Les rigueurs de l'hiver

 

4 avril 1986

 

 

  Papyvole, la charmante chanson gérontophobe de Pierre Perret, est encore trop tendre avec les vieux. C'est vrai que les prégrabataires nous escagassent l'oreille interne avec leurs jérémiades rhumatismales. Mais le pire est que, entre deux gémissements, ils retrouvent toujours quelque regain d'énergie pour nous assener, avec quelle suffisance dans le tremblotement, les recettes frelatées de leur prétendue sagesse ancestrale. C'est très pénible. Tout le monde n'a pas, comme moi, la chance d'avoir perdu ses parents à Lourdes. (Ils avaient voulu se baigner dans le grand bain avec leur chaise roulante.)

 

  Les orphelins n'imaginent pas l'acharnement à survivre dont sont capables certains octogénaires pour le seul plaisir de raconter leurs congés payés au Tréport en 36 à des gens qui s'en foutent. Ça dort à peine trois heures par nuit, ça consomme cent vingt– cinq grammes de mou par jour, ça ne tient pas mieux debout qu'un scénario de Godard, mais ça cause. Aux giboulées, l'index hésitant pointé sur le bas-monde, ça cause par dictons: « Noël au balcon, Pâques aux tisons », « Noël en Espagne, Pâques aux rabanes», «Froid de novembre, cache ton membre ».

 

  Il va sans dire que ces dictons ne s'appuient sur aucune autre réalité que la sagesse populaire. Et la sagesse populaire, on connaît. C'est elle qui a élu Hitler en 33, c'est elle qui va au foot à Bruxelles, c'est elle qui fait grimper l'indice d'écoute de «Porte-Bonheur ».

 

  A propos, j'ai rapporté du Québec, en même temps qu'un léger ras-le-bol des grands espaces, une histoire de dicton tout à fait édifiante.

 

  Cela se passait au début du siècle, dans les montagnes Abitoubica qui culminent à pas mal de mètres, au-dessus des verts pâturages des Laurentides où les trappeurs trapus trappaient très peu mais bien. Un jour de froid novembre 1908, Pierre Petitpierre, le plus trapu d'entre eux, se mit en peine de couper du bois pour l'hiver approchant. Comme il redescendait de la montagne Abitoubica en retenant son traîneau à cheval chargé de deux troncs de sapins, il rencontra Ragondin Diminué, le vieil Indien de la tribu Ouatavulanana, qui allumait son calumet, accroupi sur un rocher moussu en forme de département des Deux-Sèvres.

 

  Quand Pierre Petitpierre s'arrêta à sa hauteur pour le saluer, Ragondin Diminué releva sa vieille tronche fripée de tortue sèche que soixante-quinze étés et soixante-seize hivers avaient sillonnée de mille crevasses, car il était né en octobre, ça nous fait donc un été de moins. Il huma la bise glacée qui sifflait du Nord à la vitesse d'une 305 Peugeot bleu marine, hocha par trois fois la tête, leva la main droite sans dire « je le jure », et lança d'une voix grave:

 

-Hug, Hug. Hiver prochain être rigoureux.

 

  Pierre Petitpierre se dit que le vieil Indien, dont la race habitait ces montagnes bien des siècles avant l'élection de Miss Saucisse de Toulouse par Dominique Baudis, avait une expérience suffisamment sûre de ces climats austères pour qu'on le prît au sérieux.

 

  Rentré chez lui, il dit à Marion Chapdeplomb, sa femme bien-aimée:

 

  -C'pas pour dire, mais j'crois vraiment qu'faut qu'j'retourne là-bas pour couper d'autres sapins, l'Indien prétend qu'l'hiver sera rude.

 

  -Prends-moi là tout de suite, dit Marion Chapdeplomb que l'odeur de résine embrasait.

 

  Le lendemain, après avoir rentré son bois dans la remise, Pierre Petitpierre retourna dans la montagne Abitoubica. Cette fois-ci, pour faire bonne mesure, il coupa huit troncs. Comme il redescendait épuisé, il tomba nez à nez avec Ragondin Diminué qui allumait son calumet, assis sur une fourmilière. Le vieil Indien, une fois de plus, releva sa vieille tête sus-décrite, renifla le vent du Nord, secoua trois fois la tête, leva la main droite sans dire « Heil Hitler », et lança d'une voix grave de fossoyeur déprimé:

 

  -Hug, Hug. Hiver prochain être très rigoureux. Aïe, ajouta-t-il, car c'étaient des fourmis rouges.

 

  -C'pas pour dire, mais j'crois vraiment qu'faut qu'j'y retourne ostie. tabernacle, dies irae, sanctus sanctus, dit Pierre Petitpierre à sa femme.

 

  -Prends-moi là tout de suite, dit Marion Chapdeplomb, l'odeur de résine a fait rien qu'à m'embraser derechef.

