Non aux jeunes

 

9 avril 1986

 

 

  « Et vous, qu'est-ce que vous avez fait pour les jeunes ? » lançait l'autre soir Jack Lang, cette frétillante endive frisée de la culture en cave, à l'intention de je ne sais plus quelle poire blette de la nouvelle sénilité parlementaire.

 

  - Qu'est-ce que vous avez fait pour les jeunes ? » Depuis trente ans, la jeunesse, c'est-à-dire la frange la plus totalement parasitaire de la population, bénéficie sous nos climats d'une dévotion frileuse qui confine à la bigoterie. Malheur à celui qui n'a rien fait pour les jeunes, c'est le péché suprême, et la marque satanique de la pédophobie est sur lui. Au fil des décennies, le mot « jeunes » s'est imposé comme le sésame qui ouvre les voies de la bonne conscience universelle. Le mot « vieux » fait honte, au point que les cuistres humanistes qui portent la bonne parole dans les ministères l'ont remplacé par le ridicule « personne âgée , comme si ces empaffés de cabinet avaient le mépris des rides de leurs père et mère. Mais les jeunes ne sont pas devenus des « personnes non âgées ». Les jeunes sont les jeunes. Ah, le joli mot.

 

  « Vous n'avez rien contre les jeunes ? » Version à peine édulcorée du répugnant: « T'as pas cent balles? », c'est la phrase clé que vous balancent de molles gouapes en queue de puberté, pour tenter de vous escroquer d'une revue bidon entièrement peinte avec les genoux par des jeunes infirmes. (Je veux dire « handicapés ». Que les bancals m'excusent.)

 

  -Pardon, monsieur, vous n'avez rien contre les jeunes ?

 

  -Si. J'ai. Et ce n'est pas nouveau. Je n'ai jamais aimé les jeunes. Quand j'étais petit, à la maternelle, les jeunes, c'étaient des vieux poilus, avec des voix graves et des grandes mains sales sans courage pour nous casser la gueule en douce à la récré.

 

  Aujourd'hui, à l'âge mûr, les jeunes me sont encore plus odieux. Leurs bubons d'acné me dégoûtent comme jamais.

 

  Leurs chambres puent le pied confiné et l'incontinence pollueuse de leurs petites détresses orgasmiques. Et quand ils baisent bruyamment, c'est à côté des trous.

 

  Leur servilité sans faille aux consternantes musiques mort-nées que leur imposent les marchands de vinyle n'a d'égale que leur soumission béate au port des plus grotesques uniformes auquel les soumettent les maquignons de la fripe. Il faut remonter à l'Allemagne des années 30, pour retrouver chez des boutonneux un tel engouement collectif pour la veste à brandebourgs et le rythme des grosses caisses.

 

  Et comment ne pas claquer ces têtes à claques devant l'irréelle sérénité de la nullité intello-culturelle qui les nimbe ? Et s'ils n'étaient que nuls, incultes et creux, par la grâce d'un quart de siècle de crétinisme marxiste scolaire, renforcé par autant de diarrhéique démission parentale, passe encore. Mais le pire est qu'ils sont fiers de leur obscurantisme, ces minables.

 

  Ils sont fiers d'être cons.

 

  «Jean Jaurès ? C'est une rue, quoi », me disait récemment l'étron bachelier d'une voisine, laquelle et son mari, par parenthèse, acceptent de coucher par terre chez eux les soirs où leur crétin souhaite trombiner sa copine de caleçon dans le lit conjugal.

 

  Ceci expliquant cela: il n'y a qu'un « ah» de résignation entre défection et défécation.

 

  J'entends déjà les commentaires de l'adolescentophilie de bonne mise:

 

  « Tu dis ça parce que t'es en colère. En réalité, ta propre jeunesse est morte, et tu jalouses la leur, qui vit, qui vibre et qui a les abdominaux plats, " la peau lisse et même élastique ", selon Alain Schifres, jeunologue surdoué au Nouvel Observateur. »

 

  Je m'insurge. J'affirme que je haïssais plus encore la jeunesse quand j'étais jeune moi-même. J'ai plus vomi la période yéyé analphabète de mes vingt ans que je ne conchie vos années lamentables de rock abâtardi.

 

  La jeunesse, toutes les jeunesses, sont le temps kafkaïen où la larve humiliée, couchée sur le dos, n'a pas plus de raison de ramener sa fraise que de chances de se remettre toute seule sur ses pattes.

