Il y a misère et misère.

 

21 mars 1986

 

  Il y a la misère éclatante qu'on nous trompette avec fracas, qui s'étale à nos unes et s'agrippe à nos remords, qu'on nous sert dans la soupe et qui nous éclabousse. C'est la faim fiévreuse des agonisants sur le sable, et les maladies rongeuses, la lèpre avec moignon sur rue, et le crabe invaincu, le crabe aux pinces noires à nous manger le ventre, et les génocides, un peu trop loin pour qu'ici l'on soupire, mais les génocides bien sûr, et la pauvreté des villes aux usines fermées, et les enfants d'Orient, moins hauts que leurs fusils, qu'on fait trotter au front.

 

  Et puis, il y a la misère de série B qui ne vaut pas le détour. D'ailleurs, on ne la voit même pas. C'est la détresse bien mise de la vieille fille au cul déshérité n'ayant su que s'asseoir. C'est la panique extatique du vieillard rhumatisant qui ne sait plus s'extraire de son taxi tout seul.

 

  C'est la misère des petites annonces. Pas forcément des petites annonces du coeur, du sexe ou de l'âme. Voyez celle-ci qui m'est tombée sous l'oeil par hasard, dans la rubrique « divers ventes » d'une revue spécialisée dans les métiers du spectacle.

 

  « A vendre mannequin ventriloquie. Système américain invisible, garçonnet de 6 ans, vrais cheveux, smoking bleu nuit, vernis noirs. Matériel de professionnel. Prix 12000Frs. Vendu avec corbeau très comique 85 cm, prix 1000 Frs. »

 

  Suivaient un nom et un numéro de téléphone.

 

  La ventriloquie avec marionnette est une attraction qui prolongea pendant quelques années à la télévision l'engouement qu'elle avait suscité au temps du cinéma des familles où elle avait tout loisir de s'exprimer entre les esquimaux et le documentaire. A deux pingouins près, bien peu de ces phénomènes connurent un véritable vedettariat. Les plus doués, ou les plus chanceux, survivent encore dans les cabarets emplumés où le personnel zélé profite du peu d'intérêt qu'ils suscitent pour renouveler les consommations pendant que les girls changent de cache-sexe.

 

  Généralement, l'humour suranné de ces fantaisistes hypogastriques met en boîte des chanteurs morts sous Pétain, ou un ministre de la IVe République qui aurait fait un bon mot au moment des conflits sociaux de 1947. Ou bien encore, exhumant de leur mémoire en chômage des velléités de satyre contre la guerre des sexes, raniment-ils soudain l'anachronique conflit entre le gendre et la belle-mère. Le tout servi, avec une voix de canard meurtri insultante aux portes qui grincent, à des publics texans ou nippons accourus en ces lieux pour voir bouger des culs pailletés.

 

  Alors, un soir, ou bien plutôt à l'aube, en sortant du Paris-Folies par la porte de derrière, pour que les belles dames et les messieurs bien mis ne voient pas les marques pelées de sa misère sur son manteau de drap, le ventriloque se dit qu'il en a marre. Il ouvre sa voiture-gamelle pour rentrer à Saint-Denis. A la place du mort, il dépose avec douceur le pantin rigolard qui s'appelle Philémon, quelquefois Roudoudou. Ce soir, il oublie de lui attacher sa ceinture, mais il lui demande, comme ça, par réflexe, et puis d'ailleurs il n'a personne d'autre à qui parler: « Et toi, Philémon, t'en as pas marre de faire le con tous les soirs de la vie pour ces gens qui s'en foutent ? »

 

  Le ventriloque et son pantin n'iront plus au Paris-Folies. Le ventriloque ira vivre chez son fils Aramis qui a réussi dans les affaires. Il habitera dans le petit pavillon au fond du parc à Saint-Rémy-lès-Chevreuse. L'été, il soignera les roses et gardera les meubles de style et les grands crus classés, quand les enfants seront aux îles. L'hiver, il attendra l'été. Et, comme il a sa dignité, il va vendre le pantin Philémon pour pouvoir s'acheter du mazout.

 

  Alors, le ventriloque prend dans ses bras le pantin Philémon, qui est son enfant. C'est lui qui l'a fait, c'est lui qui lui a collé les vrais cheveux, un à un, c'est lui qui lui a cousu le smoking bleu nuit et le système américain invisible. Il l'allonge doucement sur la table à repasser. Avec une brosse à dents, la même depuis trente-cinq ans, monsieur, il fait briller une dernière fois les vernis noirs.

 

  Et puis, avec toujours la même délicatesse, il couche le pantin Philémon à côté du corbeau très comique de quatre-vingt-cinq centimètres, dans la mallette satinée qui leur servait jadis pendant les tournées des cinémas de campagne. Et il ferme lentement le couvercle qui claque à peine, dans un chuintement ouaté. C'est comme un bruit définitif de cercueil élégant.

 

  Et le ventriloque se lève. Il se sent vieux. Il téléphone aux petites annonces avec une voix de canard.

 

  Quant au mois de mars, je le dis sans aucune arrière-pensée printanière, je ne serais pas autrement surpris d'apprendre qu'il a passé l'hiver pas plus tard qu'aujourd'hui.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les compassés

 

24 mars 1986

 

 

  On ne rit vraiment de bon coeur que dans les cimetières. Ainsi, au spectacle quasi funèbre de ce premier Conseil des ministres de samedi dernier, mes enfants, mon chien et moi-même avons-nous été secoués d'une crise inextinguible de franche hilarité. On n'oubliera jamais cette table immense et nue, cernée de toutes ces plantes en pot cravatées de sombre, et costumées de gris, ni ces faciès compassés, présents et à venir, ni cette poignante détresse émanant de ces gens dont la plupart se sont pourtant débattus pendant vingt ou trente ans, au risque d'y laisser leur honneur ou leurs amours, dans le seul but d'être là un jour, posés sur leur cul, dans du velours, sur les petits trônes instables de leurs petits pouvoirs fragiles.

 

  « La gravité est le bonheur des imbéciles », disait Montesquieu, dont l'oeuvre inspira la Constitution de 1791, c'est dire s'il avait oublié d'être con. Voilà une maxime qu'on serait bien venu de déployer sur une banderole à chacune de ces réunions de pingouins emministrés, comme au-dessus des monuments aux morts et des cours d'honneur, où des remetteurs coincés de médailles posthumes décochent des bisous mous sur les joues des veuves de flics.

 

  « La gravité est le bonheur des imbéciles. » Ce ne sont pourtant pas des imbéciles, tous ces coincés de samedi matin. Ce sont tous, à un titre ou à un autre, les élus du peuple, et trente-sept millions et demi de connards ne peuvent pas se tromper.

 

  Non. Ce ne sont pas des imbéciles. S'ils avaient l'air grave sur cette photo de famille insoutenable, c'est parce que, pour reprendre l'expression de l'inventeur de la dératisation par l'emploi des laxatifs, ils se faisaient chier comme des rats morts. Ils s'ennuyaient avec une intensité inconnue sur l'échelle du regretté Richter, ils s'ennuyaient comme un cercueil s'ennuie sous l'oraison dernière, ils s'ennuyaient comme s'ennuie l'eunuque distrait égaré au Ciné-Barbès à la dernière séance de Prends-moi par les deux trous.

 

  Mais pourquoi s'ennuyaient-ils ? L'instant d'avant, d'avant qu'ils ne se fussent assis en lune pour les photographes, que s'était-il passé ? De nombreux journalistes ont observé que, sur le perron de l'Élysée et dans la cour, l'atmosphère avait été beaucoup plus sereine et détendue. Je ne pense pas trahir un secret d'État en rapportant quelques bribes de conversation échangées à ce moment-là entre le Président de la République et le nouveau Premier ministre qu'il s'est offert. Je veux dire qu'il s'est payé. Du moins va-t-il essayer de se le payer.

 

CHIRAC: Fait pas chaud.

 

MITTERRAND: Non, on peut pas dire.