 

  Le lendemain, après avoir rangé ses huit nouveaux troncs dans la remise, Pierre Petitpierre débita douze autres sapins dans la montagne Abitoubica. Quand il le vit passer, le vieux Ragondin Diminué refit ses simagrées de western enneigé de série B, avant de lancer d'une voix de parking souterrain:

 

  -Hug, Hug. Hiver prochain être très très très rigoureux. Oh oui, ajouta-t-il, car il était assis sur une bitte d'amarrage du Mayflower que le cyclone Josefa avait malicieusement déposée là.

 

  -Mais enfin tout de même, ostie, Kyrie eleison, s'énerva le trappeur. Comment ça s'fait don que tu peux savoir à c't'heure que l'hiver y s'ra rigoureux, vieil Indien ?

 

  -Ça facile, éructa le fossile à plume. Dicton indien dire: « Quand homme blanc couper beaucoup bois, ça vouloir dire hiver être très rigoureux. »

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, n'empêche qu'y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De cheval

 

7 avril 1986

 

 

  Un ami hypersensible m'est revenu des antipodes sens dessus dessous.

 

  Pour avoir assisté, dans la banlieue de Melbourne, aux finales du championnat de lancement de nains sur matelas. Il dit que ce n'est pas drôle, et de nombreux nains ne sont pas loin de partager cet avis.

 

  Il me semble en effet qu'il serait plus amusant de lancer des jockeys. D'autant que ce serait une bonne action. J'en ai parlé à mon cheval. Il opine. Les jockeys ne se doutent pas à quel point les chevaux les détestent. En réalité, les jockeys ne comprennent rien aux chevaux. Je regardais l'autre jour sur Canal +, avec un certain ébahissement, M. Yves Saint-Martin, qui n'est pourtant pas la moitié d'un con, occupé à flagorner une jument dans les allées cavalières de Chantilly.

 

  -Oh, la grosse mémère. Oh, voui c'est la grosse mémère. Elle est mimi la mémère, minaudait-il en flattant l'encolure de l'ongulée.

 

  Car les chevaux sont tous des ongulés. Mais ce n'est pas une raison pour les prendre pour des cons.

 

  M. Saint-Martin avait beau dire à la caméra, l'œil mouillé de tendresse, qu'il aimait les chevaux d'amour, la jument n'y croyait pas du tout. Mon cheval re-opine.

 

  -Pour quelle raison, dit-il, des animaux comme moi, que Dieu a créés pour qu'ils broutent et baisent à l'aise dans les hautes herbes, se prendraient-ils soudain d'affection pour des petits nerveux exaltés qui leur grimpent dessus, les cravachent et leur filent des coups de pied dans le bide dans le seul but d'arriver les premiers au bout d'un chemin sans pâquerettes, pour que les chômeurs puissent claquer leurs assédiques le dimanche ? En réalité (c'est toujours mon cheval qui parle), les jockeys aiment les chevaux comme les charcutiers aiment les cochons. C'est un amour dénaturé, pervers, qui pousse le charcutier, tronçonneur de gorets s'il en est, à signaler la présence de sa boutique par un cochon en bois hilare ceint d'un tablier blanc. Et c'est le même anthropomorphisme malsain qui incite des publicitaires tordus à vendre des épices par le biais du spectacle effroyable d'un boeuf complètement taré et tout à fait ravi à l'idée qu'on va le bouffer avec de la moutarde, mais pas avec Amora, parce que, meugle-t-il: « Il n'y a que Maille qui m'aille. » Et les chasseurs, mon cher Pierre, qui affirment sans rire qu'ils chassent parce qu'ils aiment la nature. Peut-on entendre propos plus consternant de sottise dans la bouche d'un homme ?

 

  -Tu as raison, Reviens, lui dis-je (car mon cheval s'appelle Reviens, je le précise à l'intention des éventuels bouchers hippophagiques qui auraient survécu à la récente épidémie de piroplasmose). Tu as raison, Reviens, mais plus dégénéré que le chasseur, il y a. Il y a le pêcheur qui affirme que le chasseur est un tueur sans pitié, alors que lui-même accroche par la bouche et fait souffrir à mort des carpes encore plus innocentes qu'immangeables. Ou le dompteur qui déborde, pour les lions en cage, du même amour que Louis XI réservait à La Balue.

 

  -Y a des coups de sabots dans la gueule qui se perdent, soupira mon cheval. L'autre nuit, ajouta-t-il en riant, j'ai fait un rêve absolument charmant. C'était dans une arène, la vache qui rit attrapait un matador par la peau du cul, le jetait par terre, et lui piétinait les oreilles et la queue.

  Je convins que c'était amusant.

 

  -Allez, viens, Reviens, on va se promener, lui dis-je, appelle le chien et les enfants.

 

  Et nous voilà partis à grands pas dans les chemins forestiers, tous derrière, et lui devant.

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, n'empêche qu'y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.