 

  L'humanité est un cafard. La jeunesse est son ver blanc.

 

  Autant que la vôtre, je renie la mienne, depuis que je l'ai vue s'échouer dans la bouffonnerie soixante-huitarde où de crapoteux universitaires grisonnants, au péril de leur prostate, grimpaient sur des estrades à théâtreux pour singer les pitreries maoïstes de leurs élèves, dont les plus impétueux sont maintenant chefs de choucroute à Carrefour.

 

  Mais vous, jeunes frais du jour, qui ne rêvez plus que de fric, de carrière et de retraite anticipée, reconnaissez au moins à ces pisseux d'hier le mérite d'avoir eu la générosité de croire à des lendemains cheguevaresques sur d'irrésistibles chevaux sauvages.

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'aquaphile

 

10 avril 1986

 

 

  J'étais littéralement fou de cette femme. Pour elle, pour l'étincelance amusée de ses yeux mouillés d'intelligence aiguë, pour sa voix cassée lourde et basse et de luxure assouvie, pour son cul furibond, pour sa culture, pour sa tendresse et pour ses mains, je me sentais jouvenceau fulgurant, prêt à soulever d'impossibles rochers pour y tailler des cathédrales où j'entrerais botté sur un irrésistible alezan fou, lui aussi.

 

  Pour elle, aux soirs d'usure casanière où la routine alourdit les élans familiers en érodant à coeur les envies conjugales, je me voyais avec effroi quittant la mère de mes enfants, mes enfants eux-mêmes, mon chat primordial, et même la cave voûtée humide et pâle qui sent le vieux bois, le liège et le sarment brisé, ma cave indispensable et secrète où je parle à mon vin quand ma tête est malade, et qu'on n'éclaire qu'à la bougie, pour le respect frileux des traditions perdues et de la vie qui court dans les mille flacons aux noms magiques de châteaux occitans et de maisons burgondes.

 

  Pour cette femme à la quarantaine émouvante que trois ridules égratignent à peine, trois paillettes autour de ses rires de petite fille encore, pour ce fruit mûr à coeur et pas encore tombé, pour son nid victorien et le canapé noir où nous comprenions Dieu en écoutant Mozart, pour le Guerlain velours aux abords de sa peau, pour la fermeté lisse de sa démarche Dior et de soie noire aussi, pour sa virilité dans le maintien de la Gauloise et pour ses seins arrogants toujours debout, même au plus périlleux des moins avouables révérences, pour cette femme infiniment inhabituelle, je me sentais au bord de renier mes pantoufles. Je dis qu'elle était infiniment inhabituelle. Par exemple, elle me parlait souvent en

latin par réaction farouche contre le laisser-aller du langage de chez nous que l'anglomanie écorche à mort. Nos dialogues étaient fous:

 

  -Quo vadis domine ?

 

  -Etoilla matelus ?

 

  En sa présence, il n'était pas rare que je gaudriolasse ainsi sans finesse, dans l'espoir flou d'abriter sous mon nez rouge l'émoi profond d'être avec elle. Elle avait souvent la bonté d'en rire, exhibant soudain ses clinquantes canines dans un éclair blanc suraigu qui me mordait le coeur. J'en étais fou, vous dis-je.

 

  Ce 16 octobre donc, je l'emmenai déjeuner dans l'antre bordelais d'un truculent saucier qui ne sert que six tables, au fond d'une impasse endormie du XVe où j'ai mes habitudes. Je nous revois, dégustant de moelleux bolets noirs en célébrant l'automne, romantiques et graves, d'une gravité d'amants crépusculaires. Elle me regardait, pâle et sereine comme cette enfant scandinave que j'avais entrevue penchée sur la tombe de Stravinski, par un matin froid de Venise. J'étais au bord de dire des choses à l'eau de rose, quand le sommelier est arrivé. J'avais commandé un Figeac 71, mon saint-émilion préféré. Introuvable. Sublime. Rouge et doré comme peu de couchers de soleil. Profond comme un la mineur de contrebasse. Éclatant en orgasme au soleil. Plus long en bouche qu'un final de Verdi. Un vin si grand que Dieu existe à sa seule vue.

 

  Elle a mis de l'eau dedans. Je ne l'ai plus jamais aimée .

 

 

  Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes.