds pour ne pas éveiller l'attention de l'ennemi. A vrai dire, je gravissais sur place: pas étonnant. Ces maudits salauds avaient déménagé l'escalier. Il me restait les chiottes. La seule pièce de la maison qui fermait à clé. Ils n'iraient pas me chercher là.

 

  A l'heure où j'écris ces lignes, il n'y a plus un bruit dans la maison. Il est près de dix-neuf heures à ma montre. Je ne pense pas qu'ils reviendront ce soir, mais je n'ose pas sortir. Avant que le silence ne se rabattît sur la maison, j'en ai entendu un pousser, à travers les murs de pierre taillée, un son bestial qui m'a semblé reproduire le ricanement typique de l'ichtyosaure haineux de la section Le Pen du pré-quaternaire.

 

  «On le finira demain matin », m'a-t-il semblé comprendre. Je n'étais évidemment pas en mesure de savoir s'il parlait du déménagement ou de moi-même. Aussi bien, dans le doute, m'abstins-je.

 

  C'est pourquoi, chers amis de France-Inter, au lieu d'enregistrer cette émission, comme à l'accoutumée, dans un chaleureux studio de Radio-France, j'émets aujourd'hui de ce réduit obscur aux murs recouverts des graffitis obscènes, scabreux, anodins ou poétiques que j'ai moi-même gravés au feutre quand c'était le bon temps, le temps de l'insouciance, le temps d'avant les déménageurs.

 

  Demain, je quitterai la maison pour toujours. Il ne m'en restera que ces quelques pensées-là, scribouillées à la hâte sur la laque ocre-blanc de ce cabinet, dont je reste le chef. Et, tandis que le crépuscule attend la nuit pour étendre son grand manteau de velours mauve beaujolais sur la ville et sur les gens, je relis à n'en plus finir le mot terrible de Talleyrand sur son lit de mort. A moins que ce ne soit un mot de Talleyrand sur le lit de mort de la duchesse de Montorgueil, mais qu'importe, c'est un mot terrible qui nous dit que l'éternité c'est long, surtout vers la fin.

 

 

  Quant à ces féroces déménageurs, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos armoires.