 

CHIRAC: En plus, c'est couvert.

 

MITTERRAND: Ça va peut-être se lever ?

 

CHIRAC: Faut espérer.

 

MITTERRAND: Oui .

 

CHIRAC: Il vaut mieux un bon petit froid sec qu'une mauvaise petite pluie fine.

  MITTERRAND: C'est ce que je dis toujours.

 

  CHIRAC: L'humidité, ça transperce.

 

  C'est alors qu'ils se sont assis, le Président, le Premier ministre et les ministres en second et les petits ministres. Au début, ils ont continué à échanger des idées d'ordre général. On a même ri, quand Édouard Balladur a suggéré qu'on pourrait nationaliser les antiquaires. Alors? Alors il s'est produit, juste, avant l'entrée des caméras, quelque chose d'insolite et de désolant qui a fait brutalement basculer cette bonhomie confraternelle dans la plus obséquieuse patibularité fratricide. A l'heure où je vous parle, trois hypothèses circulent dans les couloirs de l'Élysée et de Matignon. Je vous les soumets en toute objectivité, cela va sans dire:

 

  1) Le Président a dit à Léotard qu'il avait le look séminariste et l'air évêché. Le jeune ministre de la Culture a répondu: «C'est celui qui le dit qui y est. »

 

  2) Charles Pasqua, dont l'élévation de pensée peut parfois surprendre, a raconté l'histoire du mec qui en a trois.

 

  3) Enfin, et c'est l'hypothèse la plus plausible, Jacques Chirac, qui venait de se baisser pour renouer son escarpin, s'est écrié soudain: « C'est quoi, le paquet sous la table ? »

 

  Quoi qu'il en soit, il faut qu'on cohabite, pour reprendre le cri d'amour du crapaud.

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La baignoire aux oiseaux

 

26 mars 1986

 

 

  Il était une fois une dame qui s'appelait Loisel, et qui aimait les oiseaux. Même que c'est vrai et que c'est ma copine, et si nous nous voyons moins, c'est la vie, que voulez-vous, les chemins, parfois, se croisent et, d'autres fois, divergent et divergent, c'est beaucoup pour un seul homme.

 

  Elle s'appelait Loisel à l'imparfait de l'indicatif, mais on garde toujours son nom de jeune fille, surtout quand on s'appelle Loisel, et donc elle aimait les oiseaux et elle les aime encore, et elle s'appelle toujours Loisel, mais vous pouvez l'appeler Madeleine au présent de l'indicatif.

 

  Or, vous allez voir comme le bon Dieu exagère, les amours de Madeleine et des oiseaux finissaient toujours tragiquement. Pour les oiseaux. Pas pour les chats. Car j'oubliais de vous dire que Madeleine n'aimait pas seulement les oiseaux, mais aussi toutes sortes d'animaux à poil, dont certains, fins gourmets ornithophages, n'ont jamais caché leur prédilection atavique pour l'hirondelle melba, ou le rouge-gorge tartare servi dans sa plume.

 

  En plus des chats, elle avait des belettes et des petits lapins. Et des chiens louches ou borgnes arrachés au ruisseau, dont l'un, si véritablement épouvantable, qu'on eût dit le fruit des amours contre nature entre une serpillière écorchée et quatre pieds de tabouret de prison. Il répondait rarement, et d'une voix de chiotte, au nom de Badinguet, ultime insulte posthume que le père Hugo lui-même n'eût point osé servir au petit Napoléon.

 

  Hormis les petits lapins, tous ces fauves de basse extraction plébéienne se prélassaient dans le farniente, la débauche et la reniflette subcaudale, dans la jolie maison forestière de Madeleine. Ils présentaient un danger permanent pour la pie-grièche, le geai goguenard et la bergeronnette fouille-merde, bien obligés de partager le même logis. Et sans le moindre garde-fou, car leur hôtesse se refusait à les mettre en cage pour qu'ils pussent s'adonner sans entrave à leurs séances d'expression corporelle.

 

  Aussi Madeleine prenait-elle bien soin de séparer les à-plume des à-poil, avant de partir chaque matin pour son travail, d'où elle ne rentrait qu'à la nuit, les bras chargés de fémurs de vaches et de sacs de grains d'orge.

 

  Seuls, les petits lapins étaient autorisés à cohabiter avec les oiseaux, en vertu de l'adage cher au chasseur à pied, qui dit en substance qu'on n'a jamais vu un lapin, même bourré à l'alcool de pruneaux, débusquer le plus petit gibier à plume.

 

  Or, un beau matin de printemps où, contre toute attente, mars avait passé l'hiver, Madeleine, en ouvrant ses volets entendit un infime mais poignant piOU-piOU-piOU qui semblait monter du gazon encore lumineux de la rosée de l'aube.

 

  C'était un ersatz de moineau échevelé, avec un cou vilain comme une quéquette anémiée, qui s'était cassé la gueule en se penchant du nid pour voir si Newton avait raison.

 

  Le coeur de Madeleine se mit à saigner, ses joues s'inondèrent de larmes. Elle courut sauver le pauvre oisillon qu'elle enferma doucement au creux de sa main où il put enfin chier au chaud entre ses doigts câlins.

 

  Il fallait bien vite trouver un abri sûr, pour ce nouveau petit protégé. Mais z-où, car c'est plus beau que mais hoù ? Des bestiaux, il y en avait partout. Outre Badinguet et les trois monstres saucissonnoïdes à poil dur issus d'une bergère allemande de l'Est réfugiée politique dans les Deux-Sèvres, la salle de séjour comptait un lévrier tripode, deux chats dissidents siamois, une tortue balinaise mange-crapauds, des crapauds donc, et un tatou qui sniffait les termites et les buffets Henri II. Dans la cuisine, un basset handicapé physique (il faisait un mètre quatre-vingts au garrot) jouait à casse-bouteilles avec un castor au chômage depuis qu'il s'était niqué la queue dans la porte du garage.

 

  Un chevreuil qu'on appelait Pipi Luke (il pissait plus vite que son ombre) éclaboussait la chambre d'amis en cabriolant sur la moquette gorgée de ses flaques.

 

  Les oiseaux gardaient le bureau de Madeleine, dont ils avaient assuré la décoration des meubles et des sols dans le plus pur style tachiste de la période fiente. Craignant qu'ils ne prissent l'intrus pour un lombric à plume, tant il est vrai que Chaval avait raison: « Les oiseaux sont des cons », il ne restait plus à sainte Mado d'Assise que de reléguer le bébé moineau dans la salle de bains.

 

  Là, il serait à l'abri, avec pour seul compagnon un gentil petit lapin blanc de Prusse (il avait les yeux bleus), qui avait pris ses habitudes dans la baignoire où il aimait s'écouter crottiner sur la faïence entre deux bâfrées de luzerne.

 

  Madeleine installa une grosse boule de coton hydrophile blanc pour faire un petit nid douillet dans le porte-savon, elle y déposa doucement le fœtal emplumé, le couvrit de baisers passionnés, salua le lapin, et s'en fut à la ville pour y gagner son Canigou.

 

  Lorsqu'elle rentra à la nuit tombée, tout semblait en ordre dans la maison, je veux dire que le désordre avait l'air normal dans la ménagerie.

 

  Rien n'avait changé dans la salle de bains.

 

  Au fond de la baignoire, le lapin posait, sur tout et sur rien, son oeil ahuri de lapin, et ruminotait à petits coups de nez un chewing-gum imaginaire.

 

  L'oiseau, en revanche, donnait des signes d'épuisement. En le sortant de son nid, Madeleine poussa un cri d'effroi. Il n'avait plus de pattes... Il avait dû les laisser dépasser à travers la grille du porte-savon, et le lapin, que les âmes sensibles me pardonnent, le lapin, de nature grignoteuse, les lui avait bouffées.

 

  Oyez mon conseil, bonnes gens: si jamais l'on vous pose un lapin, prenez votre pied tout seul.

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.